Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

Chapitre 16

L’été qui suivit ma rencontre avec Osroès se passa en Asie Mineure : je fis halte en Bithynie pour surveiller moi-même la mise en coupe des forêts de l’État. A Nicomédie, ville claire, policée, savante, je m’installai chez le procurateur de la province, Cnéius Pompéius Proculus, dans l’ancienne résidence du roi Nicomède, pleine des souvenirs voluptueux du jeune Jules César. Les brises de la Propontide éventaient ces salles fraîches et sombres. Proculus, homme de goût, organisa pour moi des réunions littéraires. Des sophistes de passage, de petits groupes d’étudiants et d’amateurs de belles-lettres se réunissaient dans les jardins, au bord d’une source consacrée à Pan. De temps à autre, un serviteur y plongeait une grande jarre d’argile poreuse ; les vers les plus limpides semblaient opaques comparés à cette eau pure.

On lut ce soir-là une pièce assez abstruse de Lycophron que j’aime pour ses folles juxtapositions de sons, d’allusions et d’images, son complexe système de reflets et d’échos. Un jeune garçon placé à l’écart écoutait ces strophes difficiles avec une attention à la fois distraite et pensive, et je songeai immédiatement à un berger au fond des bois, vaguement sensible à quelque obscur cri d’oiseau. Il n’avait apporté ni tablettes, ni style. Assis sur le rebord de la vasque, il touchait des doigts la belle surface lisse. J’appris que son père avait occupé une place modeste dans la gestion des grands domaines impériaux ; laissé tout jeune aux soins d’un aïeul, l’écolier avait été envoyé chez un hôte de ses parents, armateur à Nicomédie, qui semblait riche à cette famille pauvre.

Je le gardai après le départ des autres. Il était peu lettré, ignorant de presque tout, réfléchi, crédule. Je connaissais Claudiopolis, sa ville natale : je réussis à le faire parler de sa maison familiale au bord des grands bois de pins qui pourvoient aux mâts de nos navires, du temple d’Attys, situé sur la colline, dont il aimait les musiques stridentes, des beaux chevaux de son pays et de ses étranges dieux. Cette voix un peu voilée prononçait le grec avec l’accent d’Asie. Soudain, se sentant écouté, ou regardé peut-être, il se troubla, rougit, retomba dans un de ces silences obstinés dont je pris bientôt l’habitude. Une intimité s’ébaucha. Il m’accompagna par la suite dans tous mes voyages, et quelques années fabuleuses commencèrent.

Antinoüs était Grec : j’ai remonté dans les souvenirs de cette famille ancienne et obscure jusqu’à l’époque des premiers colons arcadiens sur les bords de la Propontide. Mais l’Asie avait produit sur ce sang un peu âcre l’effet de la goutte de miel qui trouble et parfume un vin pur. Je retrouvais en lui les superstitions d’un disciple d’Apollonius, la foi monarchique d’un sujet oriental du Grand Roi. Sa présence était extraordinairement silencieuse : il m’a suivi comme un animal ou comme un génie familier. Il avait d’un jeune chien les capacités infinies d’enjouement et d’indolence, la sauvagerie, la confiance. Ce beau lévrier avide de caresses et d’ordres se coucha sur ma vie. J’admirais cette indifférence presque hautaine pour tout ce qui n’était pas son délice ou son culte : elle lui tenait lieu de désintéressement, de scrupule, de toutes les vertus étudiées et austères. Je m’émerveillais de cette dure douceur ; de ce dévouement sombre qui engageait tout l’être. Et pourtant, cette soumission n’était pas aveugle ; ces paupières si souvent baissées dans l’acquiescement ou dans le songe se relevaient ; les yeux les plus attentifs du monde me regardaient en face ; je me sentais jugé. Mais je l’étais comme un dieu l’est par son fidèle : mes duretés, mes accès de méfiance (car j’en eus plus tard) étaient patiemment, gravement acceptés. Je n’ai été maître absolu qu’une seule fois, et que d’un seul être.

Si je n’ai encore rien dit d’une beauté si visible, il n’y faudrait pas voir l’espèce de réticence d’un homme trop complètement conquis. Mais les figures que nous cherchons désespérément nous échappent : ce n’est jamais qu’un moment… Je retrouve une tête inclinée sous une chevelure nocturne, des yeux que l’allongement des paupières faisait paraître obliques, un jeune visage large et comme couché. Ce tendre corps s’est modifié sans cesse, à la façon d’une plante, et quelques-unes de ces altérations sont imputables au temps. L’enfant a changé ; il a grandi. Il suffisait pour l’amollir d’une semaine d’indolence ; une après-midi de chasse lui rendait sa fermeté, sa vitesse athlétique. Une heure de soleil le faisait passer de la couleur du jasmin à celle du miel. Les jambes un peu lourdes du poulain se sont allongées ; la joue a perdu sa délicate rondeur d’enfance, s’est légèrement creusée sous la pommette saillante ; le thorax gonflé d’air du jeune coureur au long stade a pris les courbes lisses et polies d’une gorge de Bacchante. La moue boudeuse des lèvres s’est chargée d’une amertume ardente, d’une satiété triste. En vérité, ce visage changeait comme si nuit et jour je l’avais sculpté.

Quand je me retourne vers ces années, je crois y retrouver l’Âge d’Or. Tout était facile : les efforts d’autrefois étaient récompensés par une aisance presque divine. Le voyage était jeu : plaisir contrôlé, connu, habilement mis en œuvre. Le travail incessant n’était qu’un mode de volupté. Ma vie, où tout arrivait tard, le pouvoir, le bonheur aussi, acquérait la splendeur de plein midi, l’ensoleillement des heures de la sieste où tout baigne dans une atmosphère d’or, les objets de la chambre et le corps étendu à nos côtés. La passion comblée a son innocence, presque aussi fragile que toute autre : le reste de la beauté humaine passait au rang de spectacle, cessait d’être ce gibier dont j’avais été le chasseur. Cette aventure banalement commencée enrichissait, mais aussi simplifiait ma vie : l’avenir comptait peu ; je cessai de poser des questions aux oracles ; les étoiles ne furent plus que d’admirables dessins sur la voûte du ciel. Je n’avais jamais remarqué avec autant de délices la pâleur de l’aube sur l’horizon des îles, la fraîcheur des grottes consacrées aux Nymphes et hantées d’oiseaux de passage, le vol lourd des cailles au crépuscule. Je relus des poètes : quelques uns me parurent meilleurs qu’autrefois, la plupart, pires. J’écrivis des vers qui semblaient moins insuffisants que d’habitude.

Il y eut la mer d’arbres : les forêts de chênes-lièges et les pinèdes de la Bithynie ; le pavillon de chasse aux galeries à claire-voie où le jeune garçon, repris par la nonchalance du pays natal, éparpillant au hasard ses flèches, sa dague, sa ceinture d’or, roulait avec les chiens sur les divans de cuir. Les plaines avaient emmagasiné la chaleur du long été ; une buée montait des prairies au bord du Sangarios où galopaient des hardes de chevaux non dressés ; au point du jour, on descendait se baigner sur la berge du fleuve, froissant en chemin les hautes herbes trempées de rosée nocturne, sous un ciel d’où pendait le mince croissant de lune qui sert d’emblème à la Bithynie. Ce pays fut comblé de faveurs ; il prit même mon nom.

L’hiver nous assaillit à Sinope ; j’y inaugurai par un froid presque scythe les travaux d’agrandissement du port, entrepris sous mes ordres par les marins de la flotte. Sur la route de Byzance, les notables firent dresser à l’entrée des villages d’énormes feux devant lesquels se chauffaient mes gardes. La traversée du Bosphore fut belle sous la tempête de neige ; il y eut les chevauchées dans la forêt thrace, le vent aigre s’engouffrant dans les plis des manteaux, l’innombrable tambourinement de la pluie sur les feuilles et sur le toit de la tente, la halte au camp de travailleurs où allait s’élever Andrinople, les ovations des vétérans des guerres daces, la terre molle d’où sortiraient bientôt des murs et des tours. Une visite aux garnisons du Danube me ramena au printemps dans la bourgade prospère qu’est aujourd’hui Sarmizégéthuse ; l’enfant bithynien portait au poignet un bracelet du roi Décébale. Le retour en Grèce se fit par le nord : je m’attardai longuement dans la vallée de Tempé tout éclaboussée d’eaux vives ; l’Eubée blonde précéda l’Attique couleur de vin rose. Athènes ne fut qu’effleurée ; à Éleusis, au cours de mon initiation aux Mystères, je passai trois jours et trois nuits mêlé à la foule des pèlerins qu’on recevait pendant cette même fête : la seule précaution qu’on eût prise était d’interdire aux hommes le port du couteau.

J’emmenai Antinoüs dans l’Arcadie de ses ancêtres : les forêts y restaient aussi impénétrables qu’au temps où ces antiques chasseurs de loups y avaient vécu. Parfois, d’un coup de fouet, un cavalier effarouchait une vipère ; sur les sommets pierreux, le soleil flambait comme au fort de l’été ; le jeune garçon adossé au rocher sommeillait la tête sur la poitrine, les cheveux frôlés par le vent, espèce d’Endymion du plein jour.

Un lièvre, que mon jeune chasseur avait apprivoisé à grand-peine, fut déchiré par les chiens : ce fut le seul malheur de ces journées sans ombre. Les gens de Mantinée se découvrirent des liens de parenté avec cette famille de colons bithyniens, jusque-là inconnus : cette ville, où l’enfant eut plus tard ses temples, fut par moi enrichie et ornée. L’immémorial sanctuaire de Neptune, tombé en ruine, était si vénérable que l’entrée en était interdite à quiconque : des mystères plus anciens que la race humaine s’y perpétuaient derrière des portes continuellement closes. Je construisis un nouveau temple, beaucoup plus vaste, à l’intérieur duquel le vieil édifice gît désormais comme un noyau au centre d’un fruit. Sur la route, non loin de Mantinée, je fis rénover la tombe où Épaminondas tué en pleine bataille, repose auprès d’un jeune compagnon frappé à ses côtés : une colonne, où un poème fut gravé, s’éleva pour commémorer ce souvenir d’un temps où tout, vu à distance, semble avoir été noble et simple, la tendresse, la gloire, la mort. En Achaïe, les Jeux Isthmiques furent célébrés avec une splendeur qu’on n’avait pas vue depuis les temps anciens ; j’espérais, en rétablissant ces grandes fêtes helléniques, refaire de la Grèce une unité vivante. Des chasses nous entraînèrent dans la vallée de l’Hélicon dorée par les dernières rousseurs de l’automne ; nous fîmes halte au bord de la source de Narcisse, près du sanctuaire de l’Amour : la dépouille d’une jeune ourse, trophée suspendu par des clous d’or à la paroi du temple, fut offerte à ce dieu, le plus sage de tous.

La barque que le marchand Érastos d’Éphèse me prêtait pour naviguer dans l’Archipel mouilla dans la baie de Phalère : je m’installai à Athènes comme un homme rentre au foyer. J’osai toucher à cette beauté, essayer de faire de cette ville admirable une ville parfaite. Athènes, pour la première fois, se repeuplait, se remettait à croître après une longue période de déclin : j’en doublai l’étendue ; je prévis, le long de l’Ilissus, une Athènes nouvelle, la ville d’Hadrien à côté de celle de Thésée. Tout était à régler, à construire. Six siècles plus tôt, le grand temple consacré au Zeus Olympien avait été abandonné aussitôt entrepris. Mes ouvriers se mirent à l’œuvre : Athènes connut de nouveau une activité joyeuse qu’elle n’avait pas goûtée depuis Périclès. J’achevais ce qu’un Séleucide avait vainement tenté de terminer ; je réparais sur place les rapines de notre Sylla. L’inspection des travaux nécessita des allées et venues quotidiennes dans un dédale de machines, de poulies savantes, de fûts à demi dressés, et de blocs blancs négligemment empilés sous un ciel bleu. J’y retrouvais quelque chose de l’excitation des chantiers de constructions navales : un bâtiment renfloué appareillait pour l’avenir. Le soir, l’architecture cédait la place à la musique, cette construction invisible. J’ai plus ou moins pratiqué tous les arts, mais celui des sons est le seul où je me suis constamment exercé, et où je me reconnais une certaine excellence. À Rome, je dissimulais ce goût : je pouvais avec discrétion m’y livrer à Athènes. Les musiciens se rassemblaient dans la cour plantée d’un cyprès, au pied d’une statue d’Hermès. Six ou sept seulement ; un orchestre de flûtes et de lyres, auquel s’adjoignait parfois un virtuose armé d’une cithare. Je tenais le plus souvent la grande flûte traversière. Nous jouions des airs anciens, presque oubliés, et aussi des mélodies nouvelles composées pour moi. J’aimais l’austérité virile des airs doriens, mais je ne détestais pas les mélodies voluptueuses ou passionnées, les brisures pathétiques ou savantes, que les gens graves, dont la vertu consiste à tout craindre, rejettent comme bouleversantes pour les sens ou le cœur. J’apercevais entre les cordes le profil de mon jeune compagnon, sagement occupé à tenir sa partie dans l’ensemble, et ses doigts bougeant avec soin le long des fils tendus.

Ce bel hiver fut riche en fréquentations amicales : l’opulent Atticus, dont la banque finançait mes travaux édilitaires, non sans d’ailleurs en tirer profit, m’invita dans ses jardins de Képhissia, où il vivait entouré d’une cour d’improvisateurs et d’écrivains en vogue ; son fils, le jeune Hérode, était un causeur à la fois entraînant et subtil ; il devint le commensal indispensable de mes soupers d’Athènes. Il avait fort perdu cette timidité qui l’avait fait rester court en ma présence, à l’époque où l’éphébie athénienne me l’avait envoyé sur les frontières sarmates pour me féliciter de mon avènement, mais sa vanité croissante me semblait tout au plus un doux ridicule. Le rhéteur Polémon, le grand homme de Laodicée, qui rivalisait avec Hérode d’éloquence, et surtout de richesses, m’enchanta par son style asiatique, ample et miroitant comme les flots d’un Pactole : cet habile assembleur de mots vivait comme il parlait, avec faste. Mais la rencontre la plus précieuse de toutes fut celle d’Arrien de Nicomédie, mon meilleur ami. Plus jeune que moi d’environ douze ans, il avait déjà commencé cette belle carrière politique et militaire dans laquelle il continue de s’honorer et de servir. Son expérience des grandes affaires, sa connaissance des chevaux, des chiens, de tous les exercices du corps, le mettaient infiniment au-dessus des simples faiseurs de phrases. Dans sa jeunesse, il avait été la proie d’une de ces étranges passions de l’esprit, sans lesquelles il n’est peut-être pas de vraie sagesse, ni de vraie grandeur : deux ans de sa vie s’étaient écoulés à Nicopolis en Épire, dans la petite chambre froide et nue où agonisait Épictète ; il s’était donné pour tâche de recueillir et de transcrire mot pour mot les derniers propos du vieux philosophe malade. Cette période d’enthousiasme l’avait marqué : il en gardait d’admirables disciplines morales, une espèce de candeur grave. Il pratiquait en secret des austérités dont ne se doutait personne. Mais le long apprentissage du devoir stoïque ne l’avait pas raidi dans une attitude de faux sage : il était trop fin pour ne pas s’être aperçu qu’il en est des extrémités de la vertu comme de celles de l’amour, que leur mérite tient précisément à leur rareté, à leur caractère de chef-d’œuvre unique, de bel excès. L’intelligence sereine, l’honnêteté parfaite de Xénophon lui servaient désormais de modèle. Il écrivait l’histoire de son pays, la Bithynie. J’avais placé cette province, longtemps fort mal administrée par des proconsuls, sous ma juridiction personnelle : il me conseilla dans mes plans de réforme. Ce lecteur assidu des dialogues socratiques n’ignorait rien des réserves d’héroïsme, de dévouement, et parfois de sagesse, dont la Grèce a su ennoblir la passion pour l’ami : il traitait mon jeune favori avec une déférence tendre. Les deux Bithyniens parlaient ce doux dialecte de l’Ionie, aux désinences presque homériques, que j’ai plus tard décidé Arrien à employer dans ses œuvres.

Athènes avait à cette époque son philosophe de la vie frugale : Démonax menait dans une cabane du village de Colone une existence exemplaire et gaie. Ce n’était pas Socrate ; il n’en avait ni la subtilité, ni l’ardeur, mais j’aimais sa bonhomie moqueuse. L’acteur comique Aristomène, qui interprétait avec verve la vieille comédie attique, fut un autre de ces amis au cœur simple. Je l’appelais ma perdrix grecque : court, gras, joyeux comme un enfant ou comme un oiseau, il était plus renseigné que personne sur les rites, la poésie, les recettes de cuisine d’autrefois. Il m’amusa et m’instruisit longtemps. Antinoüs s’attacha vers ce temps-là le philosophe Chabrias, platonicien frotté d’orphisme, le plus innocent des hommes, qui voua à l’enfant une fidélité de chien de garde, plus tard reportée sur moi. Onze ans de vie de cour ne l’ont pas changé : c’est toujours le même être candide, dévot, chastement occupé de songes, aveugle aux intrigues et sourd aux rumeurs. Il m’ennuie parfois, mais je ne m’en séparerai qu’à ma mort.

Mes rapports avec le philosophe stoïque Euphratès furent de durée plus brève. Il s’était retiré à Athènes après d’éclatants succès à Rome. Je le pris comme lecteur, mais les souffrances que lui causait de longue date un abcès au foie, et l’affaiblissement qui en résultait, le persuadèrent que sa vie ne lui offrait plus rien qui valût la peine de vivre. Il me demanda la permission de quitter mon service par le suicide. Je n’ai jamais été l’ennemi de la sortie volontaire ; j’y avais pensé comme à une fin possible au moment de la crise qui précéda la mort de Trajan. Ce problème du suicide, qui m’a obsédé depuis, me semblait alors de solution facile. Euphratès eut l’autorisation qu’il réclamait ; je la lui fis porter par mon jeune Bithynien, peut-être parce qu’il m’aurait plu à moi-même de recevoir des mains d’un tel messager cette réponse finale. Le philosophe se présenta au palais le soir même pour une causerie qui ne différait en rien des précédentes ; il se tua le lendemain. Nous reparlâmes plusieurs fois de cet incident : l’enfant en demeura assombri durant quelques jours. Ce bel être sensuel regardait la mort avec horreur ; je ne m’apercevais pas qu’il y pensait déjà beaucoup. Pour moi, je comprenais mal qu’on quittât volontairement un monde qui me paraissait beau, qu’on n’épuisât pas jusqu’au bout, en dépit de tous les maux, la dernière possibilité de pensée, de contact, et même de regard. J’ai bien changé depuis.

Les dates se mélangent : ma mémoire se compose une seule fresque où s’entassent les incidents et les voyages de plusieurs saisons. La barque luxueusement aménagée du marchand Érastos d’Éphèse tourna sa proue vers l’Orient, puis vers le sud, enfin vers cette Italie qui devenait pour moi l’Occident. Rhodes fut touchée deux fois ; Délos, aveuglante de blancheur, fut visitée d’abord par un matin d’avril et plus tard sous la pleine lune du solstice ; le mauvais temps sur la côte d’Épire me permit de prolonger une visite à Dodone. En Sicile, nous nous attardâmes quelques jours à Syracuse pour explorer le mystère des sources : Aréthuse, Cyané, belles nymphes bleues. Je donnai une pensée à Licinius Sura, qui avait jadis consacré ses loisirs d’homme d’État à étudier les merveilles des eaux. J’avais entendu parler des irisations surprenantes de l’aurore sur la mer d’Ionie contemplée du haut de l’Etna. Je décidai d’entreprendre l’ascension de la montagne ; nous passâmes de la région des vignes à celle de la lave, puis de la neige. L’enfant aux jambes dansantes courait sur ces pentes difficiles ; les savants qui m’accompagnaient montèrent à dos de mules. Un abri avait été construit au faîte pour nous permettre d’y attendre l’aube. Elle vint ; une immense écharpe d’Iris se déploya d’un horizon à l’autre ; d’étranges feux brillèrent sur les glaces du sommet ; l’espace terrestre et marin s’ouvrit au regard jusqu’à l’Afrique visible et la Grèce devinée. Ce fut l’une des cimes de ma vie. Rien n’y manqua, ni la frange dorée d’un nuage, ni les aigles, ni l’échanson d’immortalité.

Saisons alcyoniennes, solstice de mes jours… Loin de surfaire mon bonheur à distance, je dois lutter pour n’en pas affadir l’image ; son souvenir même est maintenant trop fort pour moi. Plus sincère que la plupart des hommes, j’avoue sans ambages les causes secrètes de cette félicité : ce calme si propice aux travaux et aux disciplines de l’esprit me semble l’un des plus beaux effets de l’amour. Et je m’étonne que ces joies si précaires, si rarement parfaites au cours d’une vie humaine, sous quelque aspect d’ailleurs que nous les ayons cherchées ou reçues, soient considérées avec tant de méfiance par de prétendus sages, qu’ils en redoutent l’accoutumance et l’excès au lieu d’en redouter le manque et la perte, qu’ils passent à tyranniser leurs sens un temps mieux employé à régler ou à embellir leur âme. À cette époque, je mettais à affermir mon bonheur, à le goûter, à le juger aussi, cette attention constante que j’avais toujours donnée aux moindres détails de mes actes ; et qu’est la volupté elle même, sinon un moment d’attention passionnée du corps ? Tout bonheur est un chef-d’œuvre : la moindre erreur le fausse, la moindre hésitation l’altère, la moindre lourdeur le dépare, la moindre sottise l’abêtit. Le mien n’est responsable en rien de celles de mes imprudences qui plus tard l’ont brisé : tant que j’ai agi dans son sens, j’ai été sage. Je crois encore qu’il eût été possible à un homme plus sage que moi d’être heureux jusqu’à sa mort.

C’est quelque temps plus tard, en Phrygie, sur les confins où la Grèce et l’Asie se mélangent, que j’eus de ce bonheur l’image la plus complète et la plus lucide. Nous campions dans un lieu désert et sauvage, sur l’emplacement de la tombe d’Alcibiade qui mourut là-bas victime des machinations des Satrapes. J’avais fait placer sur ce tombeau négligé depuis des siècles une statue en marbre de Paros, l’effigie de cet homme qui est l’un de ceux que la Grèce a le plus aimés. J’avais aussi donné l’ordre qu’on y célébrât chaque année certains rites commémoratifs ; les habitants du village voisin s’étaient joints aux gens de mon escorte pour la première de ces cérémonies ; un jeune taureau fut sacrifié ; une partie de la chair fut prélevée pour le festin du soir. Il y eut une course de chevaux improvisée dans la plaine, des danses auxquelles le Bithynien prit part avec une grâce fougueuse ; un peu plus tard, au bord du dernier feu, rejetant en arrière sa belle gorge robuste, il chanta. J’aime à m’étendre auprès des morts pour prendre ma mesure : ce soir-là, je comparai ma vie à celle du grand jouisseur vieillissant qui tomba percé de flèches à cette place, défendu par un jeune ami et pleuré par une courtisane d’Athènes. Ma jeunesse n’avait pas prétendu aux prestiges de celle d’Alcibiade : ma diversité égalait ou surpassait la sienne. J’avais joui tout autant, réfléchi davantage, travaillé beaucoup plus ; j’avais comme lui l’étrange bonheur d’être aimé. Alcibiade a tout séduit, même l’Histoire, et cependant, il laisse derrière lui les monceaux de morts athéniens abandonnés dans les carrières de Syracuse, une patrie chancelante, les dieux des carrefours sottement mutilés par ses mains. J’avais gouverné un monde infiniment plus vaste que celui où l’Athénien avait vécu ; j’y avais maintenu la paix ; je l’avais gréé comme un beau navire appareillé pour un voyage qui durera des siècles ; j’avais lutté de mon mieux pour favoriser le sens du divin dans l’homme, sans pourtant y sacrifier l’humain. Mon bonheur m’était un payement.

Chapitre 17

Il y avait Rome. Mais je n’étais plus forcé de ménager, de rassurer, de plaire. L’œuvre du principat s’imposait ; les portes du temple de Janus, qu’on ouvre en temps de guerre, restaient closes ; les intentions portaient leurs fruits ; la prospérité des provinces refluait sur la métropole. Je ne refusai plus le titre de Père de la Patrie, qu’on m’avait proposé à l’époque de mon avènement.

Plotine n’était plus. Durant un précédent séjour en ville, j’avais revu pour la dernière fois cette femme au sourire un peu las, que la nomenclature officielle me donnait pour mère, et qui était bien davantage : mon unique amie. Cette fois, je ne retrouvai d’elle qu’une petite urne déposée sous la Colonne Trajane. J’assistai moi-même aux cérémonies de l’apothéose ; contrairement à l’usage impérial, j’avais pris le deuil pour une période de neuf jours. Mais la mort changeait peu de chose à cette intimité qui depuis des années se passait de présence ; l’impératrice restait ce qu’elle avait toujours été pour moi : un esprit, une pensée à laquelle s’était mariée la mienne.

Certains des grands travaux de construction s’achevaient : le Colisée réparé, lavé des souvenirs de Néron qui hantaient encore ce site, était orné, à la place de l’image de cet empereur, d’une effigie colossale du Soleil, Hélios-Roi, par une allusion à mon nom gentilice d’Ælius. On mettait la dernière main au temple de Vénus et de Rome, construit lui aussi sur l’emplacement de la scandaleuse Maison d’Or, où Néron avait déployé sans goût un luxe mal acquis. Roma, Amor : la divinité de la Ville Éternelle s’identifiait pour la première fois avec la Mère de l’Amour, inspiratrice de toute joie. C’était une des idées de ma vie. La puissance romaine prenait ainsi ce caractère cosmique et sacré, cette forme pacifique et tutélaire que j’ambitionnais de lui donner. Il m’arrivait parfois d’assimiler l’impératrice morte à cette Vénus sage, conseillère divine.

De plus en plus, toutes les déités m’apparaissaient mystérieusement fondues en un Tout, émanations infiniment variées, manifestations égales d’une même force : leurs contradictions n’étaient qu’un mode de leur accord. La construction d’un temple à Tous les Dieux, d’un Panthéon, s’était imposée à moi. J’en avais choisi l’emplacement sur les débris d’anciens bains publics offerts au peuple romain par Agrippa, le gendre d’Auguste. Rien ne restait du vieil édifice qu’un portique et que la plaque de marbre d’une dédicace au peuple de Rome : celle-ci fut soigneusement replacée telle quelle au fronton du nouveau temple. Il m’importait peu que mon nom figurât sur ce monument, qui était ma pensée. Il me plaisait au contraire qu’une inscription vieille de plus d’un siècle l’associât au début de l’empire, au règne apaisé d’Auguste. Même là où j’innovais, j’aimais à me sentir avant tout un continuateur. Par-delà Trajan et Nerva, devenus officiellement mon père et mon aïeul, je me rattachais même à ces douze Césars si maltraités par Suétone : la lucidité de Tibère, moins sa dureté, l’érudition de Claude, moins sa faiblesse, le goût des arts de Néron, mais dépouillé de toute vanité sotte, la bonté de Titus, moins sa fadeur, l’économie de Vespasien sans sa lésinerie ridicule, formaient autant d’exemples que je me proposais à moi-même. Ces princes avaient joué leur rôle dans les affaires humaines ; c’était à moi qu’il incombait désormais de choisir entre leurs actes ceux qu’il importait de continuer, de consolider les meilleurs, de corriger les pires, jusqu’au jour où d’autres hommes, plus ou moins qualifiés, mais également responsables, se chargeraient d’en faire autant des miens.

La dédicace du temple de Vénus et de Rome fut une espèce de triomphe accompagné de courses de chars, de spectacles publics, de distributions d’épices et de parfums. Les vingt-quatre éléphants qui avaient amené à pied d’œuvre ces énormes blocs, diminuant d’autant le travail forcé des esclaves, prirent place dans le cortège, monolithes vivants. La date choisie pour cette fête était le jour anniversaire de la naissance de Rome, le huitième jour qui suit les ides d’avril de l’an huit cent quatre-vingt-deux après la fondation de la Ville. Le printemps romain n’avait jamais été plus doux, plus violent, ni plus bleu. Le même jour, avec une solennité plus grave et comme assourdie, une cérémonie dédicatoire eut lieu à l’intérieur du Panthéon. J’avais corrigé moi-même les plans trop timides de l’architecte Apollodore. Utilisant les arts de la Grèce comme une simple ornementation, un luxe ajouté, j’étais remonté pour la structure même de l’édifice aux temps primitifs et fabuleux de Rome, aux temples ronds de l’Étrurie antique. J’avais voulu que ce sanctuaire de Tous les Dieux reproduisît la forme du globe terrestre et de la sphère stellaire, du globe où se renferment les semences du feu éternel, de la sphère creuse qui contient tout. C’était aussi la forme de ces huttes ancestrales où la fumée des plus anciens foyers humains s’échappait par un orifice situé au faîte. La coupole, construite d’une lave dure et légère qui semblait participer encore au mouvement ascendant des flammes, communiquait avec le ciel par un grand trou alternativement noir et bleu. Ce temple ouvert et secret était conçu comme un cadran solaire. Les heures tourneraient en rond sur ces caissons soigneusement polis par des artisans grecs ; le disque du jour y resterait suspendu comme un bouclier d’or ; la pluie formerait sur le pavement une flaque pure ; la prière s’échapperait comme une fumée vers ce vide où nous mettons les dieux. Cette fête fut pour moi une de ces heures où tout converge. Debout au fond de ce puits de jour, j’avais à mes côtés le personnel de mon principat, les matériaux dont se composait mon destin déjà plus qu’à demi édifié d’homme mûr. Je reconnaissais l’austère énergie de Marcius Turbo, serviteur fidèle ; la dignité grondeuse de Servianus, dont les critiques, chuchotées à voix de plus en plus basse, ne m’atteignaient plus ; l’élégance royale de Lucius Céonius ; et, un peu à l’écart, dans cette claire pénombre qui sied aux apparitions divines, le visage rêveur du jeune Grec en qui j’avais incarné ma Fortune. Ma femme, présente elle aussi, venait de recevoir le titre d’impératrice.

Depuis longtemps déjà, je préférais les fables concernant les amours et les querelles des dieux aux commentaires maladroits des philosophes sur la nature divine ; j’acceptais d’être l’image terrestre de ce Jupiter d’autant plus dieu qu’il est homme, soutien du monde, justice incarnée, ordre des choses, amant des Ganymèdes et des Europes, époux négligent d’une Junon amère. Mon esprit, disposé à tout mettre ce jour-là dans une lumière sans ombre, comparait l’impératrice à cette déesse en l’honneur de qui, durant une récente visite à Argos, j’avais consacré un paon d’or orné de pierres précieuses. J’aurais pu me débarrasser par le divorce de cette femme point aimée ; homme privé, je n’eusse pas hésité à le faire. Mais elle me gênait fort peu, et rien dans sa conduite ne justifiait une insulte si publique. Jeune épouse, elle s’était offusquée de mes écarts, mais à peu près comme son oncle s’irritait de mes dettes. Elle assistait aujourd’hui sans paraître s’en apercevoir aux manifestations d’une passion qui s’annonçait longue. Comme beaucoup de femmes peu sensibles à l’amour, elle en comprenait mal le pouvoir ; cette ignorance excluait à la fois l’indulgence et la jalousie. Elle ne s’inquiétait que si ses titres ou sa sécurité se trouvaient menacés, ce qui n’était pas le cas. Il ne lui restait rien de cette grâce d’adolescente qui m’avait brièvement intéressé autrefois : cette Espagnole prématurément vieillie était grave et dure. Je savais gré à sa froideur de n’avoir pas pris d’amant ; il me plaisait qu’elle sût porter avec dignité ses voiles de matrone qui étaient presque des voiles de veuve. J’aimais assez qu’un profil d’impératrice figurât sur les monnaies romaines, avec, au revers, une inscription, tantôt à la Pudeur, tantôt à la Tranquillité. Il m’arrivait de penser à ce mariage fictif qui, le soir des fêtes d’Éleusis, a lieu entre la grande prêtresse et l’Hiérophante, mariage qui n’est pas une union, ni même un contact, mais qui est un rite, et sacré comme tel.

La nuit qui suivit ces célébrations, du haut d’une terrasse, je regardai brûler Rome. Ces feux de joie valaient bien les incendies allumés par Néron : ils étaient presque aussi terribles. Rome : le creuset, mais aussi la fournaise, et le métal qui bout, le marteau, mais aussi l’enclume, la preuve visible des changements et des recommencements de l’histoire, l’un des lieux au monde où l’homme aura le plus tumultueusement vécu. La conflagration de Troie, d’où un fugitif s’était échappé, emportant avec lui son vieux père, son jeune fils, et ses Lares, aboutissait ce soir-là à ces grandes flammes de fête. Je songeais aussi, avec une sorte de terreur sacrée, aux embrasements de l’avenir. Ces millions de vies passées, présentes et futures, ces édifices récents nés d’édifices anciens et suivis eux-mêmes d’édifices à naître, me semblaient se succéder dans le temps comme des vagues ; par hasard, c’était à mes pieds cette nuit-là que ces grandes houles venaient se briser. Je passe sur ces moments de délire où la pourpre impériale, l’étoffe sainte, et que si rarement j’acceptais de porter, fut jetée sur les épaules de la créature qui devenait pour moi mon Génie : il me convenait, certes, d’opposer ce rouge profond à l’or pâle d’une nuque, mais surtout d’obliger mon Bonheur, ma Fortune, ces entités incertaines et vagues, à s’incarner dans cette forme si terrestre, à acquérir la chaleur et le poids rassurant de la chair. Les murs solides de ce Palatin, que j’habitais si peu, mais que je venais de reconstruire, oscillaient comme les flancs d’une barque ; les tentures écartées pour laisser entrer la nuit romaine étaient celles d’un pavillon de poupe ; les cris de la foule étaient le bruit du vent dans les cordages. L’énorme écueil aperçu au loin dans l’ombre, les assises gigantesques de mon tombeau qu’on commençait à ce moment d’élever sur les bords du Tibre, ne m’inspiraient ni terreur, ni regret, ni vaine méditation sur la brièveté de la vie.

Chapitre 18

Peu à peu, la lumière changea. Depuis deux ans et plus, le passage du temps se marquait aux progrès d’une jeunesse qui se forme, se dore, monte à son zénith : la voix grave s’habituant à crier des ordres aux pilotes et aux maîtres des chasses ; la foulée plus longue du coureur ; les jambes du cavalier maîtrisant plus expertement sa monture ; l’écolier qui avait appris par cœur à Claudiopolis de longs fragments d’Homère se passionnait de poésie voluptueuse et savante, s’engouait de certains passages de Platon. Mon jeune berger devenait un jeune prince. Ce n’était plus l’enfant zélé qui se jetait de cheval, aux haltes, pour m’offrir l’eau des sources puisée dans ses paumes : le donateur savait maintenant l’immense valeur de ses dons. Durant les chasses organisées dans les domaines de Lucius, en Toscane, j’avais pris plaisir à mêler ce visage parfait aux figures lourdes et soucieuses des grands dignitaires, aux profils aigus des Orientaux, aux mufles épais des veneurs barbares, à obliger le bienaimé au rôle difficile de l’ami. À Rome, des intrigues s’étaient nouées autour de cette jeune tête, de bas efforts s’étaient exercés pour capter cette influence, ou pour lui en substituer quelque autre. L’absorption dans une pensée unique douait ce jeune homme de dix-huit ans d’un pouvoir d’indifférence qui manque aux plus sages : il avait su dédaigner, ou ignorer tout cela. Mais la belle bouche avait pris un pli amer dont s’apercevaient les sculpteurs.

J’offre ici aux moralistes une occasion facile de triompher de moi. Mes censeurs s’apprêtent à montrer dans mon malheur les suites d’un égarement, le résultat d’un excès : il m’est d’autant plus difficile de les contredire que je vois mal en quoi consiste l’égarement, et où se situe l’excès. Je m’efforce de ramener mon crime, si c’en est un, à des proportions justes : je me dis que le suicide n’est pas rare, et qu’il est commun de mourir à vingt ans. La mort d’Antinoüs n’est un problème et une catastrophe que pour moi seul. Il se peut que ce désastre ait été inséparable d’un trop-plein de joie, d’un surcroît d’expérience, dont je n’aurais pas consenti à me priver moi-même ni à priver mon compagnon de danger. Mes remords même sont devenus peu à peu une forme amère de possession, une manière de m’assurer que j’ai été jusqu’au bout le triste maître de son destin. Mais je n’ignore pas qu’il faut compter avec les décisions de ce bel étranger que reste malgré tout chaque être qu’on aime. En prenant sur moi toute la faute, je réduis cette jeune figure aux proportions d’une statuette de cire que j’aurais pétrie, puis écrasée entre mes mains. Je n’ai pas le droit de déprécier le singulier chef-d’œuvre que fut son départ ; je dois laisser à cet enfant le mérite de sa propre mort.

Il va sans dire que je n’incrimine pas la préférence sensuelle, fort banale, qui en amour déterminait mon choix. Des passions semblables avaient souvent traversé ma vie ; ces fréquentes amours n’avaient coûté jusqu’ici qu’un minimum de serments, de mensonges, et de maux. Mon bref engouement pour Lucius ne m’avait entraîné qu’à quelques folies réparables. Rien n’empêchait qu’il n’en allât de même pour cette suprême tendresse ; rien, sinon précisément la qualité unique par où elle se distinguait des autres. L’accoutumance nous aurait conduits à cette fin sans gloire, mais aussi sans désastre, que la vie procure à tous ceux qui ne refusent pas son doux émoussement par l’usure. J’aurais vu la passion se changer en amitié, comme le veulent les moralistes, ou en indifférence, ce qui est plus fréquent. Un être jeune se fût détaché de moi au moment où nos liens auraient commencé à me peser ; d’autres routines sensuelles, ou les mêmes sous d’autres formes, se fussent établies dans sa vie ; l’avenir eût contenu un mariage ni pire ni meilleur que tant d’autres, un poste dans l’administration provinciale, la gestion d’un domaine rural en Bithynie ; dans d’autres cas, l’inertie, la vie de cour continuée dans quelque position subalterne ; à tout mettre au pis, une de ces carrières de favoris déchus qui tournent au confident ou à l’entremetteur. La sagesse, si j’y comprends quelque chose, consiste à ne rien ignorer de ces hasards, qui sont la vie même, quitte à s’efforcer d’écarter les pires. Mais ni cet enfant ni moi nous n’étions sages.

Je n’avais pas attendu la présence d’Antinoüs pour me sentir dieu. Mais le succès multipliait autour de moi les chances de vertige ; les saisons semblaient collaborer avec les poètes et les musiciens de mon escorte pour faire de notre existence une fête olympienne. Le jour de mon arrivée à Carthage, une sécheresse de cinq ans prit fin ; la foule délirant sous l’averse acclama en moi le dispensateur des bienfaits d’en haut ; les grands travaux d’Afrique ne furent ensuite qu’une manière de canaliser cette prodigalité céleste. Quelque temps plus tôt, au cours d’une escale en Sardaigne, un orage nous fit chercher refuge dans une cabane de paysans ; Antinoüs aida notre hôte à retourner une couple de tranches de thon sur la braise ; je me crus Zeus visitant Philémon en compagnie d’Hermès. Ce jeune homme aux jambes repliées sur un lit était ce même Hermès dénouant ses sandales ; Bacchus cueillait cette grappe, ou goûtait pour moi cette coupe de vin rose ; ces doigts durcis par la corde de l’arc étaient ceux d’Éros. Parmi tant de travestis, au sein de tant de prestiges, il m’arriva d’oublier la personne humaine, l’enfant qui s’efforçait vainement d’apprendre le latin, priait l’ingénieur Décrianus de lui donner des leçons de mathématiques, puis y renonçait, et qui, au moindre reproche, s’en allait bouder à l’avant du navire en regardant la mer.

Le voyage d’Afrique s’acheva en plein soleil de juillet dans les quartiers tout neufs de Lambèse ; mon compagnon endossa avec une joie puérile la cuirasse et la tunique militaire ; je fus pour quelques jours le Mars nu et casqué participant aux exercices du camp, l’Hercule athlétique grisé du sentiment de sa vigueur encore jeune. En dépit de la chaleur et des longs travaux de terrassement effectués avant mon arrivée, l’armée fonctionna comme tout le reste avec une facilité divine : il eût été impossible d’obliger ce coureur à un saut d’obstacle de plus, d’imposer à ce cavalier une voltige nouvelle, sans nuire à l’efficacité de ces manœuvres elles-mêmes, sans rompre quelque part ce juste équilibre de forces qui en constitue la beauté. Je n’eus à faire remarquer aux officiers qu’une seule erreur imperceptible, un groupe de chevaux laissé à découvert durant le simulacre d’attaque en rase campagne ; mon préfet Cornélianus me satisfit en tout. Un ordre intelligent régissait ces masses d’hommes, de bêtes de trait, de femmes barbares accompagnées d’enfants robustes se pressant aux bords du prétoire pour me baiser les mains. Cette obéissance n’était pas servile ; cette fougue sauvage s’employait à soutenir mon programme de sécurité ; rien n’avait coûté trop cher ; rien n’avait été négligé. Je songeai à faire écrire par Arrien un traité de tactique exact comme un corps bien fait.

A Athènes, la dédicace de l’Olympéion donna lieu trois mois plus tard à des fêtes qui rappelaient les solennités romaines, mais ce qui à Rome s’était passé sur terre se situa là-bas en plein ciel. Par une blonde après-midi d’automne, je pris place sous ce portique conçu à l’échelle surhumaine de Zeus ; ce temple de marbre, élevé sur le lieu où Deucalion vit cesser le Déluge, semblait perdre son poids, flotter comme un lourd nuage blanc ; mon vêtement rituel s’accordait aux tons du soir sur l’Hymette tout proche. J’avais chargé Polémon du discours inauguratoire. Ce fut là que la Grèce me décerna ces appellations divines où je voyais à la fois une source de prestige et le but le plus secret des travaux de ma vie : Évergète, Olympien, Épiphane, Maître de Tout. Et le plus beau, le plus difficile à mériter de tous ces titres : Ionien, Philhellène. Il y avait de l’acteur en Polémon, mais les jeux de physionomie d’un grand comédien traduisent parfois une émotion à laquelle participent toute une foule, tout un siècle. Il leva les yeux, se recueillit avant son exorde, parut rassembler en lui tous les dons contenus dans ce moment du temps. J’avais collaboré avec les âges, avec la vie grecque elle-même ; l’autorité que j’exerçais était moins un pouvoir qu’une mystérieuse puissance, supérieure à l’homme, mais qui n’agit efficacement qu’à travers l’intermédiaire d’une personne humaine ; le mariage de Rome et d’Athènes s’était accompli ; le passé retrouvait un visage d’avenir ; la Grèce repartait comme un navire longtemps immobilisé par un calme, qui sent de nouveau dans ses voiles la poussée du vent. Ce fut alors qu’une mélancolie d’un instant me serra le cœur : je songeai que les mots d’achèvement, de perfection, contiennent en eux le mot de fin : peut-être n’avais-je fait qu’offrir une proie de plus au Temps dévorateur.

Nous pénétrâmes ensuite dans l’intérieur du temple où les sculpteurs s’affairaient encore : l’immense ébauche du Zeus d’or et d’ivoire éclairait vaguement la pénombre ; au pied de l’échafaudage, le grand python que j’avais fait chercher aux Indes pour le consacrer dans ce sanctuaire grec reposait déjà dans sa corbeille de filigrane, bête divine, emblème rampant de l’esprit de la Terre, associé de tout temps au jeune homme nu qui symbolise le Génie de l’empereur. Antinoüs, entrant de plus en plus dans ce rôle, servit lui-même au monstre sa ration de mésanges aux ailes rognées. Puis, levant les bras, il pria. Je savais que cette prière, faite pour moi, ne s’adressait qu’à moi seul, mais je n’étais pas assez dieu pour en deviner le sens, ni pour savoir si elle serait un jour ou l’autre exaucée. Ce fut un soulagement de sortir de ce silence, de cette pâleur bleue, de retrouver les rues d’Athènes où s’allumaient les lampes, la familiarité du petit peuple, les cris dans l’air poussiéreux du soir. La jeune figure qui allait bientôt embellir tant de monnaies du monde grec devenait pour la foule une présence amicale, un signe.

Je n’aimais pas moins ; j’aimais plus. Mais le poids de l’amour, comme celui d’un bras tendrement posé au travers d’une poitrine, devenait peu à peu lourd à porter. Les comparses reparurent : je me rappelle ce jeune homme dur et fin qui m’accompagna durant un séjour à Milet, mais auquel je renonçai. Je revois cette soirée de Sardes où le poète Straton nous promena de mauvais lieu en mauvais lieu, entourés de douteuses conquêtes. Ce Straton, qui avait préféré à ma cour l’obscure liberté des tavernes de l’Asie, était un homme exquis et moqueur, avide de prouver l’inanité de tout ce qui n’est pas le plaisir lui-même, peut-être pour s’excuser d’y avoir sacrifié tout le reste. Et il y eut cette nuit de Smyrne où j’obligeai l’objet aimé à subir la présence d’une courtisane. L’enfant se faisait de l’amour une idée qui demeurait austère, parce qu’elle était exclusive ; son dégoût alla jusqu’aux nausées. Puis, il s’habitua. Ces vaines tentatives s’expliquent assez par le goût de la débauche ; il s’y mêlait l’espoir d’inventer une intimité nouvelle où le compagnon de plaisir ne cesserait pas d’être le bien-aimé et l’ami ; l’envie d’instruire l’autre, de faire passer sa jeunesse par des expériences qui avaient été celles de la mienne ; et peut-être, plus inavouée, l’intention de le ravaler peu à peu au rang des délices banales qui n’engagent à rien.

Il entrait de l’angoisse dans mon besoin de rabrouer cette tendresse ombrageuse qui risquait d’encombrer ma vie. Au cours d’un voyage en Troade, nous visitâmes la plaine du Scamandre sous un ciel vert de catastrophe : l’inondation, dont j’étais venu sur place constater les ravages, changeait en îlots les tumulus des tombeaux antiques. Je trouvai quelques moments pour me recueillir sur la tombe d’Hector ; Antinoüs alla rêver sur celle de Patrocle. Je ne sus pas reconnaître dans le jeune faon qui m’accompagnait l’émule du camarade d’Achille : je tournai en dérision ces fidélités passionnées qui fleurissent surtout dans les livres ; le bel être insulté rougit jusqu’au sang. La franchise était de plus en plus la seule vertu à laquelle je m’astreignais : je m’apercevais que les disciplines héroïques dont la Grèce a entouré l’attachement d’un homme mûr pour un compagnon plus jeune ne sont souvent pour nous que simagrées hypocrites. Plus sensible que je ne croyais l’être aux préjugés de Rome, je me rappelais que ceux-ci font sa part au plaisir mais voient dans l’amour une manie honteuse ; j’étais repris par ma rage de ne dépendre exclusivement d’aucun être. Je m’exaspérais de travers qui étaient ceux de la jeunesse, et comme tels inséparables de mon choix ; je finissais par retrouver dans cette passion différente tout ce qui m’avait irrité chez les maîtresses romaines : les parfums, les apprêts, le luxe froid des parures reprirent leur place dans ma vie. Des craintes presque injustifiées s’étaient introduites dans ce cœur sombre ; je l’ai vu s’inquiéter d’avoir bientôt dix-neuf ans. Des caprices dangereux, des colères agitant sur ce front têtu les anneaux de Méduse, alternaient avec une mélancolie qui ressemblait à de la stupeur, avec une douceur de plus en plus brisée. Il m’est arrivé de le frapper : je me souviendrai toujours de ces yeux épouvantés. Mais l’idole souffletée restait l’idole, et les sacrifices expiatoires commençaient.

Tous les Mystères de l’Asie venaient renforcer ce voluptueux désordre de leurs musiques stridentes. Le temps d’Éleusis était bien passé. Les initiations aux cultes secrets ou bizarres, pratiques plus tolérées que permises, que le législateur en moi regardait avec méfiance, convenaient à ce moment de la vie où la danse devient vertige, où le chant s’achève en cri. Dans l’île de Samothrace, j’avais été initié aux Mystères des Cabires, antiques et obscènes, sacrés comme la chair et le sang ; les serpents gorgés de lait de l’antre de Trophonios se frottèrent à mes chevilles ; les fêtes thraces d’Orphée donnèrent lieu à de sauvages rites de fraternité. L’homme d’État qui avait interdit sous les peines les plus sévères toutes les formes de mutilation consentit à assister aux orgies de la Déesse Syrienne : j’ai vu l’affreux tourbillonnement des danses ensanglantées ; fasciné comme un chevreau mis en présence d’un reptile, mon jeune compagnon contemplait avec terreur ces hommes qui choisissaient de faire aux exigences de l’âge et du sexe une réponse aussi définitive que celle de la mort, et peut-être plus atroce. Mais le comble de l’horreur fut atteint durant un séjour à Palmyre, où le marchand arabe Mélès Agrippa nous hébergea pendant trois semaines au sein d’un luxe splendide et barbare. Un jour, après boire, ce Mélès, grand dignitaire du culte mithriaque, qui prenait assez peu au sérieux ses devoirs de pastophore, proposa à Antinoüs de participer au taurobole. Le jeune homme savait que je m’étais soumis autrefois à une cérémonie du même genre ; il s’offrit avec ardeur. Je ne crus pas devoir m’opposer à cette fantaisie, pour l’accomplissement de laquelle on n’exigea qu’un minimum de purifications et d’abstinences. J’acceptai de servir moi même de répondant, avec Marcus Ulpius Castoras, mon secrétaire pour la langue arabe. Nous descendîmes à l’heure dite dans la cave sacrée ; le Bithynien se coucha pour recevoir l’aspersion sanglante. Mais quand je vis émerger de la fosse ce corps strié de rouge, cette chevelure feutrée par une boue gluante, ce visage éclaboussé de taches qu’on ne pouvait laver, et qu’il fallait laisser s’effacer d’elles-mêmes, le dégoût me prit à la gorge, et l’horreur de ces cultes souterrains et louches. Quelques jours plus tard, je fis interdire aux troupes, cantonnées à Émèse, l’accès du noir Mithraeum.

J’ai eu mes présages : comme Marc-Antoine avant sa dernière bataille, j’ai entendu s’éloigner dans la nuit la musique de la relève des dieux protecteurs qui s’en vont… Je l’entendais sans y prendre garde. Ma sécurité était devenue celle du cavalier qu’un talisman protège de toute chute. À Samosate, un congrès de petits rois d’Orient eut lieu sous mes auspices ; au cours de chasses en montagne, Abgar, roi d’Osroène, m’enseigna lui-même l’art du fauconnier ; des battues machinées comme des scènes de théâtre précipitèrent dans des filets de pourpre des hardes entières d’antilopes ; Antinoüs s’arc-boutait de toutes ses forces pour retenir l’élan d’une couple de panthères tirant sur leur lourd collier d’or. Des arrangements se conclurent sous le couvert de toutes ces splendeurs ; les marchandages me furent invariablement favorables ; je restais le joueur qui gagne à tout coup. L’hiver se passa dans ce palais d’Antioche où j’avais jadis demandé aux sorciers de m’éclairer sur l’avenir. Mais l’avenir ne pouvait désormais rien m’apporter, rien du moins qui pût passer pour un don. Mes vendanges étaient faites ; le moût de la vie emplissait la cuve. J’avais cessé, il est vrai, d’ordonner mon propre destin, mais les disciplines soigneusement élaborées d’autrefois ne réapparaissaient plus que comme le premier stage d’une vocation d’homme ; il en était d’elles comme de ces chaînes qu’un danseur s’oblige à porter pour mieux bondir quand il s’en sépare. Sur certains points, l’austérité persistait : je continuais à interdire qu’on servît du vin avant la seconde veille nocturne : je me souvenais d’avoir vu, sur ces mêmes tables de bois poli, la main tremblante de Trajan. Mais il est d’autres ivresses. Aucune ombre ne se profilait sur mes jours, ni la mort, ni la défaite, ni cette déroute plus subtile qu’on s’inflige à soi-même, ni l’âge qui pourtant finirait par venir. Et cependant, je me hâtais, comme si chacune de ces heures était à la fois la plus belle et la dernière.

Mes fréquents séjours en Asie Mineure m’avaient mis en contact avec un petit groupe de savants sérieusement adonnés à la poursuite des arts magiques. Chaque siècle a ses audaces : les meilleurs esprits du nôtre, las d’une philosophie qui tourne de plus en plus aux déclamations d’école, se plaisent à rôder sur ces frontières interdites à l’homme. À Tyr, Philon de Byblos m’avait révélé certains secrets de la vieille magie phénicienne ; il me suivit à Antioche. Nouménios y donnait des mythes de Platon sur la nature de l’âme une interprétation qui restait timide, mais qui eût mené loin un esprit plus hardi que le sien. Ses disciples évoquaient les démons : ce fut un jeu comme un autre. D’étranges figures qui semblaient faites de la moelle même de mes songes m’apparurent dans la fumée du styrax, oscillèrent, se fondirent, ne me laissant que le sentiment d’une ressemblance avec un visage connu et vivant. Tout cela n’était peut-être qu’un simple tour de bateleur : en ce cas, le bateleur savait son métier. Je me remis à l’étude de l’anatomie, effleurée dans ma jeunesse, mais ce n’était plus pour considérer sagement la structure du corps. La curiosité m’avait pris de ces régions intermédiaires où l’âme et la chair se mélangent, où le rêve répond à la réalité, et parfois la devance, où la vie et la mort échangent leurs attributs et leurs masques. Mon médecin Hermogène désapprouvait ces expériences ; il me fit néanmoins connaître un petit nombre de praticiens qui travaillaient sur ces données. J’essayai avec eux de localiser le siège de l’âme, de trouver les liens qui la rattachent au corps, et de mesurer le temps qu’elle met à s’en détacher. Quelques animaux furent sacrifiés à ces recherches. Le chirurgien Satyrus m’emmena dans sa clinique assister à des agonies. Nous rêvions tout haut : l’âme n’est-elle que le suprême aboutissement du corps, manifestation fragile de la peine et du plaisir d’exister ? Est-elle au contraire plus antique que ce corps modelé à son image, et qui, tant bien que mal, lui sert momentanément d’instrument ? Peut-on la rappeler à l’intérieur de la chair, rétablir entre elles cette union étroite, cette combustion que nous appelons la vie ? Si les âmes possèdent leur identité propre, peuvent-elles s’échanger, aller d’un être à l’autre comme le quartier de fruit, la gorgée de vin que deux amants se passent dans un baiser ? Tout sage change vingt fois par an d’avis sur ces choses ; le scepticisme le disputait en moi à l’envie de savoir et l’enthousiasme à l’ironie. Mais je m’étais convaincu que notre intelligence ne laisse filtrer jusqu’à nous qu’un maigre résidu des faits : je m’intéressais de plus en plus au monde obscur de la sensation, nuit noire où fulgurent et tournoient d’aveuglants soleils. Vers la même époque, Phlégon, qui collectionnait les histoires de revenants, nous raconta un soir celle de La Fiancée de Corinthe dont il se porta garant. Cette aventure où l’amour ramenait une âme sur la terre, et lui rendait temporairement un corps, émut chacun de nous, mais à des profondeurs différentes. Plusieurs tentèrent d’amorcer une expérience analogue : Satyrus s’efforça d’évoquer son maître Aspasius, qui avait fait avec lui un de ces pactes, jamais tenus, aux termes desquels ceux qui meurent promettent de renseigner les vivants. Antinoüs me fit une promesse du même genre, que je pris légèrement, n’ayant aucune raison de croire que cet enfant ne me survivrait pas. Philon chercha à faire apparaître sa femme morte. Je permis que le nom de mon père et de ma mère fussent prononcés, mais une sorte de pudeur m’empêcha d’évoquer Plotine. Aucune de ces tentatives ne réussit. Mais d’étranges portes s’étaient ouvertes.

Peu de jours avant le départ d’Antioche, j’allai sacrifier comme autrefois sur le sommet du mont Cassius. L’ascension fut faite de nuit : comme pour l’Etna, je n’emmenai avec moi qu’un petit nombre d’amis au pied sûr. Mon but n’était pas seulement d’accomplir un rite propitiatoire dans ce sanctuaire plus sacré qu’un autre : je voulais revoir de là-haut ce phénomène de l’aurore, prodige journalier que je n’ai jamais contemplé sans un secret cri de joie. À la hauteur du sommet, le soleil fait reluire les ornements de cuivre du temple, les visages éclairés sourient en pleine lumière, quand les plaines de l’Asie et de la mer sont encore plongées dans l’ombre ; pour quelques instants, l’homme qui prie au faîte est le seul bénéficiaire du matin. On prépara tout pour un sacrifice ; nous montâmes à cheval d’abord, puis à pied, le long de sentes périlleuses bordées de genêts et de lentisques qu’on reconnaissait de nuit à leurs parfums. L’air était lourd ; ce printemps brûlait comme ailleurs l’été. Pour la première fois au cours d’une ascension en montagne, le souffle me manqua : je dus m’appuyer un moment sur l’épaule du préféré. Un orage, prévu depuis quelque temps par Hermogène, qui se connaît en météorologie, éclata à une centaine de pas du sommet. Les prêtres sortirent pour nous recevoir à la lueur des éclairs ; la petite troupe trempée jusqu’aux os se pressa autour de l’autel disposé pour le sacrifice. Il allait s’accomplir, quand la foudre éclatant sur nous tua d’un seul coup le victimaire et la victime. Le premier instant d’horreur passé, Hermogène se pencha avec une curiosité de médecin sur le groupe foudroyé ; Chabrias et le grand prêtre se récriaient d’admiration : l’homme et le faon sacrifiés par cette épée divine s’unissaient à l’éternité de mon Génie : ces vies substituées prolongeaient la mienne. Antinoüs agrippé à mon bras tremblait, non de terreur, comme je le crus alors, mais sous le coup d’une pensée que je compris plus tard. Un être épouvanté de déchoir, c’est-à-dire de vieillir, avait dû se promettre depuis longtemps de mourir au premier signe de déclin, ou même bien avant. J’en arrive aujourd’hui à croire que cette promesse, que tant de nous se sont faite, mais sans la tenir, remontait chez lui très loin, à l’époque de Nicomédie et de la rencontre au bord de la source. Elle expliquait son indolence, son ardeur au plaisir, sa tristesse, son indifférence totale à tout avenir. Mais il fallait encore que ce départ n’eût pas l’air d’une révolte, et ne contînt nulle plainte. L’éclair du mont Cassius lui montrait une issue : la mort pouvait devenir une dernière forme de service, un dernier don, et le seul qui restât. L’illumination de l’aurore fut peu de chose à côté du sourire qui se leva sur ce visage bouleversé. Quelques jours plus tard, je revis ce même sourire, mais plus caché, voilé d’ambiguïté : à souper, Polémon, qui se mêlait de chiromancie, voulut examiner la main du jeune homme, cette paume où m’effrayait moi-même une étonnante chute d’étoiles. L’enfant la retira, la referma, d’un geste doux, et presque pudique. Il tenait à garder le secret de son jeu, et celui de sa fin.

Chapitre 19

Nous fîmes halte à Jérusalem. J’y étudiai sur place le plan d’une ville nouvelle, que je me proposai de construire sur l’emplacement de la cité juive ruinée par Titus. La bonne administration de la Judée, les progrès du commerce de l’Orient, nécessitaient à ce carrefour de routes le développement d’une grande métropole. Je prévis la capitale romaine habituelle : Ælia Capitolina aurait ses temples, ses marchés, ses bains publics, son sanctuaire de la Vénus romaine. Mon goût récent pour les cultes passionnés et tendres me fit choisir sur le mont Moriah la grotte la plus propice à la célébration des Adonies. Ces projets indignèrent la populace juive : ces déshérités préféraient leurs ruines à une grande ville où s’offriraient toutes les aubaines du gain, du savoir et du plaisir. Les ouvriers qui donnaient le premier coup de pioche dans ces murs croulants furent molestés par la foule. Je passai outre : Fidus Aquila, qui devait sous peu employer son génie d’organisateur à la construction d’Antinoé, se mit à l’œuvre à Jérusalem. Je refusai de voir, sur ces tas de débris, la croissance rapide de la haine. Un mois plus tard, nous arrivâmes à Péluse. Je pris soin d’y relever la tombe de Pompée. Plus je m’enfonçais dans ces affaires d’Orient, plus j’admirais le génie politique de cet éternel vaincu du grand Jules. Pompée, qui s’efforça de mettre de l’ordre dans ce monde incertain de l’Asie, me semblait parfois avoir œuvré plus effectivement pour Rome que César lui-même. Ces travaux de réfection furent l’une de mes dernières offrandes aux morts de l’Histoire : j’allais bientôt avoir à m’occuper d’autres tombeaux.

L’arrivée à Alexandrie fut discrète. L’entrée triomphale était remise à la venue de l’impératrice. On avait persuadé ma femme, qui voyageait peu, de passer l’hiver dans le climat plus doux de l’Égypte ; Lucius, mal remis d’une toux opiniâtre, devait essayer du même remède. Une flottille de barques s’assemblait pour un voyage sur le Nil dont le programme comportait une suite d’inspections officielles, de fêtes, de banquets, qui promettaient d’être aussi fatigants que ceux d’une saison au Palatin. J’avais moi-même organisé tout cela : le luxe, les prestiges d’une cour n’étaient pas sans valeur politique dans ce vieux pays habitué aux fastes royaux.

Mais j’avais d’autant plus à cœur de consacrer à la chasse les quelques jours qui précéderaient l’arrivée de mes hôtes. À Palmyre, Mélès Agrippa avait donné pour nous des parties dans le désert ; nous n’avions pas poussé assez loin pour rencontrer des lions. Deux ans plus tôt, l’Afrique m’avait offert quelques belles chasses au grand fauve ; Antinoüs, trop jeune et trop inexpérimenté, n’avait pas reçu la permission d’y figurer en première place. J’avais ainsi, pour lui, des lâchetés auxquelles je n’aurais pas songé pour moi même. Cédant comme toujours, je lui promis le rôle principal dans cette chasse au lion. Il n’était plus temps de le traiter en enfant, et j’étais fier de cette jeune force.

Nous partîmes pour l’oasis d’Ammon, à quelques jours de marche d’Alexandrie, celle même où Alexandre apprit jadis de la bouche des prêtres le secret de sa naissance divine. Les indigènes avaient signalé dans ces parages la présence d’un fauve particulièrement dangereux, qui s’était souvent attaqué à l’homme. Le soir, au bord du feu de camp, nous comparions gaiement nos futurs exploits à ceux d’Hercule. Mais les premiers jours ne nous rapportèrent que quelques gazelles. Cette fois-là, nous décidâmes d’aller nous poster tous deux près d’une mare sablonneuse tout envahie de roseaux. Le lion passait pour venir y boire au crépuscule. Les nègres étaient chargés de le rabattre vers nous à grand bruit de conques, de cymbales et de cris ; le reste de notre escorte fut laissé à quelque distance. L’air était lourd et calme ; il n’était même pas nécessaire de se préoccuper de la direction du vent. Nous pouvions à peine avoir dépassé la dixième heure, car Antinoüs me fit remarquer sur l’étang des nénuphars rouges encore grands ouverts. Soudain, la bête royale parut dans un froissement de roseaux foulés, tourna vers nous son beau mufle terrible, l’une des faces les plus divines que puisse assumer le danger. Placé un peu en arrière, je n’eus pas le temps de retenir l’enfant qui pressa imprudemment son cheval, lança sa pique, puis ses deux javelots, avec art, mais de trop près. Le fauve transpercé au cou s’écroula, battant le sol de sa queue ; le sable soulevé nous empêchait de distinguer autre chose qu’une masse rugissante et confuse ; le lion enfin se redressa, rassembla ses forces pour s’élancer sur le cheval et le cavalier désarmé. J’avais prévu ce risque ; par bonheur, la monture d’Antinoüs ne broncha pas : nos bêtes étaient admirablement dressées à ces sortes de jeux. J’interposai mon cheval, exposant le flanc droit ; j’avais l’habitude de ces exercices ; il ne me fut pas très difficile d’achever le fauve déjà frappé à mort. Il s’effondra pour la seconde fois ; le mufle roula dans la vase ; un filet de sang noir coula sur l’eau. Le grand chat couleur de désert, de miel et de soleil, expira avec une majesté plus qu’humaine. Antinoüs se jeta à bas de son cheval couvert d’écume, et qui tremblait encore ; nos compagnons nous rejoignirent ; les nègres traînèrent au camp l’immense victime morte.

Une espèce de festin fut improvisé ; couché à plat ventre devant un plateau de cuivre, le jeune homme nous distribua de ses propres mains les portions d’agneau cuit sous la cendre. On but en son honneur du vin de palme. Son exaltation montait comme un chant. Il s’exagérait peut-être la signification du secours que je lui avais porté, oubliant que j’en eusse fait autant pour n’importe quel chasseur en danger ; nous nous sentions pourtant rentrés dans ce monde héroïque où les amants meurent l’un pour l’autre. La gratitude et l’orgueil alternaient dans sa joie comme les strophes d’une ode. Les Noirs firent merveille : le soir, la peau écorchée se balançait sous les étoiles suspendue à deux pieux, à l’entrée de ma tente. En dépit des aromates qu’on y avait répandus, son odeur fauve nous hanta toute la nuit. Le lendemain, après un repas de fruits, nous quittâmes le camp ; au moment du départ, nous aperçûmes dans un fossé ce qui restait de la bête royale de la veille : ce n’était plus qu’une carcasse rouge surmontée d’un nuage de mouches.

Nous rentrâmes à Alexandrie quelques jours plus tard. Le poète Pancrates organisa pour moi une fête au Musée ; on avait réuni dans une salle de musique une collection d’instruments précieux : les vieilles lyres doriennes, plus lourdes et moins compliquées que les nôtres, voisinaient avec les cithares recourbées de la Perse et de l’Égypte, les pipeaux phrygiens aigus comme des voix d’eunuques, et de délicates flûtes indiennes dont j’ignore le nom. Un Éthiopien frappa longuement sur des calebasses africaines. Une femme dont la beauté un peu froide m’eût séduit, si je n’avais décidé de simplifier ma vie en la réduisant à ce qui était pour moi l’essentiel, joua d’une harpe triangulaire au son triste. Mésomédès de Crète, mon musicien favori, accompagna sur l’orgue hydraulique la récitation de son poème de La Sphinge, œuvre inquiétante, sinueuse, fuyante comme le sable au vent. La salle de concerts ouvrait sur une cour intérieure : des nénuphars s’y étalaient sur l’eau d’un bassin, sous les feux presque furieux d’une après-midi d’août finissante. Durant un interlude, Pancratès tint à nous faire admirer de près ces fleurs d’une variété rare, rouges comme le sang, qui ne fleurissent qu’à la fin de l’été. Nous reconnûmes aussitôt nos nénuphars écarlates de l’oasis d’Ammon ; Pancratès s’enflamma à l’idée du fauve blessé expirant parmi les fleurs. Il me proposa de versifier cet épisode de chasse : le sang du lion serait censé avoir teinté les lys des eaux. La formule n’est pas neuve : je passai pourtant la commande. Ce Pancratès, qui avait tout d’un poète de cour, tourna, séance tenante, quelques vers agréables en l’honneur d’Antinoüs : la rose, l’hyacinthe, la chélidoine y étaient sacrifiées à ces corolles de pourpre qui porteraient désormais le nom du préféré. On ordonna à un esclave d’entrer dans le bassin pour en cueillir une brassée. Le jeune homme habitué aux hommages accepta gravement ces fleurs cireuses aux tiges serpentines et molles ; elles se fermèrent comme des paupières quand la nuit tomba.

Chapitre 20

L’impératrice arriva sur ces entrefaites. La longue traversée l’avait éprouvée : elle devenait fragile sans cesser d’être dure. Ses fréquentations politiques ne me causaient plus d’ennuis, comme à l’époque où elle avait sottement encouragé Suétone ; elle ne s’entourait plus que de femmes de lettres inoffensives. La confidente du moment, une certaine Julia Balbilla, faisait assez bien les vers grecs. L’impératrice et sa suite s’établirent au Lycéum, d’où elles sortirent peu. Lucius, au contraire, était comme toujours avide de tous les plaisirs, y compris ceux de l’intelligence et des yeux.

A vingt-six ans, il n’avait presque rien perdu de cette beauté surprenante qui le faisait acclamer dans les rues par la jeunesse de Rome. Il restait absurde, ironique, et gai. Ses caprices d’autrefois tournaient en manies ; il ne se déplaçait pas sans son maître-queux ; ses jardiniers lui composaient même à bord d’étonnants parterres de fleurs rares ; il traînait partout son lit, dont il avait lui-même dessiné le modèle, quatre matelas bourrés de quatre espèces particulières d’aromates, sur lesquels il couchait entouré de ses jeunes maîtresses comme d’autant de coussins. Ses pages fardés, poudrés, accoutrés comme les Zéphyrs et l’Amour, se conformaient du mieux qu’ils pouvaient à des lubies quelquefois cruelles : je dus intervenir pour empêcher le petit Boréas, dont il admirait la minceur, de se laisser mourir de faim. Tout cela était plus agaçant qu’aimable. Nous visitâmes de concert tout ce qui se visite à Alexandrie : le Phare, le Mausolée d’Alexandre, celui de Marc-Antoine, où Cléopâtre triomphe éternellement d’Octavie, sans oublier les temples, les ateliers, les fabriques, et même le faubourg des embaumeurs. J’achetai chez un bon sculpteur tout un lot de Vénus, de Dianes et d’Hermès pour Italica, ma ville natale, que je me proposais de moderniser et d’orner. Le prêtre du temple de Sérapis m’offrit un service de verreries opalines ; je l’envoyai à Servianus, avec lequel, par égard pour ma sœur Pauline, je tâchais de garder des relations passables. De grands projets édilitaires prirent forme au cours de ces tournées assez fastidieuses.

Les religions sont à Alexandrie aussi variées que les négoces : la qualité du produit est plus douteuse. Les chrétiens surtout s’y distinguent par une abondance de sectes au moins inutile. Deux charlatans, Valentin et Basilide, intriguaient l’un contre l’autre, surveillés de près par la police romaine. La lie du peuple égyptien profitait de chaque observance rituelle pour se jeter, gourdin en main, sur les étrangers ; la mort du bœuf Apis provoque plus d’émeutes à Alexandrie qu’une succession impériale à Rome. Les gens à la mode y changent de dieu comme ailleurs on change de médecin, et sans plus de succès. Mais l’or est leur seule idole : je n’ai vu nulle part solliciteurs plus éhontés. Des inscriptions pompeuses s’étalèrent un peu partout pour commémorer mes bienfaits, mais mon refus d’exonérer la population d’une taxe, qu’elle était fort à même de payer, m’aliéna bientôt cette tourbe. Les deux jeunes hommes qui m’accompagnaient furent insultés à plusieurs reprises ; on reprochait à Lucius son luxe, d’ailleurs excessif ; à Antinoüs son origine obscure, au sujet de laquelle couraient d’absurdes histoires ; à tous deux, l’ascendant qu’on leur supposait sur moi. Cette dernière assertion était ridicule : Lucius, qui jugeait des affaires publiques avec une perspicacité surprenante, n’avait pourtant aucune influence politique ; Antinoüs n’essayait pas d’en avoir. Le jeune patricien, qui connaissait le monde, ne fit que rire de ces insultes. Mais Antinoüs en souffrit.

Les Juifs, stylés par leurs coreligionnaires de Judée, aigrissaient de leur mieux cette pâte déjà sure. La synagogue de Jérusalem me délégua son membre le plus vénéré : Akiba, vieillard presque nonagénaire, et qui ne savait pas le grec, avait pour mission de me décider à renoncer aux projets déjà en voie de réalisation à Jérusalem. Assisté par des interprètes, j’eus avec lui plusieurs entretiens, qui ne furent de sa part qu’un prétexte au monologue. En moins d’une heure, je me sentis capable de définir exactement sa pensée, sinon d’y souscrire ; il ne fit pas le même effort en ce qui concernait la mienne. Ce fanatique ne se doutait même pas qu’on pût raisonner sur d’autres prémisses que les siennes ; j’offrais à ce peuple méprisé une place parmi les autres dans la communauté romaine : Jérusalem, par la bouche d’Akiba, me signifiait sa volonté de rester jusqu’au bout la forteresse d’une race et d’un dieu isolés du genre humain. Cette pensée forcenée s’exprimait avec une subtilité fatigante : je dus subir une longue file de raisons, savamment déduites les unes des autres, de la supériorité d’Israël. Au bout de huit jours, ce négociateur si buté s’aperçut pourtant qu’il avait fait fausse route ; il annonça son départ. Je hais la défaite, même celle des autres ; elle m’émeut surtout quand le vaincu est un vieillard. L’ignorance d’Akiba, son refus d’accepter tout ce qui n’était pas ses livres saints et son peuple, lui conféraient une sorte d’étroite innocence. Mais il était difficile de s’attendrir sur ce sectaire. La longévité semblait l’avoir dépouillé de toute souplesse humaine : ce corps décharné, cet esprit sec étaient doués d’une dure vigueur de sauterelle. Il paraît qu’il mourut plus tard en héros pour la cause de son peuple, ou plutôt de sa loi : chacun se dévoue à ses propres dieux.

Les distractions d’Alexandrie commençaient à s’épuiser. Phlégon, qui connaissait partout la curiosité locale, la procureuse ou l’hermaphrodite célèbre, proposa de nous mener chez une magicienne. Cette entremetteuse de l’invisible habitait Canope. Nous nous y rendîmes de nuit, en barque, le long du canal aux eaux lourdes. Le trajet fut morne. Une hostilité sourde régnait comme toujours entre les deux jeunes hommes : l’intimité à laquelle je les forçais augmentait leur aversion l’un pour l’autre. Lucius cachait la sienne sous une condescendance moqueuse ; mon jeune Grec s’enfermait dans un de ses accès d’humeur sombre. J’étais moi-même assez las ; quelques jours plus tôt, en rentrant d’une course en plein soleil, j’avais eu une brève syncope dont Antinoüs et mon noir serviteur Euphorion avaient été les seuls témoins. Ils s’étaient alarmés à l’excès ; je les avais contraints au silence.

Canope n’est qu’un décor : la maison de la magicienne était située dans la partie la plus sordide de cette ville de plaisir. Nous débarquâmes sur une terrasse croulante. La sorcière nous attendait à l’intérieur, munie des douteux outils de son métier. Elle semblait compétente ; elle n’avait rien d’une nécromancienne de théâtre ; elle n’était même pas vieille.

Ses prédictions furent sinistres. Depuis quelque temps, les oracles ne m’annonçaient partout qu’ennuis de toute sorte, troubles politiques, intrigues de palais, maladies graves. Je crois aujourd’hui que des influences fort humaines s’exerçaient sur ces bouches d’ombre, parfois pour m’avertir, le plus souvent pour m’effrayer. L’état véritable d’une partie de l’Orient s’y exprimait plus clairement que dans les rapports de nos proconsuls. Je prenais ces prétendues révélations avec calme, mon respect pour le monde invisible n’allant pas jusqu’à faire confiance à ces divins radotages : dix ans plus tôt, peu après mon accession à l’empire, j’avais fait fermer l’oracle de Daphné, près d’Antioche, qui m’avait prédit le pouvoir, de peur qu’il n’en fît autant pour le premier prétendant venu. Mais il est toujours fâcheux d’entendre parler de choses tristes.

Après nous avoir inquiétés de son mieux, la devineresse nous proposa ses services : un de ces sacrifices magiques, dont les sorciers d’Égypte se font une spécialité, suffirait pour tout arranger à l’amiable avec le destin. Mes incursions dans la magie phénicienne m’avaient déjà fait comprendre que l’horreur de ces pratiques interdites tient moins à ce qu’on nous en montre qu’à ce qu’on nous en cache : si on n’avait pas su ma haine des sacrifices humains, on m’aurait probablement conseillé d’immoler un esclave. On se contenta de parler d’un animal familier.

Autant que possible, la victime devait m’avoir appartenu ; il ne pouvait s’agir d’un chien, bête que la superstition égyptienne croit immonde ; un oiseau eût convenu, mais je ne voyage pas accompagné d’une volière. Mon jeune maître me proposa son faucon. Les conditions se trouveraient remplies : je lui avais donné ce bel oiseau après l’avoir reçu moi-même du roi d’Osroène. L’enfant le nourrissait de sa main ; c’était une des rares possessions auxquelles il s’était attaché. Je refusai d’abord ; il insista gravement ; je compris qu’il attribuait à cette offre une signification extraordinaire, et j’acceptai par tendresse. Muni des instructions les plus détaillées, mon courrier Ménécratès partit chercher l’oiseau dans nos appartements du Sérapéum. Même au galop la course demanderait en tout plus de deux heures. Il n’était pas question de les passer dans le taudis malpropre de la magicienne, et Lucius se plaignait de l’humidité de la barque. Phlégon trouva un expédient : on s’installa tant bien que mal chez une proxénète, après s’être débarrassé du personnel de la maison ; Lucius décida de dormir ; je mis à profit cet intervalle pour dicter des dépêches ; Antinoüs s’étendit à mes pieds. Le calame de Phlégon grinçait sous la lampe. On touchait déjà à la dernière veille de la nuit quand Ménécratès rapporta l’oiseau, le gantelet, le capuchon et la chaîne.

Nous retournâmes chez la magicienne. Antinoüs décapuchonna son faucon, caressa longuement sa petite tête ensommeillée et sauvage, le remit à l’incantatrice qui commença une série de passes magiques. L’oiseau fasciné se rendormit. Il importait que la victime ne se débattît pas et que la mort parût volontaire. Enduite rituellement de miel et d’essence de rose, la bête inerte fut déposée au fond d’une cuve remplie d’eau du Nil ; la créature noyée s’assimilait à l’Osiris emporté par le courant du fleuve ; les années terrestres de l’oiseau s’ajoutaient aux miennes ; la petite âme solaire s’unissait au Génie de l’homme pour lequel on la sacrifiait ; ce Génie invisible pourrait désormais m’apparaître et me servir sous cette forme. Les longues manipulations qui suivirent ne furent pas plus intéressantes qu’une préparation de cuisine. Lucius bâillait. Les cérémonies imitèrent jusqu’au bout des funérailles humaines : les fumigations et les psalmodies traînèrent jusqu’à l’aube. On enferma l’oiseau dans un cercueil bourré d’aromates que la magicienne enterra devant nous au bord du canal, dans un cimetière abandonné. Elle s’accroupit ensuite sous un arbre pour compter une à une les pièces d’or de son salaire versées par Phlégon.

Nous remontâmes en barque. Un vent singulièrement froid soufflait. Lucius, assis près de moi, relevait du bout de ses doigts minces les couvertures de coton brodé ; par politesse, nous continuions à échanger à bâtons rompus des propos concernant les affaires et les scandales de Rome. Antinoüs, couché au fond de la barque, avait appuyé la tête sur mes genoux ; il feignait de dormir pour s’isoler de cette conversation qui ne l’incluait pas. Ma main glissait sur sa nuque, sous ses cheveux. Dans les moments les plus vains ou les plus ternes, j’avais ainsi le sentiment de rester en contact avec les grands objets naturels, l’épaisseur des forêts, l’échine musclée des panthères, la pulsation régulière des sources. Mais aucune caresse ne va jusqu’à l’âme. Le soleil brillait quand nous arrivâmes au Sérapéum ; les marchands de pastèques criaient leurs denrées par les rues. Je dormis jusqu’à l’heure de la séance du Conseil local, à laquelle j’assistai. J’ai su plus tard qu’Antinoüs profita de cette absence pour persuader Chabrias de l’accompagner à Canope. Il y retourna chez la magicienne.

Chapitre 21

Le premier jour du mois d’Athyr, la deuxième année de la deux cent vingt-sixième Olympiade… C’est l’anniversaire de la mort d’Osiris, dieu des agonies : le long du fleuve, des lamentations aiguës retentissaient depuis trois jours dans tous les villages. Mes hôtes romains, moins accoutumés que moi aux mystères de l’Orient, montraient une certaine curiosité pour ces cérémonies d’une race différente. Elles m’excédaient au contraire. J’avais fait amarrer ma barque à quelque distance des autres, loin de tout lieu habité : un temple pharaonique à demi abandonné se dressait pourtant à proximité du rivage ; il avait encore son collège de prêtres ; je n’échappai pas tout à fait au bruit de plaintes.

Le soir précédent, Lucius m’invita à souper sur sa barque. Je m’y rendis au soleil couchant. Antinoüs refusa de me suivre. Je le laissai au seuil de ma cabine de poupe, étendu sur sa peau de lion, occupé à jouer aux osselets avec Chabrias. Une demi-heure plus tard, à la nuit close, il se ravisa et fit appeler un canot. Aidé d’un seul batelier, il fit à contre-courant la distance assez considérable qui nous séparait des autres barques. Son entrée sous la tente où se donnait le souper interrompit les applaudissements causés par les contorsions d’une danseuse. Il s’était accoutré d’une longue robe syrienne, mince comme une pelure de fruit, toute semée de fleurs et de Chimères. Pour ramer plus à l’aise, il avait mis bas sa manche droite : la sueur tremblait sur cette poitrine lisse. Lucius lui lança une guirlande qu’il attrapa au vol ; sa gaieté presque stridente ne se démentit pas un instant, à peine soutenue d’une coupe de vin grec. Nous rentrâmes ensemble dans mon canot à six rameurs, accompagnés d’en haut du bonsoir mordant de Lucius. La sauvage gaieté persista. Mais, au matin, il m’arriva de toucher par hasard à un visage glacé de larmes. Je lui demandai avec impatience la raison de ces pleurs ; il répondit humblement en s’excusant sur la fatigue. J’acceptai ce mensonge ; je me rendormis. Sa véritable agonie a eu lieu dans ce lit, et à mes côtés.

Le courrier de Rome venait d’arriver ; la journée se passa à le lire et à y répondre. Comme d’ordinaire Antinoüs allait et venait silencieusement dans la pièce : je ne sais pas à quel moment ce beau lévrier est sorti de ma vie. Vers la douzième heure, Chabrias agité entra. Contrairement à toutes règles, le jeune homme avait quitté la barque sans spécifier le but et la longueur de son absence : deux heures au moins avaient passé depuis son départ. Chabrias se rappelait d’étranges phrases prononcées la veille, une recommandation faite le matin même, et qui me concernait. Il me communiqua ses craintes. Nous descendîmes en hâte sur la berge. Le vieux pédagogue se dirigea d’instinct vers une chapelle située sur le rivage, petit édifice isolé qui faisait partie des dépendances du temple, et qu’Antinoüs et lui avaient visité ensemble. Sur une table à offrandes, les cendres d’un sacrifice étaient encore tièdes. Chabrias y plongea les doigts, et en retira presque intacte une boucle de cheveux coupés.

Il ne nous restait plus qu’à explorer la berge. Une série de réservoirs, qui avaient dû servir autrefois à des cérémonies sacrées, communiquaient avec une anse du fleuve : au bord du dernier bassin, Chabrias aperçut dans le crépuscule qui tombait rapidement un vêtement plié, des sandales. Je descendis les marches glissantes : il était couché au fond, déjà enlisé par la boue du fleuve. Avec l’aide de Chabrias, je réussis à soulever le corps qui pesait soudain d’un poids de pierre. Chabrias héla des bateliers qui improvisèrent une civière de toile. Hermogène appelé à la hâte ne put que constater la mort. Ce corps si docile refusait de se laisser réchauffer, de revivre. Nous le transportâmes à bord. Tout croulait ; tout parut s’éteindre. Le Zeus Olympien, le Maître de Tout, le Sauveur du Monde s’effondrèrent, et il n’y eut plus qu’un homme à cheveux gris sanglotant sur le pont d’une barque.

Deux jours plus tard, Hermogène réussit à me faire penser aux funérailles. Les rites de sacrifice dont Antinoüs avait choisi d’entourer sa mort nous montraient un chemin à suivre : ce ne serait pas pour rien que l’heure et le jour de cette fin coïncidaient avec ceux où Osiris descend dans la tombe. Je me rendis sur l’autre rive, à Hermopolis, chez les embaumeurs. J’avais vu leurs pareils travailler à Alexandrie ; je savais quels outrages j’allais faire subir à ce corps. Mais le feu aussi est horrible, qui grille et charbonne cette chair qui fut aimée et la terre où pourrissent les morts. La traversée fut brève ; accroupi dans un coin de la cabine de poupe, Euphorion hululait à voix basse je ne sais quelle complainte funèbre africaine ; ce chant étouffé et rauque me semblait presque mon propre cri. Nous transférâmes le mort dans une salle lavée à grande eau qui me rappela la clinique de Satyrus ; j’aidai le mouleur à huiler le visage avant d’y appliquer la cire. Toutes les métaphores retrouvaient un sens : j’ai tenu ce cœur entre mes mains. Quand je le quittai, le corps vide n’était plus qu’une préparation d’embaumeur, premier état d’un atroce chef-d’œuvre, substance précieuse traitée par le sel et la gelée de myrrhe, que l’air et le soleil ne toucheraient jamais plus.

Au retour, je visitai le temple près duquel s’était consommé le sacrifice ; je parlai aux prêtres. Leur sanctuaire rénové redeviendrait pour toute l’Égypte un lieu de pèlerinage ; leur collège enrichi, augmenté, se consacrerait désormais au service de mon dieu. Même dans mes moments les plus obtus, je n’avais jamais douté que cette jeunesse fût divine. La Grèce et l’Asie le vénéreraient à notre manière, par des jeux, des danses, des offrandes rituelles au pied d’une statue blanche et nue. L’Égypte, qui avait assisté à l’agonie, aurait elle aussi sa part dans l’apothéose. Ce serait la plus sombre, la plus secrète, la plus dure : ce pays jouerait auprès de lui un rôle éternel d’embaumeur. Durant des siècles, des prêtres au crâne rasé réciteraient des litanies où figurerait ce nom, pour eux sans valeur, mais qui pour moi contenait tout. Chaque année, la barque sacrée promènerait cette effigie sur le fleuve ; le premier du mois d’Athyr, des pleureurs marcheraient sur cette berge où j’avais marché. Toute heure a son devoir immédiat, son injonction qui domine les autres : celle du moment était de défendre contre la mort le peu qui me restait. Phlégon avait réuni pour moi sur le rivage les architectes et les ingénieurs de ma suite ; soutenu par une espèce d’ivresse lucide, je les traînai le long des collines pierreuses ; j’expliquai mon plan, le développement des quarante-cinq stades du mur d’enceinte ; je marquai dans le sable la place de l’arc de triomphe, celle de la tombe. Antinoé allait naître : ce serait déjà vaincre la mort que d’imposer à cette terre sinistre une cité toute grecque, un bastion qui tiendrait en respect les nomades de l’Érythrée, un nouveau marché sur la route de l’Inde. Alexandre avait célébré les funérailles d’Héphestion par des dévastations et des hécatombes. Je trouvais plus beau d’offrir au préféré une ville où son culte serait à jamais mêlé au va-et-vient sur la place publique, où son nom reviendrait dans les causeries du soir, où les jeunes hommes se jetteraient des couronnes à l’heure des banquets. Mais, sur un point, ma pensée flottait. Il semblait impossible d’abandonner ce corps en sol étranger. Comme un homme incertain de l’étape suivante ordonne à la fois un logement dans plusieurs hôtelleries, je lui commandai à Rome un monument sur les bords du Tibre, près de ma tombe ; je pensai aussi aux chapelles égyptiennes que j’avais, par caprice, fait bâtir à la Villa, et qui s’avéraient soudain tragiquement utiles. On prit jour pour les funérailles, qui auraient lieu au bout des deux mois exigés par les embaumeurs. Je chargeai Mésomédès de composer des chœurs funèbres. Tard dans la nuit, je rentrai à bord ; Hermogène me prépara une potion pour dormir.

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