Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

On finirait par préférer aux stratagèmes éventés de la séduction les vérités toutes simples de la débauche, si là aussi ne régnait le mensonge. En principe, je suis prêt à admettre que la prostitution soit un art comme le massage ou la coiffure, mais j’ai déjà peine à me plaire chez les barbiers et les masseurs. Rien de plus grossier que nos complices. Le coup d’œil oblique du patron de taverne qui me réserve le meilleur vin, et par conséquent en prive quelqu’un d’autre, suffisait déjà, aux jours de ma jeunesse, à me dégoûter des amusements de Rome. Il me déplaît qu’une créature croie pouvoir escompter mon désir, le prévoir, mécaniquement s’adapter à ce qu’elle suppose mon choix. Ce reflet imbécile et déformé de moi-même que m’offre à ces moments une cervelle humaine me ferait préférer les tristes effets de l’ascétisme. Si la légende n’exagère rien des outrances de Néron, des recherches savantes de Tibère, il a fallu à ces grands consommateurs de délice des sens bien inertes pour se mettre en frais d’un appareil si compliqué, et un singulier dédain des hommes pour souffrir ainsi qu’on se moquât ou qu’on profitât d’eux. Et cependant, si j’ai à peu près renoncé à ces formes par trop machinales du plaisir, ou ne m’y suis pas enfoncé trop avant, je le dois plutôt à ma chance qu’à une vertu incapable de résister à rien. J’y pourrais retomber en vieillissant, comme dans n’importe quelle espèce de confusion ou de fatigue. La maladie et la mort relativement prochaine me sauveront de la répétition monotone des mêmes gestes, pareille à l’ânonnement d’une leçon trop sue par cœur.

De tous les bonheurs qui lentement m’abandonnent, le sommeil est l’un des plus précieux, des plus communs aussi. Un homme qui dort peu et mal, appuyé sur de nombreux coussins, médite tout à loisir sur cette particulière volupté. J’accorde que le sommeil le plus parfait reste presque nécessairement une annexe de l’amour : repos réfléchi, reflété dans deux corps. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est le mystère spécifique du sommeil goûté pour lui-même, l’inévitable plongée hasardée chaque soir par l’homme nu, seul, et désarmé, dans un océan où tout change, les couleurs, les densités, le rythme même du souffle, et où nous rencontrons les morts. Ce qui nous rassure du sommeil, c’est qu’on en sort, et qu’on en sort inchangé, puisqu’une interdiction bizarre nous empêche de rapporter avec nous l’exact résidu de nos songes. Ce qui nous rassure aussi, c’est qu’il guérit de la fatigue, mais il nous en guérit, temporairement, par le plus radical des procédés, en s’arrangeant pour que nous ne soyons plus. Là, comme ailleurs, le plaisir et l’art consistent à s’abandonner consciemment à cette bienheureuse inconscience, à accepter d’être subtilement plus faible, plus lourd, plus léger, et plus confus que soi. Je reviendrai plus tard sur le peuple étonnant des songes. Je préfère parler de certaines expériences de sommeil pur, de pur réveil, qui confinent à la mort et à la résurrection. Je tâche de ressaisir la précise sensation de tels sommeils foudroyants de l’adolescence, où l’on s’endormait sur ses livres, tout habillé, transporté d’un seul coup hors de la mathématique et du droit à l’intérieur d’un sommeil solide et plein, si rempli d’énergie inemployée qu’on y goûtait, pour ainsi dire, le pur sens de l’être à travers les paupières fermées. J’évoque les brusques sommeils sur la terre nue, dans la forêt, après de fatigantes journées de chasse ; l’aboi des chiens m’éveillait, ou leurs pattes dressées sur ma poitrine. Si totale était l’éclipse, que j’aurais pu chaque fois me retrouver autre, et je m’étonnais, ou parfois m’attristais, du strict agencement qui me ramenait de si loin dans cet étroit canton d’humanité qu’est moi même Qu’étaient ces particularités auxquelles nous tenons le plus, puisqu’elles comptaient si peu pour le libre dormeur, et que, pour une seconde, avant de rentrer à regret dans la peau d’Hadrien, je parvenais à savourer à peu près consciemment cet homme vide, cette existence sans passé ?

D’autre part, la maladie, l’âge, ont aussi leurs prodiges, et reçoivent du sommeil d’autres formes de bénédiction. Il y a environ un an, après une journée singulièrement accablante, à Rome, j’ai connu un de ces répits où l’épuisement des forces opérait les mêmes miracles, ou plutôt d’autres miracles, que les réserves inépuisées d’autrefois. Je ne vais plus que rarement en ville ; je tâche d’y accomplir le plus possible. La journée avait été désagréablement encombrée : une séance au Sénat avait été suivie par une séance au tribunal, et par une discussion interminable avec l’un des questeurs ; puis, par une cérémonie religieuse qu’on ne peut abréger, et sur laquelle la pluie tombait. J’avais moi-même rapproché, collé ensemble toutes ces activités différentes, pour laisser le moins de temps possible, entre elles, aux importunités et aux flatteries inutiles. Le retour à cheval fut l’un de mes derniers trajets de ce genre. Je rentrai à la Villa écœuré, malade, ayant froid comme on n’a froid que lorsque le sang se refuse, et n’agit plus dans nos artères. Céler et Chabrias s’empressaient, mais la sollicitude peut être fatigante alors même qu’elle est sincère. Retiré chez moi, j’avalai quelques cuillerées d’une bouillie chaude que je préparai moi-même, nullement par soupçon, comme on se le figure, mais parce que je m’octroie ainsi le luxe d’être seul. Je me couchai ; le sommeil semblait aussi loin de moi que la santé, que la jeunesse, que la force. Je m’endormis. Le sablier m’a prouvé que je n’avais dormi qu’une heure à peine. Un court moment d’assoupissement complet, à mon âge, devient l’équivalent des sommeils qui duraient autrefois toute une demi-révolution des astres ; mon temps se mesure désormais en unités beaucoup plus petites. Mais une heure avait suffi pour accomplir l’humble et surprenant prodige : la chaleur de mon sang réchauffait mes mains ; mon cœur, mes poumons s’étaient remis à opérer avec une espèce de bonne volonté ; la vie coulait comme une source pas très abondante, mais fidèle. Le sommeil, en si peu de temps, avait réparé mes excès de vertu avec la même impartialité qu’il eût mise à réparer ceux de mes vices. Car la divinité du grand restaurateur tient à ce que ses bienfaits s’exercent sur le dormeur sans tenir compte de lui, de même que l’eau chargée de pouvoirs curatifs ne s’inquiète en rien de qui boit à la source.

Mais si nous pensons si peu à un phénomène qui absorbe au moins un tiers de toute vie, c’est qu’une certaine modestie est nécessaire pour apprécier ses bontés. Endormis, Caïus Caligula et le juste Aristide se valent ; je dépose mes vains et importants privilèges ; je ne me distingue plus du noir janiteur qui dort en travers de mon seuil. Qu’est notre insomnie, sinon l’obstination maniaque de notre intelligence à manufacturer des pensées, des suites de raisonnements, des syllogismes et des définitions bien à elle, son refus d’abdiquer en faveur de la divine stupidité des yeux clos ou de la sage folie des songes ? L’homme qui ne dort pas, et je n’ai depuis quelques mois que trop d’occasions de le constater sur moi-même, se refuse plus ou moins consciemment à faire confiance au flot des choses. Frère de la Mort… Isocrate se trompait, et sa phrase n’est qu’une amplification de rhéteur. Je commence à connaître la mort ; elle a d’autres secrets, plus étrangers encore à notre présente condition d’hommes. Et pourtant, si enchevêtrés, si profonds sont ces mystères d’absence et de partiel oubli, que nous sentons bien confluer quelque part la source blanche et la source sombre. Je n’ai jamais regardé volontiers dormir ceux que j’aimais ; ils se reposaient de moi, je le sais ; ils m’échappaient aussi. Et chaque homme a honte de son visage entaché de sommeil. Que de fois, levé de très bonne heure pour étudier ou pour lire, j’ai moi-même rétabli ces oreillers fripés, ces couvertures en désordre, évidences presque obscènes de nos rencontres avec le néant, preuves que chaque nuit nous ne sommes déjà plus…

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