Une page d’amour

Chapitre 1

 

On avait servi les rince-bouche, et les dames, délicatement,s’essuyaient les doigts. Il y eut un moment de silence autour de latable. Madame Deberle jeta un regard, pour voir si tout le mondeavait fini ; puis, elle se leva sans parler, tandis que sesinvités l’imitaient, au milieu d’un grand remuement de chaises. Unvieux monsieur, qui se trouvait à sa droite, s’était hâté de luioffrir le bras.

– Non, non, murmura-t-elle en le menant elle-même vers uneporte. Nous allons prendre le café dans le petit salon.

Des couples la suivirent. Au bout, venaient deux dames et deuxmessieurs, qui continuaient une conversation, sans songer à sejoindre au défilé. Mais, dans le petit salon, la gêne cessa, lagaieté du dessert reparut. Le café était déjà servi sur unguéridon, dans un vaste plateau de laque. Madame Deberle tournaautour, avec la bonne grâce d’une maîtresse de maison quis’inquiète des goûts différents de ses convives. À la vérité,c’était Pauline qui se remuait le plus et qui se réservait deservir les messieurs. Il y avait là une douzaine de personnes, lenombre à peu près réglementaire que les Deberle invitaient chaquemercredi, à partir de décembre. Le soir, vers dix heures, il venaitbeaucoup de monde.

– Monsieur de Guiraud, une tasse de café, disait Pauline,arrêtée devant un petit homme chauve. Ah ! non, je sais, vousn’en prenez pas… Alors, un verre de chartreuse ?

Mais elle s’embrouillait dans son service, elle apportait unverre de cognac. Et, souriante, elle faisait le tour des invités,avec son aplomb, regardant les gens dans les yeux, circulant àl’aise avec sa longue traîne. Elle portait une superbe robe blanchede cachemire de l’Inde, garnie de cygne, ouverte en carré sur lapoitrine. Lorsque tous les hommes furent debout, leur tasse à lamain, buvant à petites gorgées en écartant le menton, elles’attaqua à un grand jeune homme, le fils Tissot, auquel elletrouvait une belle tête.

Hélène n’avait pas voulu de café. Elle s’était assise à l’écart,l’air un peu las, vêtue d’une robe de velours noir, sans garniture,qui la drapait sévèrement. On fumait dans le petit salon, lesboîtes de cigares étaient près d’elle, sur une console. Le docteurs’approcha, choisit un cigare, en lui demandant :

– Jeanne va bien ?

– Très bien, répondit-elle. Nous sommes allées au Boisaujourd’hui, elle a joué comme une perdue… Oh ! elle doitdormir à cette heure.

Tous deux causaient amicalement, avec une familiarité souriantede gens qui se voyaient tous les jours. Mais la voix de madameDeberle s’éleva.

– Tenez, madame Grandjean peut vous le dire… N’est-ce pas,je suis revenue de Trouville vers le 10 septembre ? Ilpleuvait, la plage était insupportable.

Trois ou quatre dames l’entouraient, tandis qu’elle parlait deson séjour au bord de la mer. Hélène dut se lever et se joindre augroupe.

– Nous avons passé un mois à Dinard, raconta madame deChermette. Oh ! un pays délicieux, un mondecharmant !

– Il y avait un jardin derrière le chalet, puis uneterrasse sur la mer, continuait madame Deberle. Vous savez que jem’étais décidée à emmener mon landau et mon cocher… C’est bien pluscommode pour les promenades… Mais madame Levasseur est venue nousvoir…

– Oui, un dimanche, dit celle-ci. Nous étions à Cabourg…Oh ! vous aviez là une installation tout à fait bien, un peuchère, je crois…

– À propos, interrompit madame Berthier, en s’adressant àJuliette, est-ce que monsieur Malignon ne vous a pas appris ànager ?

Hélène remarqua sur le visage de madame Deberle une gêne, unecontrariété subite. Déjà, plusieurs fois, elle avait crus’apercevoir que le nom de Malignon, prononcé à l’improviste devantelle, l’ennuyait. Mais la jeune femme s’était remise.

– Un beau nageur ! s’écria-t-elle. Si jamais celui-làdonne des leçons à quelqu’un !… Moi, j’ai une peur affreuse del’eau froide. Rien que la vue des gens qui se baignent me faitgrelotter.

Et elle eut un joli frisson, en remontant ses épaules potelées,comme un oiseau mouillé qui se secoue.

– Alors c’est un conte ? dit madame de Guiraud.

– Mais bien sûr. Je parie que c’est lui qui l’a inventé. Ilm’exècre depuis qu’il a passé là-bas un mois avec nous.

Du monde commençait à arriver. Les dames, une touffe de fleursdans les cheveux, les bras arrondis, souriaient avec un balancementde tête ; les hommes, en habit, le chapeau à la main,s’inclinaient, tâchaient de trouver une phrase. Madame Deberle,tout en causant, tendait le bout des doigts aux familiers de lamaison ; et beaucoup ne disaient rien, saluaient et passaient.Cependant, mademoiselle Aurélie venait d’entrer. Tout de suite,elle s’extasia sur la robe de Juliette, une robe de velours frappébleu marine, garnie de faille. Alors, les dames, qui se trouvaientlà, parurent seulement apercevoir la robe. Oh ! délicieuse,vraiment délicieuse ! Elle sortait de chez Worms. On en causacinq minutes. Le café était pris, les invités avaient reposé lestasses vides un peu partout, sur le plateau, sur lesconsoles ; seul, le vieux monsieur n’en finissait pas,s’arrêtant à chaque gorgée pour causer avec une dame. Une odeurchaude, l’arôme du café mêlé aux légers parfums des toilettes,montait.

– Vous savez que je n’ai rien eu, dit le fils Tissot àPauline, qui lui parlait d’un peintre chez lequel son père l’avaitconduite voir des tableaux.

– Comment ! vous n’avez rien eu ?… Je vous aiapporté une tasse de café.

– Non, mademoiselle, je vous assure.

– Mais je veux absolument que vous ayez quelque chose…Attendez, voici de la chartreuse !

Madame Deberle avait appelé discrètement son mari d’un signe detête. Le docteur comprit, ouvrit lui-même la porte du grand salon,où l’on passa, tandis qu’un domestique enlevait le plateau. Ilfaisait presque froid dans la vaste pièce, que six lampes et unlustre à dix bougies éclairaient d’une vive lumière blanche. Desdames étaient déjà là, rangées en cercle devant la cheminée ;il n’y avait que deux ou trois hommes, debout au milieu des jupesétalées. Et, par la porte du salon réséda laissée ouverte, onentendait la voix aiguë de Pauline, restée seule avec le filsTissot.

– Maintenant que je l’ai versé, vous allez le boire, biensûr… Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Pierre aemporté le plateau.

Puis, on la vit paraître, toute blanche, dans sa robe garnie decygne. Elle annonça, avec un sourire qui montrait ses dents entreses lèvres fraîches :

– Voici le beau Malignon.

Les poignées de main et les salutations continuaient. MonsieurDeberle s’était mis près de la porte. Madame Deberle, assise aumilieu des dames sur un pouf très bas, se levait à chaque instant.Quand Malignon se présenta, elle affecta de tourner la tête. Ilétait très correctement mis, frisé au petit fer, les cheveuxséparés par une raie qui lui descendait jusqu’à la nuque. Sur leseuil, il avait fixé dans son œil droit un monocle, d’une légèregrimace, « pleine de chic », comme le répétaitPauline ; et il promenait un regard autour du salon.Nonchalamment, il serra la main au docteur, sans rien dire, puiss’avança vers madame Deberle devant laquelle il plia sa longuetaille, pincée dans son habit noir.

– Ah ! c’est vous, dit-elle de façon à être entendue.Il paraît que vous nagez maintenant ?

Il ne comprit pas, mais il répondit tout de même, pour faire del’esprit.

– Sans doute… Un jour, j’ai sauvé un terre-neuve qui senoyait.

Les dames trouvèrent cela charmant. Madame Deberle elle-mêmeparut désarmée.

– Je vous permets les terre-neuve, répondit-elle.Seulement, vous savez bien que je ne me suis pas baignée une seulefois à Trouville.

– Ah ! la leçon que je vous ai donnée !s’écria-t-il. Eh bien ! est-ce qu’un soir, dans votre salle àmanger, je ne vous ai pas dit qu’il fallait remuer les pieds et lesmains ?

Toutes ces dames se mirent à rire. Il était délicieux. Juliettehaussa les épaules. On ne pouvait pas causer sérieusement avec lui.Et elle se leva pour aller au-devant d’une dame qui avait un grandtalent de pianiste, et qui venait pour la première fois chez elle.Hélène, assise près du feu, avec son beau calme, regardait etécoutait. Malignon surtout semblait l’intéresser. Elle lui avait vufaire une évolution savante pour se rapprocher de madame Deberle,qu’elle entendait causer derrière son fauteuil. Tout d’un coup, lesvoix changèrent. Elle se renversa afin de mieux entendre. La voixde Malignon disait :

– Pourquoi n’êtes-vous pas venue, hier ? Je vous aiattendue jusqu’à six heures.

– Laissez-moi, vous êtes fou, murmurait Juliette.

Ici, la voix de Malignon s’éleva, grasseyante.

– Ah ! vous ne croyez pas l’histoire de monterre-neuve. Mais j’ai reçu une médaille, je vous la montrerai.

Et il ajouta, très bas :

– Vous m’aviez promis… Rappelez-vous…

Toute une famille arrivait. Madame Deberle éclata encompliments, tandis que Malignon reparaissait au milieu des dames,son monocle dans l’œil. Hélène resta toute pâle des paroles rapidesqu’elle venait de surprendre. C’était un coup de foudre pour elle,quelque chose d’inattendu et de monstrueux. Comment cette femme siheureuse, d’un visage si calme, aux joues blanches et reposées,pouvait-elle trahir son mari ? Elle lui avait toujours connuune cervelle d’oiseau, une pointe d’égoïsme aimable qui la gardaitcontre les ennuis d’une sottise. Et avec un Malignon encore !Brusquement, elle revit les après-midi du jardin, Juliettesouriante et affectueuse sous le baiser dont le docteur effleuraitses cheveux. Ils s’aimaient pourtant. Alors, par un sentimentqu’elle ne s’expliqua pas, elle fut pleine de colère contreJuliette, comme si elle venait d’être personnellement trompée. Celal’humiliait pour Henri, une fureur jalouse l’emplissait, sonmalaise se lisait si clairement sur sa face, que mademoiselleAurélie lui demanda :

– Qu’est-ce que vous avez ?… Vous êtessouffrante ?

La vieille demoiselle s’était assise près d’elle, enl’apercevant seule. Elle lui témoignait une vive amitié, charmée dela façon complaisante dont cette femme si grave et si belleécoutait pendant des heures ses commérages.

Mais Hélène ne répondit pas. Elle avait un besoin, celui de voirHenri, de savoir à l’instant ce qu’il faisait, quelle figure ilavait. Elle se souleva, le chercha dans le salon, finit par letrouver. Il causait, debout devant un gros homme blême, et il étaitbien tranquille, l’air satisfait, avec son sourire fin. Un moment,elle l’examina. Elle éprouvait pour lui une commisération qui lerapetissait un peu, en même temps qu’elle l’aimait davantage, d’unetendresse où il entrait une vague idée de protection. Sonsentiment, très confus encore, était qu’elle devait à cette heurecompenser autour de lui le bonheur perdu.

– Ah bien ! murmurait mademoiselle Aurélie, cela vaêtre gai, si la sœur de madame de Guiraud chante… C’est la dixièmefois que j’entends Les Tourterelles. Elle n’a que ça, cethiver… Vous savez qu’elle est séparée de son mari. Regardez cemonsieur brun, là-bas, près de la porte. Ils sont au mieux.Juliette est bien forcée de le recevoir, sans cela elle neviendrait pas…

– Ah ! dit Hélène.

Madame Deberle, vivement, allait de groupe en groupe, priantqu’on fit silence pour écouter la sœur de madame de Guiraud. Lesalon s’était empli, une trentaine de dames en occupaient lemilieu, assises, chuchotant et riant ; deux, cependant,restaient debout, causant plus haut, avec de jolis mouvementsd’épaules ; tandis que cinq ou six hommes, très à l’aise,semblaient là chez eux, comme perdus sous les jupes. QuelquesChut ! discrets coururent, le bruit des voix tomba,les visages prirent une expression immobile et ennuyée ; et iln’y eut plus que le battement des éventails dans l’air chaud.

La sœur de madame de Guiraud chantait, mais Hélène n’écoutaitpas. Maintenant, elle regardait Malignon qui semblait goûterLes Tourterelles, en affectant un amour immodéré de lamusique. Était-ce possible ! ce garçon-là ! Sans doute,c’était à Trouville qu’ils avaient joué quelque jeu dangereux. Lesparoles, surprises par Hélène, semblaient indiquer que Julietten’avait pas cédé encore ; mais la chute paraissait prochaine.Devant elle, Malignon marquait la mesure d’un balancementravi ; madame Deberle avait une admiration complaisante,pendant que le docteur se taisait, patient et aimable, attendant lafin du morceau pour reprendre son entretien avec le gros hommeblême.

De légers applaudissements s’élevèrent, lorsque la chanteuse setut. Et des voix se pâmaient.

– Délicieux ! Ravissant !

Mais le beau Malignon, allongeant les bras par-dessus lescoiffures des dames, tapait ses doigts gantés, sans faire de bruit,en répétant « Brava ! Brava ! » d’une voixchantante qui dominait les autres.

Tout de suite, cet enthousiasme tomba, les visages détendus sesourirent, quelques dames se levèrent, tandis que les conversationsrepartaient, au milieu du soulagement général. La chaleurgrandissait, une odeur musquée s’envolait des toilettes sous lebattement des éventails. Par moments, dans le murmure descauseries, un rire perlé sonnait, un mot dit à voix haute faisaittourner les têtes. À trois reprises déjà, Juliette était allée dansle petit salon, pour supplier les hommes qui s’y réfugiaient de nepas abandonner ainsi les dames. Ils la suivaient ; et, dixminutes après, ils avaient encore disparu.

– C’est insupportable, murmurait-elle d’un air fâché, on nepeut en retenir un.

Cependant, mademoiselle Aurélie nommait les dames à Hélène, quivenait seulement aux soirées du docteur pour la seconde fois. Il yavait là toute la haute bourgeoisie de Passy, des gens très riches.Puis, se penchant :

– Décidément, c’est fait… Madame de Chermette marie safille à ce grand blond avec lequel elle est restée dix-huit mois…Au moins, voilà une belle-mère qui aimera son gendre.

Mais elle s’interrompit, très surprise.

– Tiens ! le mari de madame Levasseur qui cause avecl’amant de sa femme !… Juliette avait pourtant juré de ne plusles recevoir ensemble.

Hélène, d’un regard lent, faisait le tour du salon. Dans cemonde digne, parmi cette bourgeoisie d’apparence si honnête, il n’yavait donc que des femmes coupables ? Son rigorisme provincials’étonnait des promiscuités tolérées de la vie parisienne. Et,amèrement, elle se raillait d’avoir tant souffert, lorsque Juliettemettait sa main dans la sienne. Vraiment ! elle était biensotte de garder de si beaux scrupules ! L’adultères’embourgeoisait là d’une béate façon, aiguisé d’une pointe deraffinement coquet. Madame Deberle, maintenant, semblait remiseavec Malignon ; et, petite, pelotonnant dans un fauteuil sesrondeurs de jolie brune douillette, elle riait des mots d’espritqu’il disait. Monsieur Deberle vint à passer.

– Vous ne vous disputez donc pas ce soir ?demanda-t-il.

– Non, répondit Juliette très gaiement. Il dit trop debêtises… Si tu savais toutes les bêtises qu’il nous dit…

On chanta de nouveau. Mais le silence fut plus difficile àobtenir. C’était le fils Tissot qui chantait un duo de laFavorite avec une dame très mûre, coiffée à l’enfant.Pauline, debout à une des portes, au milieu des habits noirs,regardait le chanteur d’un air d’admiration ouverte, comme elleavait vu regarder des œuvres d’art.

– Oh ! la belle tête ! laissa-t-elle échapper,pendant une phrase étouffée de l’accompagnement, et si haut, quetout le salon l’entendit.

La soirée s’avançait, une lassitude noyait les figures. Desdames, assises depuis trois heures sur le même fauteuil, avaient unair d’ennui inconscient, heureuses pourtant de s’ennuyer là. Entredeux morceaux, écoutés d’une oreille, les causeries reprenaient, etil semblait que ce fût la sonorité vide du piano qui continuât.Monsieur Letellier racontait qu’il était allé surveiller unecommande de soie à Lyon ; les eaux de la Saône ne semélangeaient pas aux eaux du Rhône, cela l’avait beaucoup frappé.Monsieur de Guiraud, un magistrat, laissait tomber des phrasessentencieuses sur la nécessité d’endiguer le vice à Paris. Onentourait un monsieur qui connaissait un Chinois, et qui donnaitdes détails. Deux dames, dans un coin, échangeaient des confidencessur leurs domestiques. Cependant, dans le groupe de femmes oùtrônait Malignon, on causait littérature : madame Tissotdéclarait Balzac illisible ; il ne disait pas non, seulementil faisait remarquer que Balzac avait, de loin en loin, une pagebien écrite.

– Un peu de silence ! cria Pauline. Elle va jouer.

C’était la pianiste, la dame qui avait un si beau talent. Toutesles têtes se tournèrent par politesse. Mais, au milieu durecueillement, on entendit de grosses voix d’hommes discutant dansle petit salon. Madame Deberle parut désespérée. Elle se donnait unmal infini.

– Ils sont assommants, murmura-t-elle. Qu’ils restentlà-bas, puisqu’ils ne veulent pas venir ; mais, au moins,qu’ils se taisent !

Et elle envoya Pauline qui, enchantée, courut faire lacommission.

– Vous savez, messieurs, on va jouer, dit-elle, avec satranquille hardiesse de vierge, dans sa robe de reine. On vous priede vous taire.

Elle parlait très haut, elle avait la voix perçante. Et commeelle resta là, avec les hommes, à rire et à plaisanter, le bruitdevint beaucoup plus fort. La discussion continuait, elle donnaitdes arguments. Dans le salon, madame Deberle était au supplice.D’ailleurs, on avait assez de musique, on resta froid. La pianistese rassit, les lèvres pincées, malgré les compliments exagérés quela maîtresse de maison crut devoir lui adresser.

Hélène souffrait. Henri ne semblait pas la voir. Il ne s’étaitplus approché d’elle. Par moments, il lui souriait de loin. Aucommencement de la soirée, elle avait éprouvé un soulagement à letrouver si raisonnable. Mais, depuis qu’elle connaissait l’histoiredes deux autres, elle aurait souhaité quelque chose, elle ne savaitquoi, une marque de tendresse, quitte même à être compromise. Undésir l’agitait, confus, mêlé à toutes sortes de sentimentsmauvais. Est-ce qu’il ne l’aimait plus, pour rester siindifférent ? Certes, il choisissait son heure. Ah ! sielle avait pu tout lui dire, lui apprendre l’indignité de cettefemme qui portait son nom ! Alors, tandis que le pianoégrenait de petites gammes vives, un rêve la berçait : Henriavait chassé Juliette, et elle était avec lui comme sa femme, dansdes pays lointains dont ils ignoraient la langue.

Une voix la fit tressaillir.

– Vous ne prenez donc rien ? demandait Pauline.

Le salon était vide. On venait de passer dans la salle à manger,pour le thé. Hélène se leva péniblement. Tout se brouillait dans satête. Elle pensait qu’elle avait rêvé cela, les paroles entendues,la chute prochaine de Juliette, l’adultère bourgeois, souriant etpaisible. Si ces choses étaient vraies, Henri serait près d’elle,tous deux auraient déjà quitté cette maison.

– Vous prendrez bien une tasse de thé ?

Elle sourit, elle remercia madame Deberle, qui lui avait gardéune place à la table. Des assiettes de pâtisseries et de sucreriescouvraient la nappe, tandis qu’une grande brioche et deux gâteauxs’élevaient symétriquement sur des compotiers ; et, comme laplace manquait, les tasses à thé se touchaient presque, séparées dedeux en deux par d’étroites serviettes grises, à longues franges.Les dames seules étaient assises. Elles mangeaient du bout de leursmains dégantées des petits fours et des fruits confits, se passantle pot à crème, versant elles-mêmes avec des gestes délicats.Pourtant, trois ou quatre s’étaient dévouées et servaient leshommes. Ceux-ci, debout le long des murs, buvaient, en prenanttoutes sortes de précautions pour se garer des coups de coudeinvolontaires. D’autres, restés dans les deux salons, attendaientque les gâteaux vinssent à eux. C’était l’heure où Paulinetriomphait. On causait plus fort, des rires et des bruitscristallins d’argenterie sonnaient, l’odeur de musc se chauffaitencore des parfums pénétrants du thé.

– Passez-moi donc la brioche, dit mademoiselle Aurélie, quise trouvait justement auprès d’Hélène. Toutes ces sucreries ne sontpas sérieuses.

Elle avait déjà vidé deux assiettes. Puis, la bouchepleine :

– Voilà le monde qui se retire… On va être à son aise.

Des dames s’en allaient en effet, après avoir serré la main demadame Deberle. Beaucoup d’hommes étaient partis, discrètement.L’appartement se vidait. Alors, des messieurs s’assirent à leurtour devant la table. Mais mademoiselle Aurélie ne lâcha pas laplace. Elle aurait bien voulu un verre de punch.

– Je vais vous en chercher un, dit Hélène qui se leva.

– Oh ! non, merci… Ne prenez pas cette peine.

Depuis un instant, Hélène surveillait Malignon. Il était allédonner une poignée de main au docteur, il saluait maintenantJuliette, sur le seuil de la porte. Elle avait son visage blanc,ses yeux clairs, et, à son sourire complaisant, on aurait pu croirequ’il la complimentait au sujet de sa soirée. Comme Pierre versaitle punch sur un dressoir, près de la porte, Hélène s’avança etmanœuvra de façon à se trouver cachée derrière le retour de laportière. Elle écouta.

– Je vous en prie, disait Malignon, venez après-demain… Jevous attendrai à trois heures…

– Vous ne pouvez donc pas être sérieux ? répondaitmadame Deberle en riant. En dites-vous, des bêtises !

Mais il insistait, répétant toujours :

– Je vous attendrai… Venez après-demain… Vous savezoù ?

Alors, rapidement, elle murmura :

– Eh bien, oui, après-demain.

Malignon s’inclina et partit. Madame de Chermette se retiraitavec madame Tissot. Juliette, gaiement, les accompagna dansl’antichambre, en disant à la première, de son air le plusaimable :

– J’irai vous voir après-demain… J’ai un tas de visites, cejour-là.

Hélène était restée immobile, très pâle. Cependant, Pierre, quiavait versé le punch, lui tendait le verre. Elle le pritmachinalement, elle le porta à mademoiselle Aurélie qui attaquaitles fruits confits.

– Oh ! vous êtes trop gentille, s’écria la vieilledemoiselle. J’aurais fait signe à Pierre… Voyez-vous, on a tort dene pas offrir de punch aux dames… Quand on a mon âge…

Mais elle s’interrompit, en remarquant la pâleur d’Hélène.

– Vous souffrez décidément… Prenez donc un verre depunch.

– Merci, ce n’est rien… La chaleur est si forte…

Elle chancelait, elle retourna dans le salon désert, et selaissa tomber sur un fauteuil. Les lampes brûlaient,rougeâtres ; les bougies du lustre, très basses, menaçaient defaire éclater les bobèches. On entendait venir de la salle à mangerles adieux des derniers invités. Hélène avait oublié ce départ,elle voulait rester là, pour réfléchir. Ainsi, ce n’était pas unrêve, Juliette irait chez cet homme. Après-demain ; ellesavait le jour. Oh ! elle ne se gênerait plus, c’était le criqui revenait en elle. Puis, elle pensa que son devoir était deparler à Juliette, de lui éviter la faute. Mais cette bonne penséela glaçait, et elle l’écartait comme importune. Dans la cheminée,qu’elle regardait fixement, une bûche éteinte craquait. L’airalourdi et dormant gardait l’odeur des chevelures.

– Tiens ! vous êtes là, cria Juliette en entrant.Ah ! c’est gentil de ne pas être partie tout de suite… Enfin,on respire !

Et comme Hélène, surprise, faisait mine de se lever :

– Attendez donc, rien ne vous presse… Henri, donne-moi monflacon.

Trois ou quatre personnes s’attardaient, des familiers. Ons’assit devant le feu mort, on causa avec un abandon charmant, dansla lassitude déjà ensommeillée de la grande pièce. Les portesétaient ouvertes, on apercevait le petit salon vide, la salle àmanger vide, tout l’appartement encore éclairé et tombé à un lourdsilence. Henri se montrait d’une galanterie tendre pour safemme ; il venait de monter prendre dans leur chambre sonflacon, qu’elle respirait en fermant lentement les yeux ; etil lui demandait si elle ne s’était pas trop fatiguée. Oui, elleéprouvait un peu de fatigue ; mais elle était ravie, toutavait bien marché. Alors, elle raconta que, les soirs où ellerecevait, elle ne pouvait s’endormir, elle s’agitait dans son litjusqu’à six heures du matin. Henri eut un sourire, on plaisanta.Hélène les regardait, et elle frissonnait, dans cet engourdissementdu sommeil qui semblait peu à peu prendre la maison entière.

Cependant, il n’y avait plus là que deux personnes. Pierre étaitallé chercher une voiture. Hélène demeura la dernière. Une heuresonna. Henri, ne se gênant plus, se haussa et souffla deux bougiesdu lustre qui chauffaient les bobèches. On eût dit un coucher, leslumières éteintes une à une, la pièce se noyant dans une ombred’alcôve.

– Je vous empêche de vous mettre au lit, balbutia Hélène ense levant brusquement. Renvoyez-moi donc.

Elle était devenue très rouge, le sang l’étouffait. Ilsl’accompagnèrent dans l’antichambre. Mais là, comme il faisaitfroid, le docteur s’inquiéta pour sa femme, dont le corsage étaittrès ouvert.

– Rentre, tu prendras du mal… Tu as trop chaud.

– Eh bien ! adieu, dit Juliette, qui embrassa Hélène,comme cela lui arrivait dans ses heures de tendresse. Venez me voirplus souvent.

Henri avait pris le manteau de fourrure, le tenait élargi, pouraider Hélène. Quand elle eut glissé ses deux bras, il remontalui-même le collet, l’habillant ainsi avec un sourire, devant uneimmense glace qui couvrait un mur de l’antichambre. Ils étaientseuls, ils se voyaient dans la glace. Alors, tout d’un coup, sansse tourner, empaquetée dans sa fourrure, elle se renversa entre sesbras. Depuis trois mois, ils n’avaient échangé que des poignées demain amicales ; ils voulaient ne plus s’aimer. Lui, cessa desourire ; sa figure changeait, ardente et gonflée. Il la serrafollement, il la baisa au cou. Et elle plia la tête en arrière pourlui rendre son baiser.

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