Une page d’amour

Chapitre 3

 

Le lendemain, Rosalie ne put servir le café au lait que versneuf heures. Hélène s’était levée tard, courbaturée, toute pâle ducauchemar de la nuit. Elle fouilla dans la poche de sa robe, sentitla lettre, la renfonça et vint s’asseoir devant le guéridon, sansparler. Jeanne aussi avait la tête lourde, la mine grise etinquiète. Elle quittait son petit lit à regret, n’ayant pas le cœurau jeu, ce matin-là. Le ciel était couleur de suie, une lumièrelouche attristait la chambre, tandis que de brusques averses, detemps à autre, cinglaient les vitres.

– Mademoiselle est dans ses noirs, disait Rosalie, quicausait toute seule. Elle ne peut pas être dans ses roses deuxjours de suite… Voilà ce que c’est que d’avoir tant sautéhier !

– Est-ce que tu es malade, Jeanne ? demandaHélène.

– Non, maman, répondit la petite. C’est ce vilain ciel.

Hélène retomba dans son silence. Elle acheva son café, resta là,absorbée, les yeux sur la flamme. En se levant, elle venait de sedire que son devoir lui commandait de parler à Juliette, de lafaire renoncer au rendez-vous de l’après-midi. Comment ? ellel’ignorait ; mais la nécessité de sa démarche l’avait toutd’un coup frappée, et il n’y avait plus, dans sa tête, que lapensée de cette tentative, qui s’imposait et l’obsédait. Dix heuressonnèrent, elle s’habilla. Jeanne la regardait. Lorsqu’elle la vitprendre son chapeau, elle serra ses petites mains, comme si elleavait eu froid, tandis qu’une ombre de souffrance descendait surson visage. D’habitude, elle se montrait très jalouse des sortiesde sa mère, ne voulant pas la quitter, exigeant d’aller partoutavec elle.

– Rosalie, dit Hélène, dépêchez-vous de finir la chambre…Ne sortez pas. Je reviens à l’instant.

Et elle se pencha, embrassa rapidement Jeanne, sans remarquerson chagrin. Dès qu’elle fut partie, l’enfant, qui avait mis sadignité à ne pas se plaindre, eut un sanglot.

– Oh ! que c’est laid, mademoiselle ! répétait labonne en manière de consolation. Pardi ! on ne vous la volerapas, votre maman. Il faut bien lui laisser faire ses affaires… Vousne pouvez pas être toujours pendue à ses jupes.

Cependant, Hélène avait tourné le coin de la rue Vineuse, filantle long des murs, pour se protéger contre une averse. Ce fut Pierrequi lui ouvrit ; mais il parut embarrassé.

– Madame Deberle est chez elle ?

– Oui, madame ; seulement, je ne sais pas…

Et comme Hélène, en intime, se dirigeait vers le salon, il sepermit de l’arrêter.

– Attendez, madame, je vais voir.

Il se coula dans la pièce, en entrouvrant la porte le moinspossible, et l’on entendit aussitôt la voix de Juliette qui sefâchait.

– Comment, vous avez laissé entrer ! Je vous avaisformellement défendu… C’est incroyable, on ne peut être tranquilleune minute.

Hélène poussa la porte, résolue à accomplir ce qu’elle croyaitêtre son devoir.

– Tiens, c’est vous ! dit Juliette, en l’apercevant.J’avais mal entendu…

Mais elle gardait son air contrarié. Évidemment, la visiteuse lagênait.

– Est-ce que je vous dérange ? demanda celle-ci.

– Non, non… Vous allez comprendre. C’est une surprise quenous ménageons. Nous répétons le Caprice pour le jouer à un de mesmercredis. Précisément, nous avions choisi le matin, afin quepersonne ne pût se douter… Oh ! restez maintenant. Vous serezdiscrète, voilà tout.

Et, tapant dans ses mains, s’adressant à madame Berthier, quiétait debout au milieu du salon, elle reprit, sans plus s’occuperd’Hélène :

– Voyons, voyons, travaillons… Vous ne mettez pas assez definesse dans cette phrase : « Faire une bourse encachette de son mari, cela passerait, aux yeux de bien des gens,pour un peu plus que romanesque… » Répétez cela.

Hélène, très étonnée de l’occupation où elle la trouvait,s’était assise en arrière. On avait poussé contre les murs lessièges et les tables, le tapis restait libre. Madame Berthier, uneblonde délicate, disait son monologue, en levant les yeux auplafond, pour chercher les mots ; tandis que la forte madamede Guiraud, une belle brune, qui s’était chargée du rôle de madamede Léry, attendait dans un fauteuil le moment de faire son entrée.Ces dames, en petite toilette du matin, n’avaient retiré ni leurschapeaux ni leurs gants. Et, devant elles, tenant à la main levolume de Musset, Juliette, ébouriffée, enveloppée dans un grandpeignoir de cachemire blanc, prenait des airs convaincus derégisseur qui indique aux artistes des inflexions de voix et desjeux de scène. Comme le jour était très bas, les petits rideaux detulle brodé, relevés et croisés sur le bouton de l’espagnolette,laissaient voir le jardin, qui s’enfonçait, noir d’humidité.

– Vous n’êtes pas assez émue, déclarait Juliette. Mettezplus d’intention, chaque mot doit porter. « Nous allons donc,ma chère petite bourse, vous faire votre dernière toilette… »Recommencez.

– Je serai très mauvaise, dit languissamment madameBerthier. Pourquoi ne jouez-vous pas ça à ma place ? Vousferiez une Mathilde délicieuse.

– Oh ! moi, non… Il faut une blonde d’abord. Ensuite,je suis un très bon professeur, mais je n’exécute pas… Travaillons,travaillons.

Hélène restait dans son coin. Madame Berthier, tout à son rôle,ne s’était pas même tournée. Madame de Guiraud lui avait adressé unléger signe de tête. Et elle sentait qu’elle était de trop, qu’elleaurait dû refuser de s’asseoir. Ce qui la retenait, ce n’était plustant la pensée d’un devoir à accomplir, qu’un singulier sentiment,profond et confus, qu’elle avait parfois éprouvé là. Elle souffraitde la façon indifférente dont Juliette la recevait. Il y avait,chez celle-ci, de continuels caprices d’amitié ; elle adoraitles gens pendant trois mois, se jetait à leur cou, ne semblaitvivre que pour eux ; puis, un matin, sans dire pourquoi, ellene paraissait plus les connaître. Sans doute, elle obéissait, encela comme en toutes choses, à une mode, au besoin d’aimer lespersonnes qu’on aimait autour d’elle. Ces brusques sautes detendresse blessaient beaucoup Hélène, dont l’esprit large et calmerêvait toujours d’éternité. Elle était souvent sortie de chez lesDeberle très triste, emportant un véritable désespoir du peu defondement qu’on pouvait faire sur les affections humaines. Mais, cejour-là, dans la crise qu’elle traversait, c’était une douleur plusvive encore.

– Nous passons la scène de Chavigny, dit Juliette. Il neviendra pas, ce matin… Voyons l’entrée de madame de Léry. À vous,madame de Guiraud… Prenez la réplique.

Et elle lut :

– « Figurez-vous que je lui montre cettebourse… »

Madame de Guiraud s’était levée. Parlant d’une voix de tête,prenant un air fou, elle commença :

– « Tiens, c’est assez gentil. Voyons donc. »

Lorsque le domestique lui avait ouvert, Hélène s’imaginait unetout autre scène. Elle croyait trouver Juliette nerveuse, trèspâle, frissonnant à la pensée du rendez-vous, hésitante etattirée ; et elle se voyait elle-même la conjurant deréfléchir, jusqu’à ce que la jeune femme, étranglée de sanglots, sejetât dans ses bras. Alors, elles auraient pleuré ensemble, Hélènese serait retirée avec la pensée qu’Henri désormais était perdupour elle, mais qu’elle avait assuré son bonheur. Et, nullement,elle tombait sur cette répétition, à laquelle elle ne comprenaitrien ; elle trouvait Juliette le visage reposé, ayant biendormi à coup sûr, l’esprit assez libre pour discuter les gestes demadame Berthier, ne se préoccupant pas le moins du monde de cequ’elle pourrait faire l’après-midi. Cette indifférence, cettelégèreté glaçaient Hélène, qui arrivait toute brûlante depassion.

Elle voulut parler. Elle demanda, au hasard :

– Qui est-ce qui fait ce Chavigny ?

– Malignon, dit Juliette, en se tournant d’un air étonné.Il a joué Chavigny tout l’hiver dernier… L’ennuyeux, c’est qu’on nepeut pas l’avoir aux répétitions… Écoutez, mesdames, je vais lirele rôle de Chavigny. Sans cela, nous n’en sortirons jamais.

Et, dès lors, elle aussi joua, faisant l’homme, avec ungrossissement involontaire de la voix et des airs cavaliers qu’elleprenait, entraînée par la situation. Madame Berthier roucoulait, lagrosse madame de Guiraud se donnait une peine infinie pour êtrevive et spirituelle. Pierre entra mettre du bois au feu ; et,d’un regard en dessous, il examinait ces dames, qu’il trouvaitdrôles.

Cependant, Hélène, toujours résolue, malgré le serrement de soncœur, essaya de prendre Juliette à l’écart.

– Une minute seulement. J’ai quelque chose à vous dire.

– Oh ! impossible, ma chère… Vous voyez bien, je suisprise… Demain, si vous avez le temps.

Hélène se tut. Le ton détaché de la jeune femme l’irritait. Ellesentait une colère, à la voir si paisible, lorsqu’elle-mêmeendurait depuis la veille une si douloureuse agonie. Un instant,elle fut sur le point de se lever et de laisser aller les choses.Elle était bien sotte de vouloir sauver cette femme ; tout soncauchemar de la nuit recommençait ; sa main, qui venait dechercher la lettre dans sa poche, la serrait, brûlante de fièvre.Pourquoi donc aurait-elle aimé les autres, puisque les autres nel’aimaient pas et ne souffraient pas comme elle ?

– Oh ! très bien, cria tout d’un coup Juliette.

Madame Berthier appuyait la tête à l’épaule de madame deGuiraud, en sanglotant, en répétant :

– « Je suis sûre qu’il l’aime, j’en suissûre. »

– Vous aurez un succès fou, dit Juliette. Prenez un temps,n’est-ce pas ?… « Je suis sûre qu’il l’aime, j’en suissûre… » Et laissez votre tête. C’est adorable… À vous, madamede Guiraud.

– « Non, mon enfant, ça ne se peut pas ; c’est uncaprice, une fantaisie… » déclama la grosse dame.

– Parfait ! Mais la scène est longue. Hein ?reposons-nous un instant… Il faut que nous réglions bien cemouvement-là.

Alors, toutes trois, elles discutèrent l’arrangement du salon.La porte de la salle à manger, à gauche, servirait pour les entréeset les sorties ; on placerait un fauteuil à droite, un canapéau fond, et l’on pousserait la table près de la cheminée. Hélène,qui s’était levée, les suivait, comme si elle se fût intéressée àcette mise en place. Elle avait renoncé au projet de provoquer uneexplication, elle voulait simplement faire une dernière tentative,en empêchant Juliette de se trouver au rendez-vous.

– Je venais, lui dit-elle vous demander si ce n’est pasaujourd’hui que vous faites une visite à madame de Chermette.

– Oui, cette après-midi.

– Alors, si vous le permettez, je viendrai vous prendre,car il y a longtemps que j’ai promis à cette dame d’aller lavoir.

Juliette eut une seconde d’embarras. Mais elle se remit tout desuite.

– Certainement, je serais très heureuse… Seulement, j’ai untas de courses, je passe chez des fournisseurs d’abord, je ne saisvraiment pas à quelle heure j’arriverai chez madame deChermette.

– Ça ne fait rien, reprit Hélène ; ça mepromènera.

– Écoutez, je puis vous parler franchement… Eh bien !n’insistez pas, vous me gêneriez… Ce sera pour l’autre lundi.

Cela était dit sans une émotion, si nettement, avec un sitranquille sourire, qu’Hélène, confondue, n’ajouta rien. Elle dutdonner un coup de main à Juliette, qui voulait tout de suite porterle guéridon près de la cheminée. Puis, elle se recula, tandis quela répétition continuait. Après la fin de la scène, madame deGuiraud, dans son monologue, lança avec beaucoup de force ces deuxphrases :

– « Mais quel abîme est donc le cœur de l’homme !Ah ! ma foi, nous valons mieux qu’eux ! »

Que devait-elle faire, maintenant ? Et Hélène, dans letumulte que cette question soulevait en elle, n’avait plus que despensées confuses de violence. Elle éprouvait l’irrésistible besoinde se venger du beau calme de Juliette, comme si cette sérénitéétait une injure à la fièvre qui l’agitait. Elle rêvait sa perte,pour voir si elle garderait toujours le sang-froid de sonindifférence. Puis, elle se méprisait d’avoir eu des délicatesseset des scrupules. Vingt fois, elle aurait dû dire à Henri :« Je t’aime, prends-moi, allons-nous-en », et ne pasfrissonner, et montrer le visage blanc et reposé de cette femme,qui, trois heures avant un premier rendez-vous, jouait la comédiechez elle. À cette minute encore, elle tremblait plusqu’elle ; c’était là ce qui l’affolait, la conscience de sonemportement au milieu de la paix rieuse de ce salon, la peurd’éclater tout d’un coup en paroles passionnées. Elle était donclâche ?

Une porte s’était ouverte, elle entendit tout d’un coup la voixd’Henri qui disait :

– Ne vous dérangez pas… Je passe seulement.

La répétition allait finir. Juliette, qui lisait toujours lerôle de Chavigny, venait de saisir la main de madame deGuiraud.

– « Ernestine, je vous adore ! »cria-t-elle, dans un élan plein de conviction.

– « Vous n’aimez donc plus madame deBlainville ? » récita madame de Guiraud.

Mais Juliette refusa de continuer, tant que son mari resteraitlà. Les hommes n’avaient pas besoin de savoir. Alors, le docteur semontra très aimable pour ces dames ; il les complimenta, illeur promit un grand succès. Ganté de noir, très correct avec sonvisage rasé, il rentrait de ses visites. En arrivant, il avaitsimplement salué Hélène d’un petit signe de tête. Lui, avait vu, àla Comédie-Française, une très grande actrice dans le rôle demadame de Léry ; et il indiquait à madame de Guiraud des jeuxde scène.

– Au moment où Chavigny va tomber à vos pieds, vous vousapprochez de la cheminée, vous jetez la bourse au feu. Froidement,n’est-ce pas ? sans colère, en femme qui joue l’amour…

– Bon, bon, laisse-nous, répétait Juliette. Nous savonstout ça.

Et, comme il poussait enfin la porte de son cabinet, elle repritle mouvement.

– « Ernestine, je vous adore ! »

Henri, avant de sortir, avait salué Hélène du même signe detête. Elle était restée muette, s’attendant à quelque catastrophe.Ce brusque passage du mari lui semblait plein de menaces. Maislorsqu’il ne fut plus là, il lui apparut ridicule, avec sapolitesse et son aveuglement. Lui aussi s’occupait de cette comédieimbécile ! Et il n’avait pas eu une flamme dans le regard enla voyant là ! Alors, toute la maison lui devint hostile etglaciale. C’était un écroulement, rien ne la retenait plus, carelle détestait Henri autant que Juliette. Au fond de sa poche, elleavait repris la lettre entre ses doigts crispés. Elle balbutia un« au revoir », elle s’en alla, dans un vertige quifaisait tourner les meubles autour d’elle ; tandis que cesmots prononcés par madame de Guiraud retentissaient à ses oreillessonnantes :

– « Adieu. Vous m’en voudrez peut-être aujourd’hui,mais vous aurez demain quelque amitié pour moi, et, croyez-moi,cela vaut mieux qu’un caprice. »

Sur le trottoir, lorsque Hélène eut refermé la porte, elle tirala lettre d’un geste violent et comme mécanique, elle la glissadans la boîte. Puis elle demeura quelques secondes, stupide, àregarder l’étroite lame de cuivre qui était retombée.

– C’est fait, dit-elle à demi-voix.

Elle revoyait les deux chambres tendues de cretonne rose, lesbergères, le grand lit ; il y avait là Malignon etJuliette ; tout d’un coup le mur se fendait, le marientrait ; et elle ne savait plus, elle était très calme. D’unregard instinctif, elle regarda si personne ne l’avait aperçuemettant la lettre. La rue était vide. Elle tourna le coin, elleremonta.

– Tu as été sage, ma chérie ? dit-elle en embrassantJeanne.

La petite, assise sur le même fauteuil, leva son visage boudeur.Sans répondre, elle jeta ses deux bras autour du cou de sa mère,elle la baisa, en poussant un gros soupir. Elle avait bien duchagrin.

Au déjeuner, Rosalie s’étonna.

– Madame a donc fait une longue course ?

– Pourquoi donc ? demanda Hélène.

– C’est que Madame mange d’un tel appétit… Il y a longtempsque Madame n’a si bien mangé…

C’était vrai. Elle avait très faim, un brusque soulagement luicreusait l’estomac. Elle se sentait dans une paix, dans unbien-être indicibles. Après les secousses de ces deux derniersjours, un silence venait de se faire en elle, ses membres étaientdélassés, assouplis comme au sortir d’un bain. Elle n’éprouvaitplus que la sensation d’une lourdeur quelque part, un poids vaguequi l’appesantissait.

Lorsqu’elle rentra dans la chambre, ses regards allèrent droit àla pendule, dont les aiguilles marquaient midi vingt-cinq minutes.Le rendez-vous de Juliette était pour trois heures. Encore deuxheures et demie. Elle fit ce calcul machinalement. D’ailleurs, ellen’avait aucune hâte, les aiguilles marchaient, personne au monde,maintenant, n’avait le pouvoir de les arrêter ; et ellelaissait les faits s’accomplir. Depuis longtemps, un bonnetd’enfant commencé traînait sur le guéridon. Elle le prit et se mità coudre devant la fenêtre. Un grand silence endormait la chambre.Jeanne s’était assise à sa place habituelle ; mais ellerestait les mains lasses, abandonnées.

– Maman, dit-elle, je ne peux pas travailler, ça ne m’amusepas.

– Eh bien, ma chérie, ne fais rien… Tiens, tu enfileras mesaiguilles.

Alors, l’enfant, muette, s’occupa avec des gestes ralentis. Ellecoupait soigneusement des bouts de fil égaux, mettait un tempsinfini à trouver le trou de l’aiguille ; et elle n’arrivaitque juste, sa mère usait une à une les aiguillées qu’elle luipréparait.

– Tu vois, murmura-t-elle, ça va plus vite… Ce soir, messix petits bonnets seront terminés.

Et elle se tourna pour regarder la pendule. Une heure dixminutes. Encore près de deux heures. Maintenant, Juliette devaitcommencer à s’habiller. Henri avait reçu la lettre. Oh !certainement, il irait. Les indications étaient précises, iltrouverait tout de suite. Mais ces choses lui semblaient très loinencore et la laissaient froide. Elle cousait à points réguliers,avec une application d’ouvrière. Les minutes, une à une,s’écoulaient. Deux heures sonnèrent.

Un coup de sonnette l’étonna.

– Qui est-ce donc, petite mère ? demanda Jeanne, quiavait tressailli sur sa chaise.

Et comme monsieur Rambaud entrait :

– C’est toi !… Pourquoi sonnes-tu si fort ? Tum’as fait peur.

Le digne homme parut consterné. Il avait eu la main un peulourde, en effet.

– Je ne suis pas gentille aujourd’hui, j’ai mal, continuaitl’enfant. Il ne faut pas me faire peur.

Monsieur Rambaud s’inquiéta. Qu’avait donc la pauvrechérie ? Et il ne s’assit, rassuré, qu’en apercevant Hélènelui adresser un léger signe, pour l’avertir que l’enfant était dansses noirs, comme disait Rosalie. D’ordinaire, il venait trèsrarement dans la journée. Aussi voulut-il expliquer tout de suitesa visite. C’était pour un compatriote, un vieil ouvrier qui netrouvait plus de travail, à cause de son grand âge, et qui avait safemme paralytique, dans une petite chambre, grande comme la main.On ne se figurait pas une pareille misère. Le matin même, il étaitmonté chez eux, afin de se rendre compte. Un trou sous les toits,avec une fenêtre à tabatière, dont les vitres cassées laissaienttomber la pluie ; là-dedans, une paillasse, une femmeenveloppée dans un ancien rideau, et l’homme hébété, accroupi parterre, n’ayant même plus le courage de donner un coup de balai.

– Oh ! les malheureux, les malheureux ! répétaitHélène, émue aux larmes.

Ce n’était pas le vieil ouvrier qui embarrassait monsieurRambaud. Il le prendrait chez lui, il trouverait bien à l’occuper.Mais la femme, cette paralytique que son mari n’osait laisser uninstant seule et qu’il fallait rouler comme un paquet, où lamettre, qu’en faire ?

– J’ai songé à vous, continua-t-il, il faut que vous lafassiez entrer tout de suite dans un hospice… Je serais allédirectement chez monsieur Deberle, mais j’ai pensé que vous leconnaissiez davantage, que vous auriez plus d’influence… S’il veutbien s’en occuper, l’affaire sera arrangée demain.

Jeanne avait écouté, toute pâle, tremblante d’un frisson depitié. Elle joignit les mains, elle murmura :

– Oh ! maman, sois bonne, fais entrer la pauvrefemme…

– Mais bien sûr ! dit Hélène, dont l’émotiongrandissait. Dès que je vais pouvoir, je parlerai au docteur, ils’occupera lui-même des démarches… Donnez-moi les noms etl’adresse, monsieur Rambaud.

Celui-ci écrivit une note sur le guéridon. Puis, selevant :

– Il est deux heures trente-cinq, dit-il. Vous pourriezpeut-être trouver le docteur chez lui.

Elle s’était levée également, elle regarda la pendule, avec unsursaut de tout son corps. Il était bien deux heures trente-cinq,et les aiguilles marchaient. Elle balbutia, elle dit que le docteurdevait être parti pour ses visites. Ses regards ne quittaient plusla pendule. Cependant, monsieur Rambaud, son chapeau à la main, latenait debout, recommençait son histoire. Ces pauvres gens avaienttout vendu, jusqu’à leur poêle ; depuis le commencement del’hiver, ils passaient les jours et les nuits sans feu. À la fin dedécembre, ils étaient restés quatre jours sans manger. Hélène eutune exclamation douloureuse. Les aiguilles marquaient trois heuresmoins vingt. Monsieur Rambaud mit encore deux grandes minutes àpartir.

– Eh bien ! je compte sur vous, dit-il.

Et, se penchant pour embrasser Jeanne.

– Au revoir, ma chérie.

– Au revoir… Sois tranquille, maman n’oubliera pas, je luiferai souvenir.

Lorsque Hélène revint dans l’antichambre, où elle avaitaccompagné monsieur Rambaud, l’aiguille était aux trois quarts.Dans un quart d’heure, tout serait fini. Immobile devant lacheminée, elle eut la brusque vision de la scène qui allait sepasser : Juliette se trouvait déjà là, Henri entrait et lasurprenait. Elle connaissait la chambre, elle percevait lesmoindres détails avec une netteté effrayante. Alors, secouée encorepar l’histoire lamentable de monsieur Rambaud, elle sentit un grandfrisson qui lui montait des membres à la face. Et un cri éclataiten elle. C’était une infamie, ce qu’elle avait fait, cette lettreécrite, cette dénonciation lâche. Cela lui apparaissait tout d’uncoup ainsi, dans une lueur aveuglante. Vraiment, elle avait commisune infâme pareille ! Et elle se rappelait le geste dont elleavait jeté la lettre dans la boîte, avec la stupeur d’une personnequi en aurait regardé une autre faire une mauvaise action, sansavoir eu l’idée d’intervenir. Elle sortait comme d’un rêve. Ques’était-il donc passé ? Pourquoi était-elle là, à suivretoujours les aiguilles sur ce cadran ? Deux minutes nouvelless’étaient écoulées.

– Maman, dit Jeanne, si tu veux, nous irons voir le docteurensemble, ce soir… Ça me promènera. J’étouffe aujourd’hui.

Hélène n’entendait pas. Encore treize minutes. Elle ne pouvaitpourtant pas laisser s’accomplir une telle abomination. Il n’yavait plus en elle, dans ce réveil tumultueux, qu’une volontéfurieuse d’empêcher cela. Il le fallait, elle ne vivrait plus. Et,folle, elle courut dans la chambre.

– Ah ! tu m’emmènes ! cria Jeanne joyeusement.Nous allons voir le docteur tout de suite, n’est-ce pas, petitemère ?

– Non, non, répondait-elle, cherchant ses bottines, sebaissant pour regarder sous le lit.

Elle ne les trouva pas ; elle eut un geste de suprêmeinsouciance, en pensant qu’elle pouvait bien sortir avec les petitssouliers d’appartement qu’elle avait aux pieds. Maintenant, ellebouleversait l’armoire à glace pour trouver son châle. Jeannes’était approchée, très câline.

– Alors, tu ne vas pas chez le docteur, petitemère ?

– Non.

– Dis, emmène-moi tout de même… Oh ! emmène-moi, tu meferas tant plaisir !

Mais elle avait enfin son châle, elle le jetait sur ses épaules.Mon Dieu ! plus que douze minutes, juste le temps de courir.Elle irait là-bas, elle ferait quelque chose, n’importe quoi. Enchemin, elle verrait.

– Petite mère, emmène-moi, répétait Jeanne d’une voix deplus en plus basse et touchante.

– Je ne puis t’emmener, dit Hélène. Je vais quelque part oùles enfants ne vont pas… Donne-moi mon chapeau.

Le visage de Jeanne avait blêmi. Ses yeux noircirent, sa voixdevint brève. Elle demanda :

– Où vas-tu ?

La mère ne répondit pas, occupée à nouer les brides de sonchapeau. L’enfant continuait :

– Tu sors toujours sans moi, à présent… Hier, tu essortie ; aujourd’hui, tu es sortie ; et voilà que tu t’envas encore. Moi, j’ai trop de peine, j’ai peur ici, toute seule…Oh ! je mourrai, si tu me laisses. Entends-tu, je mourrai,petite mère…

Puis, sanglotante, prise d’une crise de douleur et de rage, ellese cramponna à la jupe d’Hélène.

– Voyons, lâche-moi, sois raisonnable, je vais revenir,répétait celle-ci.

– Non, je ne veux pas… non, je ne veux pas…, bégayaitl’enfant. Oh ! tu ne m’aimes plus, sans cela tu m’emmènerais…Oh ! je sens bien que tu aimes mieux les autres… Emmène-moi,emmène-moi, ou je vais rester là par terre, tu me retrouveras parterre…

Et elle nouait ses petits bras autour des jambes de sa mère,elle pleurait dans les plis de sa robe, s’accrochant à elle, sefaisant lourde pour l’empêcher d’avancer. Les aiguilles marchaient,il était trois heures moins dix. Alors, Hélène pensa que jamaiselle n’arriverait assez tôt ; et, la tête perdue, ellerepoussa Jeanne violemment, en criant :

– Quelle enfant insupportable ! C’est une vraietyrannie !… Si tu pleures, tu auras affaire à moi !

Elle sortit, referma rudement la porte. Jeanne avait reculé enchancelant jusqu’à la fenêtre, les larmes coupées par cettebrutalité, raidie et toute blanche. Elle tendit les bras vers laporte, cria encore à deux reprises : « Maman !maman ! » Et elle resta là, retombée sur sa chaise, lesyeux agrandis, la face bouleversée par cette pensée jalouse que samère la trompait.

Dans la rue, Hélène hâtait le pas. La pluie avait cessé ;seules de grosses gouttes, coulant des gouttières, lui mouillaientlourdement les épaules. Elle s’était promis de réfléchir dehors,d’arrêter un plan. Mais elle n’avait plus que le besoin d’arriver.Lorsqu’elle s’engagea dans le passage des Eaux, elle hésita uneseconde. L’escalier se trouvait changé en torrent, les ruisseaux dela rue Raynouard débordaient et s’engouffraient. Il y avait, lelong des marches, entre les murs resserrés, des rejaillissementsd’écume ; tandis que des pointes de pavé miroitaient, lavéespar l’averse. Un coup de lumière blafarde, tombant du ciel gris,blanchissait le passage, entre les branches noires des arbres. Elleretroussa à peine sa jupe, elle descendit. L’eau montait à seschevilles, ses petits souliers manquèrent de rester dans lesflaques ; et elle entendait autour d’elle, le long de ladescente, un chuchotement clair, pareil au murmure des petitesrivières qui coulent sous les herbes, au fond des bois.

Tout d’un coup, elle se trouva dans l’escalier, devant la porte.Elle demeura là, haletante, torturée. Puis, elle se souvint, ellepréféra frapper à la cuisine.

– Comment, c’est vous ! dit la mère Fétu.

Elle n’avait pas sa voix larmoyante. Ses yeux minces luisaient,pendant qu’un rire de vieille complaisante frétillait dans lesmille rides de son visage. Elle ne se gênait plus, elle lui tapotadans les mains, en écoutant ses paroles entrecoupées. Hélène luidonna vingt francs.

– Dieu vous le rende ! balbutia la mère Fétu parhabitude. Tout ce que vous voudrez, ma petite.

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