Une page d’amour

Chapitre 5

 

En haut, dans sa chambre, dans cette douceur cloîtrée qu’elleretrouvait, Hélène se sentit étouffer. La pièce l’étonnait, sicalme, si bien close, si endormie sous les tentures de veloursbleu, tandis qu’elle y apportait le souffle court et ardent del’émotion qui l’agitait. Était-ce sa chambre, ce coin mort desolitude où elle manquait d’air ? Alors, violemment, elleouvrit une fenêtre, elle s’accouda en face de Paris.

La pluie avait cessé, les nuages s’en allaient, pareils à untroupeau monstrueux, dont la file débandée s’enfonçait dans lesbrumes de l’horizon. Une trouée bleue s’était faite au-dessus de laville, s’élargissant lentement. Mais Hélène, les coudes frémissantssur la barre d’appui, encore essoufflée d’avoir monté trop vite, nevoyait rien, n’entendait que son cœur battant à grands coups contresa gorge, qu’il soulevait. Elle respirait longuement, il luisemblait que l’immense vallée, avec son fleuve, ses deux millionsd’existences, sa cité géante, ses coteaux lointains, n’aurait pointassez d’air pour lui rendre la régularité et la paix de sonhaleine.

Pendant quelques minutes, elle resta là, éperdue, dans cettecrise qui la tenait tout entière. C’était, en elle, comme un grandruissellement de sensations et de pensées confuses, dont le murmurel’empêchait de s’écouter et de se comprendre. Ses oreillesbourdonnaient, ses yeux voyaient de larges taches claires voyageantavec lenteur. Elle se surprit à examiner ses mains gantées, et à sesouvenir qu’elle avait oublié de recoudre un bouton au gant de lamain gauche. Puis, elle parla tout haut, elle répéta plusieursfois, d’une voix de plus en plus basse :

– Je vous aime… Je vous aime… Mon Dieu ! je vousaime…

Et, d’un mouvement instinctif, elle posa la face dans ses mainsjointes, appuyant les doigts sur ses paupières closes, comme pouraugmenter la nuit où elle se plongeait. Une volonté de s’anéantirla prenait, de ne plus voir, d’être seule au fond des ténèbres. Sarespiration se calmait. Paris lui envoyait au visage son soufflepuissant ; elle le sentait là, ne voulant point le regarder,et cependant prise de peur à l’idée de quitter la fenêtre, de neplus avoir sous elle cette ville dont l’infini l’apaisait.

Bientôt, elle oublia tout. La scène de l’aveu, malgré elle,renaissait. Sur le fond d’un noir d’encre, Henri apparaissait avecune netteté singulière, si vivant, qu’elle distinguait les petitsbattements nerveux de ses lèvres. Il s’approchait, il se penchait.Alors, follement, elle se rejetait en arrière. Mais, quand même,elle sentait une brûlure effleurer ses épaules, elle entendait unevoix : « Je vous aime… Je vous aime… » Puis, lorsqued’un suprême effort elle avait chassé la vision, elle la voyait sereformer plus lointaine, lentement grossie ; et c’était denouveau Henri qui la poursuivait dans la salle à manger, avec lesmêmes mots : « Je vous aime… Je vous aime », dont larépétition prenait en elle la sonorité continue d’une cloche. Ellen’entendait plus que ces mots vibrant à toute volée dans sesmembres. Cela lui brisait la poitrine. Cependant, elle voulaitréfléchir, elle s’efforçait encore d’échapper à l’image d’Henri. Ilavait parlé, jamais elle n’oserait le revoir face à face. Sabrutalité d’homme venait de gâter leur tendresse. Et elle évoquaitles heures où il l’aimait sans avoir la cruauté de le dire, cesheures passées au fond du jardin, dans la sérénité du printempsnaissant. Mon Dieu ! il avait parlé ! Cette pensées’entêtait, devenait si grosse et si lourde, qu’un coup de foudredétruisant Paris devant elle ne lui aurait pas paru d’une égaleimportance. C’était, dans son cœur, un sentiment de protestationindignée, d’orgueilleuse colère, mêlé à une sourde et invinciblevolupté qui lui montait des entrailles et la grisait. Il avaitparlé et il parlait toujours, il surgissait obstinément, avec cesparoles brûlantes : « Je vous aime… Je vous aime… »,qui emportaient toute sa vie passée d’épouse et de mère.

Pourtant, dans cette évocation, elle gardait la conscience desvastes étendues qui se déroulaient sous elle, derrière la nuit dontelle s’aveuglait. Une voix haute montait, des ondes vivantess’élargissaient et l’enveloppaient. Les bruits, les odeurs, jusqu’àla clarté lui battaient le visage, malgré ses mains nerveusementserrées. Par moments, de brusques lueurs semblaient percer sespaupières closes ; et, dans ces lueurs, elle croyait voir lesmonuments, les flèches et les dômes se détacher sur le jour diffusdu rêve. Alors, elle écarta les mains, elle ouvrit les yeux etdemeura éblouie. Le ciel se creusait, Henri avait disparu.

On n’apercevait plus, tout au fond, qu’une barre de nuages, quientassaient un écroulement de roches crayeuses. Maintenant, dansl’air pur, d’un bleu intense, passaient seulement des vols légersde nuées blanches, nageant avec lenteur, ainsi que des flottillesde voiles que le vent gonflait. Au nord, sur Montmartre, il y avaitun réseau d’une finesse extrême, comme un filet de soie pâle tendulà, dans un coin du ciel, pour quelque pêche de cette mer calme.Mais, au couchant, vers les coteaux de Meudon qu’Hélène ne pouvaitvoir, une queue de l’averse devait encore noyer le soleil, carParis, sous l’éclaircie, restait sombre et mouillé, effacé dans labuée des toits qui séchaient. C’était une ville d’un ton uniforme,du gris bleuâtre de l’ardoise, que les arbres tachaient de noir,très distincte cependant, avec les arêtes vives et les milliers defenêtres des maisons. La Seine avait l’éclat terni d’un vieuxlingot d’argent. Aux deux bords, les monuments semblaientbadigeonnés de suie ; la tour Saint-Jacques, comme mangée derouille, dressait son antiquaille de musée, tandis que le Panthéon,au-dessus du quartier assombri qu’il surmontait, prenait un profilde catafalque géant. Seul, le dôme des Invalides gardait des lueursdans ses dorures ; et l’on eût dit des lampes allumées enplein jour, d’une mélancolie rêveuse au milieu du deuilcrépusculaire qui drapait la cité. Les plans manquaient ;Paris, voilé d’un nuage, se charbonnait sur l’horizon, pareil à unfusain colossal et délicat, très vigoureux sous le ciellimpide.

Hélène, devant cette ville morne, songeait qu’elle neconnaissait pas Henri. Elle était très forte, à présent que sonimage ne la poursuivait plus. Une révolte la poussait à nier cettepossession qui, en quelques semaines, l’avait emplie de cet homme.Non, elle ne le connaissait pas. Elle ignorait tout de lui, sesactes, ses pensées ; elle n’aurait même pu dire s’il était unegrande intelligence. Peut-être manquait-il de cœur plus encore qued’esprit. Et elle épuisait ainsi toutes les suppositions, segonflant le cœur de l’amertume qu’elle trouvait au fond de chacune,se heurtant toujours à son ignorance, à ce mur qui la séparaitd’Henri et qui l’empêchait de le connaître. Elle ne savait rien,elle ne saurait jamais rien. Elle ne se l’imaginait plus quebrutal, lui soufflant des paroles de flamme, lui apportant le seultrouble qui, jusqu’à cette heure, eût rompu l’équilibre heureux desa vie. D’où venait-il donc pour la désoler de la sorte ? Toutd’un coup, elle pensa que, six semaines auparavant, elle n’existaitpas pour lui, et cette idée lui fut insupportable. Mon Dieu !n’être pas l’un pour l’autre, passer sans se voir, ne point serencontrer peut-être ! Elle avait joint désespérément lesmains, des larmes mouillaient ses yeux.

Alors, Hélène regarda fixement les tours de Notre-Dame, trèsloin. Un rayon, dardant entre deux nuages, les dorait. Elle avaitla tête lourde, comme trop pleine des idées tumultueuses qui s’yheurtaient. C’était une souffrance, elle aurait voulu s’intéresserà Paris, retrouver sa sérénité, en promenant sur l’océan destoitures ses regards tranquilles de chaque jour. Que de fois, àpareille heure, l’inconnu de la grande ville, dans le calme d’unbeau soir, l’avait bercée d’un rêve attendri ! Cependant,devant elle, Paris s’éclairait de coups de soleil. Au premier rayonqui était tombé sur Notre-Dame, d’autres rayons avaient succédé,frappant la ville. L’astre, à son déclin, faisait craquer lesnuages. Alors, les quartiers s’étendirent, dans une bigarrured’ombres et de lumières. Un moment, toute la rive gauche fut d’ungris de plomb, tandis que des lueurs rondes tigraient la rivedroite, déroulée au bord du fleuve comme une gigantesque peau debête. Puis, les formes changeaient et se déplaçaient, au gré duvent qui emportait les nuées. C’était, sur le ton doré des toits,des nappes noires voyageant toutes dans le même sens, avec le mêmeglissement doux et silencieux. Il y en avait d’énormes, nageant del’air majestueux d’un vaisseau amiral, entourées de plus petitesqui gardaient des symétries d’escadre en ordre de bataille. Uneombre immense, allongée, ouvrant une gueule de reptile, barra uninstant Paris, qu’elle semblait vouloir dévorer. Et, quand elle sefut perdue au fond de l’horizon, rapetissée à la taille d’un ver deterre, un rayon, dont les rais jaillissaient en pluie de lacrevasse d’un nuage, tomba dans le trou vide qu’elle laissait. Onen voyait la poussière d’or filer comme un sable fin, s’élargir envaste cône, pleuvoir sans relâche sur le quartier desChamps-Élysées, qu’elle éclaboussait d’une clarté dansante.Longtemps, cette averse d’étincelles dura, avec son poudroiementcontinu de fusée.

Eh bien ! la passion était fatale, Hélène ne se défendaitplus. Elle se sentait à bout de force contre son cœur. Henripouvait la prendre, elle s’abandonnait. Alors, elle goûta unbonheur infini à ne plus lutter. Pourquoi donc se serait-ellerefusée davantage ? N’avait-elle pas assez attendu ? Lesouvenir de sa vie passée la gonflait de mépris et de violence.Comment avait-elle pu exister, dans cette froideur dont elle étaitsi fière autrefois ? Elle se revoyait jeune fille, àMarseille, rue des Petites-Maries, cette rue où elle avait toujoursgrelotté ; elle se revoyait mariée, glacée près de ce grandenfant qui baisait ses pieds nus, se réfugiant au fond de sessoucis de bonne ménagère ; elle se revoyait à toutes lesheures de son existence, suivant du même pas le même chemin, sansune émotion qui dérangeât son calme, et cette uniformité,maintenant, ce sommeil de l’amour qu’elle avait dormi,l’exaspérait. Dire qu’elle s’était crue heureuse d’aller ainsitrente années devant elle, le cœur muet, n’ayant pour combler levide de son être, que son orgueil de femme honnête ! Ah !quelle duperie, cette rigidité, ce scrupule du juste quil’enfermaient dans les jouissances stériles des dévotes ! Non,non, c’était assez, elle voulait vivre ! Et une raillerieterrible lui venait contre sa raison. Sa raison ! en vérité,elle lui faisait pitié, cette raison qui, dans une vie déjà longue,ne lui avait pas apporté une somme de joie comparable à la joiequ’elle goûtait depuis une heure. Elle avait nié la chute, elleavait eu l’imbécile vanterie de croire qu’elle marcherait ainsijusqu’au bout, sans que son pied heurtât seulement une pierre. Ehbien ! aujourd’hui, elle réclamait la chute, elle l’auraitsouhaitée immédiate et profonde. Toute sa révolte aboutissait à cedésir impérieux. Oh ! disparaître dans une étreinte, vivre enune minute tout ce qu’elle n’avait pas vécu !

Cependant, au fond d’elle, une grande tristesse pleurait.C’était un serrement intérieur, avec une sensation de vide et denoir. Alors, elle plaida. N’était-elle pas libre ? En aimantHenri, elle ne trompait personne, elle disposait comme il luiplaisait de ses tendresses. Puis, tout ne l’excusait-il pas ?Quelle était sa vie depuis près de deux ans ? Elle comprenaitque tout l’avait amollie et préparée pour la passion, son veuvage,sa liberté absolue, sa solitude. La passion devait couver en elle,pendant les longues soirées passées entre ses deux vieux amis,l’abbé et son frère, ces hommes simples dont la sérénité laberçait ; elle couvait, lorsqu’elle s’enfermait siétroitement, hors du monde, en face de Paris grondant àl’horizon ; elle couvait, chaque fois qu’elle s’était accoudéeà cette fenêtre, prise d’une de ces rêveries qu’elle ignoraitautrefois, et qui, peu à peu, la rendaient si lâche. Et un souvenirlui vint, celui de cette claire matinée de printemps, avec la villeblanche et nette comme sous un cristal, un Paris tout blondd’enfance, qu’elle avait si paresseusement contemplé, étendue danssa chaise longue, un livre tombé sur ses genoux. Ce matin-là,l’amour s’éveillait, à peine un frisson qu’elle ne savait commentnommer et contre lequel elle se croyait bien forte. Aujourd’hui,elle était à la même place, mais la passion victorieuse ladévorait, tandis que, devant elle, un soleil couchant incendiait laville. Il lui semblait qu’une journée avait suffi, que c’était làle soir empourpré de ce matin limpide, et elle croyait sentirtoutes ces flammes brûler dans son cœur.

Mais le ciel avait changé. Le soleil, s’abaissant vers lescoteaux de Meudon, venait d’écarter les derniers nuages et deresplendir. Une gloire enflamma l’azur. Au fond de l’horizon,l’écroulement de roches crayeuses qui barraient les lointains deCharenton et de Choisy-le-Roi, entassa des blocs de carmin bordésde laque vive ; la flottille de petites nuées nageantlentement dans le bleu, au-dessus de Paris, se couvrit de voiles depourpre ; tandis que le mince réseau, le filet de soie blanchetendu au-dessus de Montmartre, parut tout d’un coup fait d’uneganse d’or, dont les mailles régulières allaient prendre lesétoiles à leur lever. Et, sous cette voûte embrasée, la ville toutejaune, rayée de grandes ombres, s’étendait. En bas, sur la vasteplace, le long des avenues, les fiacres et les omnibus secroisaient au milieu d’une poussière orange, parmi la foule despassants, dont le noir fourmillement blondissait et s’éclairait degouttes de lumière. Un séminaire, en rangs pressés, qui suivait lequai Debilly, mettait une queue de soutanes, couleur d’ocre, dansla clarté diffuse. Puis, les voitures et les piétons se perdaient,on ne devinait plus, très loin, sur quelque pont, qu’une filed’équipages dont les lanternes étincelaient. À gauche, les hautescheminées de la Manutention, droites et roses, lâchaient de grostourbillons de fumée tendre, d’une teinte délicate de chair ;tandis que, de l’autre côté de la rivière, les beaux ormes du quaid’Orsay faisaient une masse sombre, trouée de coups de soleil. LaSeine, entre ses berges que les rayons obliques enfilaient, roulaitdes flots dansants où le bleu, le jaune et le vert se brisaient enun éparpillement bariolé ; mais, en remontant le fleuve, cepeinturlurage de mer orientale prenait un seul ton d’or de plus enplus éblouissant ; et l’on eût dit un lingot sorti à l’horizonde quelque creuset invisible, s’élargissant avec un remuement decouleurs vives, à mesure qu’il se refroidissait. Sur cette couléeéclatante, les ponts échelonnés, amincissant leurs courbes légères,jetaient des barres grises, qui se perdaient dans un entassementincendié de maisons, au sommet duquel les deux tours de Notre-Damerougeoyaient comme des torches. À droite, à gauche, les monumentsflambaient. Les verrières du palais de l’industrie, au milieu desfutaies des Champs-Élysées, étalaient un lit de tisonsardents ; plus loin, derrière la toiture écrasée de laMadeleine, la masse énorme de l’Opéra semblait un bloc decuivre ; et les autres édifices, les coupoles et les tours, lacolonne Vendôme, Saint-Vincent-de-Paul, la tour Saint-Jacques, plusprès les pavillons du nouveau Louvre et des Tuileries, secouronnaient de flammes, dressant à chaque carrefour des bûchersgigantesques. Le dôme des Invalides était en feu, si étincelant,qu’on pouvait craindre à chaque minute de le voir s’effondrer, encouvrant le quartier des flammèches de sa charpente. Au-delà destours inégales de Saint-Sulpice, le Panthéon se détachait sur leciel avec un éclat sourd, pareil à un royal palais de l’incendiequi se consumerait en braise. Alors, Paris entier, à mesure que lesoleil baissait, s’alluma aux bûchers des monuments. Des lueurscouraient sur les crêtes des toitures, pendant que, dans lesvallées, des fumées noires dormaient. Toutes les façades tournéesvers le Trocadéro rougissaient, en jetant le pétillement de leursvitres, une pluie d’étincelles qui montaient de la ville, comme siquelque soufflet eût sans cesse activé cette forge colossale. Desgerbes toujours renaissantes s’échappaient des quartiers voisins,où les rues se creusaient, sombres et cuites. Même, dans leslointains de la plaine, du fond d’une cendre rousse quiensevelissait les faubourgs détruits et encore chauds, luisaientdes fusées perdues, sorties de quelque foyer subitement ravivé.Bientôt ce fut une fournaise. Paris brûla. Le ciel s’étaitempourpré davantage, les nuages saignaient au-dessus de l’immensecité rouge et or.

Hélène, baignée par ces flammes, se livrant à cette passion quila consumait, regardait flamber Paris, lorsqu’une petite main lafit tressaillir en se posant sur son épaule. C’était Jeanne quil’appelait.

– Maman ! Maman !

Et, quand elle se fut tournée :

– Ah ! c’est heureux !… Tu n’entends doncpas ? Voilà dix fois que je t’appelle.

La petite, encore costumée en Japonaise, avait des yeuxbrillants et des joues toutes roses de plaisir. Elle ne laissa pasà sa mère le temps de répondre.

– Tu m’as joliment lâchée… Tu sais qu’on t’a cherchéepartout, à la fin. Sans Pauline, qui m’a accompagnée jusqu’au basde l’escalier, je n’aurais point osé traverser la rue.

Et, d’un mouvement joli, elle approcha son visage des lèvres desa mère, en demandant sans transition :

– Tu m’aimes ?

Hélène la baisa, mais d’une bouche distraite. Elle éprouvait unesurprise, comme une impatience à la voir rentrer si vite. Est-ceque vraiment il y avait une heure qu’elle s’était échappée dubal ? Et, pour répondre aux questions de l’enfant quis’inquiétait, elle dit qu’en effet elle avait éprouvé un légermalaise. L’air lui faisait du bien. Il lui fallait un peu detranquillité.

– Oh ! n’aie pas peur, je suis trop lasse, murmuraJeanne. Je vais me tenir là, tout plein sage… Mais, petite mère, jepuis parler, n’est-ce pas ?

Elle se posa près d’Hélène, se serrant contre elle, heureusequ’on ne la déshabillât pas tout de suite. Sa robe brodée depourpre, son jupon de soie verdâtre, la ravissaient ; et ellehochait sa tête fine, pour entendre claquer sur son chignon lespendeloques des longues épingles qui le traversaient. Alors, unflot de paroles pressées sortit de ses lèvres. Elle avait toutregardé, tout écouté et tout retenu, avec son air bêta de ne riencomprendre. Maintenant, elle se dédommageait d’être restéeraisonnable, la bouche cousue et les yeux indifférents.

– Tu sais, maman, c’était un vieux bonhomme, la barbegrise, qui faisait aller Polichinelle. Je l’ai bien vu, lorsque lerideau s’est écarté… Il y avait le petit Guiraud qui pleurait.Hein ? est-il bête ! Alors, on lui a dit que le gendarmeviendrait lui mettre de l’eau dans sa soupe, et il a fallul’emporter, tant il criait… C’est comme au goûter, Marguerite s’esttout taché son costume de laitière avec de la confiture. Sa mamanl’a essuyée, en criant : « Oh ! lasale ! » Marguerite s’en était fourré jusque dans lescheveux… Moi, je ne disais rien, mais je m’amusais joliment à lesregarder tomber sur les gâteaux. Elles sont mal élevées, n’est-cepas, petite mère ?

Elle s’interrompit quelques secondes, absorbée par unsouvenir ; puis, elle demanda d’un air pensif :

– Dis donc, maman, est-ce que tu as mangé de ces gâteauxqui étaient jaunes et qui avaient de la crème blanche dedans ?Oh ! c’était bon ! c’était bon !… J’ai gardé tout letemps l’assiette à côté de moi.

Hélène n’écoutait pas ce babil d’enfant. Mais Jeanne parlaitpour se soulager, la tête trop pleine. Elle repartit, avec uneabondance extraordinaire de détails sur le bal. Les moindres petitsfaits prenaient une importance énorme.

– Tu ne t’es pas aperçue, toi, quand on a commencé, voilàma ceinture qui s’est défaite. Une dame, que je ne connais pas, m’amis une épingle. Je lui ai dit : « Je vous remercie bien,madame… » Alors, Lucien, en dansant, s’est piqué. Il m’ademandé : « Qu’est-ce que tu as donc là-devant quipique ? » Moi, je ne savais plus, je lui ai répondu queje n’avais rien. C’est Pauline qui m’a visitée et qui a remisl’épingle comme il faut… Non ! tu n’as pas idée ! On sebousculait, une grande bête de garçon a donné un coup dans lederrière à Sophie, qui a failli tomber. Les demoiselles Levasseursautaient à pieds joints. Ce n’est pas comme ça qu’on danse, biensûr… Mais le plus beau, vois-tu, ç’a été la fin. Tu n’étais pluslà, tu ne peux pas savoir. On s’est pris par les bras, on a tournéen rond ; c’était à mourir de rire. Il y avait de grandsmessieurs qui tournaient aussi. Bien vrai, je ne mens pas !…Pourquoi ne veux-tu pas me croire, petite mère ?

Le silence d’Hélène finissait par la fâcher. Elle se serradavantage, lui secoua la main. Puis, voyant qu’elle n’en tirait quedes paroles brèves, elle se tut peu à peu elle-même, glissantégalement à une rêverie, songeant à ce bal qui emplissait son jeunecœur. Alors, toutes deux, la mère et la fille, demeurèrent muettes,en face de Paris incendié. Il leur restait plus inconnu encore,ainsi éclairé par les nuées saignantes, pareil à quelque ville deslégendes expiant sa passion sous une pluie de feu.

– On a dansé en rond ? demanda tout d’un coup Hélène,comme réveillée en sursaut.

– Oui, oui, murmura Jeanne absorbée à son tour.

– Et le docteur ? est-ce qu’il a dansé ?

– Je crois bien, il a tourné avec moi… Il m’enlevait, il mequestionnait : « Où est ta maman ? où est tamaman ? » Puis, il m’a embrassée.

Hélène eut un sourire inconscient. Elle riait à ses tendresses.Qu’avait-elle besoin de connaître Henri ? Il lui semblait plusdoux de l’ignorer, de l’ignorer à jamais, et de l’accueillir commecelui qu’elle attendait depuis si longtemps. Pourquoi seserait-elle étonnée et inquiétée ? Il venait de se trouver àl’heure dite sur son chemin. Cela était bon. Sa nature francheacceptait tout. Un calme descendait en elle, fait de cette penséequ’elle aimait et qu’elle était aimée. Et elle se disait qu’elleserait assez forte pour ne pas gâter son bonheur.

Cependant, la nuit venait, un vent froid passa dans l’air.Jeanne, rêveuse, eut un frisson. Elle posa la tête sur la poitrinede sa mère ; et, comme si la question se fût rattachée à sesréflexions profondes, elle murmura une seconde fois :

– Tu m’aimes ?

Alors, Hélène, souriant toujours, lui prit la tête entre sesdeux mains et parut chercher un instant sur son visage. Puis, elleposa longuement les lèvres près de sa bouche, au-dessus d’un petitsigne rose. C’était là, elle le voyait bien, qu’Henri avait baisél’enfant.

L’arête sombre des coteaux de Meudon entamait déjà le disquelunaire du soleil. Sur Paris, les rayons obliques s’étaient encoreallongés. L’ombre du dôme des Invalides, démesurément grandie,noyait tout le quartier Saint-Germain ; tandis que l’Opéra, latour Saint-Jacques, les colonnes et les flèches zébraient de noirla rive droite. Les lignes des façades, les enfoncements des rues,les îlots élevés des toitures, brûlaient avec une intensité plussourde. Dans les vitres assombries, les paillettes enflammées semouraient, comme si les maisons fussent tombées en braise. Descloches lointaines sonnaient, une clameur roulait et s’apaisait. Etle ciel, élargi aux approches du soir, arrondissait sa nappeviolâtre, veinée d’or et de pourpre, au-dessus de la villerougeoyante. Tout d’un coup, il y eut une reprise formidable del’incendie, Paris jeta une dernière flambée qui éclaira jusqu’auxfaubourgs perdus. Puis, il sembla qu’une cendre grise tombait, etles quartiers restèrent debout, légers et noirâtres comme descharbons éteints.

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