Une page d’amour

Chapitre 1

 

Un matin de mai, Rosalie accourut de sa cuisine, sans lâcher letorchon qu’elle tenait à la main. Et, avec sa familiarité deservante gâtée :

– Oh ! Madame, arrivez vite… Monsieur l’abbé qui esten bas, dans le jardin du docteur, en train de fouiller laterre !

Hélène ne bougea pas. Mais Jeanne s’était déjà précipitée, pourvoir. Quand elle revint, elle s’écria :

– Est-elle bête, Rosalie ! Il ne fouille pas la terredu tout. Il est avec le jardinier, qui met des plantes dans unepetite voiture… Madame Deberle cueille toutes ses roses…

– Ça doit être pour l’église, dit tranquillement Hélène,très occupée à un travail de tapisserie.

Quelques minutes plus tard, il y eut un coup de sonnette, etl’abbé Jouve parut. Il venait annoncer qu’il ne fallait pas comptersur lui, le mardi suivant. Ses soirées étaient prises par lescérémonies du mois de Marie. Le curé l’avait chargé d’ornerl’église. Ce serait superbe. Toutes ces dames lui donnaient desfleurs. Il attendait deux palmiers de quatre mètres pour les poserà droite et à gauche de l’autel.

– Oh ! maman… maman…, murmura Jeanne qui écoutait,émerveillée.

– Eh bien ! vous ne savez pas, mon ami, dit Hélène ensouriant, puisque vous ne pouvez venir, nous irons vous voir… Voilàque vous avez tourné la tête à Jeanne, avec vos bouquets.

Elle n’était guère dévote, même elle n’assistait jamais à lamesse, prétextant la santé de sa fille, qui sortait toutefrissonnante des églises. Le vieux prêtre évitait de lui parlerreligion. Il disait simplement, avec une tolérance pleine debonhomie, que les belles âmes font leur salut toutes seules, parleur sagesse et leur charité. Dieu saurait bien la toucher unjour.

Jusqu’au lendemain soir, Jeanne ne songea qu’au mois de Marie.Elle questionnait sa mère, elle rêvait l’église emplie de rosesblanches, avec des milliers de cierges, des voix célestes, desodeurs suaves. Et elle voulait être près de l’autel, pour mieuxvoir la robe de dentelle de la Sainte Vierge, une robe qui valaitune fortune, disait l’abbé. Mais Hélène la calmait, en la menaçantde ne pas la mener, si elle se rendait malade à l’avance.

Enfin, le soir, après le dîner, elles partirent. Les nuitsétaient encore fraîches. En arrivant rue de l’Annonciation, où setrouve Notre-Dame-de-Grâce, l’enfant grelottait.

– L’église est chauffée, dit sa mère. Nous allons nousmettre près d’une bouche de chaleur.

Quand elle eut poussé la porte rembourrée, qui retombamollement, une tiédeur les enveloppa, tandis qu’une vive lumière etdes chants éclataient. La cérémonie était commencée. Hélène, voyantla nef centrale déjà pleine, voulut suivre l’un des bas-côtés. Maiselle eut toutes les peines du monde à s’approcher de l’autel. Elletenait la main de Jeanne, elle avançait patiemment ; puis,renonçant à aller plus loin, elle prit les deux premières chaiseslibres qui se présentèrent. Un pilier leur cachait la moitié duchœur.

– Je ne vois rien, maman, murmura la petite, toutechagrine. Nous sommes très mal.

Hélène la fit taire. L’enfant alors se mit à bouder. Ellen’apercevait, devant elle, que le dos énorme d’une vieille dame.Quand sa mère se retourna, elle la trouva debout sur sa chaise.

– Veux-tu descendre ! dit-elle en étouffant sa voix.Tu es insupportable.

Mais Jeanne s’entêtait.

– Écoute donc, c’est madame Deberle… Elle est là-bas, aumilieu. Elle nous fait des signes.

Une vive contrariété donna à la jeune femme un mouvementd’impatience. Elle secoua la petite, qui refusait de s’asseoir.Depuis le bal, pendant trois jours, elle avait évité de retournerchez le docteur, en prétextant mille occupations.

– Maman, continuait Jeanne avec l’obstination des enfants,elle te regarde, elle te dit bonjour.

Alors, il fallut bien qu’Hélène tournât les yeux et saluât. Lesdeux femmes échangèrent un hochement de tête. Madame Deberle, enrobe de soie à mille raies, garnie de dentelles blanches, occupaitle centre de la nef, à deux pas du chœur, très fraîche, trèsvoyante. Elle avait amené sa sœur Pauline, qui se mit à gesticulervivement de la main. Les chants continuaient, la voix large de lafoule roulait sur une gamme descendante, tandis que des notessuraiguës d’enfants piquaient çà et là le rythme traînard etbalancé du cantique.

– Elles te disent de venir, tu vois bien ! repritJeanne triomphante.

– C’est inutile ; nous sommes parfaitement ici.

– Oh ! maman, allons les retrouver… Elles ont deuxchaises.

– Non, descends, assieds-toi.

Pourtant, comme ces dames insistaient avec des sourires, sans sepréoccuper le moins du monde du léger scandale qu’ellessoulevaient, heureuses, au contraire, de voir les gens se tournervers elles, Hélène dut céder. Elle poussa Jeanne, enchantée, elletâcha de s’ouvrir un passage, les mains tremblantes d’une colèrecontenue. Ce n’était point une besogne facile. Les dévotes nevoulaient pas se déranger et la toisaient, furieuses, la boucheouverte, sans s’arrêter de chanter. Elle travailla ainsi pendantcinq grandes minutes, au milieu de la tempête des voix, quironflaient plus fort. Quand elle ne pouvait passer, Jeanneregardait toutes ces bouches vides et noires, et elle se serraitcontre sa mère. Enfin, elles atteignirent l’espace laissé libredevant le chœur, elles n’eurent plus que quelques pas à faire.

– Arrivez donc, murmura madame Deberle. L’abbé m’avait ditque vous viendriez, je vous ai gardé deux chaises.

Hélène remercia, en feuilletant tout de suite son livre demesse, pour couper court à la conversation. Mais Juliette gardaitses grâces mondaines ; elle était là, charmante et bavardecomme dans son salon, très à l’aise. Aussi se pencha-t-elle,continuant :

– On ne vous voit plus. Je serais allée demain chez vous…Vous n’avez pas été malade au moins ?

– Non, merci… Toutes sortes d’occupations…

– Écoutez, il faut venir demain… En famille, rien quenous…

– Vous êtes trop bonne, nous verrons.

Et elle parut se recueillir et suivre le cantique, décidée à neplus répondre. Pauline avait pris Jeanne à côté d’elle, pour luifaire partager la bouche de chaleur, sur laquelle elle cuisaitdoucement, avec une jouissance béate de frileuse. Toutes deux, dansle souffle tiède qui montait, se haussaient curieusement, examinantchaque chose, le plafond bas, divisé en panneaux de menuiserie, lescolonnes écrasées, reliées par des pleins cintres d’où pendaientdes lustres, la chaire en chêne sculpté ; et, par-dessus lestêtes moutonnantes, que la houle du cantique agitait, ellesallaient jusque dans les coins sombres des bas-côtés, aux chapellesperdues dont les ors luisaient, au baptistère que fermait unegrille, près de la grande porte. Mais elles revenaient toujours auresplendissement du chœur, peint de couleurs vives, éclatant dedorures ; un lustre de cristal tout flambant tombait de lavoûte ; d’immenses candélabres alignaient des gradins decierges, qui piquaient d’une pluie d’étoiles symétriques les fondsde ténèbres de l’église, détachant en lumière le maître-autel,pareil à un grand bouquet de feuillages et de fleurs. En haut, dansune moisson de roses, une Vierge habillée de satin et de dentelle,couronnée de perles, tenait sur son bras un Jésus en robelongue.

– Hein ! tu as chaud ? demanda Pauline. C’estjoliment bon.

Mais Jeanne, en extase, contemplait la Vierge au milieu desfleurs. Il lui prenait un frisson. Elle eut peur de n’être plussage, et elle baissa les yeux, tâchant de s’intéresser au dallageblanc et noir, pour ne pas pleurer. Les voix frêles des enfants dechœur lui mettaient de petits souffles dans les cheveux.

Cependant, Hélène, le visage sur son paroissien, s’écartaitchaque fois qu’elle sentait Juliette la frôler de ses dentelles.Elle n’était point préparée à cette rencontre. Malgré le sermentqu’elle s’était imposé d’aimer Henri saintement, sans jamais luiappartenir, elle éprouvait un malaise en pensant qu’elle trahissaitcette femme, si confiante et si gaie à son côté. Une seule penséel’occupait : elle n’irait point à ce dîner ; et ellecherchait comment elle pourrait rompre peu à peu des relations quiblessaient sa loyauté. Mais les voix ronflantes des chantres, àquelques pas d’elle, l’empêchaient de réfléchir ; elle netrouvait rien, elle s’abandonnait au bercement du cantique, goûtantun bien-être dévot, que jusque-là elle n’avait jamais ressenti dansune église.

– Est-ce qu’on vous a conté l’histoire de madame deChermette ? demanda Juliette, cédant de nouveau à ladémangeaison de parler.

– Non, je ne sais rien.

– Eh bien ! imaginez-vous… Vous avez vu sa grandefille, qui est si longue pour ses quinze ans ? Il est questionde la marier l’année prochaine, et avec ce petit brun que l’on voittoujours dans les jupes de la mère… On en cause, on en cause…

– Ah ! dit Hélène, qui n’écoutait pas.

Madame Deberle donna d’autres détails. Mais, brusquement lecantique cessa, les orgues gémirent et s’arrêtèrent. Alors elle setut, surprise de l’éclat de sa voix, au milieu du silence recueilliqui se faisait. Un prêtre venait de paraître dans la chaire. Il yeut un frémissement ; puis, il parla. Non, certes, Hélènen’irait point à ce dîner. Les yeux fixés sur le prêtre, elles’imaginait cette première entrevue avec Henri, qu’elle redoutaitdepuis trois jours ; elle le voyait pâli de colère, luireprochant de s’être enfermée chez elle ; et elle craignait dene pas montrer assez de froideur. Dans sa rêverie, le prêtre avaitdisparu, elle surprenait seulement des phrases, une voixpénétrante, tombée de haut, qui disait :

– Ce fut un moment ineffable que celui où la Vierge,inclinant la tête, répondit : Voici la servante duSeigneur…

Oh ! elle serait brave, toute sa raison était revenue. Ellegoûterait la joie d’être aimée, elle n’avouerait jamais son amour,car elle sentait bien que la paix était à ce prix. Et comme elleaimerait profondément, sans le dire, se contentant d’une paroled’Henri, d’un regard, échangé de loin en loin, lorsqu’un hasard lesrapprocherait ! C’était un rêve qui l’emplissait d’une penséed’éternité. L’église, autour d’elle, lui devenait amicale et douce.Le prêtre disait :

– L’ange disparut. Marie s’absorba dans la contemplation dudivin mystère qui s’opérait en elle, inondée de lumière etd’amour…

– Il parle très bien, murmura madame Deberle en sepenchant. Et tout jeune, trente ans à peine, n’est-cepas ?

Madame Deberle était touchée. La religion lui plaisait comme uneémotion de bon goût. Donner des fleurs aux églises, avoir depetites affaires avec les prêtres, gens polis, discrets et sentantbon, venir en toilette à l’église, où elle affectait d’accorder uneprotection mondaine au Dieu des pauvres, lui procurait des joiesparticulières, d’autant plus que son mari ne pratiquait pas et queses dévotions prenaient le goût du fruit défendu. Hélène laregarda, lui répondit seulement par un hochement de tête. Toutesdeux avaient la face pâmée et souriante. Un grand bruit de chaiseset de mouchoirs s’éleva, le prêtre venait de quitter la chaire, enlançant ce dernier cri :

– Oh ! dilatez votre amour, pieuses âmes chrétiennes,Dieu s’est donné à vous, votre cœur est plein de sa présence, votreâme déborde de ses grâces !

Les orgues ronflèrent tout de suite. Les litanies de la Viergese déroulèrent, avec leurs appels d’ardente tendresse. Il venaitdes bas-côtés, de l’ombre des chapelles perdues, un chant lointainet assourdi, comme si la terre eût répondu aux voix angéliques desenfants de chœur. Une haleine passait sur les têtes, allongeait lesflammes droites des cierges, tandis que, dans son grand bouquet deroses, au milieu des fleurs qui se meurtrissaient en exhalant leurdernier parfum, la Mère divine semblait avoir baissé la tête pourrire à son Jésus.

Hélène se tourna tout d’un coup, prise d’une inquiétudeinstinctive :

– Tu n’es pas malade, Jeanne ? demanda-t-elle.

L’enfant, très blanche, les yeux humides, comme emportée dans letorrent d’amour des litanies, contemplait l’autel, voyait les rosesse multiplier et tomber en pluie. Elle murmura :

– Oh ! non, maman… Je t’assure, je suis contente, biencontente…

Puis, elle demanda :

– Où donc est bon ami ?

Elle parlait de l’abbé. Pauline l’apercevait ; il étaitdans une stalle du chœur. Mais il fallut soulever Jeanne.

– Ah ! je le vois… Il nous regarde, il fait des petitsyeux.

L’abbé « faisait des petits yeux », selon Jeanne,quand il riait en dedans. Hélène alors échangea avec lui un signede tête amical. Ce fut pour elle comme une certitude de paix, unecause dernière de sérénité qui lui rendait l’église chère etl’endormait dans une félicité pleine de tolérance. Des encensoirsse balançaient devant l’autel, de légères fumées montaient ;et il y eut une bénédiction, un ostensoir pareil à un soleil, levélentement et promené au-dessus des fronts abattus par terre. Hélènerestait prosternée, dans un engourdissement heureux, lorsqu’elleentendit madame Deberle qui disait :

– C’est fini, allons-nous-en.

Un remuement de chaises, un piétinement roulaient sous la voûte.Pauline avait pris la main de Jeanne. Tout en marchant la premièreavec l’enfant, elle la questionnait.

– Tu n’es jamais allée au théâtre ?

– Non. Est-ce que c’est plus beau ?

La petite, le cœur gonflé de gros soupirs, avait un hochement dementon, comme pour déclarer que rien ne pouvait être plus beau.Mais Pauline ne répondit pas ; elle venait de se planterdevant un prêtre, qui passait en surplis ; et, lorsqu’il fut àquelques pas :

– Oh ! la belle tête ! dit-elle tout haut, avecune conviction qui fit retourner deux dévotes.

Cependant, Hélène s’était relevée. Elle piétinait à côté deJuliette, au milieu de la foule qui s’écoulait difficilement.Trempée de tendresse, comme lasse et sans force, elle n’éprouvaitplus aucun trouble à la sentir si près d’elle. Un moment, leurspoignets nus s’effleurèrent, et elles se sourirent. Ellesétouffaient, Hélène voulut que Juliette passât la première, pour laprotéger. Toute leur intimité semblait revenue.

– C’est entendu, n’est-ce pas ? demanda madameDeberle, nous comptons sur vous demain soir.

Hélène n’eut plus la volonté de dire non. Dans la rue, elleverrait. Enfin, elles sortirent les dernières. Pauline et Jeanneles attendaient sur le trottoir d’en face. Mais une voix larmoyanteles arrêta.

– Ah ! ma bonne dame, qu’il y a donc longtemps que jen’ai eu le bonheur de vous voir !

C’était la mère Fétu. Elle mendiait à la porte de l’église.Barrant le passage à Hélène, comme si elle l’avait guettée, ellecontinua :

– Ah ! j’ai été bien malade, toujours là, dans leventre, vous savez… Maintenant c’est quasiment des coups demarteau… Et rien de rien, ma bonne dame… Je n’ai pas osé vous fairedire ça… Que le bon Dieu vous le rende !

Hélène venait de lui glisser une pièce de monnaie dans la main,en lui promettant de songer à elle.

– Tiens ! dit madame Deberle restée debout sous leporche, quelqu’un cause avec Pauline et Jeanne… Mais c’estHenri !

– Oui, oui, reprit la mère Fétu qui promenait ses mincesregards sur les deux dames, c’est le bon docteur… Je l’ai vupendant toute la cérémonie, il n’a pas quitté le trottoir, il vousattendait, bien sûr… En voilà un saint homme ! Je dis ça parceque c’est la vérité, devant Dieu qui nous entend… Oh ! je vousconnais, madame ; vous avez là un mari qui mérite d’êtreheureux… Que le Ciel exauce vos désirs, que toutes ses bénédictionssoient avec vous ! Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit,ainsi soit-il !

Et, dans les mille rides de son visage, fripé comme une vieillepomme, ses petits yeux marchaient toujours, inquiets et malicieux,allant de Juliette à Hélène, sans qu’on pût savoir nettement àlaquelle des deux elle s’adressait en parlant du bon docteur. Elleles accompagna d’un marmottement continu, où des lambeaux dephrases pleurnicheuses se mêlaient à des exclamations dévotes.

Hélène fut surprise et touchée de la réserve d’Henri. Il osa àpeine lever les regards sur elle. Sa femme l’ayant plaisanté ausujet de ses opinions qui l’empêchaient d’entrer dans une église,il expliqua simplement qu’il était venu à la rencontre de cesdames, en fumant un cigare ; et Hélène comprit qu’il avaitvoulu la revoir, pour lui montrer combien elle avait tort deredouter quelque brutalité nouvelle sans doute, il s’était jurécomme elle de se montrer raisonnable. Elle n’examina pas s’ilpouvait être sincère avec lui-même, cela la rendait tropmalheureuse de le voir malheureux. Aussi, en quittant les Deberle,rue Vineuse, dit-elle gaiement :

– Eh bien ! c’est entendu, à demain sept heures.

Alors, les relations se nouèrent plus étroitement encore, unevie charmante commença. Pour Hélène, c’était comme si Henri n’avaitjamais cédé à une minute de folie ; elle avait rêvécela ; ils s’aimaient, mais ils ne se le diraient plus, ils secontenteraient de le savoir. Heures délicieuses, pendantlesquelles, sans parler de leur tendresse, ils s’en entretenaientcontinuellement, par un geste, par une inflexion de voix, par unsilence même. Tout les ramenait à cet amour, tout les baignait dansune passion qu’ils emportaient avec eux, autour d’eux, comme leseul air où ils pussent vivre. Et ils avaient l’excuse de leurloyauté, ils jouaient en toute conscience cette comédie de leurcœur, car ils ne se permettaient pas un serrement de main, ce quidonnait une volupté sans pareille au simple bonjour dont ilss’accueillaient.

Chaque soir, ces dames firent la partie de se rendre à l’église.Madame Deberle, enchantée, y goûtait un plaisir nouveau, qui lachangeait un peu des soirées dansantes, des concerts, des premièresreprésentations ; elle adorait les émotions neuves, on ne larencontrait plus qu’avec des sœurs et des abbés. Le fond dereligion qu’elle tenait du pensionnat remontait à sa tête de jeunefemme écervelée, et se traduisait par de petites pratiques quil’amusaient, comme si elle se fût souvenue des jeux de son enfance.Hélène, grandie en dehors de toute éducation dévote, se laissaitaller au charme des exercices du mois de Marie, heureuse de la joieque Jeanne paraissait y prendre. On dînait plus tôt, on bousculaitRosalie pour ne pas arriver en retard et se trouver mal placé.Puis, on prenait Juliette en passant. Un jour, on avait emmenéLucien ; mais il s’était si mal conduit, que, maintenant, onle laissait à la maison. Et, en entrant dans l’église chaude, toutebraisillante de cierges, c’était une sensation de mollesse etd’apaisement, qui peu à peu devenait nécessaire à Hélène.Lorsqu’elle avait eu des doutes dans la journée, qu’une anxiétévague l’avait saisie à la pensée d’Henri, l’église le soirl’endormait de nouveau. Les cantiques montaient, avec ledébordement des passions divines. Les fleurs, fraîchement coupées,alourdissaient de leur parfum l’air étouffé sous la voûte. Ellerespirait là toute la première ivresse du printemps, l’adoration dela femme haussée jusqu’au culte, et elle se grisait dans ce mystèred’amour et de pureté, en face de Marie vierge et mère, couronnée deses roses blanches. Chaque jour, elle restait agenouilléedavantage. Elle se surprenait parfois les mains jointes. Puis, lacérémonie achevée, il y avait la douceur du retour. Henri attendaità la porte, les soirées se faisaient tièdes, on rentrait par lesrues noires et silencieuses de Passy, en échangeant de raresparoles.

– Mais vous devenez dévote, ma chère ! dit un soirmadame Deberle en riant.

C’était vrai, Hélène laissait entrer la dévotion dans son cœurgrand ouvert. Jamais elle n’aurait cru qu’il fût si bon d’aimer.Elle revenait là, comme à un lieu d’attendrissement, où il luiétait permis d’avoir les yeux humides, de rester sans une pensée,anéantie dans une adoration muette. Chaque soir, pendant une heure,elle ne se défendait plus ; l’épanouissement d’amour qu’elleportait en elle, qu’elle contenait toute la journée, pouvait enfinmonter de sa poitrine, s’élargir en des prières, devant tous, aumilieu du frisson religieux de la foule. Les oraisons balbutiées,les agenouillements, les salutations, ces paroles et ces gestesvagues sans cesse répétés, la berçaient, lui semblaient l’uniquelangage, toujours la même passion, traduite par le même mot ou lemême signe. Elle avait le besoin de croire, elle était ravie dansla charité divine.

Et Juliette ne plaisantait pas seulement Hélène, elle prétendaitqu’Henri lui-même tournait à la dévotion. Est-ce que, maintenant,il n’entrait pas les attendre dans l’église ! Un athée, unpaïen qui déclarait avoir cherché l’âme du bout de son scalpel etne pas l’avoir trouvée encore. Dès qu’elle l’apercevait, en arrièrede la chaire, debout derrière une colonne, Juliette poussait lecoude d’Hélène.

– Regardez donc, il est déjà là… Vous savez qu’il n’a pasvoulu se confesser pour notre mariage… Non, il a une figureimpayable, il nous contemple d’un air si drôle ! Regardez-ledonc !

Hélène ne levait pas tout de suite la tête. La cérémonie allaitfinir, l’encens fumait, les orgues éclataient d’allégresse. Mais,comme son amie n’était pas femme à la laisser tranquille, elledevait répondre.

– Oui, oui, je le vois, balbutiait-elle sans tourner lesyeux.

Elle l’avait deviné, à l’hosanna qu’elle entendait monter detoute l’église. Le souffle d’Henri lui semblait venir jusqu’à sanuque sur l’aile des cantiques, et elle croyait voir derrière elleses regards qui éclairaient la nef et l’enveloppaient, agenouillée,d’un rayon d’or. Alors, elle priait avec une ferveur si grande, queles paroles lui manquaient. Lui, très grave, avait la mine corrected’un mari qui venait chercher ces dames chez Dieu, comme il seraitallé les attendre dans le foyer d’un théâtre. Mais, quand ils serejoignaient, au milieu de la lente sortie des dévotes, tous deuxse trouvaient comme liés davantage, unis par ces fleurs et ceschants ; et ils évitaient de se parler, car ils avaient leurscœurs sur les lèvres.

Au bout de quinze jours, madame Deberle se lassa. Elle sautaitd’une passion à une autre, tourmentée du besoin de faire ce quetout le monde faisait. À présent, elle se donnait aux ventes decharité, montant soixante étages par après-midi, pour aller quêterdes toiles chez les peintres connus, et employant ses soirées àprésider avec une sonnette des réunions de dames patronnesses.Aussi, un jeudi soir, Hélène et sa fille se trouvèrent-elles seulesà l’église. Après le sermon, comme les chantres attaquaient leMagnificat, la jeune femme, avertie par un élancement deson cœur, tourna la tête : Henri était là, à la placeaccoutumée. Alors, elle demeura le front baissé jusqu’à la fin dela cérémonie, dans l’attente du retour.

– Ah ! c’est gentil d’être venu ! dit Jeanne à lasortie, avec sa familiarité d’enfant. J’aurais eu peur, dans cesrues noires.

Mais Henri affectait la surprise. Il croyait rencontrer safemme. Hélène laissa la petite répondre, elle les suivait, sansparler. Comme ils passaient tous trois sous le porche, une voix selamenta :

– La charité… Dieu vous le rende…

Chaque soir, Jeanne glissait une pièce de dix sous dans la mainde la mère Fétu. Lorsque celle-ci aperçut le docteur seul avecHélène, elle secoua simplement la tête, d’un air d’intelligence, aulieu d’éclater en remerciements bruyants, comme d’habitude. Et,l’église s’étant vidée, elle se mit à les suivre, de ses piedstraînards, en marmottant de sourdes paroles. Au lieu de rentrer parla rue de Passy, ces dames quelquefois revenaient par la rueRaynouard, lorsque la nuit était belle, allongeant ainsi le cheminde cinq ou six minutes. Ce soir-là, Hélène prit la rue Raynouard,désireuse d’ombre et de silence, cédant au charme de cette longuechaussée déserte, qu’un bec de gaz de loin en loin éclairait, sansque l’ombre d’un passant remuât sur le pavé.

À cette heure, dans ce quartier écarté, Passy dormait déjà, avecle petit souffle d’une ville de province. Aux deux bords destrottoirs, des hôtels s’alignaient, des pensionnats de demoiselles,noirs et ensommeillés, des tables d’hôte dont les cuisinesluisaient encore. Pas une boutique ne trouait l’ombre du rayon desa vitrine. Et c’était une grande joie pour Hélène et Henri quecette solitude. Il n’avait point osé lui offrir le bras. Jeannemarchait entre eux, au milieu de la chaussée, sablée comme uneallée de parc. Les maisons cessaient, des murs s’étendaient,au-dessus desquels retombaient des manteaux de clématites et destouffes de lilas en fleur. De grands jardins coupaient les hôtels,une grille, par moments, laissait voir des enfoncements sombres deverdure, où des pelouses d’un ton plus tendre pâlissaient parmi lesarbres, tandis que, dans des vases que l’on devinait confusément,des bouquets d’iris embaumaient l’air. Tous trois ralentissaient lepas, sous la tiédeur de cette nuit printanière qui les trempait deparfums ; et lorsque Jeanne, par un jeu d’enfant, s’avançaitle visage levé vers le ciel, elle répétait :

– Oh ! maman, vois donc, que d’étoiles !

Mais, derrière eux, le pas de la mère Fétu semblait être l’échodes leurs. Elle se rapprochait ; on entendait ce bout dephrase latine : « Ave Maria, gratia plena », sanscesse recommencé sur le même bredouillement. La mère Fétu disaitson chapelet en rentrant chez elle.

– Il me reste une pièce, si je la lui donnais ?demanda Jeanne à sa mère.

Et, sans attendre la réponse, elle s’échappa, courut à lavieille, qui allait s’engager dans le passage des Eaux. La mèreFétu prit la pièce, en invoquant toutes les saintes du paradis.Mais elle avait saisi en même temps la main de l’enfant ; ellela retenait, et changeant de voix :

– Elle est donc malade, l’autre dame ?

– Non, répondit Jeanne étonnée.

– Ah ! que le Ciel la conserve ! Qu’il la comblede prospérités, elle et son mari !… Ne vous sauvez pas, mabonne petite demoiselle. Laissez-moi dire un Ave Maria àl’intention de votre maman, et vous répondrez : Amen, avecmoi… Votre maman le permet, vous la rattraperez.

Cependant, Hélène et Henri étaient restés tout frissonnants dese trouver ainsi brusquement seuls, dans l’ombre d’une rangée degrands marronniers qui bordaient la rue. Ils firent doucementquelques pas. Par terre, les marronniers avaient laissé tomber unepluie de leurs petites fleurs, et ils marchaient sur ce tapis rose.Puis, ils s’arrêtèrent, le cœur trop gonflé pour aller plusloin.

– Pardonnez-moi, dit simplement Henri.

– Oui, oui, balbutia Hélène. Je vous en supplie,taisez-vous.

Mais elle avait senti sa main qui effleurait la sienne. Ellerecula. Heureusement, Jeanne revenait en courant.

– Maman ! maman ! cria-t-elle, elle m’a fait direun Ave, pour que ça te porte bonheur.

Et tous trois tournèrent dans la rue Vineuse, pendant que lamère Fétu descendait l’escalier du passage des Eaux, en achevantson chapelet.

Le mois s’écoula. Madame Deberle se montra aux exercices deux outrois fois encore. Un dimanche, le dernier, Henri osa de nouveauattendre Hélène et Jeanne. Le retour fut délicieux. Ce mois avaitpassé dans une douceur extraordinaire. La petite église semblaitêtre venue comme pour calmer et préparer la passion. Hélène s’étaittranquillisée d’abord, heureuse de ce refuge de la religion où ellecroyait pouvoir aimer sans honte ; mais le travail sourd avaitcontinué, et quand elle s’éveillait de son engourdissement dévot,elle se sentait envahie, liée par des liens qui lui auraientarraché la chair, si elle avait voulu les rompre. Henri restaitrespectueux. Pourtant, elle voyait bien une flamme remonter à sonvisage. Elle craignait quelque emportement de désir fou. Elle-mêmese faisait peur, secouée de brusques accès de fièvre.

Une après-midi, en revenant d’une promenade avec Jeanne, elleprit la rue de l’Annonciation, elle entra à l’église. La petite seplaignait d’une grande fatigue. Jusqu’au dernier jour, elle n’avaitpoint voulu avouer que la cérémonie du soir la brisait, tant elle ygoûtait une jouissance profonde ; mais ses joues étaientdevenues d’une pâleur de cire, et le docteur conseillait de luifaire faire de longues courses.

– Mets-toi là, dit sa mère. Tu te reposeras… Nous neresterons que dix minutes.

Elle l’avait assise près d’un pilier. Elle-même s’agenouilla,quelques chaises plus loin. Des ouvriers, au fond de la nef,déclouaient des tentures, déménageaient des pots de fleurs, lesexercices du mois de Marie étant finis de la veille. Hélène, laface dans ses mains, ne voyait rien, n’entendait rien, se demandantavec anxiété si elle ne devait pas avouer à l’abbé Jouve la criseterrible qu’elle traversait. Il lui donnerait un conseil, il luirendrait peut-être sa tranquillité perdue. Mais, au fond d’elle,une joie débordante montait, de son angoisse elle-même. Ellechérissait son mal, elle tremblait que le prêtre ne réussît à laguérir. Les dix minutes s’écoulèrent, une heure se passa. Elles’abîmait dans la lutte de son cœur.

Et, comme elle relevait enfin la tête, les yeux mouillés delarmes, elle aperçut l’abbé Jouve à côté d’elle, la regardant d’unair chagrin. C’était lui qui dirigeait les ouvriers. Il venait des’avancer, en reconnaissant Jeanne.

– Qu’avez-vous donc, mon enfant ? demanda-t-il àHélène, qui se mettait vivement debout et essuyait ses larmes.

Elle ne trouva rien à répondre, craignant de retomber à genouxet d’éclater en sanglots. Il s’approcha davantage, il repritdoucement :

– Je ne veux pas vous interroger, mais pourquoi ne vousconfiez-vous pas à moi, au prêtre et non plus à l’ami ?

– Plus tard, balbutia-t-elle, plus tard, je vous lepromets.

Cependant, Jeanne avait d’abord patienté sagement, s’amusant àexaminer les vitraux, les statues de la grande porte, les scènes duchemin de la croix, traitées en petits bas-reliefs, le long desnefs latérales. Peu à peu, la fraîcheur de l’église était descenduesur elle comme un suaire ; et, dans cette lassitude quil’empêchait même de penser, un malaise lui venait du silencereligieux des chapelles, du prolongement sonore des moindresbruits, de ce lieu sacré où il lui semblait qu’elle allait mourir.Mais son gros chagrin était surtout de voir emporter les fleurs. Àmesure que les grands bouquets de roses disparaissaient, l’autel semontrait nu et froid. Ces marbres la glaçaient, sans un cierge,sans une fumée d’encens. Un moment, la Vierge vêtue de dentelleschancela, puis tomba à la renverse dans les bras de deux ouvriers.Alors, Jeanne jeta un faible cri, ses bras s’élargirent, elle seroidit, tordue par la crise qui la menaçait depuis quelquesjours.

Et, lorsque Hélène, affolée, put l’emporter dans un fiacre,aidée de l’abbé qui se désolait, elle se retourna vers le porche,les mains tendues et tremblantes.

– C’est cette église ! c’est cette église !répétait-elle avec une violence où il y avait le regret et lereproche du mois de tendresse dévote qu’elle avait goûté là.

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