Une page d’amour

Chapitre 2

 

Hélène, le lendemain, eut toutes sortes d’idées pratiques. Elles’éveilla avec l’impérieux besoin de veiller elle-même sur sonbonheur, frissonnante à la crainte de perdre Henri par quelqueimprudence. À cette heure frileuse du lever, tandis que la chambreengourdie dormait encore, elle l’adorait, elle le désirait, dans unélan de tout son être. Jamais elle ne s’était connu ce souci d’êtrehabile. Sa première pensée fut qu’elle devait voir Juliette lematin même. Elle éviterait ainsi des explications fâcheuses, desrecherches qui pouvaient tout compromettre.

Lorsqu’elle arriva chez madame Deberle, vers neuf heures, ellela trouva déjà levée, pâle et les yeux rougis comme une héroïne dedrame. Et, dès qu’elle l’aperçut, la pauvre femme se jeta dans sesbras en pleurant, en l’appelant son bon ange. Elle n’aimait pas dutout ce Malignon, oh ! elle le jurait ! Mon Dieu !quelle aventure stupide ! Elle en serait morte, c’étaitcertain ! car, maintenant, elle ne se sentait pas faite lemoins du monde pour ces machines-là, les mensonges, lessouffrances, les tyrannies d’un sentiment toujours le même. Commecela lui semblait bon de se retrouver libre ! Elle riaitd’aise ; puis, elle sanglota de nouveau en suppliant son amiede ne pas la mépriser. Au fond de sa fièvre, il y avait de la peur,elle croyait que son mari savait tout. La veille, il était rentréagité. Elle accabla Hélène de questions. Alors, celle-ci, avec uneaudace et une facilité qui l’étonnaient elle-même, lui conta unehistoire dont elle inventait les détails un à un, abondamment. Ellelui jura que son mari ne se doutait de rien. C’était elle qui,ayant tout appris et voulant la sauver, avait imaginé d’aller ainsitroubler le rendez-vous. Juliette l’écoutait, acceptait ce roman,le visage éclairé d’une joie débordante, au milieu de ses larmes.Elle se jeta une fois encore à son cou. Et Hélène n’était nullementgênée par ses caresses, elle n’éprouvait aucun des scrupules deloyauté dont elle avait souffert autrefois. Lorsqu’elle la quitta,après lui avoir fait promettre d’être calme, elle riait au fondd’elle de son adresse, elle sortait ravie.

Quelques jours se passèrent. Toute l’existence d’Hélène setrouvait déplacée, elle ne vivait plus chez elle, elle vivait chezHenri, par ses pensées de chaque heure. Plus rien n’existait que lepetit hôtel voisin, où son cœur battait. Dès qu’elle trouvait unprétexte, elle accourait, elle s’oubliait, satisfaite de respirerle même air. Dans ce premier ravissement de la possession, la vuede Juliette l’attendrissait comme une dépendance d’Henri. Pourtantcelui-ci n’avait pu encore la rencontrer un instant seule. Ellesemblait mettre un raffinement à retarder l’heure du secondrendez-vous. Un soir, comme il la reconduisait jusqu’au vestibule,elle lui avait seulement fait jurer de ne pas revoir la maison dupassage des Eaux, en ajoutant qu’il la compromettrait. Tous deuxfrémissaient dans l’attente de l’étreinte passionnée dont ils sereprendraient, ils ne savaient plus où, quelque part, une nuit. EtHélène, hantée de ce désir, n’existait désormais que pour cetteminute-là, indifférente aux autres, passant ses journées àl’espérer, très heureuse et ayant seulement dans son bonheur lasensation inquiète que Jeanne toussait autour d’elle.

Jeanne toussait d’une petite toux sèche, fréquente, quis’accentuait davantage vers le soir. Elle avait alors de légersaccès de fièvre ; des sueurs l’affaiblissaient pendant sonsommeil. Lorsque sa mère l’interrogeait, elle répondait qu’ellen’était pas malade, qu’elle ne souffrait pas. C’était sans douteune fin de rhume. Et Hélène, tranquillisée par cette explication,n’ayant plus la conscience nette de ce qui se passait à ses côtés,gardait pourtant, dans le ravissement où elle vivait, le sentimentconfus d’une douleur, comme un poids dont la meurtrissure lafaisait saigner à une place qu’elle n’aurait pu dire. Parfois, aumilieu d’une de ces joies sans cause qui la baignaient detendresse, une anxiété la prenait, il lui semblait qu’un malheurétait derrière elle. Elle se retournait et elle souriait. Quand onest trop heureuse, on tremble toujours. Personne n’était là. Jeannevenait de tousser, mais elle buvait de la tisane, ce ne seraitrien.

Cependant, une après-midi, le vieux docteur Bodin, qui montaiten ami de la maison, avait fait traîner sa visite, préoccupé,étudiant Jeanne du coin de ses petits yeux bleus. Il l’interrogeaiten ayant l’air de jouer avec elle. Ce jour-là, il ne dit rien.Mais, deux jours après, il reparut ; et, cette fois, sansexaminer Jeanne, avec la gaieté d’un vieillard qui a vu beaucoup dechoses, il mit la conversation sur les voyages. Autrefois, il avaitservi comme chirurgien militaire ; il connaissait toutel’Italie. C’était un pays superbe qu’il fallait admirer auprintemps. Pourquoi madame Grandjean n’y menait-elle pas safille ? Il en vint ainsi, après d’habiles transitions, àconseiller un séjour là-bas, au pays du soleil, comme il le disait.Hélène le regardait fixement. Alors, il se récria ; ni l’uneni l’autre n’était malade, certes seulement, cela rajeunissait dechanger d’air. Elle était devenue toute blanche, prise d’un froidmortel, à la pensée de quitter Paris. Mon Dieu ! s’en aller siloin, si loin ! perdre Henri tout d’un coup, laisser leursamours sans lendemain ! c’était en elle un tel déchirement,qu’elle se pencha vers Jeanne, pour cacher son trouble. Est-ce queJeanne voulait partir ? L’enfant avait noué frileusement sespetits doigts. Oh ! oui, elle voulait bien ! Elle voulaitbien aller dans du soleil, toutes seules, elle et sa mère,oh ! toutes seules ; et sur sa pauvre figure maigrie,dont la fièvre brûlait les joues, l’espoir d’une vie nouvellerayonnait. Mais Hélène n’écoutait plus, révoltée et méfiante,persuadée maintenant que tout le monde s’entendait, l’abbé, ledocteur Bodin, Jeanne elle-même, pour la séparer d’Henri. En lavoyant si blême, le vieux médecin crut qu’il avait manqué deprudence ; il se hâta de dire que rien ne pressait, décidé àrevenir sur cet entretien.

Justement, madame Deberle devait rester chez elle, ce jour-là.Dès que le docteur fut parti, Hélène se hâta de mettre son chapeau.Jeanne refusait de sortir ; elle était mieux auprès dufeu ; elle serait bien sage et n’ouvrirait pas la fenêtre.Depuis quelque temps, elle ne tourmentait plus sa mère pourl’accompagner, elle la suivait seulement d’un long regard. Puis,lorsqu’elle était seule, elle se rapetissait sur sa chaise etdemeurait ainsi des heures, sans bouger.

– Maman, est-ce loin, l’Italie ? demanda-t-elle, quandHélène s’approcha pour l’embrasser.

– Oh ! très loin, ma mignonne.

Mais Jeanne la tenait par le cou. Elle ne la laissa pas serelever tout de suite, murmurant :

– Hein ? Rosalie garderait ici tes affaires. Nousn’aurions pas besoin d’elle… Vois-tu, avec une malle pas grosse…Oh ! ce serait bon, petite mère ! Rien que nousdeux !… Je reviendrais engraissée, tiens ! comme ça.

Elle gonflait les joues et arrondissait les bras. Hélène ditqu’on verrait ; puis, elle s’échappa, en recommandant àRosalie de bien veiller sur Mademoiselle. Alors, l’enfant sepelotonna au coin de la cheminée, regardant le feu brûler, enfoncéedans une rêverie. De temps à autre, elle avançait machinalement lesmains, pour les chauffer. Le reflet de la flamme fatiguait sesgrands yeux. Elle était si perdue qu’elle n’entendit pas entrermonsieur Rambaud. Il multipliait ses visites, il venait, disait-il,pour cette femme paralytique que le docteur Deberle n’avait puencore faire entrer aux Incurables. Quand il trouvait Jeanne seule,il s’asseyait à l’autre coin de la cheminée, il causait avec ellecomme avec une grande personne. C’était bien ennuyeux, cette pauvrefemme attendait depuis une semaine ; mais il descendrait toutà l’heure, il verrait le docteur, qui lui donnerait peut-être uneréponse. Pourtant, il ne bougeait pas.

– Ta mère ne t’a donc pas emmenée ? demanda-t-il.

Jeanne eut un mouvement des épaules, plein de lassitude. Cela ladérangeait trop d’aller chez les autres. Plus rien ne luiplaisait.

Elle ajouta :

– Je deviens vieille, je ne peux pas jouer toujours… Mamans’amuse dehors, moi, je m’amuse dedans ; alors, nous ne sommespas ensemble.

Il y eut un silence. L’enfant frissonna, présenta les deux mainsau brasier qui brûlait avec une grande lueur rose ; et elleressemblait, en effet, à une bonne femme, emmitouflée dans unimmense châle, un foulard au cou, un autre sur la tête. Au fond detous ces linges, on la sentait pas plus grosse qu’un oiseau malade,ébouriffé et soufflant dans ses plumes. Monsieur Rambaud, les mainsnouées sur ses genoux, contemplait le feu. Puis, se tournant versJeanne, il lui demanda si sa mère était sortie la veille. Ellerépondit d’un signe affirmatif. Et l’avant-veille, et le jourd’auparavant ? Elle disait toujours oui, d’un hochement dumenton. Sa mère sortait tous les jours. Alors, monsieur Rambaud etla petite se regardèrent longuement, avec des figures blanchies etgraves, comme s’ils avaient à mettre en commun un grand chagrin.Ils n’en parlaient point, parce qu’une gamine et un homme vieux nepouvaient causer de cela ensemble ; mais ils savaient bienpourquoi ils étaient si tristes et pourquoi ils aimaient à resterainsi à droite et à gauche de la cheminée, quand la maison étaitvide. Cela les consolait beaucoup. Ils se serraient l’un contrel’autre, pour sentir moins leur abandon. Des effusions de tendresseleur venaient, ils auraient voulu s’embrasser et pleurer.

– Tu as froid, bon ami, j’en suis sûre… Approche-toi dufeu.

– Mais non, ma chérie, je n’ai pas froid.

– Oh ! tu mens, tes mains sont glacées… Approche-toiou je me fâche.

Puis, c’était lui qui s’inquiétait.

– Je parie qu’on ne t’a pas laissé de tisane… Je vais t’enfaire, veux-tu ? Oh ! je sais très bien la faire… Si jete soignais, tu verrais, tu ne manquerais de rien.

Il ne se permettait pas des allusions plus claires. Jeanne,vivement, répondait que la tisane la dégoûtait ; on lui enfaisait trop boire. Pourtant, des fois, elle consentait à ce quemonsieur Rambaud tournât autour d’elle, comme une mère ; illui glissait un oreiller sous les épaules, lui donnait sa potionqu’elle allait oublier, la soutenait dans la chambre, pendue à sonbras. C’étaient des gâteries qui les attendrissaient tous deux.Comme Jeanne le disait avec ses regards profonds dont la flammetroublait tant le bonhomme, ils jouaient au papa et à la petitefille, pendant que sa mère n’était pas là. Tout d’un coup, destristesses les prenaient, ils ne parlaient plus, s’examinant à ladérobée, avec de la pitié l’un pour l’autre.

Ce jour-là, après un long silence, l’enfant répéta la questionqu’elle avait déjà posée à sa mère :

– Est-ce loin, l’Italie ?

– Oh ! je crois bien, dit monsieur Rambaud. C’estlà-bas, derrière Marseille, au diable… Pourquoi me demandes-tuça ?

– Parce que, déclara-t-elle gravement.

Alors, elle se plaignit de ne rien savoir. Elle était toujoursmalade, on ne l’avait jamais mise en pension. Tous deux se turent,la grande chaleur du feu les endormait.

Cependant, Hélène avait trouvé madame Deberle et sa sœur Paulinedans le pavillon japonais, où elles passaient souvent lesaprès-midi. Il y faisait très chaud, une bouche de calorifère ysoufflait une haleine étouffante. Les larges glaces étaientfermées, on apercevait l’étroit jardin en toilette d’hiver, pareilà une grande sépia traitée avec un fini merveilleux, détachant surla terre brune les petites branches noires des arbres. Les deuxsœurs se disputaient vertement.

– Laisse-moi donc tranquille ! criait Juliette, notreintérêt bien entendu est de soutenir la Turquie.

– Moi, j’ai causé avec un Russe, répondit Pauline toutaussi animée. On nous aime à Saint-Pétersbourg, nos alliésvéritables sont de ce côté. Mais Juliette prit un air grave, etcroisant les bras :

– Alors, qu’est-ce que tu fais de l’équilibreeuropéen ?

La question d’Orient passionnait Paris. La conversation couranteétait là, toute femme un peu répandue ne pouvait décemment parlerd’autre chose. Aussi, depuis deux jours, madame Deberle seplongeait-elle avec conviction dans la politique extérieure. Elleavait des idées très arrêtées sur les différentes éventualités quimenaçaient de se produire. Sa sœur Pauline l’agaçait beaucoup,parce qu’elle se donnait l’originalité de soutenir la Russie,contrairement aux intérêts évidents de la France. Elle voulait laconvaincre, puis elle se fâchait.

– Tiens ! tais-toi, tu parles comme une sotte… Siseulement tu avais étudié la question avec moi…

Elle s’interrompit, pour saluer Hélène, qui entrait.

– Bonjour, ma chère. Vous êtes bien gentille d’être venue…Vous ne savez rien. On parlait ce matin d’un ultimatum. La séancede la Chambre des communes a été très agitée.

– Non, je ne sais rien, répétait Hélène, que la questionstupéfiait. Je sors si peu !

D’ailleurs, Juliette n’avait pas attendu la réponse. Elleexpliquait à Pauline pourquoi il fallait neutraliser la mer Noire,tout en nommant de temps à autre des généraux anglais et desgénéraux russes, familièrement, avec une prononciation trèscorrecte. Mais Henri venait de paraître, tenant à la main un paquetde journaux. Hélène comprit qu’il descendait pour elle. Leurs yeuxs’étaient cherchés, ils avaient appuyé fortement leurs regards l’unsur l’autre. Ensuite ils s’enveloppèrent tout entiers dans lalongue et silencieuse poignée de main qu’ils se donnèrent.

– Qu’y a-t-il dans les journaux ? demandafiévreusement Juliette.

– Dans les journaux, ma chère, dit le docteur ; maisil n’y a jamais rien.

Alors, on oublia un instant la question d’Orient. Il fut, àplusieurs reprises, question de quelqu’un sur qui l’on comptait etqui n’arrivait pas. Pauline faisait remarquer que trois heuresallaient sonner. Oh ! il viendrait, affirmait madameDeberle ; il avait trop formellement promis ; et elle nenommait personne. Hélène écoutait sans entendre. Tout ce quin’était pas Henri ne l’intéressait point. Elle n’apportait plusd’ouvrage, elle faisait des visites de deux heures, étrangère à laconversation, la tête occupée souvent du même rêve enfantin,imaginant que les autres disparaissaient par un prodige et qu’ellerestait seule avec lui. Cependant, elle répondit à Juliette qui laquestionnait, tandis que le regard d’Henri, toujours posé sur lesien, la fatiguait délicieusement. Il passa derrière elle, commepour relever un des stores, et elle sentit bien qu’il exigeait unrendez-vous, au frisson dont il effleura sa chevelure. Elleconsentait, elle n’avait plus la force d’attendre.

– On a sonné, ce doit être lui, dit Pauline tout d’uncoup.

Les deux sœurs prirent un air indifférent. Ce fut Malignon quise présenta, plus correct encore que de coutume, avec une pointe degravité. Il serra les mains qui se tendaient vers lui ; maisil évita ses plaisanteries habituelles, il rentrait en cérémoniedans la maison où il n’avait plus paru depuis quelque temps.Pendant que le docteur et Pauline se plaignaient de la rareté deses visites, Juliette se pencha à l’oreille d’Hélène, qui, malgrésa souveraine indifférence, restait surprise.

– Hein ? cela vous étonne ?… Mon Dieu ! jene lui en veux pas. Au fond, il est si bon garçon qu’on ne peutrester fâché… Imaginez-vous qu’il a déterré un mari pour Pauline.C’est gentil, vous ne trouvez pas ?

– Sans doute, murmura Hélène par complaisance.

– Oui, un de ses amis, très riche, qui ne songeait pas dutout à se marier, et qu’il a juré de nous amener… Nous l’attendionsaujourd’hui pour avoir la réponse définitive… Alors, vouscomprenez, j’ai dû passer par-dessus bien des choses. Oh ! iln’y a plus de danger, nous nous connaissons maintenant.

Elle eut un joli rire, rougit un peu au souvenir qu’elleévoquait ; puis, elle s’empara vivement de Malignon. Hélènesouriait également. Ces facilités de l’existence l’excusaientelle-même. On avait bien tort de rêver des drames noirs, tout sedénouait avec une bonhomie charmante. Mais, pendant qu’elle goûtaitainsi un lâche bonheur à se dire que rien n’était défendu, Julietteet Pauline venaient d’ouvrir la porte du pavillon et d’entraînerMalignon dans le jardin. Tout d’un coup, elle entendit, derrière sanuque, la voix d’Henri, basse et ardente :

– Je vous en prie, Hélène, oh ! je vous en prie…

Elle tressaillit, regarda autour d’elle avec une soudaineinquiétude. Ils étaient bien seuls, elle aperçut les trois autresmarchant à petits pas dans une allée. Henri avait osé la prendreaux épaules, et elle tremblait, et sa terreur était pleined’ivresse.

– Quand vous voudrez, balbutia-t-elle, comprenant bienqu’il lui demandait un rendez-vous.

Et, rapidement, ils échangèrent quelques paroles.

– Attendez-moi ce soir, dans cette maison du passage desEaux.

– Non, je ne puis pas… Je vous ai expliqué, vous m’avezjuré…

– Autre part alors, où il vous plaira, pourvu que je vousvoie… Chez vous, cette nuit ?

Elle se révolta. Mais elle ne put refuser que d’un geste,reprise de peur, en voyant les deux femmes et Malignon quirevenaient. Madame Deberle avait feint d’emmener le jeune hommepour lui montrer une merveille, des touffes de violettes en pleinefleur, malgré le temps froid. Elle hâta le pas, elle rentra lapremière, rayonnante.

– C’est fait ! dit-elle.

– Quoi donc ? demanda Hélène, encore toute secouée, nese rappelant plus.

– Mais ce mariage !… Ah ! quel débarras !Pauline commençait à ne pas être commode… Le jeune homme l’a vue etla trouve charmante. Demain, nous dînerons tous chez papa… J’auraisembrassé Malignon pour sa bonne nouvelle.

Henri, avec un sang-froid parfait, avait manœuvré de façon às’éloigner d’Hélène. Lui aussi trouvait Malignon charmant. Il parutse réjouir beaucoup avec sa femme de voir enfin leur petite sœurplacée. Puis, il avertit Hélène qu’elle allait perdre un de sesgants. Elle le remercia. Dans le jardin, on entendait la voix dePauline qui plaisantait ; elle se penchait vers Malignon, luichuchotait des mots entrecoupés, et éclatait de rire, lorsqu’il luirépondait également à l’oreille. Sans doute il lui faisait desconfidences sur le futur. Par la porte du pavillon laissée ouverte,Hélène respirait l’air froid avec délices.

C’était à ce moment, dans la chambre, que Jeanne et monsieurRambaud se taisaient, engourdis par la grosse chaleur du brasier.L’enfant sortit de ce long silence, en demandant tout d’un coup,comme si cette demande eût été la conclusion de sarêverie :

– Veux-tu que nous allions à la cuisine ?… Nousverrons si nous n’apercevons pas maman.

– Je veux bien, répondit monsieur Rambaud.

Elle était plus forte, ce jour-là. Elle vint, sans êtresoutenue, appuyer son visage à une vitre. Monsieur Rambaud, luiaussi, regardait dans le jardin. Il n’y avait pas de feuilles, ondistinguait nettement l’intérieur du pavillon japonais, par lesgrandes glaces claires. Rosalie, en train de soigner un pot-au-feu,traita Mademoiselle de curieuse. Mais l’enfant avait reconnu larobe de sa mère ; et elle la montrait, elle s’écrasait la facecontre la vitre, pour mieux voir. Cependant, Pauline levait latête, faisait des signes. Hélène parut, appela de la main.

– On vous a aperçue, Mademoiselle, répétait la cuisinière.On vous dit de descendre.

Il fallut que monsieur Rambaud ouvrît la fenêtre. On le priaitd’amener Jeanne, tout le monde la demandait. Jeanne s’était sauvéedans la chambre, refusant violemment, accusant son bon ami d’avoirfait exprès de taper contre la vitre. Elle aimait bien regarder samère, mais elle ne voulait plus aller dans cette maison-là ;et, à toutes les questions suppliantes que lui adressait monsieurRambaud, elle lui répondait par son terrible « parceque », qui expliquait tout.

– Ce n’est pas toi qui devrais me forcer, dit-elle enfin,d’un air sombre.

Mais il lui répétait qu’elle causerait beaucoup de peine à samère, qu’on ne pouvait pas faire des sottises aux gens. Il lacouvrirait bien, elle n’aurait pas froid ; et, en parlant, ilnouait le châle autour de sa taille, il ôtait le foulard qu’elleavait sur la tête, pour la coiffer d’une petite capeline en tricot.Quand elle fut prête, elle protesta encore. Enfin, elle se laissaemmener, à la condition qu’il la remonterait tout de suite, si ellese sentait trop malade. La concierge leur ouvrit la porte decommunication, on les accueillit dans le jardin par desexclamations joyeuses. Madame Deberle surtout témoigna beaucoupd’affection à Jeanne ; elle l’installa dans un fauteuil, prèsde la bouche de chaleur, voulut qu’on fermât tout de suite lesglaces, en faisant remarquer que l’air était un peu vif pour lachère enfant. Malignon était parti. Et, comme Hélène rentrait lescheveux ébouriffés de la petite, un peu honteuse de la voir ainsichez le monde, emmaillotée dans un châle et coiffée d’une capeline,Juliette s’écria :

– Laissez donc ! est-ce que nous ne sommes pas enfamille ?… Cette pauvre Jeanne ! elle nous manquait.

Elle sonna, elle demanda si mademoiselle Smithson et Lucienn’étaient pas rentrés de leur promenade quotidienne. Ils n’étaientpas rentrés. D’ailleurs, Lucien devenait impossible, il avait faitpleurer la veille les cinq demoiselles Levasseur.

– Voulez-vous que nous jouions à pigeon vole ? demandaPauline, que l’idée de son prochain mariage affolait. Ce n’est pasfatigant.

Mais Jeanne refusa d’un signe de tête. Longuement, entre sescils baissés, elle promenait son regard sur les personnes quil’entouraient. Le docteur venait d’apprendre à monsieur Rambaud quesa protégée était enfin admise aux Incurables, et celui-ci, trèsému, lui serrait les mains, comme s’il avait reçu un grand bienfaitpersonnel. Chacun s’allongea dans un fauteuil, la conversation pritune intimité charmante. Les voix se ralentissaient, des silences sefaisaient par moments. Comme madame Deberle et sa sœur causaientensemble, Hélène dit aux deux hommes :

– Le docteur Bodin nous a conseillé un voyage enItalie.

– Ah ! c’est pour cela que Jeanne m’aquestionné ! s’écria monsieur Rambaud. Ça te ferait doncplaisir d’aller là-bas ?

L’enfant, sans répondre, mit ses deux petites mains sur sapoitrine, tandis que sa face grise s’illuminait. Son regard s’étaitcoulé vers le docteur, avec crainte, car elle avait compris que samère le consultait. Il avait eu un léger tressaillement, il restaittrès froid. Mais, brusquement, Juliette se jeta dans laconversation, voulant comme d’habitude être à tous les sujets.

– De quoi ? vous parlez de l’Italie ?… Est-ce quevous ne disiez pas que vous partez pour l’Italie ?… Ahbien ! la rencontre est drôle ! Justement, ce matin, jetourmentais Henri pour qu’il me menât à Naples… Imaginez-vous que,depuis dix ans, je rêve de voir Naples. Tous les printemps, il mepromet, puis il ne tient pas sa parole.

– Je ne t’ai pas dit que je ne voulais pas, murmura ledocteur.

– Comment, tu ne m’as pas dit ?… Tu as refusécarrément, en m’expliquant que tu ne pouvais quitter tesmalades.

Jeanne écoutait. Une grande ride coupait son front pur, pendantque, machinalement, elle tordait ses doigts, les uns après lesautres.

– Oh ! mes malades, reprit le médecin, pour quelquessemaines, je les confierais bien à un confrère… Si je croyais tefaire un si grand plaisir…

– Docteur, interrompit Hélène, est-ce que vous êtes aussid’avis qu’un pareil voyage serait bon pour Jeanne ?

– Excellent, cela la remettrait complètement sur pied… Lesenfants se trouvent toujours bien d’un voyage.

– Alors, s’écria Juliette, nous emmenons Lucien, nouspartons tous ensemble… Veux-tu ?

– Mais, sans doute, je veux tout ce que tu voudras,répondit-il avec un sourire.

Jeanne, baissant la tête, essuya deux grosses larmes de colèreet de douleur qui lui brûlaient les yeux. Et elle se laissa allerau fond du fauteuil, comme pour ne plus entendre et ne plus voir,pendant que madame Deberle, ravie de cette distraction inespéréequi se présentait à elle, éclatait en paroles bruyantes. Oh !que son mari était gentil ! Elle l’embrassa pour la peine.Tout de suite elle causa des préparatifs. On partirait la semainesuivante. Mon Dieu ! jamais elle n’aurait le temps de toutapprêter ! Puis, elle voulut tracer un itinéraire ; ilfallait passer par là ; on resterait huit jours à Rome, ons’arrêterait dans un petit pays charmant dont madame de Guiraud luiavait parlé ; et elle finit par se disputer avec Pauline, quidemandait qu’on retardât le voyage, pour en être avec son mari.

– Ah ! non, par exemple ! disait-elle. On fera lanoce à notre retour.

On oubliait Jeanne. Elle examinait fixement sa mère et ledocteur. Certes, maintenant, Hélène acceptait ce voyage, qui devaitla rapprocher d’Henri. C’était une grande joie : s’en allertous les deux au pays du soleil, vivre les journées côte à côte,profiter des heures libres. Un rire de soulagement montait à seslèvres, elle avait eu si peur de le perdre, elle était si heureusede pouvoir partir avec tous ses amours ! Et, pendant queJuliette déroulait les contrées qu’ils traverseraient, tous lesdeux croyaient déjà marcher dans un printemps idéal, se disaientd’un regard qu’ils s’aimeraient là, et là encore, partout où ilspasseraient ensemble.

Cependant, monsieur Rambaud, qu’une tristesse avait peu à peurendu silencieux, s’aperçut du malaise de Jeanne.

– Est-ce que tu n’es pas bien, ma chérie ?demanda-t-il à mi-voix.

– Oh ! non, j’ai trop de mal… Remonte-moi, je t’ensupplie.

– Mais il faut prévenir ta mère.

– Non, non, maman est occupée, elle n’a pas le temps…Remonte-moi, remonte-moi.

Il la prit dans ses bras, il dit à Hélène que l’enfant sesentait un peu fatiguée. Alors, elle le pria de l’attendre en haut,elle les suivait. La petite, quoique bien légère, lui glissait desmains, et il dut s’arrêter au second étage. Elle avait appuyé latête à son épaule, tous deux se regardaient avec beaucoup dechagrin. Pas un bruit ne troublait le silence glacé de l’escalier.Il murmura :

– Tu es contente, n’est-ce pas, d’aller enItalie ?

Mais elle éclata en sanglots, balbutiant qu’elle ne voulaitplus, qu’elle préférait mourir dans sa chambre. Oh ! ellen’irait pas ; elle tomberait malade, elle le sentait bien.Nulle part, elle n’irait nulle part. On pouvait donner ses petitssouliers aux pauvres. Puis, au milieu de ses pleurs, elle lui parlatout bas.

– Tu te rappelles ce que tu m’as demandé, unsoir ?

– Quoi donc, ma mignonne ?

– De rester toujours avec maman, toujours, toujours… Ehbien ! si tu veux encore, moi je veux aussi.

Des larmes vinrent aux yeux de monsieur Rambaud. Il la baisatendrement, tandis qu’elle ajoutait en baissant la voixdavantage :

– Tu es peut-être fâché parce que je me suis mise encolère. Je ne savais pas, vois-tu… Mais c’est toi que je veux.Oh ! tout de suite, dis ? tout de suite… Je t’aime mieuxque l’autre…

En bas, dans le pavillon, Hélène s’oubliait de nouveau. Oncausait toujours du voyage. Elle éprouvait un besoin impérieuxd’ouvrir son cœur gonflé, de dire à Henri tout le bonheur quil’étouffait. Alors, tandis que Juliette et Pauline discutaient lenombre de robes à emporter, elle se pencha vers lui, elle lui donnale rendez-vous qu’elle avait refusé une heure auparavant.

– Venez cette nuit, je vous attendrai.

Et, comme elle remontait enfin, elle rencontra Rosalie,bouleversée, qui descendait l’escalier en courant. Dès qu’elleaperçut sa maîtresse, la bonne cria :

– Madame ! Madame ! dépêchez-vous !…Mademoiselle n’est pas bien. Elle crache le sang.

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