Une page d’amour

Chapitre 1

 

Un matin, Hélène s’occupait à ranger sa petite bibliothèque,dont elle bouleversait les livres depuis quelques jours, lorsqueJeanne entra en sautant, en tapant des mains.

– Maman, cria-t-elle, un soldat ! Un soldat !

– Quoi ? un soldat ? dit la jeune femme.Qu’est-ce que tu me veux, avec ton soldat ?

Mais l’enfant était dans un de ses accès de folie joyeuse ;elle sautait plus fort, elle répétait : « Unsoldat ! Un soldat ! » sans s’expliquer davantage.Alors, comme elle avait laissé la porte de la chambre ouverte,Hélène se leva, et elle fut toute surprise d’apercevoir un soldat,un petit soldat, dans l’antichambre. Rosalie était sortie ;Jeanne devait avoir joué sur le palier, malgré la défense formellede sa mère.

– Qu’est-ce que vous désirez, mon ami ? demandaHélène.

Le petit soldat, très troublé par l’apparition de cette dame, sibelle et si blanche dans son peignoir garni de dentelle, frottaitun pied sur le parquet, saluait, balbutiaitprécipitamment :

– Pardon… excuse…

Et il ne trouvait rien autre chose, il reculait jusqu’au mur, entraînant toujours les pieds. Ne pouvant aller plus loin, voyant quela dame attendait avec un sourire involontaire, il fouilla vivementdans sa poche droite, dont il tira un mouchoir bleu, un couteau etun morceau de pain. Il regardait chaque objet, l’engouffrait denouveau. Puis, il passa à la poche gauche ; il y avait là unbout de corde, deux clous rouillés, des images enveloppées dans lamoitié d’un journal. Il renfonça le tout, il tapa sur ses cuissesd’un air anxieux. Et il bégayait, ahuri :

– Pardon… excuse…

Mais, brusquement, il posa un doigt contre son nez, en éclatantd’un bon rire. L’imbécile ! il se souvenait. Il ôta deuxboutons de sa capote, fouilla dans sa poitrine, où il enfonça lebras jusqu’au coude. Enfin, il sortit une lettre, qu’il secouaviolemment, comme pour en enlever la poussière, avant de laremettre à Hélène.

– Une lettre pour moi, vous êtes sûr ? ditcelle-ci.

L’enveloppe portait bien son nom et son adresse, d’une grosseécriture paysanne, avec des jambages qui se culbutaient comme descapucins de cartes. Et dès qu’elle fut parvenue à comprendre,arrêtée à chaque ligne par des tournures et une orthographeextraordinaires, elle eut un nouveau sourire. C’était une lettre dela tante de Rosalie, qui lui envoyait Zéphyrin Lacour, tombé ausort « malgré deux messes dites par monsieur le curé ».Alors, attendu que Zéphyrin était l’amoureux de Rosalie, ellepriait Madame de permettre aux enfants de se voir le dimanche. Il yavait trois pages où cette demande revenait dans les mêmes termes,de plus en plus embrouillés, avec un effort constant de direquelque chose qui n’était pas dit. Puis, avant de signer, la tantesemblait avoir trouvé tout d’un coup, et elle avait écrit :« Monsieur le curé le permet », en écrasant sa plume aumilieu d’un éclaboussement de pâtés.

Hélène plia lentement la lettre. Tout en la déchiffrant, elleavait levé deux ou trois fois la tête, pour jeter un coup d’œil surle soldat. Il était toujours collé contre le mur, et ses lèvresremuaient, il paraissait appuyer chaque phrase d’un léger mouvementdu menton ; sans doute il savait la lettre par cœur.

– Alors, c’est vous qui êtes Zéphyrin Lacour ?dit-elle.

Il se mit à rire, il branla le cou.

– Entrez, mon ami ; ne restez pas là.

Il se décida à la suivre, mais il se tint debout près de laporte, pendant qu’Hélène s’asseyait. Elle l’avait mal vu, dansl’ombre de l’antichambre. Il devait avoir juste la taille deRosalie ; un centimètre de moins, et il était réformé. Lescheveux roux, tondus très ras, sans un poil de barbe, il avait uneface toute ronde, couverte de son, percée de deux yeux minces commedes trous de vrille. Sa capote neuve, trop grande pour lui,l’arrondissait encore ; et les jambes écartées dans sonpantalon rouge, pendant qu’il balançait devant lui son képi à largevisière, il était drôle et attendrissant, avec sa rondeur de petitbonhomme bêta, sentant le labour sous l’uniforme.

Hélène voulut l’interroger, obtenir quelques renseignements.

– Vous avez quitté la Beauce il y a huit jours ?

– Oui, madame.

– Et vous voilà à Paris. Vous n’en êtes pasfâché ?

– Non, madame.

Il s’enhardissait, il regardait dans la chambre, trèsimpressionné par les tentures de velours bleu.

– Rosalie n’est pas là, reprit Hélène ; mais elle varentrer… Sa tante m’apprend que vous êtes son bon ami.

Le petit soldat ne répondit pas ; il baissa la tête, enriant d’un air gauche, et se remit à gratter le tapis du bout deson pied.

– Alors, vous devez l’épouser, quand vous sortirez duservice ? continua la jeune femme.

– Bien sûr, dit-il en devenant très rouge, bien sûr, c’estjuré…

Et, gagné par l’air bienveillant de la dame, tournant son képientre ses doigts, il se décida à parler.

– Oh ! il y a beau temps… Quand nous étions toutpetiots, nous allions à la maraude ensemble. Nous avons jolimentreçu des coups de gaule ; pour ça, c’est bien vrai… Il fautdire que les Lacour et les Pichon demeuraient dans la mêmetraverse, côte à côte. Alors, n’est-ce pas ? la Rosalie etmoi, nous avons été élevés quasiment à la même écuelle… Puis, toutson monde est mort. Sa tante Marguerite lui a donné la soupe. Maiselle, la mâtine, elle avait déjà des bras du tonnerre…

Il s’arrêta, sentant qu’il s’enflammait, et il demanda d’unevoix hésitante :

– Peut-être bien qu’elle vous a conté tout ça ?

– Oui, mais dites toujours, répondit Hélène qu’ilamusait.

– Enfin, reprit-il, elle était joliment forte, quoique pasplus grosse qu’une mauviette ; elle vous troussait la besogne,fallait voir ! Tenez, un jour, elle a allongé une tape àquelqu’un de ma connaissance, oh ! une tape ! J’en aigardé le bras noir pendant huit jours… Oui, c’est venu comme ça.Dans le pays, tout le monde nous mariait ensemble. Alors, nousn’avions pas dix ans que nous nous sommes topé dans la main… Et çatient, madame, ça tient…

Il posait une main sur son cœur, en écartant les doigts. Hélènepourtant était redevenue grave. Cette idée d’introduire un soldatdans sa cuisine l’inquiétait. Monsieur le curé avait beau lepermettre, elle trouvait cela un peu risqué. Dans les campagnes, onest fort libre, les amoureux vont bon train. Elle laissa voir sescraintes. Quand Zéphyrin eut compris, il pensa crever derire ; mais il se retenait, par respect.

– Oh ! madame, oh ! madame… On voit bien que vousne la connaissez point. J’en ai reçu, des calottes !… MonDieu ! les garçons, ça aime à rire, n’est-ce pas ? Je lapinçais, des fois. Alors, elle se retournait, et v’lan ! enplein museau… C’est sa tante qui lui répétait :« Vois-tu, ma fille, ne te laisse pas chatouiller, ça ne portepas chance. » Le curé aussi s’en mêlait, et c’est peut-êtrebien pour ça que notre amitié tient toujours… On devait nous marieraprès le tirage au sort. Puis, va te faire fiche ! les chosesont mal tourné. La Rosalie a dit qu’elle servirait à Paris pours’amasser une dot en m’attendant… Et voilà, et voilà…

Il se dandinait, passait son képi d’une main dans l’autre. Mais,comme Hélène gardait le silence, il crut comprendre qu’elle doutaitde sa fidélité. Cela le blessa beaucoup. Il s’écria avecfeu :

– Vous pensez peut-être que je la tromperai ?… Puisqueje vous dis que c’est juré ! Je l’épouserai, voyez-vous, aussivrai que le jour nous éclaire… Et je suis tout prêt à vous signerça… Oui, si vous voulez, je vais vous signer un papier…

Une grosse émotion le soulevait. Il marchait dans la chambre,cherchant des yeux s’il n’apercevait pas une plume et de l’encre.Hélène tenta vivement de le calmer. Il répétait :

– J’aimerais mieux vous signer un papier… Qu’est-ce que çavous fait ? Vous seriez bien tranquille ensuite.

Mais, juste à ce moment, Jeanne, qui avait disparu de nouveau,rentra en dansant et en tapant des mains.

– Rosalie ! Rosalie ! Rosalie !chantait-elle sur un air sautillant qu’elle composait.

Par les portes ouvertes, on entendit en effet l’essoufflement dela bonne qui montait, chargée de son panier. Zéphyrin recula dansun coin de la pièce ; un rire silencieux fendait sa bouched’une oreille à l’autre, et ses yeux en trous de vrille luisaientd’une malice campagnarde. Rosalie entra droit dans la chambre,comme elle en avait l’habitude familière, pour montrer lesprovisions du matin à sa maîtresse.

– Madame, dit-elle, j’ai acheté des choux-fleurs… Voyezdonc !… Deux pour dix-huit sous, ce n’est pas cher…

Elle tendait son panier entrouvert, lorsqu’en levant la tête,elle aperçut Zéphyrin qui ricanait. Une stupeur la cloua sur letapis. Il s’écoula deux ou trois secondes, elle ne l’avait sansdoute pas reconnu tout de suite sous l’uniforme. Ses yeux rondss’agrandirent, sa petite face grasse devint pâle, tandis que sesdurs cheveux noirs remuaient.

– Oh ! dit-elle simplement.

Et, de surprise, elle lâcha son panier. Les provisions roulèrentsur le tapis, les choux-fleurs, des oignons, des pommes. Jeanne,enchantée, poussa un cri et se jeta par terre, au milieu de lachambre, courant après les pommes, jusque sous les fauteuils etl’armoire à glace. Cependant, Rosalie, toujours paralysée, nebougeait pas, répétait :

– Comment ! c’est toi !… Qu’est-ce que tu faislà, dis ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Elle se tourna vers Hélène et demanda :

– C’est donc vous qui l’avez laissé entrer ?

Zéphyrin ne parlait pas, se contentait de cligner les paupièresd’un air malin. Alors, des larmes d’attendrissement montèrent auxyeux de Rosalie, et pour témoigner sa joie de le revoir, elle netrouva rien de mieux que de se moquer de lui.

– Ah ! va, reprit-elle, en s’approchant, t’es joli,t’es propre, avec cet habit-là !… J’aurais pu passer à côté detoi, je n’aurais pas seulement dit : Dieu te bénisse !…Comme te voilà fait ! T’as l’air d’avoir ta guérite sur tondos. Et ils t’ont joliment rasé la tête, tu ressembles au canichedu sacristain… Bon Dieu ! que t’es laid, que t’eslaid !

Zéphyrin, vexé, se décida à ouvrir la bouche.

– Ce n’est pas ma faute, bien sûr… Si on t’envoyait aurégiment, nous verrions un peu.

Ils avaient complètement oublié où ils se trouvaient, et lachambre, et Hélène, et Jeanne, qui continuait à ramasser lespommes. La bonne s’était plantée debout devant le petit soldat, lesmains nouées sur son tablier.

– Alors, tout va bien là-bas ? demanda-t-elle.

– Mais oui, sauf que la vache des Guignard est malade.L’artiste est venu, et il leur a dit comme ça qu’elle était pleined’eau.

– Si elle est pleine d’eau, c’est fini… À part ça, tout vabien ?

– Oui, oui… Il y a le garde champêtre qui s’est cassé lebras… Le père Canivet est mort… Monsieur le curé a perdu sa bourse,où il y avait trente sous, en revenant de Grandval… Autrement, toutva bien.

Et ils se turent. Ils se regardaient avec des yeux luisants, leslèvres pincées et lentement remuées dans une grimace tendre. Cedevait être leur façon de s’embrasser, car ils ne s’étaient pasmême tendu la main. Mais Rosalie sortit tout à coup de sacontemplation, et elle se désola en voyant ses légumes par terre.Un beau gâchis ! Il lui faisait faire de propres choses !Madame aurait dû le laisser attendre dans l’escalier. Tout engrondant, elle se baissait, remettait au fond du panier les pommes,les oignons, les choux-fleurs, à la grande contrariété de Jeanne,qui ne voulait pas qu’on l’aidât. Et, comme elle s’en allait danssa cuisine, sans regarder davantage Zéphyrin, Hélène, gagnée par latranquille santé des deux amoureux, la retint pour luidire :

– Écoutez, ma fille, votre tante m’a demandé d’autoriser cegarçon à venir vous voir le dimanche… Il viendra l’après-midi, etvous tâcherez que votre service n’en souffre pas trop.

Rosalie s’arrêta, tourna simplement la tête. Elle était biencontente, mais elle gardait son air grognon.

– Oh ! Madame, il va joliment me déranger !cria-t-elle.

Et, par-dessus son épaule, elle jeta un regard sur Zéphyrin etlui fit de nouveau sa grimace tendre. Le petit soldat resta unmoment immobile, la bouche fendue par son rire muet. Puis, il seretira à reculons, en remerciant et en posant son képi contre soncœur. La porte était fermée, qu’il saluait encore sur lepalier.

– Maman, c’est le frère de Rosalie ? demandaJeanne.

Hélène demeura tout embarrassée devant cette question. Elleregrettait l’autorisation qu’elle venait d’accorder, dans unmouvement de bonté subite, dont elle s’étonnait. Elle cherchaquelques secondes, elle répondit :

– Non, c’est son cousin.

– Ah ! dit l’enfant gravement.

La cuisine de Rosalie donnait sur le jardin du docteur Deberle,en plein soleil. L’été, par la fenêtre, très large, les branchesdes ormes entraient. C’était la pièce la plus gaie del’appartement, toute blanche de lumière, si éclairée même queRosalie avait dû poser un rideau de cotonnade bleue, qu’elle tiraitl’après-midi. Elle ne se plaignait que de la petitesse de cettecuisine, qui s’allongeait en forme de boyau, le fourneau à droite,une table et un buffet à gauche. Mais elle avait si bien casé lesustensiles et les meubles qu’elle s’était ménagé, près de lafenêtre, un coin libre où elle travaillait le soir. Son orgueilétait de tenir les casseroles, les bouilloires, les plats dans unemerveilleuse propreté. Aussi, lorsque le soleil arrivait, unresplendissement rayonnait des murs ; les cuivres jetaient desétincelles d’or, les fers battus avaient des rondeurs éclatantes delunes d’argent ; tandis que les faïences bleues et blanches dufourneau mettaient leur note pâle dans cet incendie.

Le samedi suivant, dans la soirée, Hélène entendit un telremue-ménage, qu’elle se décida à aller voir.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle, vous vous battezavec les meubles ?

– Je lave, Madame, répondit Rosalie, ébouriffée et suante,accroupie par terre, en train de frotter le carreau de toute laforce de ses petits bras.

C’était fini, elle épongeait. Jamais elle n’avait fait sacuisine aussi belle. Une mariée aurait pu y coucher, tout y étaitblanc comme pour une noce. La table et le buffet semblaient rabotésà neuf, tant elle y avait usé ses doigts. Et il fallait voir le belordre, les casseroles et les pots par rangs de grandeur, chaquechose à son clou, jusqu’à la poêle et au gril qui reluisaient, sansune tache de fumée. Hélène resta là un instant, silencieuse ;puis, elle sourit et se retira.

Alors, chaque samedi, ce fut un nettoyage pareil, quatre heurespassées dans la poussière et dans l’eau. Rosalie voulait, ledimanche, montrer sa propreté à Zéphyrin. Elle recevait ce jour-là.Une toile d’araignée lui aurait fait honte. Lorsque toutresplendissait autour d’elle, cela la rendait aimable et la faisaitchanter. À trois heures, elle se lavait encore les mains, ellemettait un bonnet avec des rubans. Puis, tirant à demi le rideau decotonnade, ménageant un jour de boudoir, elle attendait Zéphyrin aumilieu du bel ordre, dans une bonne odeur de thym et delaurier.

À trois heures et demie, exactement, Zéphyrin arrivait ; ilse promenait dans la rue, tant que la demie n’avait pas sonné auxhorloges du quartier. Rosalie écoutait ses gros souliers butercontre les marches, et lui ouvrait, quand il s’arrêtait sur lepalier. Elle lui avait défendu de toucher au cordon de sonnette.Chaque fois, ils échangeaient les mêmes paroles.

– C’est toi ?

– Oui, c’est moi.

Et ils restaient nez à nez, avec leurs yeux pétillants et leurbouche pincée. Puis, Zéphyrin suivait Rosalie ; mais ellel’empêchait d’entrer avant qu’elle l’eût débarrassé de son shako etde son sabre. Elle ne voulait point de ça dans sa cuisine, ellecachait le sabre et le shako au fond d’un placard. Alors, elleasseyait son amoureux, près de la fenêtre, dans le coin ménagé là,et elle ne lui permettait plus de remuer.

– Tiens-toi tranquille… Tu me regarderas faire le dîner deMadame, si tu veux.

Mais il ne venait presque jamais les mains vides. Ordinairement,il avait employé sa matinée à courir avec des camarades les bois deMeudon, traînant les pieds dans des flâneries sans fin, oisif etbuvant le grand air, avec le regret vague du pays. Pour occuper sesdoigts, il coupait des baguettes, les taillait, les enjolivait enmarchant de toutes sortes d’arabesques ; et son pas seralentissait encore, il s’arrêtait près des fossés, le shako sur lanuque, les yeux ne quittant plus son couteau qui fouillait le bois.Puis, comme il ne pouvait se décider à jeter ses baguettes, il lesapportait l’après-midi à Rosalie, qui les lui enlevait des mains,en criant un peu, parce que cela salissait la cuisine. La véritéétait qu’elle les collectionnait ; elle en avait, sous sonlit, un paquet de toutes les longueurs et de tous les dessins.

Un jour, il arriva avec un nid plein d’œufs, qu’il avait placédans le fond de son shako, sous son mouchoir. C’était très bon,disait-il, les omelettes avec les œufs d’oiseau. Rosalie jeta cettehorreur, mais elle garda le nid, qui alla rejoindre les baguettes.D’ailleurs, il avait toujours ses poches pleines à crever. Il entirait des curiosités, des cailloux transparents, pris au bord dela Seine, d’anciennes ferrures, des baies sauvages qui seséchaient, des débris méconnaissables dont les chiffonniersn’avaient pas voulu. Sa passion était surtout les images. Le longdes routes, il ramassait les papiers qui avaient enveloppé duchocolat ou des savons, et sur lesquels on voyait des nègres et despalmiers, des almées et des bouquets de roses. Les dessus desvieilles bottes crevées, avec des dames blondes et rêveuses, lesgravures vernies et le papier d’argent des sucres de pomme, jetésdans les foires des environs, étaient ses grandes trouvailles, quilui gonflaient le cœur. Tout ce butin disparaissait dans sespoches ; il enveloppait d’un bout de journal les plus beauxmorceaux. Et, le dimanche, quand Rosalie avait un moment à perdre,entre une sauce et un rôti, il lui montrait ses images. C’étaitpour elle, si elle voulait ; seulement, comme le papier,autour, n’était pas toujours propre, il découpait les images, cequi l’amusait beaucoup. Rosalie se fâchait, des brins de papiers’envolaient jusque dans ses plats ; et il fallait voir avecquelle malice de paysan, tirée de loin, il finissait par s’emparerde ses ciseaux. Parfois, pour se débarrasser de lui, elle les luidonnait brusquement.

Cependant, un roux chantait dans un poêlon. Rosalie surveillaitla sauce, une cuiller de bois à la main, pendant que Zéphyrin, latête penchée, le dos élargi par ses épaulettes rouges, découpaitdes images. Ses cheveux étaient tellement ras, qu’on lui voyait lapeau du crâne, et son collet jaune bâillait par-derrière, montrantle hâle du cou. Pendant des quarts d’heure entiers, tous deux nedisaient rien. Lorsque Zéphyrin levait la tête, il regardaitRosalie prendre de la farine, hacher du persil, saler et poivrer,d’un air profondément intéressé. Alors, de loin en loin, une parolelui échappait.

– Fichtre ! ça sent trop bon !

La cuisinière, en plein coup de feu, ne daignait pas répondretout de suite. Au bout d’un long silence, elle disait à sontour :

– Vois-tu, il faut que ça mijote.

Et leurs conversations ne sortaient guère de là. Ils neparlaient même plus du pays. Lorsqu’un souvenir leur revenait, ilsse comprenaient d’un mot et riaient en dedans toute l’après-midi.Cela leur suffisait. Quand Rosalie mettait Zéphyrin à la porte, ilss’étaient joliment amusés tous les deux.

– Allons, va-t’en ! Je vais servir Madame.

Elle lui rendait son shako et son sabre, le poussait devantelle, puis servait Madame avec de la joie aux joues ; tandisque lui, les bras ballants, rentrait à la caserne, chatouillé àl’intérieur par cette bonne odeur de thym et de laurier qu’ilemportait.

Dans les premiers temps, Hélène crut devoir les surveiller. Ellearrivait parfois à l’improviste, pour donner un ordre. Et toujourselle trouvait Zéphyrin dans son coin, entre la table et la fenêtre,près de la fontaine de grès, qui le forçait à rentrer les jambes.Dès que Madame paraissait, il se levait comme au port d’arme,demeurait debout. Si Madame lui adressait la parole, il nerépondait guère que par des saluts et des grognements respectueux.Peu à peu, Hélène se rassura, en voyant qu’elle ne les dérangeaitjamais et qu’ils gardaient sur le visage leur tranquillitéd’amoureux patients.

Même Rosalie semblait alors beaucoup plus délurée que Zéphyrin.Elle avait déjà quelques mois de Paris, elle s’y déniaisait bienqu’elle ne connût que trois rues, la rue de Passy, la rue Franklinet la rue Vineuse. Lui, au régiment, restait godiche. Elle assuraità Madame qu’il « bêtissait » ; car, au pays, biensûr, il était plus malin. Ça résultait de l’uniforme,disait-elle ; tous les garçons qui tombaient soldatsdevenaient bêtes à crever. En effet, Zéphyrin, ahuri par sonexistence nouvelle, avait les yeux ronds et le dandinement d’uneoie. Il gardait sa lourdeur de paysan sous ses épaulettes, lacaserne ne lui enseignait point encore le beau langage ni lesmanières victorieuses du tourlourou parisien. Ah ! Madamepouvait être tranquille ! Ce n’était pas lui qui songeait àbatifoler.

Aussi Rosalie se montrait-elle maternelle. Elle sermonnaitZéphyrin tout en mettant la broche, lui prodiguait de bons conseilssur les précipices qu’il devait éviter ; et il obéissait, enappuyant chaque conseil d’un vigoureux mouvement de tête. Tous lesdimanches, il devait lui jurer qu’il était allé à la messe et qu’ilavait dit religieusement ses prières matin et soir. Ellel’exhortait encore à la propreté, lui donnait un coup de brossequand il partait, consolidait un bouton de sa tunique, le visitaitde la tête aux pieds, regardant si rien ne clochait. Elles’inquiétait aussi de sa santé et lui indiquait des recettes contretoutes sortes de maladies. Zéphyrin, pour reconnaître sescomplaisances, lui offrait de remplir sa fontaine. Longtemps ellerefusa, par crainte qu’il ne renversât de l’eau. Mais, un jour, ilmonta les deux seaux sans laisser tomber une goutte dansl’escalier, et, dès lors, ce fut lui qui, le dimanche, remplit lafontaine. Il lui rendait d’autres services, faisait toutes lesgrosses besognes, allait très bien acheter du beurre chez lafruitière, si elle avait oublié d’en prendre. Même il finit par semettre à la cuisine. D’abord, il éplucha les légumes. Plus tard,elle lui permit de hacher. Au bout de six semaines, il ne touchaitpoint aux sauces, mais il les surveillait, la cuiller de bois à lamain. Rosalie en avait fait son aide, et elle éclatait de rireparfois, quand elle le voyait, avec son pantalon rouge et soncollet jaune, actionné devant le fourneau, un torchon sur le bras,comme un marmiton.

Un dimanche, Hélène se rendit à la cuisine. Ses pantouflesassourdissaient le bruit de ses pas, elle resta sur le seuil, sansque la bonne ni le soldat l’eussent entendue. Dans son coin,Zéphyrin était attablé devant une tasse de bouillon fumant.Rosalie, qui tournait le dos à la porte, lui coupait de longuesmouillettes de pain.

– Va, mange, mon petit ! disait-elle. Tu marches trop,c’est ça qui te creuse… Tiens ! en as-tu assez ? Enveux-tu encore ?

Et elle le couvait d’un regard tendre et inquiet. Lui, toutrond, se carrait au-dessus de la tasse, avalait une mouillette àchaque bouchée. Sa face, jaune de son, rougissait dans la vapeurqui la baignait. Il murmurait :

– Sapristi ! quel jus ! Qu’est-ce que tu metsdonc là-dedans ?

– Attends, reprit-elle, si tu aimes les poireaux…

Mais, en se tournant, elle aperçut Madame. Elle poussa un légercri. Tous deux restèrent pétrifiés. Puis, Rosalie s’excusa avec unflot brusque de paroles.

– C’est ma part, Madame, oh ! bien vrai… Je n’auraispas repris du bouillon… Tenez, sur ce que j’ai de plus sacré !Je lui ai dit : « Si tu veux ma part de bouillon, je vaiste la donner… » Allons, parle donc, toi ; tu sais bienque ça s’est passé comme ça…

Et, inquiète du silence que gardait sa maîtresse, elle la crutfâchée, elle continua d’une voix qui se brisait :

– Il mourait de faim, Madame ; il m’avait volé unecarotte crue… On les nourrit si mal ! Puis, imaginez-vousqu’il est allé au diable, le long de la rivière, je ne sais où…Vous-même, Madame, vous m’auriez dit : « Rosalie,donnez-lui donc un bouillon… »

Alors, Hélène, devant le petit soldat, qui restait la bouchepleine, sans oser avaler, ne put rester sévère. Elle réponditdoucement :

– Eh bien ! ma fille, quand ce garçon aura faim, ilfaudra l’inviter à dîner, voilà tout… Je vous le permets.

Elle venait d’éprouver, en face d’eux, cet attendrissement qui,déjà une fois, lui avait fait oublier son rigorisme. Ils étaient siheureux, dans cette cuisine ! Le rideau de cotonnade, à demitiré, laissait entrer le soleil couchant. Les cuivres incendiaientle mur du fond, éclairant d’un reflet rose le demi-jour de lapièce. Et là, dans cette ombre dorée, ils mettaient tous les deuxleurs petites faces rondes, tranquilles et claires comme des lunes.Leurs amours avaient une certitude si calme, qu’ils ne dérangeaientpas le bel ordre des ustensiles. Ils s’épanouissaient aux bonnesodeurs des fourneaux, l’appétit égayé, le cœur nourri.

– Dis, maman, demanda Jeanne le soir, après une longueréflexion, le cousin de Rosalie ne l’embrasse jamais, pourquoidonc ?

– Et pourquoi veux-tu qu’ils s’embrassent ? réponditHélène. Ils s’embrasseront le jour de leur fête.

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