Une page d’amour

Chapitre 4

 

Malignon, renversé dans un fauteuil, allongeant les jambesdevant le grand feu qui flambait, attendait tranquillement. Ilavait eu le raffinement de fermer les rideaux des fenêtres etd’allumer les bougies. La première pièce, où il se trouvait, étaitvivement éclairée par un petit lustre et deux candélabres. Dans lachambre, au contraire, une obscurité régnait ; seule lasuspension de cristal mettait là un crépuscule à demi éteint.Malignon tira sa montre.

– Fichtre ! murmura-t-il, est-ce qu’elle me feraitencore poser aujourd’hui ?

Et il eut un léger bâillement. Il attendait depuis une heure, ilne s’amusait guère. Cependant, il se leva, donna un coup d’œil auxpréparatifs. L’arrangement des fauteuils ne lui plut pas, il roulaune causeuse devant la cheminée. Les bougies brûlaient avec desreflets roses, dans les tentures de cretonne, la pièce sechauffait, silencieuse, étouffée ; tandis que, au-dehors,soufflaient de brusques coups de vent. Puis, il visita une dernièrefois la chambre, et là il goûta une satisfaction de vanité :elle lui paraissait très bien, tout à fait « chic »,capitonnée comme une alcôve, le lit perdu dans une ombrevoluptueuse. Au moment où il donnait une bonne tournure auxdentelles des oreillers, on frappa trois coups rapides. C’était lesignal.

– Enfin, dit-il tout haut, d’un air triomphant.

Et il courut ouvrir. Juliette entra, la voilette baissée,empaquetée dans un manteau de fourrure. Pendant que Malignonrefermait doucement la porte, elle resta un instant immobile, sansqu’on pût voir l’émotion qui lui coupait la parole. Mais, avant quele jeune homme ait eu le temps de lui prendre la main, elle relevasa voilette, elle montra son visage souriant, un peu pâle, trèscalme.

– Tiens ! vous avez allumé, s’écria-t-elle. Je croyaisque vous détestiez ça, les bougies en plein jour.

Malignon, qui s’apprêtait à la serrer dans ses bras, d’un gestepassionné qu’il avait médité, fut décontenancé et expliqua que lejour était trop laid, que ses fenêtres donnaient sur des terrainsvagues. D’ailleurs, il adorait la nuit.

– On ne sait jamais avec vous, reprit-elle en leplaisantant. Le printemps dernier, à mon bal d’enfants, vous m’avezfait toute une affaire : on était dans un caveau, on auraitcru entrer chez un mort… Enfin, mettons que votre goût achangé.

Elle semblait en visite, affectant une assurance qui grossissaitun peu sa voix. C’était le seul indice de son trouble. Par moments,elle avait une légère contraction du menton, comme si elle eûtéprouvé une gêne dans la gorge. Mais ses yeux brillaient, ellegoûtait le vif plaisir de son imprudence. Cela la changeait, ellesongeait à madame de Chermette, qui avait un amant. Mon Dieu !c’était drôle tout de même.

– Voyons votre installation, reprit-elle.

Et elle fit le tour de la pièce. Il la suivait, réfléchissantqu’il aurait dû l’embrasser tout de suite ; maintenant, il nepouvait plus, il devait attendre. Pourtant, elle regardait lesmeubles, examinait les murs, levait la tête, se reculait, tout enparlant.

– Je n’aime guère votre cretonne. Elle est d’uncommun ! Où avez-vous trouvé ce rose abominable ?… Tiens,voilà une chaise qui serait gentille, si le bois n’était pas sidoré… Et pas un tableau, pas un bibelot ; rien que votrelustre et vos candélabres qui manquent de style… Ah bien ! moncher, je vous conseille de vous moquer encore de mon pavillonjaponais !

Elle riait, elle se vengeait de ses anciennes attaques, dontelle lui avait toujours tenu rancune.

– Il est joli votre goût, parlons-en !… Mais vous nesavez pas que mon magot vaut mieux que tout votre mobilier !…Un commis de nouveautés n’aurait pas voulu de ce rose-là. Vous avezdonc fait le rêve de séduire votre blanchisseuse ?

Malignon, très vexé, ne répondait rien. Il essayait de laconduire dans la chambre. Elle resta sur le seuil, en disantqu’elle n’entrait pas dans les endroits où il faisait si noir.D’ailleurs, elle voyait suffisamment, la chambre valait le salon.Tout ça sortait du faubourg Saint-Antoine. Et ce fut surtout lasuspension qui l’égaya. Elle fut impitoyable, elle revenait sanscesse à cette veilleuse de camelote, le rêve des petites ouvrièresqui ne sont pas dans leurs meubles. On trouvait des suspensionspareilles dans tous les bazars pour sept francs cinquante.

– Je l’ai payée quatre-vingt-dix francs, finit par crierMalignon, impatienté.

Alors, elle parut enchantée de l’avoir mis en colère. Il s’étaitcalmé, il lui demanda sournoisement :

– Vous ne retirez pas votre manteau ?

– Si, répondit-elle ; il fait une chaleur chezvous !

Elle ôta même son chapeau, qu’il alla porter avec la fourruresur le lit. Quand il revint, il la trouva assise devant le feu,regardant encore autour d’elle. Elle était redevenuesérieuse ; elle consentit à se montrer conciliante.

– C’est très laid, mais vous n’êtes tout de même pas mal.Les deux pièces auraient pu être très bien.

– Oh ! pour ce que je veux en faire ! laissa-t-iléchapper, avec un geste d’insouciance.

Il regretta tout de suite cette parole stupide. On ne pouvaitpas être plus grossier, ni plus maladroit. Elle avait baissé latête, reprise d’une gêne douloureuse à la gorge. Pendant uninstant, elle venait d’oublier pourquoi elle était là. Il voulut aumoins profiter de l’embarras où il l’avait mise.

– Juliette, murmura-t-il en se penchant vers elle.

Elle le fit asseoir d’un geste. C’était aux bains de mer, àTrouville, que Malignon, ennuyé par la vue de l’Océan, avait eu labelle idée de tomber amoureux. Depuis trois années déjà, ilsvivaient dans une familiarité querelleuse. Un soir, il lui prit lamain. Elle ne se fâcha pas, plaisanta d’abord. Puis, la tête vide,le cœur libre, elle s’imagina qu’elle l’aimait. Jusqu’à ce jour,elle avait à peu près fait tout ce que faisaient ses amies, autourd’elle ; mais une passion lui manquait, la curiosité et lebesoin d’être comme les autres la poussèrent. Dans lescommencements, si le jeune homme s’était montré brutal, elle auraitinfailliblement succombé. Il eut la fatuité de vouloir vaincre parson esprit, il la laissa s’habituer au jeu de coquette qu’ellejouait. Aussi, dès sa première violence, une nuit qu’ilsregardaient la mer ensemble, comme des amants d’opéra-comique,l’avait-elle chassé, étonnée, irritée de ce qu’il dérangeait ceroman dont elle s’amusait. À Paris, Malignon s’était juré d’êtreplus habile. Il venait de la reprendre dans une période d’ennui, àla fin d’un hiver fatigant, lorsque les plaisirs connus, lesdîners, les bals, les premières représentations, commençaient à ladésoler par leur monotonie. L’idée d’un appartement meublé toutexprès dans un quartier perdu, le mystère d’un pareil rendez-vous,la pointe d’odeur suspecte qu’elle flairait, l’avaient séduite.Cela lui semblait original, il fallait bien tout voir. Et elleavait, au fond d’elle, un si beau calme, qu’elle n’était guère plustroublée chez Malignon que chez les peintres où elle montait quêterdes toiles pour ses ventes de charité.

– Juliette, Juliette, répétait le jeune homme, en cherchantdes inflexions de voix caressantes.

– Allons, soyez raisonnable, dit-elle simplement.

Et elle prit un écran chinois sur la cheminée, elle continua,très à l’aise, comme si elle se trouvait dans son propresalon :

– Vous savez que nous avons répété ce matin… Je crains biende n’avoir pas eu la main heureuse en choisissant madame Berthier.Elle fait une Mathilde pleurnicheuse, insupportable… Ce monologuesi joli, quand elle s’adresse à la bourse : « Pauvrepetite, je te baisais tout à l’heure… », eh bien ! ellele récite comme une pensionnaire qui a préparé un compliment… Jesuis très inquiète.

– Et madame de Guiraud ? demanda-t-il, en rapprochantsa chaise et en lui prenant la main.

– Oh ! elle est parfaite… J’ai déniché là uneexcellente madame de Léry, qui aura du mordant, de la verve…

Elle lui abandonnait sa main qu’il baisait entre deux phrases,sans qu’elle parût s’en apercevoir.

– Mais le pis, voyez-vous, disait-elle, c’est que vous nesoyez pas là. D’abord, vous feriez des observations à madameBerthier ; ensuite, il est impossible que nous arrivions à unbon ensemble, si vous ne venez jamais.

Il avait réussi à lui poser un bras derrière la taille.

– Du moment où je sais mon rôle…, murmura-t-il.

– Oui, c’est très bien ; seulement, il y a la mise enscène à régler… Vous n’êtes guère gentil, de ne pas nous consacrertrois ou quatre matinées.

Elle ne put continuer, il lui mettait une pluie de baisers surle cou. Alors, elle dut remarquer qu’il la tenait dans ses bras,elle le repoussa, en le souffletant légèrement avec l’écran chinoisqu’elle avait gardé. Sans doute elle s’était juré de ne pas lelaisser aller plus loin. Son visage blanc rougissait sous l’ardentreflet du feu, ses lèvres s’amincissaient dans la moue d’unecurieuse que ses sensations étonnent. Vraiment, ce n’était quecela ! Il aurait fallu voir jusqu’au bout ; et une peurla prenait.

– Laissez-moi, balbutia-t-elle en souriant d’un aircontraint, je vais encore me fâcher…

Mais il crut l’avoir touchée. Il pensait très froidement :« Si je la laisse sortir d’ici comme elle est entrée, elle estperdue pour moi. » Les paroles étaient inutiles, il lui repritles mains, voulut remonter aux épaules. Un instant, elle paruts’abandonner. Elle n’avait qu’à fermer les yeux, elle saurait.Cette envie lui venait, et elle la discutait au fond d’elle, avecune grande lucidité. Cependant, il lui sembla que quelqu’un criaitnon. C’était elle qui avait crié, avant même de s’être répondu.

– Non, non, répétait-elle. Lâchez-moi, vous me faites dumal… Je ne veux pas, je ne veux pas.

Comme il ne disait toujours rien, la poussant vers la chambre,elle se dégagea violemment. Elle obéissait à des mouvementssinguliers, en dehors de ses désirs ; elle était irritéecontre elle-même et contre lui. Dans son trouble, des parolesentrecoupées lui échappaient. Ah ! certes, il la récompensaitbien mal de sa confiance. Qu’espérait-il donc en montrant cettebrutalité ? Elle le traita même de lâche. Jamais de la vie,elle ne le reverrait. Mais il la laissait parler pour s’étourdir,il la poursuivait avec un rire méchant et bête. Elle finit parbalbutier, réfugiée derrière un fauteuil, tout d’un coup vaincue,comprenant qu’elle lui appartenait, sans qu’il eût encore avancéles mains pour la prendre. Ce fut une des minutes les plusdésagréables de son existence.

Et ils étaient là, face à face, le visage changé, honteux etviolent, lorsqu’un bruit éclata. Ils ne comprirent pas d’abord. Onavait ouvert une porte, des pas traversaient la chambre, tandisqu’une voix leur criait :

– Sauvez-vous, sauvez-vous… Vous allez être surpris.

C’était Hélène. Tous deux, stupéfiés, la regardaient. Leurétonnement était si grand, qu’ils en oubliaient l’embarras de leursituation. Juliette n’eut pas un mouvement de gêne.

– Sauvez-vous, répétait Hélène. Votre mari sera ici dansdeux minutes.

– Mon mari, bégaya la jeune femme, mon mari… Pourquoiça ? à propos de quoi ?

Elle devenait imbécile. Tout se brouillait dans sa tête. Celalui paraissait prodigieux qu’Hélène fût là et qu’elle lui parlât deson mari. Mais celle-ci eut un geste de colère.

– Ah ! si vous croyez que j’ai le temps de vousexpliquer… Il va venir. Vous voilà avertie. Partez vite, parteztous les deux.

Alors, Juliette entra dans une agitation extraordinaire. Ellecourait au milieu des pièces, bouleversée, lâchant des mots sanssuite :

– Ah ! mon Dieu, ah ! mon Dieu… Je vous remercie.Où est mon manteau ? Que c’est bête, cette chambre toutenoire ! Donnez-moi mon manteau, apportez une bougie que jetrouve mon manteau… Ma chère, ne faites pas attention, si je nevous remercie pas… Je ne sais où sont les manches ; non, je nesais plus, je ne peux plus…

La peur la paralysait, il fallut qu’Hélène l’aidât à mettre sonmanteau. Elle posa son chapeau de travers, ne noua même pas lesbrides. Mais le pis fut qu’on perdit une grande minute à cherchersa voilette, qui était tombée sous le lit… Elle balbutiait, lesmains éperdues et tremblantes, tâtant sur elle si elle n’oubliaitrien de compromettant.

– Quelle leçon !… quelle leçon ! Ah ! c’estbien fini, par exemple !

Malignon, très pâle, avait une figure sotte. Il piétinait, sesentant détesté et ridicule. La seule réflexion nette qu’il fût enétat de faire était que décidément il n’avait pas de chance. Il nelui vint aux lèvres que cette pauvre question :

– Alors, vous croyez que je dois m’en alleraussi ?

Et comme on ne lui répondait pas, il prit sa canne, encontinuant de causer, pour affecter un beau sang-froid. On avaittout le temps. Justement, il existait un autre escalier, un petitescalier de service abandonné, mais où l’on pouvait passer encore.Le fiacre de madame Deberle était resté devant la porte ; illes emmènerait tous deux par les quais. Et il répétait :

– Calmez-vous donc. Ça s’arrange très bien… Tenez, c’estpar ici.

Il avait ouvert une porte, on apercevait l’enfilade des troispetites pièces, noires et délabrées, laissées dans toute leurcrasse. Une bouffée d’air humide entra. Juliette, avant des’engager dans cette misère, eut une dernière révolte, demandanttout haut :

– Comment ai-je pu venir ! Quelle abomination !…Jamais je ne me pardonnerai.

– Dépêchez-vous, disait Hélène, aussi anxieuse qu’elle.

Elle la poussa. Alors, la jeune femme se jeta à son cou enpleurant. C’était une réaction nerveuse. Une honte laprenait ; elle aurait voulu se défendre, dire pourquoi onl’avait trouvée chez cet homme. Puis, d’un mouvement instinctif,elle retroussa ses jupons, comme si elle allait traverser unruisseau. Malignon, qui était passé le premier, déblayait du boutde sa botte les plâtras encombrant l’escalier de service. Lesportes se refermèrent.

Cependant, Hélène était restée debout au milieu du petit salon.Elle écoutait. Un silence s’était fait autour d’elle, un grandsilence, chaud et enfermé, que troublait seul le pétillement desbûches réduites en braise. Ses oreilles sonnaient, elle n’entendaitrien. Mais, au bout d’un temps qui lui parut interminable, il y eutun brusque roulement de voiture. C’était le fiacre de Juliette quipartait. Alors, elle soupira, elle eut toute seule un geste muet deremerciement. La pensée qu’elle n’aurait pas l’éternel remordsd’avoir bassement agi la noyait d’un sentiment plein de douceur etde vague reconnaissance. Elle était soulagée, très attendrie, maistout d’un coup si faible, après la crise atroce dont elle sortait,qu’elle ne se sentait plus la force de s’éloigner à son tour. Aufond, elle songeait qu’Henri allait venir et qu’il devait trouverquelqu’un là. On frappa, elle rouvrit tout de suite.

Ce fut d’abord une grande surprise. Henri entrait, préoccupé decette lettre sans signature qu’il avait reçue, le visage blêmid’inquiétude. Mais, quand il l’aperçut, un cri lui échappa.

– Vous !… Mon Dieu ! c’était vous !

Et il y avait, dans ce cri, encore plus de stupeur que de joie.Il ne comptait guère sur ce rendez-vous donné avec tant dehardiesse. Puis, tous ses désirs d’homme furent éveillés par uneoffre si imprévue, dans le mystère voluptueux de cetteretraite.

– Vous m’aimez, vous m’aimez, balbutia-t-il. Enfin, vousvoilà, et moi qui n’avais pas compris !

Il ouvrit les bras, il voulait la prendre. Hélène lui avaitsouri à son entrée. Maintenant, elle reculait, toute pâle. Sansdoute, elle l’attendait, elle s’était dit qu’ils causeraientensemble un instant, qu’elle inventerait une histoire. Et,brusquement, la situation lui apparaissait. Henri croyait à unrendez-vous. Jamais elle n’avait voulu cela. Elle se révoltait.

– Henri, je vous en supplie… Laissez-moi…

Mais il lui avait saisi les poignets, il l’attirait lentement,comme pour la vaincre tout de suite d’un baiser. L’amour grandi enlui pendant des mois, endormi plus tard par la rupture de leurintimité, éclatait d’autant plus violent, qu’il commençait àoublier Hélène. Tout le sang de son cœur montait à ses joues ;et elle se débattait, en lui voyant cette face ardente, qu’ellereconnaissait et qui l’effrayait. Déjà deux fois il l’avaitregardée avec ces regards fous.

– Laissez-moi, vous me faites peur… Je vous jure que vousvous trompez.

Alors, il parut surpris de nouveau.

– C’est bien vous qui m’avez écrit ? demanda-t-il.

Elle hésita une seconde. Que dire, que répondre ?

– Oui, murmura-t-elle enfin.

Elle ne pouvait pourtant pas livrer Juliette après l’avoirsauvée. C’était comme un abîme où elle se sentait glisserelle-même. Henri, à présent, examinait les deux pièces, s’étonnantde l’éclairage et de leur décoration. Il osa l’interroger.

– Vous êtes ici chez vous ?

Et comme elle se taisait :

– Votre lettre m’a beaucoup tourmenté… Hélène, vous mecachez quelque chose. De grâce, rassurez-moi.

Elle n’écoutait pas, elle songeait qu’il avait raison de croireà un rendez-vous. Qu’aurait-elle fait là, pourquoi l’aurait-elleattendu ? Elle ne trouvait aucune histoire. Elle n’était mêmeplus certaine de ne pas lui avoir donné ce rendez-vous. Uneétreinte l’enveloppait, dans laquelle elle disparaissaitlentement.

Lui, la pressait davantage. Il la questionnait de tout près, leslèvres sur les lèvres, pour lui arracher la vérité.

– Vous m’attendiez, vous m’attendiez ?

Alors, s’abandonnant, sans force, reprise par cette lassitude etcette douceur qui la brisaient, elle consentit à dire ce qu’ildirait, à vouloir ce qu’il voudrait.

– Je vous attendais, Henri…

Leurs bouches se rapprochaient encore.

– Mais pourquoi cette lettre ?… Et je vous trouveici !… Où sommes-nous donc ?

– Ne m’interrogez pas, ne cherchez jamais à savoir… Il fautme jurer cela… C’est moi, je suis près de vous, vous le voyez bien.Que demandez-vous de plus ?

– Vous m’aimez ?

– Oui, je vous aime.

– Vous êtes à moi, Hélène, à moi tout entière ?

– Oui, tout entière.

Les lèvres sur les lèvres, ils s’étaient baisés. Elle avait toutoublié, elle cédait à une force supérieure. Cela lui semblaitmaintenant naturel et nécessaire. Une paix s’était faite en elle,il ne lui venait plus que des sensations et des souvenirs dejeunesse. Par une journée d’hiver semblable, lorsqu’elle étaitjeune fille, rue des Petites-Maries, elle avait manqué mourir, dansune petite pièce sans air, devant un grand feu de charbon allumépour un repassage. Un autre jour, en été, les fenêtres étaientouvertes, et un pinson égaré dans la rue noire avait d’un coupd’aile fait le tour de sa chambre. Pourquoi donc songeait-elle à samort, pourquoi voyait-elle cet oiseau s’envoler ? Elle sesentait pleine de mélancolie et d’enfantillage, dansl’anéantissement délicieux de tout son être.

– Mais tu es mouillée, murmura Henri. Tu es donc venue àpied ?

Il baissait la voix pour la tutoyer, il lui parlait à l’oreille,comme si on avait pu l’entendre. Maintenant qu’elle se livrait, sesdésirs tremblaient devant elle, il l’entourait d’une caresseardente et timide, n’osant plus, retardant l’heure. Un soucifraternel lui venait pour sa santé, il avait le besoin de s’occuperd’elle, dans quelque chose d’intime et de petit.

– Tu as les pieds trempés, tu vas prendre du mal,répétait-il. Mon Dieu ! s’il y a du bon sens à courir les ruesavec des souliers pareils !

Il l’avait fait asseoir devant le feu. Elle souriait, sans sedéfendre, lui abandonnant ses pieds pour qu’il la déchaussât. Sespetits souliers d’appartement, crevés dans les flaques du passagedes Eaux, étaient lourds comme des éponges. Il les retira, les posaaux deux côtés de la cheminée. Les bas, eux aussi, restaienthumides, marqués d’une tache boueuse jusqu’à la cheville. Alors,sans qu’elle songeât à rougir, d’un geste fâché et plein detendresse dans sa brusquerie, il les lui enleva endisant :

– C’est comme ça qu’on s’enrhume. Chauffe-toi.

Et il avait poussé un tabouret. Les deux pieds de neige, devantla flamme, s’éclairaient d’un reflet rose. On étouffait un peu. Aufond, la chambre avec son grand lit dormait ; la veilleuses’était noyée, un des rideaux de la portière, détaché de sonembrasse, masquait à moitié la porte. Dans le petit salon, lesbougies qui brûlaient très hautes, avaient mis l’odeur chaude d’unefin de soirée. Par moments, on entendait au-dehors le ruissellementd’une averse, un roulement sourd dans le grand silence.

– Oui, c’est vrai, j’ai froid, murmura-t-elle avec unfrisson, malgré la grosse chaleur.

Ses pieds de neige étaient glacés. Alors, il voulut absolumentles prendre dans ses mains. Ses mains brûlaient, elles lesréchaufferaient tout de suite.

– Les sens-tu ? demandait-il. Tes pieds sont si petitsque je puis les envelopper tout entiers.

Il les serrait dans ses doigts fiévreux. Les bouts rosespassaient seulement. Elle haussait les talons, on entendait leléger frôlement des chevilles. Il ouvrait les mains, les regardaitquelques secondes, si fins, si délicats, avec leur pouce un peuécarté. La tentation fut trop forte, il les baisa. Puis, comme elletressaillait :

– Non, non, chauffe-toi… Quand tu auras chaud.

Tous deux avaient perdu la conscience du temps et des lieux. Ilséprouvaient la vague sensation d’être très avant dans une longuenuit d’hiver. Ces bougies, qui s’achevaient dans la moiteurensommeillée de la pièce, leur faisaient croire qu’ils avaient dûveiller pendant des heures. Mais ils ne savaient plus où. Autourd’eux, un désert se déroulait ; pas un bruit, pas une voixhumaine, l’impression d’une mer noire où soufflait une tempête. Ilsétaient hors du monde, à mille lieues des terres. Et cet oubli desliens qui les attachaient aux êtres et aux choses était si absolu,qu’il leur semblait naître là, à l’instant même, et devoir mourirlà, tout à l’heure, lorsqu’ils se prendraient aux bras l’un del’autre.

Même ils ne trouvaient plus de paroles. Les mots ne rendaientplus leurs sentiments. Peut-être s’étaient-ils connus ailleurs,mais cette ancienne rencontre n’importait pas. Seule, la minuteprésente existait, et ils la vivaient longuement, ne parlant pas deleur amour, habitués déjà l’un à l’autre comme après dix ans demariage.

– As-tu chaud ?

– Oh ! oui, merci.

Une inquiétude la fit se pencher. Elle murmura :

– Jamais mes souliers ne seront secs.

Lui, la rassura, prit les petits souliers, les appuya contre leschenets, en disant à voix très basse :

– Comme cela, ils sécheront, je t’assure.

Il se retourna, baisa encore ses pieds, monta à sa taille. Labraise qui emplissait l’âtre les brûlait tous les deux. Elle n’eutpas une révolte devant ces mains tâtonnantes, que le désir égaraitde nouveau. Dans l’effacement de tout ce qui l’entourait et de cequ’elle était elle-même, le seul souvenir de sa jeunesse demeuraitencore, une pièce où il faisait une chaleur aussi forte, un grandfourneau avec des fers, sur lequel elle se penchait ; et ellese rappelait qu’elle avait éprouvé un anéantissement pareil, quecela n’était pas plus doux, que les baisers dont Henri la couvraitne lui donnaient pas une mort lente plus voluptueuse. Lorsque, toutd’un coup, il la saisit entre ses bras, pour l’emmener dans lachambre, elle eut pourtant une anxiété dernière. Elle croyait quequelqu’un avait crié, il lui semblait qu’elle oubliait quelqu’unsanglotant dans l’ombre. Mais ce ne fut qu’un frisson, elle regardaautour de la pièce, elle ne vit personne. Cette pièce lui étaitinconnue, aucun objet ne lui parla. Une averse plus violentetombait avec une clameur prolongée. Alors, comme prise d’un besoinde sommeil, elle s’abattit sur l’épaule d’Henri, elle se laissaemporter. Derrière eux, l’autre rideau de la portière s’échappa deson embrasse.

Quand Hélène revint, les pieds nus, chercher ses souliers devantle feu qui se mourait, elle pensait que jamais ils ne s’étaientmoins aimés que ce jour-là.

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