Une page d’amour

Chapitre 3

 

Ce fut un mois d’une douceur adorable. Le soleil d’avril avaitverdi le jardin d’une verdure tendre, légère et fine comme unedentelle. Contre la grille, les tiges folles des clématitespoussaient leurs jets minces, tandis que les chèvrefeuilles enboutons exhalaient un parfum délicat, presque sucré. Aux deux bordsde la pelouse, soignée et taillée, des géraniums rouges et desquarantaines blanches fleurissaient les corbeilles. Et le bouquetd’ormes, dans le fond, entre l’étranglement des constructionsvoisines, drapait la tenture verte de ses branches, dont lespetites feuilles frissonnaient au moindre souffle.

Pendant plus de trois semaines, le ciel resta bleu sans unnuage. C’était comme un miracle de printemps qui fêtait la nouvellejeunesse, l’épanouissement qu’Hélène portait dans son cœur. Chaqueaprès-midi, elle descendait au jardin avec Jeanne. Sa place étaitmarquée, contre le premier orme, à droite. Une chaisel’attendait ; et, le lendemain, elle trouvait encore, sur legravier de l’allée, les bouts de fil qu’elle avait semés laveille.

– Vous êtes chez vous, répétait chaque soir madame Deberle,qui se prenait pour elle d’une de ces passions, dont elle vivaitsix mois. À demain. Tâchez de venir plus tôt, n’est-cepas ?

Et Hélène était chez elle, en effet. Peu à peu, elle s’habituaità ce coin de verdure, elle attendait l’heure d’y descendre avec uneimpatience d’enfant. Ce qui la charmait, dans ce jardin bourgeois,c’était surtout la propreté de la pelouse et des massifs. Pas uneherbe oubliée ne gâtait la symétrie des feuillages. Les allées,ratissées tous les matins, avaient aux pieds une mollesse de tapis.Elle vivait là, calme et reposée, ne souffrant pas des excès de lasève. Il ne lui venait rien de troublant de ces corbeillesdessinées si nettement, de ces manteaux de lierre dont le jardinierenlevait une à une les feuilles jaunies. Sous l’ombre enfermée desormes, dans ce parterre discret que la présence de madame Deberleparfumait d’une pointe de musc, elle pouvait se croire dans unsalon ; et la vue seule du ciel, lorsqu’elle levait la tête,lui rappelait le plein air et la faisait respirer largement.

Souvent, elles passaient l’après-midi toutes les deux sans voirpersonne. Jeanne et Lucien jouaient à leurs pieds. Il y avait delongs silences. Puis, madame Deberle, que la rêverie désespérait,causait pendant des heures, se contentant des approbations muettesd’Hélène, repartant de plus belle au moindre hochement de tête.C’étaient des histoires interminables sur les dames de sonintimité, des projets de réception pour le prochain hiver, desréflexions de pie bavarde au sujet des événements du jour, tout lechaos mondain qui se heurtait dans ce front étroit de joliefemme ; et cela mêlé à de brusques effusions d’amour pour lesenfants, à des phrases émues qui célébraient les charmes del’amitié. Hélène se laissait serrer les mains. Elle n’écoutait pastoujours ; mais dans l’attendrissement continu où elle vivait,elle se montrait très touchée des caresses de Juliette, et elle ladisait d’une grande bonté, d’une bonté d’ange.

D’autres fois, une visite se présentait. Alors, madame Deberleétait enchantée. Elle avait cessé depuis Pâques ses samedis, commeil convenait à cette époque de l’année. Mais elle redoutait lasolitude, et on la ravissait en venant la voir sans façon, dans sonjardin. Sa grande préoccupation, alors, était de choisir la plageoù elle passerait le mois d’août. À chaque visite, ellerecommençait la même conversation ; elle expliquait que sonmari ne l’accompagnerait pas à la mer ; puis, ellequestionnait les gens, elle ne pouvait fixer son choix. Ce n’étaitpas pour elle, c’était pour Lucien. Quand le beau Malignonarrivait, il s’asseyait à califourchon sur une chaise rustique.Lui, abhorrait la campagne ; il fallait être fou, disait-il,pour s’exiler de Paris, sous prétexte d’aller prendre des rhumes aubord de l’Océan. Pourtant, il discutait les plages ; toutesétaient infectes, et il déclarait qu’après Trouville, il n’y avaitabsolument rien d’un peu propre. Hélène, chaque jour, entendait lamême discussion, sans se lasser, heureuse même de cette monotoniede ses journées qui la berçait et l’endormait dans une penséeunique. Au bout du mois, madame Deberle ne savait pas encore oùelle irait.

Un soir, comme Hélène se retirait, Juliette lui dit :

– Je suis obligée de sortir demain, mais que cela ne vousempêche pas de descendre… Attendez-moi, je ne rentrerai pastard.

Hélène accepta. Elle passa une après-midi délicieuse, seule dansle jardin. Au-dessus de sa tête, elle n’entendait que le bruitd’ailes des moineaux, voletant dans les arbres. Tout le charme dece petit coin ensoleillé la pénétrait. Et, à partir de ce jour, sesplus heureuses après-midi furent ceux où son amiel’abandonnait.

Des rapports de plus en plus étroits se nouaient entre elle etles Deberle. Elle dîna chez eux, en amie que l’on retient au momentde se mettre à table ; lorsqu’elle s’attardait sous les ormes,et que Pierre descendait le perron, en disant : « Madameest servie », Juliette la suppliait de rester, et elle cédaitparfois. C’étaient des dîners de famille, égayés par la turbulencedes enfants. Le docteur Deberle et Hélène paraissaient de bonsamis, dont les tempéraments raisonnables, un peu froids,sympathisaient. Aussi Juliette s’écriait-elle souvent :

– Oh ! vous vous entendriez bien ensemble… Moi, celam’exaspère, votre tranquillité.

Chaque après-midi, le docteur rentrait de ses visites vers sixheures. Il trouvait ces dames au jardin et s’asseyait près d’elles.Dans les premiers temps, Hélène avait affecté de se retireraussitôt, pour laisser le ménage seul. Mais Juliette s’était sivivement fâchée de cette brusque retraite, qu’elle demeuraitmaintenant. Elle se trouvait de moitié dans la vie intime de cettefamille qui semblait toujours très unie. Lorsque le docteurarrivait, sa femme lui tendait chaque fois la joue, du mêmemouvement amical, et il la baisait ; puis, comme Lucien luimontait aux jambes, il l’aidait à grimper, il le gardait sur sesgenoux, tout en causant. L’enfant lui fermait la bouche de sespetites mains, lui tirait les cheveux au milieu d’une phrase, seconduisait si mal, qu’il finissait par le mettre à terre, en luidisant d’aller jouer avec Jeanne. Et Hélène souriait de ces jeux,elle quittait un instant son ouvrage pour envelopper d’un regardtranquille le père, la mère et l’enfant. Le baiser du mari ne lagênait point, les malices de Lucien l’attendrissaient. On eût ditqu’elle se reposait dans la paix heureuse du ménage.

Cependant, le soleil se couchait, jaunissant les hautesbranches. Une sérénité tombait du ciel pâle. Juliette, qui avait lamanie des questions, même avec les personnes qu’elle connaissait lemoins, interrogeait son mari, coup sur coup, souvent sans attendreles réponses.

– Où es-tu allé ? Qu’as-tu fait ?

Alors, il disait ses visites, lui parlait d’une connaissancesaluée, lui donnait quelque renseignement, une étoffe ou un meubleentrevu à un étalage. Et souvent, en parlant, ses yeuxrencontraient les yeux d’Hélène. Ni l’un ni l’autre ne détournaitla tête. Ils se regardaient face à face, sérieux une seconde, commes’ils se fussent vus jusqu’au cœur ; puis, ils souriaient, lespaupières lentement abaissées. La vivacité nerveuse de Juliette,qu’elle noyait d’une langueur étudiée, ne leur permettait pas decauser longtemps ensemble ; car la jeune femme se jetait entravers de toutes les conversations. Pourtant, ils échangeaient desmots, des phrases lentes et banales, qui semblaient prendre dessens profonds et qui se prolongeaient au-delà du son de leurs voix.À chacune de leurs paroles, ils s’approuvaient d’un léger signe,comme si toutes leurs pensées eussent été communes. C’était uneentente absolue, intime, venue du fond de leur être, et qui seresserrait jusque dans leurs silences. Parfois, Juliette arrêtaitson bavardage de pie, un peu honteuse de toujours parler.

– Hein ? vous ne vous amusez guère ? disait-elle.Nous causons de choses qui ne vous intéressent pas du tout.

– Non, ne faites pas attention à moi, répondait Hélènegaiement. Je ne m’ennuie jamais… C’est un bonheur pour moi qued’écouter et de ne rien dire.

Et elle ne mentait pas. C’était pendant ses longs silencesqu’elle goûtait le mieux le charme d’être là. La tête penchée surson ouvrage, levant les yeux de loin en loin pour échanger avec ledocteur ces longs regards qui les attachaient l’un à l’autre, elles’enfermait volontiers dans l’égoïsme de son émotion. Entre elle etlui, elle s’avouait maintenant qu’il y avait un sentiment caché,quelque chose de très doux, d’autant plus doux que personne aumonde ne le partageait avec eux. Mais elle portait son secretpaisiblement, sans un trouble d’honnêteté, car rien de mauvais nel’agitait. Comme il était bon avec sa femme et son enfant !Elle l’aimait davantage, quand il faisait sauter Lucien et baisaitJuliette sur la joue. Depuis qu’elle le voyait dans son ménage,leur amitié avait grandi. Maintenant, elle était comme de lafamille, elle ne pensait pas qu’on pût l’éloigner. Et, au fondd’elle, elle l’appelait Henri, naturellement, à force d’entendreJuliette lui donner ce nom. Lorsque ses lèvres disaient« monsieur », un écho répétait « Henri », danstout son être.

Un jour, le docteur trouva Hélène seule sous les ormes. Juliettesortait presque toutes les après-midi.

– Tiens ! ma femme n’est pas là ? dit-il.

– Non, elle m’abandonne, répondit-elle en riant. Il estvrai que vous rentrez plus tôt.

Les enfants jouaient à l’autre bout du jardin. Il s’assit prèsd’elle. Leur tête-à-tête ne les troublait nullement. Pendant prèsd’une heure, ils causèrent de mille choses, sans éprouver uninstant l’envie de faire une allusion au sentiment tendre qui leurgonflait le cœur. À quoi bon parler de cela ? Ne savaient-ilspas ce qu’ils auraient pu se dire ? Ils n’avaient aucun aveu àse faire. Cela suffisait à leur joie, d’être ensemble, des’entendre sur tous les sujets, de jouir sans trouble de leursolitude, à cette place même où il embrassait sa femme chaque soirdevant elle.

Ce jour-là, il la plaisanta sur sa fureur de travail.

– Vous savez, dit-il, que je ne connais seulement pas lacouleur de vos yeux ; vous les tenez toujours sur votreaiguille.

Elle leva la tête, le regarda comme elle faisait d’habitude,bien en face.

– Est-ce que vous seriez taquin ? demanda-t-elledoucement.

Mais lui continuait :

– Ah ! ils sont gris… gris avec un reflet bleu,n’est-ce pas ?

C’était là tout ce qu’ils osaient ; mais ces paroles, lespremières venues, prenaient une douceur infinie. Souvent, à partirde ce jour, il la trouva seule, dans le crépuscule. Malgré eux,sans qu’ils en eussent conscience, leur familiarité devenait alorsplus grande. Ils parlaient d’une voix changée, avec des inflexionscaressantes qu’ils n’avaient pas quand on les écoutait. Etcependant, lorsque Juliette arrivait, rapportant la fièvre bavardede ses courses dans Paris, elle ne les gênait toujours pas, ilspouvaient continuer la conversation commencée, sans avoir à setroubler ni à reculer leurs sièges. Il semblait que ce beauprintemps, ce jardin où les lilas fleurissaient, prolongeât en euxle premier ravissement de la passion.

Vers la fin du mois, madame Deberle fut agitée d’un grandprojet. Tout d’un coup, elle venait d’avoir l’idée de donner un bald’enfants. La saison était déjà bien avancée, mais cette idéeemplit tellement sa tête vide, qu’elle se lança aussitôt dans lespréparatifs avec son activité turbulente. Elle voulait quelquechose de tout à fait bien. Le bal serait costumé. Alors, elle necausa plus que de son bal, chez elle, chez les autres, partout. Ily eut, dans le jardin, des conversations interminables. Le beauMalignon trouvait le projet un peu « bébête » ; maisil daigna pourtant s’y intéresser, et il promit d’amener unchanteur comique de sa connaissance.

Une après-midi, comme tout le monde était sous les arbres,Juliette posa la grave question des costumes pour Lucien etJeanne.

– J’hésite beaucoup, dit-elle ; j’ai songé à unPierrot de satin blanc.

– Oh ! c’est commun ! déclara Malignon. Vousaurez une bonne douzaine de Pierrots, dans votre bal… Attendez, ilfaudrait quelque chose de trouvé…

Et il se mit à réfléchir profondément, en suçant la pomme de sabadine. Pauline, qui arrivait, s’écria :

– Moi, j’ai envie de me mettre en soubrette…

– Toi ! dit madame Deberle avec surprise, mais tu nete déguises pas ! Est-ce que tu te prends pour un enfant,grande bête ?… Tu me feras le plaisir de venir en robeblanche.

– Tiens ! ça m’aurait amusée, murmura Pauline, qui,malgré ses dix-huit ans et ses rondeurs de belle fille, adoraitsauter avec les tout petits enfants.

Hélène, cependant, travaillait au pied de son arbre, levantparfois la tête pour sourire au docteur et à monsieur Rambaud, quicausaient debout devant elle. Monsieur Rambaud avait fini parentrer dans l’intimité des Deberle.

– Et Jeanne, demanda le docteur, en quoi lamettrez-vous ?

Mais il eut la parole coupée par une exclamation deMalignon.

– J’ai trouvé !… Un marquis Louis XV !

Et il brandissait sa badine, d’un air triomphant. Puis, comme onne s’enthousiasmait guère autour de lui, il parut étonné.

– Comment ! vous ne comprenez point ?… C’estLucien qui reçoit ses petits invités, n’est-ce pas ? Alors,vous le plantez à la porte du salon, en marquis, avec un grosbouquet de roses au côté, et il fait des révérences aux dames.

– Mais, objecta Juliette, nous en aurons des douzaines demarquis.

– Qu’est-ce que ça fait ? dit Malignon tranquillement.Plus il y aura de marquis, plus ce sera drôle. Je vous dis quec’est trouvé… Il faut que le maître de la maison soit en marquis,autrement votre bal est infect.

Il semblait tellement convaincu, que Juliette finit par sepassionner, elle aussi. En effet, un costume de marquis Pompadouren satin blanc broché de petits bouquets, ce serait tout à faitdélicieux.

– Et Jeanne ? répéta le docteur.

La petite fille était venue s’appuyer contre l’épaule de sa mèredans cette pose câline qu’elle aimait à prendre. Comme Hélèneallait ouvrir les lèvres, elle murmura :

– Oh ! maman, tu sais ce que tu m’as promis ?

– Quoi donc ? demanda-t-on autour d’elle.

Alors, pendant que sa fille la suppliait du regard, Hélènerépondit en souriant :

– Jeanne ne veut pas que l’on dise son costume.

– Mais c’est vrai ! s’écria l’enfant. On ne fait plusd’effet du tout, quand on a dit son costume.

On s’égaya un instant de cette coquetterie. Monsieur Rambaud semontra taquin. Depuis quelque temps, Jeanne le boudait ; et lepauvre homme, désespéré, ne sachant comment rentrer dans les bonnesgrâces de sa petite amie, en arrivait à la taquiner pour serapprocher d’elle. Il répéta à plusieurs reprises, en laregardant :

– Je vais le dire, moi, je vais le dire…

L’enfant était devenue toute pâle. Sa douce figure souffranteprenait une dureté farouche, le front coupé de deux grands plis, lementon allongé et nerveux.

– Toi, bégaya-t-elle, toi, tu ne diras rien…

Et, follement, comme il faisait toujours mine de vouloir parler,elle s’élança sur lui, en criant :

– Tais-toi, je veux que tu te taises !… Jeveux !…

Hélène n’avait pas eu le temps de prévenir l’accès, un de cesaccès de colère aveugle qui parfois secouaient si terriblement lapetite fille. Elle dit sévèrement :

– Jeanne, prends garde, je te corrigerai !

Mais Jeanne ne l’écoutait pas, ne l’entendait pas. Tremblant dela tête aux pieds, trépignant, s’étranglant, elle répétait :« Je veux !… Je veux !… » d’une voix de plus enplus rauque et déchirée ; et, de ses mains crispées, elleavait saisi le bras de monsieur Rambaud qu’elle tordait avec uneforce extraordinaire. Vainement, Hélène la menaça. Alors, nepouvant la dompter par la sévérité, très chagrine de cette scènedevant tout ce monde, elle se contenta de murmurerdoucement :

– Jeanne, tu me fais beaucoup de peine.

L’enfant, aussitôt, lâcha prise, tourna la tête. Et quand ellevit sa mère, la face désolée, les yeux pleins de larmes contenues,elle éclata elle-même en sanglots et se jeta à son cou, enbalbutiant :

– Non, maman… non, maman…

Elle lui passait les mains sur la figure pour l’empêcher depleurer. Sa mère, lentement, l’écarta. Alors, le cœur crevé,éperdue, la petite se laissa tomber à quelques pas sur un banc, oùelle sanglota plus fort. Lucien, auquel on la donnait sans cesse enexemple, la contemplait, surpris et vaguement enchanté. Et commeHélène pliait son ouvrage, en s’excusant d’une pareille scène,Juliette lui dit que, mon Dieu ! on devait tout pardonner auxenfants ; au contraire, la petite avait très bon cœur, et ellese lamentait si fort, la pauvre mignonne, qu’elle était déjà troppunie. Elle l’appela pour l’embrasser, mais Jeanne refusant lepardon, restait sur son banc, étouffée par les larmes.

Monsieur Rambaud et le docteur, cependant, s’étaient approchés.Le premier se pencha, demanda de sa bonne voix émue :

– Voyons, ma chérie, pourquoi es-tu fâchée ? Quet’ai-je fait ?

– Oh ! dit l’enfant, en écartant les mains et enmontrant son visage bouleversé, tu as voulu me prendre maman.

Le docteur, qui écoutait, se mit à rire. Monsieur Rambaud necomprit pas tout de suite.

– Qu’est-ce que tu dis là ?

– Oui, oui, l’autre mardi… Oh ! tu sais bien, tu t’esmis à genoux, en me demandant ce que je dirais si tu restais à lamaison.

Le docteur ne souriait plus. Ses lèvres décolorées eurent untremblement. Une rougeur, au contraire, était montée aux joues demonsieur Rambaud, qui baissa la voix et balbutia :

– Mais tu avais dit que nous jouerions toujoursensemble.

– Non, non, je ne savais pas, reprit l’enfant avecviolence. Je ne veux pas, entends-tu !… N’en parle plusjamais, jamais, et nous serons amis.

Hélène, debout, avec son ouvrage dans un panier, avait entenduces derniers mots.

– Allons, monte, Jeanne, dit-elle. Quand on pleure, onn’ennuie pas le monde.

Elle salua, en poussant la petite devant elle. Le docteur, trèspâle, la regardait fixement. Monsieur Rambaud était consterné.Quant à madame Deberle et à Pauline, aidées de Malignon, ellesavaient pris Lucien et le faisaient tourner au milieu d’elles, endiscutant vivement, sur ses épaules de gamin, le costume de marquisPompadour.

Le lendemain, Hélène se trouvait seule sous les ormes. MadameDeberle, qui courait pour son bal, avait emmené Lucien et Jeanne.Lorsque le docteur rentra, plus tôt que de coutume, il descenditvivement le perron ; mais il ne s’assit pas, il tourna autourde la jeune femme, en arrachant aux arbres des brins d’écorce. Elleleva un instant les yeux, inquiète de son agitation ; puis,elle piqua de nouveau son aiguille, d’une main un peutremblante.

– Voici le temps qui se gâte, dit-elle, gênée par lesilence. Il fait presque froid, cette après-midi.

– Nous ne sommes encore qu’en avril, murmura-t-il ens’efforçant de calmer sa voix.

Il parut vouloir s’éloigner. Mais il revint et lui demandabrusquement.

– Vous vous mariez donc ?

Cette question brutale la surprit au point qu’elle laissa tomberson ouvrage. Elle était toute blanche. Par un effort superbe devolonté, elle garda un visage de marbre, les yeux largement ouvertssur lui. Elle ne répondit pas, et il se fit suppliant :

– Oh ! je vous en prie, un mot, un seul… Vous vousmariez ?

– Oui, peut-être, que vous importe ? dit-elle enfin,d’un ton glacé.

Il eut un geste violent. Il s’écria :

– Mais c’est impossible !

– Pourquoi donc ? reprit-elle, sans le quitter duregard.

Alors, sous ce regard qui lui clouait les paroles aux lèvres, ildut se taire. Un moment encore, il resta là, portant les mains àses tempes ; puis, comme il étouffait et qu’il craignait decéder à quelque violence, il s’éloigna, pendant qu’elle affectaitde reprendre paisiblement son ouvrage.

Mais le charme de ces douces après-midi était rompu. Il eutbeau, le lendemain, se montrer tendre et obéissant, Hélèneparaissait mal à l’aise, dès qu’elle demeurait seule avec lui. Cen’était plus cette bonne familiarité, cette confiance sereine quiles laissait côte à côte, sans un trouble, avec la joie pure d’êtreensemble. Malgré le soin qu’il mettait à ne pas l’effrayer, il laregardait parfois, secoué d’un tressaillement subit, le visageenflammé par un flot de sang. Elle-même avait perdu de sa belletranquillité ; des frissons l’agitaient, elle restaitlanguissante, les mains lasses et inoccupées. Toutes sortes decolères et de désirs semblaient s’être éveillés en eux.

Hélène en vint à ne plus vouloir que Jeanne s’éloignât. Ledocteur trouvait sans cesse entre elle et lui ce témoin, qui lesurveillait de ses grands yeux limpides. Mais ce dont Hélènesouffrit surtout, ce fut de se sentir tout d’un coup embarrasséedevant madame Deberle. Quand celle-ci rentrait, les cheveux auvent, et qu’elle l’appelait « ma chère » en lui racontantses courses, elle ne l’écoutait plus de son air souriant etpaisible ; au fond de son être, un tumulte montait, dessentiments qu’elle se refusait à préciser. Il y avait là comme unehonte et de la rancune. Puis, sa nature honnête se révoltait ;elle tendait la main à Juliette, mais sans pouvoir réprimer lefrisson physique que les doigts tièdes de son amie lui faisaientcourir à fleur de peau.

Cependant, le temps s’était gâté. Des averses forcèrent cesdames à se réfugier dans le pavillon japonais. Le jardin, avec sabelle propreté, se changeait en lac, et l’on n’osait plus serisquer dans les allées, de peur de les emporter à ses semelles.Lorsqu’un rayon de soleil luisait encore, entre deux nuages, lesverdures trempées s’essuyaient, les lilas avaient des perlespendues à chacune de leurs petites fleurs. Sous les ormes, degrosses gouttes tombaient.

– Enfin, c’est pour samedi, dit un jour madame Deberle.Ah ! ma chère, je n’en puis plus… N’est-ce pas ? soyez làà deux heures, Jeanne ouvrira le bal avec Lucien.

Et, cédant à une effusion de tendresse, ravie des préparatifs deson bal, elle embrassa les deux enfants ; puis, prenant enriant Hélène par les bras, elle lui posa aussi deux gros baiserssur les joues.

– C’est pour me récompenser, reprit-elle gaiement.Tiens ! je l’ai mérité, j’ai assez couru ! Vous verrezcomme ce sera réussi.

Hélène resta toute froide, tandis que le docteur les regardaitpar-dessus la tête blonde de Lucien, qui s’était pendu à soncou.

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