Une page d’amour

Chapitre 1

 

Il faisait nuit depuis longtemps, lorsque Hélène rentra.

Pendant qu’elle montait péniblement l’escalier en s’aidant de larampe, son parapluie s’égouttait sur les marches. Devant sa porte,elle resta quelques secondes à souffler, encore étourdie duroulement de l’averse autour d’elle, du coudoiement des gens quicouraient, du reflet des réverbères dansant le long des flaques.Elle marchait dans un rêve, dans la surprise de ces baisers qu’ellevenait de recevoir et de rendre, et, tandis qu’elle cherchait saclé, elle songeait qu’elle n’avait ni remords ni joie. Cela étaitainsi, elle ne pouvait faire que cela fût autrement. Mais elle netrouvait pas sa clé ; sans doute elle l’avait oubliée dans lapoche de son autre robe. Alors, elle fut très contrariée, il luisembla qu’elle s’était mise à la porte de chez elle. Elle dutsonner.

– Ah ! c’est Madame, dit Rosalie en ouvrant. Jecommençais à être inquiète.

Et, prenant le parapluie pour le porter à la cuisine, sur lapierre de l’évier :

– Hein ? quelle pluie !… Zéphyrin, qui vientd’arriver, était trempé comme une soupe… Je me suis permis de leretenir à dîner, Madame. Il a la permission de dix heures.

Hélène, machinalement, la suivait. Elle semblait avoir le besoinde revoir toutes les pièces de son appartement, avant d’ôter sonchapeau.

– Vous avez bien fait, ma fille, répondit-elle.

Un instant, elle se tint sur le seuil de la cuisine, regardantles fourneaux allumés. D’un geste instinctif, elle ouvrit unearmoire et la referma. Tous les meubles étaient à leur place ;elle les retrouvait, cela lui causait un plaisir. Cependant,Zéphyrin s’était levé respectueusement. Elle sourit, en luiadressant un léger signe de tête.

– Je ne savais plus si je devais mettre le rôti, reprit labonne.

– Quelle heure est-il donc ? demanda-t-elle.

– Mais bientôt sept heures, Madame.

– Comment ! sept heures !

Et elle resta très étonnée. Elle avait perdu la conscience dutemps. Ce fut pour elle un réveil.

– Et Jeanne ? dit-elle.

– Oh ! elle a été bien sage, Madame. Même je croisqu’elle s’est endormie, car je ne l’ai plus entendue.

– Vous ne lui avez donc pas donné de la lumière ?

Rosalie resta embarrassée, ne voulant pas raconter que Zéphyrinlui avait apporté des images. Mademoiselle n’avait pas bougé,c’était que Mademoiselle n’avait besoin de rien. Mais Hélène nel’écoutait plus. Elle entra dans la chambre, où un grand froid lasaisit.

– Jeanne ! Jeanne ! appela-t-elle.

Aucune voix ne répondait. Elle se heurta contre un fauteuil. Laporte de la salle à manger, qu’elle avait laissée entrebâillée,éclairait un coin du tapis. Elle eut un frisson, on aurait dit quela pluie tombait dans la pièce, avec ses souffles humides et sonruissellement continu. Alors, en se tournant, elle aperçut le carrépâle que la fenêtre taillait dans le gris du ciel.

– Qui donc a ouvert cette fenêtre ! cria-t-elle.Jeanne ! Jeanne !

Toujours pas de réponse. Une inquiétude mortelle la serrait aucœur. Elle voulut voir à cette fenêtre ; mais, en tâtant, ellesentit une chevelure, Jeanne était là. Et, comme Rosalie arrivaitavec une lampe, l’enfant apparut, toute blanche, dormant la jouesur ses bras croisés, tandis que l’éclaboussement des gouttestombant du toit la mouillait. Elle ne soufflait plus, abattue dedésespoir et de fatigue. Ses grandes paupières bleuâtres retenaientdans leurs cils deux grosses larmes.

– Malheureuse enfant ! balbutiait Hélène, s’il estpermis !… Mon Dieu, elle est toute froide !… S’endormirlà, et par un pareil temps, lorsqu’on lui avait défendu de toucherà la fenêtre !… Jeanne, Jeanne, réponds-moi,réveille-toi !

Rosalie s’était prudemment esquivée. La petite, que sa mèreavait enlevée entre ses bras, laissait aller sa tête, comme nepouvant secouer le sommeil de plomb qui s’était emparé d’elle.Pourtant, elle ouvrit enfin les paupières ; et elle restaitengourdie, hébétée, les yeux blessés par la lampe.

– Jeanne, c’est moi… Qu’as-tu ? Regarde, je viens derentrer.

Mais elle ne comprenait pas, murmurant d’un air destupeur :

– Ah !… ah !…

Elle examinait sa mère, comme si elle ne l’eût pas reconnue.Puis, tout d’un coup, elle grelotta, elle parut sentir le grandfroid de la chambre. Ses idées revenaient, les larmes de ses cilsroulèrent sur ses joues. Elle se débattait, voulant qu’on ne latouchât pas.

– C’est toi, c’est toi… Oh ! laisse, tu me serrestrop. J’étais si bien.

Et, glissée de ses bras, elle avait peur d’elle. D’un regardinquiet, elle remontait de ses mains à ses épaules ; une desmains était dégantée, elle reculait devant le poignet nu, la paumemoite, les doigts tièdes, de l’air sauvage dont elle fuyait devantla caresse d’une main étrangère. Ce n’était plus la même odeur deverveine, les doigts avaient dû s’allonger, la paume gardait unemollesse ; et elle restait exaspérée au contact de cette peauqui lui semblait changée.

– Voyons, je ne te gronde pas, continuait Hélène. Mais,vraiment, est-ce raisonnable ?… Embrasse-moi.

Jeanne reculait toujours. Elle ne se souvenait pas d’avoir vucette robe, ni ce manteau à sa mère. La ceinture était lâche, lesplis tombaient d’une façon qui l’irritait. Pourquoi doncrevenait-elle si mal habillée, avec quelque chose de très laid etde si triste dans toutes ses affaires ? Elle avait de la boueà son jupon, ses souliers étaient crevés, rien ne lui tenait sur lecorps, comme elle le disait elle-même, lorsqu’elle se fâchaitcontre les petites filles qui ne savaient pas s’habiller.

– Embrasse-moi, Jeanne.

Mais l’enfant ne reconnaissait pas davantage la voix, qui luiparaissait plus forte. Elle était montée au visage, elle s’étonnaitde la petitesse lassée des yeux, de la rougeur fiévreuse deslèvres, de l’ombre étrange dont la face entière était noyée. Ellen’aimait pas ça, elle recommençait à avoir mal dans la poitrine,comme lorsqu’on lui faisait de la peine. Alors, énervée parl’approche de ces choses subtiles et rudes qu’elle flairait,comprenant qu’elle respirait là l’odeur de la trahison, elle éclataen sanglots.

– Non, non, je t’en prie… Oh ! tu m’as laissée seule,oh ! j’ai été trop malheureuse…

– Mais puisque je suis rentrée, ma chérie… Ne pleure pas,je suis rentrée.

– Non, non, c’est fini… Je ne te veux plus… Oh ! j’aiattendu, j’ai attendu, j’ai trop de mal.

Hélène l’avait reprise et l’attirait doucement, tandis quel’enfant s’entêtait, répétant :

– Non, non, ce n’est plus la même chose, tu n’es plus lamême.

– Comment ? Qu’est-ce que tu dis là, monenfant ?

– Je ne sais pas, tu n’es plus la même.

– Tu veux dire que je ne t’aime plus ?

– Je ne sais pas, tu n’es plus la même… Ne dis pas non… Tune sens plus la même chose. C’est fini, fini, fini. Je veuxmourir.

Toute pâle, Hélène la tenait de nouveau dans ses bras. Ça sevoyait donc sur son visage ? Elle la baisa, mais la petitefrissonnait, d’un air de si profond malaise, qu’elle ne lui mit pasau front un second baiser. Elle la garda pourtant. Ni l’une nil’autre ne parlait plus. Jeanne pleurait tout bas, dans la révoltenerveuse qui la raidissait. Hélène songeait qu’il ne fallait pasdonner d’importance aux caprices des enfants. Au fond, elle avaitune sourde honte, le poids de sa fille sur son épaule la faisaitrougir. Alors, elle posa Jeanne à terre. Toutes deux furentsoulagées.

– Maintenant, sois raisonnable, essuie tes yeux, repritHélène. Nous arrangerons tout ça.

L’enfant obéit, se montra très douce, un peu craintive, avec desregards en dessous. Mais, brusquement, une quinte de toux lasecoua.

– Mon Dieu ! te voilà malade, maintenant. Je ne puisvraiment m’absenter une seconde… Tu as eu froid ?

– Oui, maman, dans le dos.

– Tiens ! mets ce châle. Le poêle de la salle à mangerest allumé. Tu vas avoir chaud… Est-ce que tu as faim ?

Jeanne hésita. Elle allait dire la vérité, répondre non ;mais elle eut un nouveau regard oblique, et se recula, en disant àmi-voix :

– Oui, maman.

– Allons, ce ne sera rien, déclara Hélène, qui avait besoinde se rassurer. Mais, je t’en prie, méchante enfant, ne me faisplus de ces peurs.

Comme Rosalie revenait annoncer que Madame était servie, elle lagronda vivement. La petite bonne baissait la tête, en murmurant quec’était bien vrai, qu’elle aurait dû veiller sur Mademoiselle.Puis, pour calmer Madame, elle l’aida à se déshabiller. BonDieu ! Madame était dans un joli état ! Jeanne suivaitles vêtements qui tombaient un à un, comme si elle les eûtinterrogés, en s’attendant à voir glisser de ces linges trempés deboue les choses qu’on lui cachait. Le cordon d’un jupon surtout nevoulait pas céder ; Rosalie dut travailler un instant pour endéfaire le nœud ; et l’enfant se rapprocha, attirée,partageant l’impatience de la bonne, se fâchant contre ce nœud,prise de la curiosité de savoir comment il était fait. Mais elle neput rester, elle se réfugia derrière un fauteuil, loin desvêtements dont la tiédeur l’importunait. Elle tournait la tête.Jamais sa mère changeant de robe ne l’avait gênée ainsi.

– Madame doit se sentir à son aise, disait Rosalie. C’estjoliment bon, du linge sec, lorsqu’on est mouillé.

Hélène, dans son peignoir de molleton bleu, poussa un légersoupir, comme si elle eût en effet éprouvé un bien-être. Elle seretrouvait chez elle, allégée, n’ayant plus à ses épaules le poidsde ces vêtements qu’elle avait traînés. La bonne eut beau luirépéter que le potage était sur la table, elle voulut même se laverle visage et les mains à grande eau. Quand elle fut toute blanche,humide encore, le peignoir boutonné jusqu’au menton, Jeanne revintprès d’elle, lui prit une main et la baisa.

À table pourtant, la mère et la fille ne parlèrent point. Lepoêle ronflait, la petite salle à manger s’égayait avec son acajouluisant et ses porcelaines claires. Mais Hélène semblait retombéedans cette torpeur qui l’empêchait de penser ; elle mangeaitmachinalement, d’un air d’appétit. Jeanne, en face d’elle, levaitses regards par-dessus son verre, sournoisement, ne perdant pas unde ses gestes. Elle toussa. Sa mère, qui l’oubliait, s’inquiétatout d’un coup.

– Comment ! tu tousses encore !… Tu ne teréchauffes donc pas ?

– Oh ! si, maman, j’ai bien chaud.

Elle voulut lui tâter la main, pour voir si elle mentait. Alors,elle s’aperçut que son assiette restait pleine.

– Tu disais que tu avais faim… Tu n’aimes donc pasça ?

– Mais si, maman. Je mange.

Jeanne faisait un effort, avalait une bouchée. Hélène lasurveillait un instant, puis son souvenir retournait là-bas, danscette chambre pleine d’ombre. Et l’enfant voyait bien qu’elle necomptait plus. Vers la fin du repas, ses pauvres membres briséss’étaient affaissés sur la chaise, elle ressemblait à une petitevieille, avec les yeux pâles des filles très âgées que jamais pluspersonne n’aimera.

– Mademoiselle ne prend pas de la confiture ? demandaRosalie. Alors, je puis ôter le couvert ?

Hélène restait les yeux perdus.

– Maman, j’ai sommeil, dit Jeanne, d’une voixchangée ; veux-tu me permettre de me coucher ?… Je seraimieux dans mon lit.

De nouveau, sa mère parut s’éveiller en sursaut.

– Tu souffres, ma chérie ! Où souffres-tu ? parledonc !

– Mais non, quand je te dis !… J’ai sommeil, il estbien l’heure de dormir.

Elle quitta sa chaise et se redressa, pour faire croire qu’ellen’avait pas de mal. Ses petits pieds engourdis butaient sur leparquet. Dans la chambre, elle s’appuya aux meubles, elle eut lecourage de ne pas pleurer, malgré le feu qui la brûlait partout. Samère venait la coucher ; et elle ne put que nouer ses cheveuxpour la nuit, tellement l’enfant avait mis de hâte à ôter elle-mêmeses vêtements. Elle se glissa toute seule entre les draps, elleferma vite les yeux.

– Tu es bien ? demandait Hélène, en remontant lescouvertures et en la bordant.

– Très bien. Laisse-moi, ne me remue pas… Emporte lalumière.

Elle ne désirait qu’une chose, être dans le noir pour rouvrirles yeux et sentir son mal, sans que personne la regardât. Quand lalampe ne fut plus là, elle ouvrit les yeux tout grands.

Cependant, à côté, dans la chambre, Hélène marchait. Unsingulier besoin de mouvement la tenait debout, la pensée de secoucher lui était insupportable. Elle regarda la pendule ;neuf heures moins vingt, qu’allait-elle faire ? Elle fouilladans un tiroir, ne se souvint plus de ce qu’elle cherchait. Puis,elle s’approcha de la bibliothèque, jeta un coup d’œil sur leslivres, sans se décider, ennuyée par la seule lecture des titres.Le silence de la chambre bourdonnait à ses oreilles ; cettesolitude, cet air lourd lui devenaient une souffrance. Elle auraitsouhaité du bruit, du monde, quelque chose qui la tirâtd’elle-même. À deux reprises, elle écouta à la porte de la petitepièce où Jeanne ne mettait pas un souffle. Tout dormait, elletourna encore, déplaçant et replaçant les objets qui lui tombaientsous la main. Mais elle eut une pensée brusque, elle songeait queZéphyrin devait être encore avec Rosalie. Alors, soulagée, heureuseà l’idée de n’être plus seule, elle se dirigea vers la cuisine, entraînant ses pantoufles.

Comme elle était dans l’antichambre et qu’elle poussait déjà laporte vitrée du petit couloir, elle surprit le claquement sonored’un soufflet lancé à toute volée. La voix de Rosaliecriait :

– Hein ! tu me pinceras encore, peut-être !… Àbas les pattes !

Tandis que Zéphyrin murmurait en grasseyant :

– Ça ne fait rien, ma belle, c’est comme je t’aime… Et ça yest…

Mais la porte avait craqué. Lorsque Hélène entra, le petitsoldat et la cuisinière, attablés bien tranquillement, avaient tousles deux le nez dans leur assiette. Ils jouaient l’indifférence, cen’étaient pas eux. Seulement, ils étaient très rouges, leurs yeuxluisaient comme des chandelles, des frétillements les faisaientsauter sur leurs chaises de paille. Rosalie se leva, seprécipita.

– Madame désire quelque chose ?

Hélène n’avait pas préparé de prétexte. Elle venait pour lesvoir, pour causer, pour être avec du monde. Mais une honte la prit,elle n’osa pas dire qu’elle ne voulait rien.

– Vous avez de l’eau chaude ? demanda-t-elleenfin.

– Non, Madame, et mon feu s’éteignait… Oh ! çan’empêche pas, je vais vous donner ça dans cinq minutes. Ça bouttout de suite.

Elle remit du charbon, posa la bouillotte. Puis, voyant que samaîtresse restait là, sur le seuil :

– Dans cinq minutes, Madame, je vous porte ça.

Alors, Hélène eut un geste vague.

– Je ne suis pas pressée, j’attendrai… Ne vous dérangezpas, ma fille ; mangez, mangez… Voilà un garçon qui va êtreobligé de rentrer à la caserne.

Rosalie consentit à se rasseoir. Zéphyrin, qui se tenait debout,salua militairement et coupa de nouveau sa viande, en élargissantles coudes, pour montrer qu’il savait se conduire. Quand ilsmangeaient ainsi ensemble, après le dîner de Madame, ils netiraient même pas la table au milieu de la cuisine, ils préféraientse mettre côte à côte, le nez tourné vers la muraille. De cettefaçon, ils pouvaient se donner des coups de genou, se pincer,s’allonger des claques, sans perdre un morceau ; et, s’ilslevaient les yeux, ils avaient la vue réjouissante des casseroles.Un bouquet de laurier et de thym pendait, la boîte aux épices avaitune odeur poivrée. Autour d’eux, la cuisine, qui n’était pas rangéeencore, étalait la débandade de la desserte, mais elle restait bienagréable tout de même pour des amoureux de bel appétit, se payantlà des choses dont on ne servait jamais à la caserne. Ça sentaitsurtout le rôti, relevé d’une pointe de vinaigre, le vinaigre de lasalade. Les reflets du gaz dansaient dans les cuivres et dans lesfers battus. Comme le fourneau chauffait terriblement, ils avaiententrouvert la fenêtre, et des souffles de vent frais, venus dujardin, gonflaient le rideau de cotonnade bleue.

– Vous devez rentrer à dix heures précises ? demandaHélène.

– Oui, madame, sauf votre respect, répondit Zéphyrin.

– C’est qu’il y a une belle course !… Vous prenezl’omnibus ?

– Oh ! madame, des fois… Voyez-vous, avec un bon petittrot gymnastique, ça va encore mieux.

Elle avait fait un pas dans la cuisine, elle s’appuyait contrele buffet, les mains tombées et nouées sur son peignoir. Elle causaencore du vilain temps de la journée, de ce qu’on mangeait aurégiment, de la cherté des œufs. Mais chaque fois qu’elle avaitposé une question et qu’ils avaient répondu, la conversationcessait. Elle les gênait, ainsi derrière leurs dos ; ils ne seretournaient plus, parlant dans leurs assiettes, pliant les épaulessous ses regards, tandis qu’ils avalaient de toutes petitesbouchées, pour être propres. Elle, calmée, se trouvait bien là.

– Ne vous impatientez pas, Madame, dit Rosalie, voilà déjàl’eau qui chante… Si le feu était plus vif…

Hélène l’empêcha de se déranger. Tout à l’heure. Elle éprouvaitseulement une grande lassitude dans les jambes. Machinalement, elletraversa la cuisine, alla près de la fenêtre, où elle voyait latroisième chaise, une chaise de bois, très haute, qui setransformait en escabeau, lorsqu’on la renversait. Mais elle nes’assit pas tout de suite. Elle avait aperçu, sur un coin de latable, un tas d’images.

– Tiens ! dit-elle en les prenant, avec le désird’être agréable à Zéphyrin.

Le petit soldat eut un rire silencieux. Il rayonnait, suivantles images du regard, hochant la tête, quand un beau morceaupassait sous les yeux de Madame.

– Celle-là, dit-il tout d’un coup, je l’ai trouvée rue duTemple… C’est une belle femme, qui a des fleurs dans sonpanier…

Hélène s’était assise. Elle examinait la belle femme, uncouvercle de boîte à pastilles, doré et verni, que Zéphyrin avaitessuyé avec soin. Sur le dossier de la chaise, un torchonl’empêchait de s’appuyer. Elle le repoussa, s’absorba de nouveau.Alors, les deux amoureux, en voyant Madame si bonne, ne se gênèrentplus. Ils finirent même par l’oublier. Hélène avait laissé, une àune, tomber les images sur ses genoux ; et, vaguementsouriante, elle les regardait, elle les écoutait.

– Dis donc, mon petit, murmurait la cuisinière, tu nereprends pas du gigot ?

Il ne répondait ni oui ni non, se balançait comme si on l’eûtchatouillé, puis s’élargissait d’aise, lorsqu’elle lui mettait uneépaisse tranche sur son assiette. Ses épaulettes rouges sautaient,tandis que sa tête ronde, aux grandes oreilles écartées, avait lebranlement d’une tête de magot, dans son collet jaune. Il riait dudos, éclatant dans sa tunique, qu’il ne déboutonnait jamais à lacuisine, par respect pour Madame.

– Ça vaut mieux que les raves du père Rouvet, finit-il pardire, la bouche pleine.

Ça, c’était un souvenir du pays. Tous deux crevèrent derire ; et Rosalie se retint après la table, pour ne pastomber. Un jour, c’était avant leur première communion, Zéphyrinavait volé trois raves au père Rouvet ; elles étaient dures,les raves, oh ! dures à se casser les dents ; maisRosalie, tout de même, avait croqué sa part, derrière l’école.Alors, toutes les fois qu’ils mangeaient ensemble, Zéphyrin nemanquait pas de dire :

– Ça vaut mieux que les raves du père Rouvet.

Et, toutes les fois, Rosalie crevait si fort, qu’elle cassait lecordon de son jupon. On entendit le cordon qui partait.

– Hein ! tu l’as cassé ? dit le petit soldattriomphant.

Il envoya les mains, il voulait savoir. Mais il reçut destapes.

– Reste tranquille, tu ne le raccommoderas pas, peut-être…C’est bête, de me casser mon cordon. J’en remets un chaquesemaine.

Puis, comme il tâtait tout de même, elle lui prit entre ses grosdoigts une pincée de chair sur la main et la tortilla. Cettegentillesse allait encore l’exciter, lorsque, d’un coup d’œilfurieux, elle lui montra Madame, qui les regardait. Sans trop setroubler, il se gonfla la joue d’une énorme bouchée, clignant lespaupières de son air de troupier dégourdi, faisant mine de dire queles femmes ne détestent pas ça, même les dames. Bien sûr, quand lesgens s’aiment, on a toujours du plaisir à les voir.

– Vous avez encore cinq ans à rester soldat ? demandaHélène, affaissée sur la haute chaise de bois, s’oubliant dans unegrande douceur.

– Oui, madame, peut-être quatre seulement, si on n’a pasbesoin de moi.

Rosalie comprit que Madame songeait à son mariage. Elle s’écria,en affectant d’être en colère :

– Oh ! Madame, il peut rester dix ans encore, ce n’estpas moi qui irai le réclamer au gouvernement… Il devient tropchatouilleur. Je crois bien qu’on le débauche… Oui, tu as beaurire. Mais, avec moi, ça ne prend pas. Quand monsieur le maire seralà, nous verrons à plaisanter.

Et, comme il ricanait plus fort, pour se poser en séducteurdevant Madame, la cuisinière se fâcha tout à fait.

– Va, je te conseille !… Au fond, vous savez, Madame,qu’il est aussi godiche. On n’a pas idée comme l’uniforme les rendbêtes. Ce sont des airs qu’il se donne avec les camarades. Si je lemettais à la porte, vous l’entendriez pleurer dans l’escalier… Jeme fiche de toi, mon petit ! Quand je voudrai, est-ce que tune seras pas toujours là, pour savoir comment mes bas sontfaits ?

Elle le regardait de tout près ; mais à le voir ainsi, avecsa bonne figure couleur de son qui commençait à être inquiète, ellefut brusquement attendrie. Et, sans transition apparente :

– Ah ! je ne t’ai pas dit, j’ai reçu une lettre de latante… Les Guignard voudraient vendre leur maison. Oui, presquepour rien… On pourra peut-être, plus tard…

– Bigre ! dit Zéphyrin épanoui, on serait chez soilà-dedans… Il y a de quoi mettre deux vaches.

Alors, ils se turent. Ils étaient au dessert. Le petit soldatléchait du raisiné sur son pain avec une gourmandise d’enfant,tandis que la cuisinière pelait une pomme, soigneusement, d’un airmaternel. Lui, pourtant, avait fourré sous la table sa main restéelibre, et il lui faisait des minettes le long des genoux, mais sidoucement, qu’elle feignait de ne pas les sentir. Quand il restaithonnête, elle ne se fâchait point. Même elle devait aimer ça, sansl’avouer, car elle avait de légers sauts de contentement sur sachaise. Enfin, ce jour-là, c’était un régal complet.

– Madame, voilà votre eau qui bout, dit Rosalie après unsilence.

Hélène ne bougeait pas. Elle se sentait comme enveloppée dansleur tendresse. Et elle continuait pour eux leurs rêves, elle seles imaginait là-bas, dans la maison des Guignard, avec leurs deuxvaches. Cela la faisait sourire, de le voir si sérieux, la mainsous la table, tandis que la petite bonne se tenait très raide,pour ne pas avoir l’air. Toutes les distances se trouvaientrapprochées, elle n’avait plus une conscience nette d’elle ni desautres, du lieu où elle était, ni de ce qu’elle venait y faire. Lescuivres flambaient sur les murs, une mollesse la retenait, levisage noyé, sans qu’elle fût blessée du désordre de la cuisine.Cet abaissement d’elle-même lui donnait la profonde jouissance d’unbesoin contenté. Elle avait seulement très chaud, le fourneaumettait des gouttes de sueur à son front pâle ; et, derrièreelle, la fenêtre entrouverte soufflait sur sa nuque des frissonsdélicieux.

– Madame, votre eau bout, répéta Rosalie. Il ne va rienrester dans la bouillotte.

Et elle posa la bouillotte devant elle. Hélène, un instantsurprise, dut se lever.

– Ah ! oui… Je vous remercie.

Elle n’avait plus de prétexte, elle s’en alla lentement, àregret. Dans sa chambre, la bouillotte l’embarrassa. Mais toute unepassion éclatait en elle. Cet engourdissement, qui l’avait tenuecomme imbécile, se fondait en un flot de vie ardente, dont leruissellement la brûlait. Elle frissonnait de la volupté qu’ellen’avait point éprouvée. Des souvenirs lui revenaient, ses senss’éveillaient trop tard, avec un immense désir inassouvi. Droite aumilieu de la pièce, elle eut un étirement de tout son corps, lesmains levées et tordues, faisant craquer ses membres énervés.Oh ! elle l’aimait, elle le voulait, elle se donnerait commeça, la fois prochaine.

Et, au moment où elle ôtait son peignoir en regardant ses brasnus, un bruit l’inquiéta, elle crut que Jeanne avait toussé. Alors,elle prit la lampe. L’enfant, les paupières closes, semblaitendormie. Mais, lorsque sa mère tranquillisée eut tourné le dos,elle ouvrit ses yeux tout grands, des yeux noirs qui la suivaientpendant qu’elle retournait dans la chambre. Elle ne dormait pasencore, elle ne voulait pas qu’on la fit dormir. Une nouvelle crisede toux lui déchira la gorge, et elle enfonça la tête sous lacouverture, elle l’étouffa. Maintenant, elle pouvait s’en aller, samère ne s’en apercevrait plus. Elle gardait ses yeux ouverts dansla nuit, sachant tout, comme si elle venait de réfléchir, etmourant de ça, sans une plainte.

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