Une page d’amour

Chapitre 4

 

La semaine suivante, lorsque madame Deberle rendit à madameGrandjean sa visite, elle se montra d’une amabilité pleine decaresses. Et, sur le seuil, comme elle se retirait :

– Vous savez ce que vous m’avez promis… Le premier jour debeau temps, vous descendez au jardin et vous amenez Jeanne. C’estune ordonnance du docteur.

Hélène souriait.

– Oui, oui, la chose est entendue. Comptez sur nous.

Trois jours plus tard, par une claire après-midi de février,elle descendit en effet avec sa fille. La concierge leur ouvrit laporte de communication. Au fond du jardin, dans une sorte de serretransformée en pavillon japonais, elles trouvèrent madame Deberle,ayant auprès d’elle sa sœur Pauline, toutes deux les mainsabandonnées, avec des ouvrages de broderie sur une petite table,qu’elles avaient posés là et oubliés.

– Ah ! que c’est donc aimable à vous ! ditJuliette. Tenez, mettez-vous ici… Pauline, pousse cette table… Vousvoyez, il fait encore un peu frais, lorsqu’on reste assis, et de cepavillon nous surveillerons très bien les enfants… Allons, jouez,mes enfants. Surtout, prenez garde de tomber.

La large baie du pavillon était ouverte, et de chaque côté onavait tiré dans leur châssis des glaces mobiles ; de sorte quele jardin se développait de plain-pied, comme au seuil d’une tente.C’était un jardin bourgeois, avec une pelouse centrale, flanquée dedeux corbeilles. Une simple grille le fermait sur la rueVineuse ; seulement, un tel rideau de verdure avait grandi là,que de la rue aucun regard ne pouvait pénétrer ; des lierres,des clématites, des chèvrefeuilles se collaient et s’enroulaient àla grille, et, derrière ce premier mur de feuillage, s’en haussaitun second, fait de lilas et de faux ébéniers. Même l’hiver, lesfeuilles persistantes des lierres et l’entrelacement des branchessuffisaient à barrer la vue. Mais le grand charme était, au fond,quelques arbres de haute futaie, des ormes superbes qui masquaientla muraille noire d’une maison à cinq étages. Ils mettaient, danscet étranglement des constructions voisines, l’illusion d’un coinde parc et semblaient agrandir démesurément ce jardinet parisien,que l’on balayait comme un salon. Entre deux ormes pendait unebalançoire, dont l’humidité avait verdi la planchette.

Hélène regardait, se penchait pour mieux voir.

– Oh ! c’est un trou, dit négligemment madame Deberle.Mais, à Paris, les arbres sont si rares… On est bien heureux d’enavoir une demi-douzaine à soi.

– Non, non, vous êtes très bien, murmurait Hélène. C’estcharmant.

Ce jour-là, dans le ciel pâle, le soleil mettait une poussièrede lumière blonde. C’était, entre les branches sans feuilles, unepluie lente de rayons. Les arbres rougissaient, on voyait les finsbourgeons violâtres attendrir le ton gris de l’écorce. Et sur lapelouse, le long des allées, les herbes et les graviers avaient despointes de clarté, qu’une brume légère, au ras du sol, noyait etfondait. Il n’y avait pas une fleur, la gaieté seule du soleil surla terre nue annonçait le printemps.

– Maintenant, c’est encore un peu triste, reprit madameDeberle. Vous verrez en juin, on est dans un vrai nid. Les arbresempêchent les gens d’à côté d’espionner, et nous sommes alorscomplètement chez nous…

Mais elle s’interrompit pour crier :

– Lucien, veux-tu bien ne pas toucher à lafontaine !

Le petit garçon, qui faisait les honneurs du jardin à Jeanne,venait de la conduire devant une fontaine, sous le perron, et là,il avait tourné le robinet, présentant le bout de ses bottines pourles mouiller. C’était un jeu qu’il adorait. Jeanne, très grave, leregardait se tremper les pieds.

– Attends, dit Pauline qui se leva, je vais le faire tenirtranquille.

Juliette la retint.

– Non, non, tu es plus écervelée que lui. L’autre jour, onaurait cru que vous aviez pris un bain tous les deux… C’estsingulier qu’une grande fille ne puisse pas rester deux minutesassise…

Et, se tournant :

– Entends-tu, Lucien, ferme le robinet tout desuite !

L’enfant, effrayé, voulut obéir. Mais il tourna la clefdavantage, l’eau coula avec une raideur et un bruit qui achevèrentde lui faire perdre la tête. Il recula, éclaboussé jusqu’auxépaules.

– Ferme le robinet tout de suite ! répétait sa mère,dont un flot de sang empourprait les joues.

Alors, Jeanne, muette jusque-là, s’approcha de la fontaine avectoutes sortes de précautions, pendant que Lucien éclatait ensanglots, en face de cette eau enragée dont il avait peur et qu’ilne savait plus comment arrêter. Elle mit sa jupe entre ses jambes,allongea ses poignets nus pour ne pas mouiller ses manches, etferma le robinet, sans recevoir une seule éclaboussure.Brusquement, le déluge cessa. Lucien, étonné, frappé de respect,rentra ses larmes et leva ses gros yeux sur la demoiselle.

– Vraiment, cet enfant me met hors de moi, reprit madameDeberle, qui redevenait toute blanche et s’allongeait comme briséede fatigue.

Hélène crut devoir intervenir.

– Jeanne, dit-elle, prends-lui la main, jouez à vouspromener.

Jeanne prit la main de Lucien, et, gravement, ils s’en allèrentpar les allées, à petits pas. Elle était beaucoup plus grande quelui, il avait le bras en l’air ; mais ce jeu majestueux, quiconsistait à tourner en cérémonie autour de la pelouse, semblaitles absorber l’un et l’autre et donner une grande importance àleurs personnes. Jeanne, comme une vraie dame, avait les regardsflottants et perdus. Lucien ne pouvait s’empêcher, par moments, derisquer un coup d’œil sur sa compagne. Ils ne se disaient pas unmot.

– Ils sont drôles, murmura madame Deberle, souriante etcalmée. Il faut dire que votre Jeanne est une bien charmanteenfant… Elle est d’une obéissance, d’une sagesse…

– Oui, quand elle est chez les autres, répondit Hélène.Elle a des heures terribles. Mais comme elle m’adore, elle tâched’être sage pour ne pas me faire de la peine.

Ces dames causèrent des enfants. Les filles étaient plusprécoces que les garçons. Pourtant, il ne fallait pas se fier àl’air bêta de Lucien. Avant un an, lorsqu’il se serait un peudébrouillé, ce serait un gaillard. Et, sans transition apparente,on en vint à parler d’une femme qui habitait un petit pavillon enface, et chez laquelle il se passait vraiment des choses… MadameDeberle s’arrêta pour dire à sa sœur :

– Pauline, va donc une minute dans le jardin.

La jeune fille sortit tranquillement et resta sous les arbres.Elle était habituée à ce qu’on la mît dehors, chaque fois que dansla conversation se présentait quelque chose de trop gros dont on nepouvait parler devant elle.

– Hier, j’étais à la fenêtre, reprit Juliette, et j’aiparfaitement vu cette femme… Elle ne tire pas même les rideaux…C’est d’une indécence ! Des enfants pourraient voir ça.

Elle parlait tout bas, l’air scandalisé, avec un mince souriredans le coin des lèvres pourtant. Puis, haussant la voix, ellecria :

– Pauline ! tu peux revenir.

Sous les arbres, Pauline regardait en l’air, d’un airindifférent, en attendant que sa sœur eût fini. Elle entra dans lepavillon, et reprit sa chaise, pendant que Juliette continuait, ens’adressant à Hélène :

– Vous n’avez jamais rien aperçu, vous, madame ?

– Non, répondit celle-ci, mes fenêtres ne donnent pas surle pavillon.

Bien qu’il y eût une lacune pour la jeune fille dans laconversation, elle écoutait, avec son blanc visage de vierge, commesi elle avait compris.

– Ah bien ! dit-elle en regardant encore en l’air parla porte, il y a joliment des nids dans les arbres !

Cependant, madame Deberle avait repris sa broderie commemaintien. Elle faisait deux points toutes les minutes. Hélène, quine pouvait rester inoccupée, demanda la permission d’apporter del’ouvrage, une autre fois. Et, prise d’un léger ennui, elle setourna, elle examina le pavillon japonais. Les murs et le plafondétaient tendus d’étoffes brochées d’or, avec des vols de grues quis’envolaient, des papillons et des fleurs éclatantes, des paysagesoù des barques bleues nageaient sur des fleuves jaunes. Il y avaitdes sièges et des jardinières de bois de fer, sur le sol des nattesfines, et, encombrant des meubles de laque, tout un monde debibelots, petits bronzes, petites potiches, jouets étrangesbariolés de couleurs vives. Au fond, un grand magot en porcelainede Saxe, les jambes pliées, le ventre nu et débordant, éclataitd’une gaieté énorme en branlant furieusement la tête, à la moindrepoussée.

– Hein ? est-il assez laid ? s’écria Pauline quiavait suivi les regards d’Hélène. Dis donc, sœur, tu sais que c’estde la camelote, tout ce que tu as acheté ? Le beau Malignonappelle ta japonerie « le bazar à treize sous »… Àpropos, je l’ai rencontré, le beau Malignon. Il était avec unedame, oh ! une dame, la petite Florence, des Variétés.

– Où donc ? que je le taquine ! demanda vivementJuliette.

– Sur le boulevard… Est-ce qu’il ne doit pas veniraujourd’hui ?

Mais elle ne reçut pas de réponse. Ces dames s’inquiétaient desenfants, qui avaient disparu. Où pouvaient-ils être ? Et commeelles les appelaient, deux voix aiguës s’élevèrent.

– Nous sommes là !

Ils étaient là, en effet, au milieu de la pelouse, assis dansl’herbe, à demi cachés par un fusain.

– Qu’est-ce que vous faites donc ?

– Nous sommes arrivés à l’auberge ! cria Lucien. Nousnous reposons dans notre chambre.

Un instant, elles les regardèrent, très égayées. Jeanne seprêtait au jeu, complaisamment. Elle coupait de l’herbe autourd’elle, sans doute pour préparer le déjeuner. La malle desvoyageurs était figurée par un bout de planche, qu’ils avaientramassé au fond d’un massif. Maintenant, ils causaient. Jeanne sepassionnait, répétant avec conviction qu’ils étaient en Suisse etqu’ils allaient partir pour visiter les glaciers, ce qui semblaitstupéfier Lucien.

– Tiens ! le voilà ! dit tout d’un coupPauline.

Madame Deberle se tourna et aperçut Malignon qui descendait leperron. Elle lui laissa à peine le temps de saluer et des’asseoir.

– Eh bien ! vous êtes gentil, vous ! d’aller direpartout que je n’ai que de la camelote chez moi !

– Ah ! oui, répondit-il tranquillement, ce petitsalon… Certainement, c’est de la camelote. Vous n’avez pas un objetqui vaille la peine d’être regardé.

Elle était très piquée.

– Comment, le magot ?

– Mais non, mais non, tout cela est bourgeois… Il faut dugoût. Vous n’avez pas voulu me charger de l’arrangement…

Alors elle l’interrompit, très rouge, vraiment en colère.

– Votre goût, parlons-en ! Il est joli, votregoût !… On vous a rencontré avec une dame…

– Quelle dame ? demanda-t-il, surpris par la rudessede l’attaque.

– Un beau choix, je vous en fais mon compliment. Une filleque tout Paris…

Mais elle se tut, en apercevant Pauline. Elle l’avaitoubliée.

– Pauline, dit-elle, va donc une minute dans le jardin.

– Ah ! non, c’est fatigant à la fin ! déclara lajeune fille qui se révoltait. On me dérange toujours.

– Va dans le jardin, répéta Juliette avec plus desévérité.

La jeune fille s’en alla en rechignant. Puis, elle se tourna,pour ajouter :

– Dépêchez-vous, au moins.

Dès qu’elle ne fut plus là, madame Deberle tomba de nouveau surMalignon. Comment un garçon distingué comme lui pouvait-il semontrer en public avec cette Florence ? Elle avait au moinsquarante ans, elle était laide à faire peur, tout l’orchestre latutoyait aux premières représentations.

– Avez-vous fini ? cria Pauline, qui se promenait sousles arbres d’un air boudeur. Je m’ennuie, moi.

Mais Malignon se défendait. Il ne connaissait pas cetteFlorence ; jamais il ne lui avait adressé la parole. On avaitpu le voir avec une dame, il accompagnait quelquefois la femme d’unde ses amis. D’ailleurs, quelle était la personne qui l’avaitvu ? Il fallait des preuves, des témoins.

– Pauline, demanda brusquement madame Deberle, en haussantla voix, n’est-ce pas que tu l’as rencontré avecFlorence ?

– Oui, oui, répondit la jeune fille, sur le boulevard, enface de chez Bignon.

Alors, madame Deberle, triomphante, devant le sourire embarrasséde Malignon, cria :

– Tu peux revenir, Pauline. C’est fini.

Malignon avait une loge pour le lendemain, aux FoliesDramatiques. Il l’offrit galamment, sans paraître tenir rancune àmadame Deberle ; d’ailleurs, ils se querellaient toujours.Pauline voulut savoir si elle pouvait aller voir la pièce qu’onjouait ; et comme Malignon riait, en branlant la tête, elledit que c’était bien stupide, que les auteurs auraient dû écriredes pièces pour les jeunes filles. On ne lui permettait que LaDame blanche et le théâtre classique.

Cependant, ces dames ne surveillaient plus les enfants. Toutd’un coup, Lucien poussa des cris terribles.

– Que lui as-tu fait, Jeanne ? demanda Hélène.

– Je ne lui ai rien fait, maman, répondit la petite fille.C’est lui qui s’est jeté par terre.

La vérité était que les enfants venaient de partir pour lesfameux glaciers. Comme Jeanne prétendait qu’on arrivait sur lesmontagnes, ils levaient tous les deux les pieds très haut, afind’enjamber les rochers. Mais Lucien, essoufflé par cet exercice,avait fait un faux pas et s’était étalé au beau milieu d’uneplate-bande. Une fois par terre, très vexé, pris d’une rage demarmot, il avait éclaté en larmes.

– Relève-le, cria de nouveau Hélène.

– Il ne veut pas, maman. Il se roule.

Et Jeanne se reculait, comme blessée et irritée de voir le petitgarçon si mal élevé. Il ne savait pas jouer, il allait certainementla salir. Elle avait une moue de duchesse qui se compromet. Alors,madame Deberle, que les cris de Lucien impatientaient, pria sa sœurde le ramasser et de le faire taire. Pauline ne demandait pasmieux. Elle courut, se jeta par terre à côté de l’enfant, se roulaun instant avec lui. Mais il se débattait, il ne voulait pas qu’onle prît. Elle se releva pourtant, en le tenant sous les bras ;et, pour le calmer.

– Tais-toi, braillard ! dit-elle. Nous allons nousbalancer.

Lucien se tut brusquement, Jeanne perdit son air grave, et unejoie ardente illumina son visage. Tous trois coururent vers labalançoire. Mais ce fut Pauline qui s’assit sur la planchette.

– Poussez-moi, dit-elle aux enfants.

Ils la poussèrent de toute la force de leurs petites mains.Seulement, elle était lourde, ils la remuaient à peine.

– Poussez donc ! répétait-elle. Oh ! les grossesbêtes, ils ne savent pas.

Dans le pavillon, madame Deberle venait d’avoir un légerfrisson. Elle trouvait qu’il ne faisait pas chaud, malgré ce beausoleil. Et elle avait prié Malignon de lui passer un burnous decachemire blanc, accroché à une espagnolette. Malignon s’était levépour lui poser le burnous sur les épaules. Tous deux causaientfamilièrement de choses qui intéressaient fort peu Hélène. Aussicette dernière, inquiète, craignant que Pauline, sans le vouloir,ne renversât les enfants, alla-t-elle dans le jardin, laissantJuliette et le jeune homme discuter une mode de chapeau qui lespassionnait.

Dès que Jeanne vit sa mère, elle s’approcha d’elle, d’un aircâlin, avec une supplication dans toute sa personne.

– Oh ! maman, murmura-t-elle ; oh !maman…

– Non, non, répondit Hélène, qui comprit très bien. Tu saisqu’on te l’a défendu.

Jeanne adorait se balancer. Il lui semblait qu’elle devenait unoiseau, disait-elle. Ce vent qui lui soufflait au visage, cettebrusque envolée, ce va-et-vient continu, rythmé comme un coupd’aile, lui causait l’émotion délicieuse d’un départ pour lesnuages. Elle croyait s’en aller là-haut. Seulement, cela finissaittoujours mal. Une fois, on l’avait trouvée cramponnée aux cordes dela balançoire, évanouie, les yeux grands ouverts, pleins del’effarement du vide. Une autre fois, elle était tombée, raidiecomme une hirondelle frappée d’un grain de plomb.

– Oh ! maman, continuait-elle, rien qu’un peu, un toutpetit peu.

Sa mère, pour avoir la paix, l’assit enfin sur la planchette.L’enfant rayonnait, avec une expression dévote, un légertremblement de jouissance qui agitait ses poignets nus. Et, commeHélène la balançait très doucement :

– Plus fort, plus fort, murmurait-elle.

Mais Hélène ne l’écoutait pas. Elle ne quittait point la corde.Et elle s’animait elle-même, les joues roses, toute vibrante despoussées qu’elle imprimait à la planchette. Sa gravité habituellese fondait dans une sorte de camaraderie avec sa fille.

– C’est assez, déclara-t-elle, en enlevant Jeanne entre sesbras.

– Alors, balance-toi, je t’en prie, balance-toi, ditl’enfant, qui était restée pendue à son cou.

Elle avait la passion de voir sa mère s’envoler, comme elle ledisait, prenant plus de joie encore à la regarder qu’à se balancerelle-même. Mais celle-ci lui demanda en riant qui lapousserait ; quand elle jouait, elle, c’était sérieux :elle montait par-dessus les arbres. Juste à ce moment, monsieurRambaud parut, conduit par la concierge. Il avait rencontré madameDeberle chez Hélène, et il avait cru pouvoir se présenter, en netrouvant pas cette dernière à son appartement. Madame Deberle semontra très aimable, touchée par la bonhomie du digne homme. Puis,elle s’enfonça de nouveau dans un entretien très vif avecMalignon.

– Bon ami va te pousser ! bon ami va te pousser !criait Jeanne en sautant autour de sa mère.

– Veux-tu te taire ! Nous ne sommes pas chez nous, ditHélène, qui affecta un air de sévérité.

– Mon Dieu ! murmura monsieur Rambaud, si cela vousamuse, je suis à votre disposition. Quand on est à la campagne…

Hélène se laissait tenter. Lorsqu’elle était jeune fille, ellese balançait pendant des heures, et le souvenir de ces lointainesparties l’emplissait d’un sourd désir. Pauline, qui s’était assiseavec Lucien au bord de la pelouse, intervint de son air libre degrande fille émancipée.

– Oui, oui, monsieur va vous pousser… Après il me poussera.N’est-ce pas, monsieur, vous me pousserez ?

Cela décida Hélène. La jeunesse qui était en elle, sous lacorrection froide de sa grande beauté, éclatait avec une ingénuitécharmante. Elle se montrait simple et gaie comme une pensionnaire.Surtout, elle n’avait point de pruderie. En riant, elle dit qu’ellene voulait pas montrer ses jambes, et elle demanda une ficelle,avec laquelle elle noua ses jupes au-dessus de ses chevilles. Puis,montée debout sur la planchette, les bras élargis et se tenant auxcordes, elle cria joyeusement :

– Allez, monsieur Rambaud… Doucement d’abord !

Monsieur Rambaud avait accroché son chapeau à une branche. Salarge et bonne figure s’éclairait d’un sourire paternel. Ils’assura de la solidité des cordes, regarda les arbres, se décida àdonner une légère poussée. Hélène venait, pour la première fois, dequitter le deuil. Elle portait une robe grise, garnie de nœudsmauves. Et, toute droite, elle partait lentement, rasant la terre,comme bercée.

– Allez ! Allez ! dit-elle.

Alors, monsieur Rambaud, les bras en avant, saisissant laplanchette au passage, lui imprima un mouvement plus vif. Hélènemontait ; à chaque vol, elle gagnait de l’espace. Mais lerythme gardait une gravité. On la voyait, correcte encore, un peusérieuse, avec des yeux très clairs dans son beau visagemuet ; ses narines seules se gonflaient, comme pour boire levent. Pas un pli de ses jupes n’avait bougé. Une natte de sonchignon se dénouait.

– Allez ! Allez !

Une brusque secousse l’enleva. Elle montait dans le soleil,toujours plus haut. Une brise se dégageait d’elle et soufflait dansle jardin ; et elle passait si vite, qu’on ne la distinguaitplus avec netteté. Maintenant, elle devait sourire, son visageétait rose, ses yeux filaient comme des étoiles. La natte dénouéebattait sur son cou. Malgré la ficelle qui les nouait, ses jupesflottaient et découvraient la blancheur de ses chevilles. Et on lasentait à l’aise, la poitrine libre, vivant dans l’air comme dansune patrie.

– Allez ! Allez !

Monsieur Rambaud, en nage, la face rouge, déploya toute saforce. Il y eut un cri. Hélène montait encore.

– Oh ! maman ! Oh ! maman ! répétaitJeanne en extase.

Elle s’était assise sur la pelouse, elle regardait sa mère, sespetites mains serrées sur sa poitrine, comme si elle eût elle-mêmebu tout cet air qui soufflait. Elle manquait d’haleine, ellesuivait instinctivement d’une cadence des épaules les longuesoscillations de la balançoire. Et elle criait :

– Plus fort ! Plus fort !

Sa mère montait toujours. En haut, ses pieds touchaient lesbranches des arbres.

– Plus fort ! Plus fort ! Oh ! maman, plusfort !

Mais Hélène était en plein ciel. Les arbres pliaient etcraquaient comme sous des coups de vent. On ne voyait plus que letourbillon de ses jupes qui claquaient avec un bruit de tempête.Quand elle descendait, les bras élargis, la gorge en avant, ellebaissait un peu la tête, elle planait une seconde ; puis, unélan l’emportait, et elle retombait, la tête abandonnée en arrière,fuyante et pâmée, les paupières closes. C’était sa jouissance, cesmontées et ces descentes, qui lui donnaient un vertige. En haut,elle entrait dans le soleil, dans ce blond soleil de février,pleuvant comme une poussière d’or. Ses cheveux châtains, auxreflets d’ambre, s’allumaient ; et l’on aurait dit, qu’elleflambait tout entière, tandis que ses nœuds de soie mauve, pareilsà des fleurs de feu, luisaient sur sa robe blanchissante. Autourd’elle, le printemps naissait, les bourgeons violâtres mettaientleur ton fin de laque, sur le bleu du ciel.

Alors, Jeanne joignit les mains. Sa mère lui apparaissait commeune sainte, avec un nimbe d’or, envolée pour le paradis. Et ellebalbutiait encore : « Oh ! maman, oh !maman… » d’une voix brisée.

Cependant madame Deberle et Malignon, intéressés, s’étaientavancés sous les arbres. Malignon trouvait cette dame trèscourageuse. Madame Deberle dit d’un air effrayé :

– Le cœur me tournerait, c’est certain.

Hélène entendit, car elle jeta ces mots, du milieu desbranches :

– Oh ! moi, j’ai le cœur solide !… Allez, allezdonc, monsieur Rambaud.

Et, en effet, sa voix restait calme. Elle semblait ne pas sesoucier des deux hommes qui étaient là. Ils ne comptaient pas sansdoute. Sa natte s’était échevelée ; la ficelle devait serelâcher, et ses jupons avaient des bruits de drapeau. Ellemontait.

Mais, tout d’un coup, elle cria :

– Assez, monsieur Rambaud, assez !

Le docteur Deberle venait de paraître sur le perron. Ils’approcha, embrassa tendrement sa femme, souleva Lucien et lebaisa au front. Puis, il regarda Hélène en souriant.

– Assez, assez ! continuait à dire celle-ci.

– Pourquoi donc ? demanda-t-il. Je vousdérange ?

Elle ne répondit pas. Elle était devenue grave. La balançoire,lancée à toute volée, ne s’arrêtait point ; elle gardait delongues oscillations régulières qui enlevaient encore Hélène trèshaut. Et le docteur, surpris et charmé, l’admirait, tant elle étaitsuperbe, grande et forte, avec sa pureté de statue antique, ainsibalancée mollement, dans le soleil printanier. Mais elle paraissaitirritée ; et, brusquement, elle sauta.

– Attendez ! Attendez ! criait tout le monde.

Hélène avait poussé une plainte sourde. Elle était tombée sur legravier d’une allée, et elle ne put se relever.

– Mon Dieu ! quelle imprudence ! dit le docteur,la face très pâle.

Tous s’empressaient autour d’elle. Jeanne pleurait si fort, quemonsieur Rambaud, défaillant lui-même, dut la prendre dans sesbras. Cependant, le docteur interrogeait vivement Hélène.

– C’est la jambe droite qui a porté, n’est-ce pas ?…Vous ne pouvez vous mettre debout ?

Et, comme elle restait étourdie, sans répondre, il demandaencore :

– Vous souffrez ?

– Une douleur sourde, là, au genou, dit-ellepéniblement.

Alors, il envoya sa femme chercher sa pharmacie et des bandages.Il répétait :

– Il faut voir, il faut voir… Ce n’est rien sans doute.

Puis, il s’agenouilla sur le gravier. Hélène le laissait faire.Mais, lorsqu’il avança les mains, elle se souleva d’un effort, elleserra ses jupes autour de ses pieds.

– Non, non, murmura-t-elle.

– Pourtant, dit-il, il faut bien voir…

Elle avait un léger tremblement, et, d’une voix plus basse, ellereprit :

– Je ne veux pas… Ce n’est rien.

Il la regarda, étonné d’abord. Une teinte rose était montée àson cou. Pendant un instant, leurs yeux se rencontrèrent etsemblèrent lire au fond de leurs âmes. Alors, troublé lui-même, ilse releva avec lenteur et resta près d’elle, sans lui demanderdavantage à la visiter.

Hélène avait appelé monsieur Rambaud d’un signe. Elle lui dit àl’oreille.

– Allez chercher le docteur Bodin, racontez-lui ce quim’arrive.

Dix minutes plus tard, quand le docteur Bodin arriva, elle semit debout avec un courage surhumain, et s’appuyant sur lui et surmonsieur Rambaud, elle remonta chez elle. Jeanne la suivait, toutesecouée de larmes.

– Je vous attends, avait dit le docteur Deberle à sonconfrère. Venez nous rassurer.

Dans le jardin, on causa vivement. Malignon s’écriait que lesfemmes avaient de drôles de têtes. Pourquoi diable cette dames’était-elle amusée à sauter ? Pauline, très contrariée del’aventure qui la privait d’un plaisir, trouvait imprudent de sefaire balancer si fort. Le médecin ne parlait pas, semblaitsoucieux.

– Rien de grave, dit le docteur Bodin en redescendant, unesimple foulure… Seulement, elle restera sur sa chaise longue aumoins pendant quinze jours.

Monsieur Deberle tapa alors amicalement sur l’épaule deMalignon. Il voulut que sa femme rentrât, parce que décidément ilfaisait trop frais. Et, prenant Lucien, il l’emporta lui-même, enle couvrant de baisers.

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