Une page d’amour

Chapitre 2

 

Hélène n’avait pas dormi de la nuit. Elle se retournait,fiévreuse, et lorsqu’elle glissait à un assoupissement, toujours lamême angoisse la réveillait en sursaut. Dans le cauchemar de cedemi-sommeil, elle était tourmentée d’une idée fixe, elle auraitvoulu connaître le lieu du rendez-vous. Il lui semblait que cela lasoulagerait. Ce ne pouvait être le petit entresol de Malignon, rueTaitbout, dont on parlait souvent chez les Deberle. Où donc ?où donc ? Et sa tête travaillait malgré elle, et elle avaittout oublié de l’aventure pour s’enfoncer dans cette recherchepleine d’énervement et de sourds désirs.

Quand le jour parut, elle s’habilla, elle se surprit à dire touthaut :

– C’est pour demain.

Un pied chaussé, les mains abandonnées, elle songeait maintenantque c’était peut-être dans quelque hôtel garni, une chambre perdue,louée au mois. Puis, cette supposition lui répugna. Elles’imaginait un appartement délicieux, avec des tentures épaisses,des fleurs, de grands feux clairs brûlant dans toutes lescheminées. Et ce n’était plus Juliette et Malignon qui setrouvaient là, elle se voyait avec Henri, au fond de cette molleretraite, où les bruits du dehors n’arrivaient point. Ellefrissonna dans son peignoir mal attaché. Où donc était-ce ? oùdonc ?

– Bonjour, petite mère ! cria Jeanne, qui s’éveillaità son tour.

Elle couchait de nouveau dans le cabinet, depuis qu’elle étaitbien portante. Elle vint pieds nus et en chemise, comme tous lesjours, se jeter au cou d’Hélène. Puis, elle repartit en courant,elle se fourra encore un instant dans son lit chaud. Celal’amusait, elle riait sous la couverture. Une seconde fois, ellerecommença.

– Bonjour, petite mère !

Et elle repartit. Cette fois, elle riait aux éclats, elle avaitrejeté le drap par-dessus sa tête, et elle disait là-dessous, d’unegrosse voix étouffée :

– Je n’y suis plus… Je n’y suis plus…

Mais Hélène ne jouait pas comme les autres matins. Alors,Jeanne, ennuyée, se rendormit. Il faisait trop petit jour. Vershuit heures, Rosalie se montra et se mit à conter sa matinée.Oh ! un beau gâchis dehors, elle avait failli laisser sessouliers dans la crotte, en allant chercher son lait. Un vrai tempsde dégel ; l’air était doux avec ça, on étouffait. Puis,brusquement, elle se souvint : il était venu une vieille femmepour Madame, la veille.

– Tiens ! cria-t-elle en entendant sonner, je parieque la voilà !

C’était la mère Fétu, mais très propre, superbe, avec un bonnetblanc, une robe neuve et un tartan croisé sur la poitrine. Ellegardait pourtant sa voix pleurarde.

– Ma bonne dame, c’est moi, je me suis permis… C’est pourquelque chose que j’ai à vous demander…

Hélène la regardait, un peu surprise de la voir si cossue.

– Vous allez mieux, mère Fétu ?

– Oui, oui, je vais mieux, si on peut dire… Vous savez,j’ai toujours quelque chose de bien drôle dans le ventre ; çame bat, mais enfin ça va mieux… Alors, j’ai eu une chance. Ça m’aétonnée, parce que, voyez-vous, la chance et moi… Un monsieur m’achargée de son ménage. Oh ! c’est une histoire…

Sa voix se ralentissait, ses petits yeux vifs tournaient dansles mille plis de son visage. Elle semblait attendre qu’Hélène laquestionnât. Mais celle-ci, assise près du feu que Rosalie venaitd’allumer, n’écoutait que d’une oreille distraite, l’air absorbé etsouffrant.

– Qu’avez-vous à me demander, mère Fétu ?dit-elle.

La vieille ne répondit pas tout de suite. Elle examinait lachambre, les meubles de palissandre, les tentures de velours bleu.Et, de son air humble et flatteur de pauvre, ellemurmura :

– C’est joliment beau chez vous, madame, excusez-moi… Monmonsieur a une chambre comme ça, mais la sienne est rose… Oh !toute une histoire ! Imaginez-vous un jeune homme de la bonnesociété, qui est venu louer un appartement dans notre maison. Cen’est pas pour dire, mais au premier et au second, les appartementschez nous sont très gentils. Et puis, c’est si tranquille !pas une voiture, on se croirait à la campagne… Alors, les ouvrierssont restés plus de quinze jours ; ils ont fait de la chambreun bijou…

Elle s’arrêta, voyant qu’Hélène devenait attentive.

– C’est pour son travail, reprit-elle en traînant la voixdavantage ; il dit que c’est pour son travail… Nous n’avonspas de concierge, vous savez. C’est ça qui lui plaît. Il n’aime pasles concierges, cet homme, et, vrai ! il a raison…

Mais, de nouveau, elle s’interrompit, comme frappée d’une idéesubite.

– Attendez donc ! vous devez le connaître, monmonsieur… Il voit une de vos amies.

– Ah ! dit Hélène toute pâle.

– Bien sûr, la dame d’à côté, celle avec qui vous alliez àl’église… Elle est venue, l’autre jour.

Les yeux de la mère Fétu se rapetissaient, en guignant l’émotionde la bonne dame. Celle-ci tâcha de poser une question d’un toncalme.

– Elle est montée chez lui ?

– Non, elle s’est ravisée, elle avait peut-être oubliéquelque chose… Moi, j’étais sur la porte. Elle m’a demandé monsieurVincent ; puis, elle s’est refourrée dans son fiacre, encriant au cocher : « Il est trop tard, retournez… »Oh ! c’est une dame bien vive, bien gentille, bien comme ilfaut. Le bon Dieu n’en met pas des masses comme ça sur la terre.Après vous, il n’y a qu’elle… Que le Ciel vous bénissetous !

Et elle continuait, enfilant les phrases vides, avec une aisancede dévote rompue à l’exercice du chapelet. D’ailleurs, le travailsourd qui se faisait dans les rides de sa face n’en était pasinterrompu. Elle rayonnait à présent, très satisfaite.

– Alors, reprit-elle sans transition, je voudrais bienavoir une paire de bons souliers. Mon monsieur a été trop gentil,je ne puis pas lui demander ça… Vous voyez, je suis couverte ;seulement, il me faudrait une paire de bons souliers. Les mienssont troués, regardez, et, par ces temps de boue, on attrape descoliques… Vrai, j’ai eu des coliques hier, je me suis tortilléetoute l’après-midi… Avec une paire de bons souliers…

– Je vous en porterai une paire, mère Fétu, dit Hélène, enla congédiant d’un geste.

Puis, comme la vieille s’en allait à reculons, avec desrévérences et des remerciements, elle lui demanda :

– À quelle heure vous trouve-t-on seule ?

– Mon monsieur n’y est jamais après six heures,répondit-elle. Mais ne vous donnez pas cette peine, je viendraimoi-même, je prendrai les souliers chez votre concierge… Enfin, cesera comme vous voudrez. Vous êtes un ange du paradis. Le bon Dieuvous rendra tout ça.

On l’entendit qui s’exclamait encore sur le palier. Hélène,assise, restait dans la stupeur du renseignement que cette femmevenait de lui apporter, avec un si étrange à-propos. Elle savaitoù, maintenant. Une chambre rose dans cette vieille maisondélabrée ! Elle revoyait l’escalier suintant l’humidité, lesportes jaunes, à chaque étage, noircies par des mains grasses,toute cette misère qui l’apitoyait l’hiver précédent, lorsqu’ellemontait visiter la mère Fétu ; et elle tâchait de s’imaginerla chambre rose au milieu de ces laideurs de la pauvreté. Mais,comme elle restait plongée dans une profonde rêverie, deux petitesmains tièdes se posèrent sur ses yeux rougis par l’insomnie, tandisqu’une voix rieuse demandait :

– Qui est-ce ?… Qui est-ce ?

C’était Jeanne qui venait de s’habiller toute seule. La voix dela mère Fétu l’avait réveillée ; et, voyant qu’on avait ferméla porte du cabinet, elle s’était vite dépêchée, pour attraper samère.

– Qui est-ce ?… Qui est-ce ?… répétait-elle,gagnée de plus en plus par le rire.

Puis, comme Rosalie entrait, apportant le déjeuner :

– Tu sais, ne parle pas… On ne te demande rien.

– Finis donc, folle ! dit Hélène. Je me doute bien quec’est toi.

L’enfant se laissa glisser sur les genoux de sa mère, et là,renversée, se balançant, heureuse de son invention, elle continuaitd’un air convaincu :

– Dame ! ça aurait pu être une autre petite fille…Hein ? une petite fille qui t’aurait apporté une lettre de samaman pour t’inviter à dîner… Alors, elle t’aurait bouché lesyeux…

– Ne fais pas la bête, reprit Hélène, en la mettant debout.Qu’est-ce que tu racontes ? Servez-nous, Rosalie.

Mais la bonne examinait la petite, en disant que Mademoiselles’était drôlement attifée. Jeanne, en effet, dans sa hâte, n’avaitpas même mis ses souliers. Elle était en jupon, un court jupon deflanelle, dont la fente laissait passer un coin de la chemise. Sacamisole de molleton dégrafée, montrait sa nudité de gamine, unepoitrine plate et d’une finesse exquise, où des lignes trembléess’indiquaient, avec les taches à peine rosées du bout des seins.Et, les cheveux embroussaillés, marchant sur ses bas entrés detravers, elle était adorable ainsi, toute blanche dans ses linges àla diable.

Elle se pencha, se regarda, puis éclata de rire.

– Je suis gentille, maman, vois donc !… Dis,veux-tu ? Je vais rester comme ça… C’est gentil !

Hélène, réprimant un geste d’impatience, posa la question detous les matins :

– Est-ce que tu es débarbouillée ?

– Oh ! maman, murmura l’enfant, subitement chagrine,oh ! maman… Il pleut, il fait trop laid…

– Alors, tu n’auras pas à déjeuner… Débarbouillez-la,Rosalie.

D’ordinaire, c’était elle qui veillait à ce soin. Mais elleéprouvait un véritable malaise, elle se serrait contre la flamme,grelottante, bien que le temps fût très doux. Rosalie venaitd’approcher de la cheminée le guéridon, sur lequel elle avait misune serviette et posé deux bols de porcelaine blanche. Devant lefeu, le café au lait, dans une bouillotte d’argent, un cadeau demonsieur Rambaud, frémissait. À cette heure matinale, la chambredéfaite, assoupie encore et pleine du désordre de la nuit, avaitune intimité souriante.

– Maman, maman ! criait Jeanne du fond du cabinet,elle me frotte trop fort, ça m’écorche… Oh ! là, là, que c’estfroid !

Hélène, les yeux fixés sur la bouillotte, rêvait profondément.Elle voulait savoir, elle irait. Cela l’irritait et la troublait,de penser au mystère du rendez-vous, dans ce coin sordide de Paris.Elle trouvait ce mystère d’un goût détestable, elle reconnaissaitl’esprit de Malignon, une imagination de roman, une toquade defaire revivre à bon compte les petites maisons de la Régence. Etpourtant, malgré ses répugnances, elle restait enfiévrée, attirée,les sens occupés du silence et du demi-jour qui devaient régnerdans la chambre rose.

– Mademoiselle, répétait Rosalie, si vous ne vous laissezpas faire, je vais appeler Madame…

– Tiens ! tu me mets du savon dans les yeux, répondaitJeanne, dont la voix était grosse de larmes. J’en ai assez,lâche-moi… Les oreilles, ce sera pour demain.

Mais le ruissellement de l’eau continuait, on entendait l’éponges’égoutter dans la cuvette. Il y eut un bruit de lutte. L’enfantpleura. Presque aussitôt, elle reparut, très gaie,criant :

– C’est fini, c’est fini…

Et elle se secouait, les cheveux mouillés encore, toute rosed’avoir été frottée, d’une fraîcheur qui sentait bon. En sedébattant, elle avait fait glisser sa camisole ; son jupon sedénouait ; ses bas tombaient, montrant ses petites jambes.Pour le coup, comme disait Rosalie, Mademoiselle ressemblait à unJésus. Mais Jeanne était très fière d’être propre ; elle nevoulait pas qu’on la rhabillât.

– Regarde un peu, maman, regarde mes mains, et mon cou, etmes oreilles… Hein ! laisse-moi me chauffer, je suis tropbien… Tu ne diras pas, j’ai mérité de déjeuner, aujourd’hui.

Elle s’était pelotonnée devant le feu, dans son petit fauteuil.Alors, Rosalie versa le café au lait. Jeanne prit son bol sur sesgenoux, trempant sa rôtie gravement, avec des mines de grandepersonne. Hélène, d’habitude, lui défendait de manger ainsi. Maiselle demeurait préoccupée. Elle laissa son pain, se contenta deboire le café. À la dernière bouchée, Jeanne eut un remords. Unchagrin lui gonflait le cœur, elle posa le bol et se jeta au cou desa mère, en la voyant si pâle.

– Maman, est-ce que tu es malade à ton tour ?… Je net’ai pas fait de la peine, dis ?

– Non, ma chérie, tu es bien gentille au contraire, murmuraHélène, qui l’embrassa. Mais je suis un peu lasse, j’ai mal dormi…Joue, ne t’inquiète pas.

Elle pensait que la journée serait terriblement longue.Qu’allait-elle faire, en attendant la nuit ? Depuis quelquetemps, elle ne touchait plus à une aiguille, le travail luisemblait d’un poids énorme. Pendant des heures, elle restaitassise, les mains abandonnées, étouffant dans sa chambre, ayant lebesoin de sortir pour respirer, et ne bougeant pas. C’était cettechambre qui la rendait malade ; elle la détestait, irritée desdeux années qu’elle y avait vécu ; elle la trouvait odieuseavec son velours bleu, son immense horizon de grande ville, etrêvait un petit appartement dans le tapage d’une rue qui l’auraitétourdie. Mon Dieu ! comme les heures étaient lentes !Elle prit un livre, mais l’idée fixe qui battait dans sa têtelevait continuellement les mêmes images entre ses yeux et la pagecommencée.

Cependant, Rosalie avait fait la chambre, Jeanne était coifféeet habillée. Alors, au milieu des meubles rangés, tandis que samère, devant la fenêtre, s’efforçait de lire, l’enfant, qui étaitdans un de ses jours de gaieté bruyante, commença une grandepartie. Elle était toute seule ; mais cela ne l’embarrassaitguère, elle faisait très bien trois et quatre personnes, avec uneconviction et une gravité fort drôles. D’abord, elle joua à la damequi va en visite. Elle disparaissait dans la salle à manger ;puis, elle rentrait en saluant, en souriant, en tournant la têted’une façon coquette.

– Bonjour, madame… Comment allez-vous, madame ?… Il ya si longtemps qu’on ne vous a vue. C’est un miracle, vraiment… MonDieu ! j’ai été souffrante, madame. Oui, j’ai eu le choléra,c’est très désagréable… Oh ! ça ne paraît pas du tout, vousrajeunissez, ma parole d’honneur. Et vos enfants, madame ?Moi, j’en ai eu trois, depuis l’été dernier…

Elle continuait ses révérences devant le guéridon, quireprésentait sans doute la dame chez laquelle elle était en visite.Puis, elle approchait des sièges, soutenait une conversationgénérale qui durait une heure, avec une abondance de phrasesvraiment extraordinaire.

– Ne fais pas la bête, Jeanne, disait sa mère de loin enloin, lorsque le bruit l’impatientait.

– Mais, maman, je suis chez mon amie… Elle me parle, ilfaut bien que je lui réponde… N’est-ce pas que, lorsqu’on sert duthé, on ne met pas des gâteaux dans ses poches ?

Et elle repartait :

– Adieu, madame. Il était délicieux, votre thé… Bien deschoses à monsieur votre mari…

Tout d’un coup, ce fut autre chose. Elle sortait en voiture,elle allait faire des emplettes, à califourchon sur une chaise,comme un garçon.

– Jean, pas si vite, j’ai peur… Arrêtez-moi donc !nous sommes devant la modiste… Mademoiselle combien cechapeau ? Trois cents francs, ce n’est pas cher. Mais il n’estpas joli. Je voudrais un oiseau dessus, un oiseau gros comme ça…Allons, Jean, conduisez-moi chez l’épicier. Vous n’avez pas dumiel ? Si, madame, en voilà. Oh ! qu’il est bon ! Jen’en veux pas ; donnez-moi deux sous de sucre… Mais, faitesdonc attention, Jean ! Voilà que la voiture a versé !Monsieur le sergent de ville, c’est la charrette qui s’est jetéesur nous… Vous n’avez pas de mal, madame ? Non, monsieur, pasdu tout… Jean, Jean ! nous rentrons. Hop là ! hoplà ! Attendez, je vais commander des chemises. Trois douzainesde chemises pour Madame… Il me faut aussi des bottines et uncorset… Hop là ! hop là ! Mon Dieu, on n’en finitplus !

Et elle s’éventait, elle faisait la dame qui rentre chez elle etqui gronde ses gens. Jamais elle ne restait à court ; c’étaitune fièvre, un épanouissement continu d’imaginations fantasques,tout le raccourci de la vie bouillant dans sa petite tête etsortant par lambeaux. La matinée, l’après-midi, elle tourna, dansa,bavarda ; quand elle était lasse, un tabouret, une ombrelleaperçue dans un coin, un chiffon ramassé par terre, suffisaientpour la lancer dans un autre jeu, avec de nouvelles fuséesd’invention. Elle créait tout, les personnages, les lieux, lesscènes ; elle s’amusait comme si elle avait eu avec elle douzeenfants de son âge.

Enfin, la nuit arriva. Six heures allaient sonner. Hélène,s’éveillant de la somnolence inquiète où elle avait passél’après-midi, jeta vivement un châle sur ses épaules.

– Tu sors, maman ? demanda Jeanne étonnée.

– Oui, ma chérie, une course dans le quartier. Je neresterai pas longtemps… Sois sage.

Dehors, le dégel continuait. Un fleuve de boue coulait sur leschaussées. Hélène entra, rue de Passy, dans un magasin dechaussures, où elle avait déjà conduit la mère Fétu. Puis, ellerevint rue Raynouard. Le ciel était gris, un brouillard montait dupavé. La rue s’enfonçait devant elle, déserte et inquiétante,malgré l’heure peu avancée, avec ses rares becs de gaz, qui, dansla buée d’humidité, faisaient des taches jaunes. Elle pressait lepas, rasant les maisons, se cachant comme si elle fût allée à unrendez-vous. Mais, lorsqu’elle tourna brusquement dans le passagedes Eaux, elle s’arrêta sous la voûte, prise d’une véritable peur.Le passage s’ouvrait sous ses pieds comme un trou noir. Elle n’envoyait pas le fond, elle apercevait seulement, au milieu de ceboyau de ténèbres, la lueur tremblotante du seul réverbère quil’éclairait. Enfin, elle se décida, elle prit la rampe de fer pourne pas tomber. Du bout des pieds, elle tâtait les larges marches. Àdroite et à gauche, les murs se resserraient, allongés démesurémentpar la nuit, tandis que les branches dépouillées des arbres,au-dessus, mettaient vaguement des profils de bras gigantesques,aux mains tendues et crispées. Elle tremblait à la pensée que laporte d’un des jardins allait s’ouvrir et qu’un homme se jetteraitsur elle. Personne ne passait, elle descendait le plus vitepossible. Tout d’un coup, une ombre sortit de l’obscurité ; unfrisson la glaçait, lorsque l’ombre toussa ; c’était unevieille femme qui montait péniblement. Alors, elle se sentitrassurée, elle releva plus soigneusement sa robe dont la queuetraînait dans la crotte. La boue était si épaisse que ses bottinesrestaient collées sur les marches. En bas, elle se tourna d’unmouvement instinctif. L’humidité des branches s’égouttait dans lepassage, le réverbère avait une clarté de lampe de mineur,accrochée au flanc d’un puits que des infiltrations ont rendudangereux.

Hélène monta droit au grenier où elle était venue si souvent, enhaut de la grande maison du passage. Mais elle eut beau frapper,rien ne bougea. Elle redescendit alors, très embarrassée. La mèreFétu se trouvait sans doute à l’appartement du premier. Seulement,Hélène n’osait se présenter là. Elle resta cinq minutes dansl’allée, qu’une lampe à pétrole éclairait. Elle remonta, hésita,regarda les portes ; et elle s’en allait, lorsque la vieillefemme se pencha sur la rampe.

– Comment, vous êtes dans l’escalier, ma bonne dame !cria-t-elle. Mais entrez donc ! ne restez pas à prendre dumal… Oh ! il est traître, une vraie petite mort…

– Non, merci, dit Hélène, voici votre paire de souliers,mère Fétu…

Et elle regardait la porte que la mère Fétu avait laisséeouverte derrière elle. On apercevait le coin d’un fourneau.

– Je suis toute seule, je vous jure, répétait la vieille.Entrez… C’est la cuisine par ici… Ah ! vous n’êtes pas fièreavec le pauvre monde. Ça, on peut bien le dire…

Alors, malgré sa répugnance, honteuse de ce qu’elle faisait là,Hélène la suivit.

– Voici votre paire de souliers, mère Fétu…

– Mon Dieu ! comment vous remercier ?… Oh !les bons souliers !… Attendez, je vais les mettre. C’est toutmon pied, ça entre comme un gant… À la bonne heure ! au moins,on peut marcher avec ça, on ne craint pas la pluie… Vous me sauvez,vous me prolongez de dix ans, ma bonne dame… Ce n’est pas uneflatterie, c’est ce que je pense, aussi vrai que voilà une lampequi nous éclaire. Non, je ne suis pas flatteuse…

Elle s’attendrissait en parlant, elle avait pris les mainsd’Hélène et les baisait. Du vin chauffait dans une casserole ;sur la table, près de la lampe, une bouteille de bordeaux à moitiévide allongeait son cou mince. D’ailleurs, il n’y avait là quequatre assiettes, un verre, deux poêlons, une marmite. On sentaitque la mère Fétu campait dans cette cuisine de garçon, dont ellen’allumait les fourneaux que pour elle. En voyant les yeux d’Hélènese diriger vers la casserole, elle toussa, elle se fit dolente.

– Ça me reprend dans le ventre, gémit-elle. Le médecin abeau dire, je dois avoir un ver… Alors, une goutte de vin me remet…Je suis bien affligée, ma bonne dame. Je ne souhaite mon mal àpersonne, c’est trop mauvais… Enfin, je me dorlote un peu,maintenant ; lorsqu’on en a vu de toutes les couleurs, il estpermis de se dorloter, n’est-ce pas ?… J’ai eu la chance detomber sur un monsieur bien aimable. Que le Ciel lebénisse !

Et elle mit deux gros morceaux de sucre dans son vin. Elleengraissait encore, ses petits yeux disparaissaient sous labouffissure de son visage. Une félicité béate ralentissait sesmouvements. L’ambition de toute sa vie semblait enfin satisfaite.Elle était née pour ça. Comme elle serrait son sucre, Hélèneaperçut au fond d’une armoire des gourmandises, un pot deconfitures, un paquet de biscuits, jusqu’à des cigares volés aumonsieur.

– Eh bien ! adieu, mère Fétu, je m’en vais,dit-elle.

Mais la vieille poussait la casserole sur le coin du fourneau,en murmurant :

– Attendez donc, c’est trop chaud, je boirai ça tout àl’heure… Non, non, ne sortez pas par ici. Je vous demande pardon devous avoir reçue dans la cuisine… Faisons le tour.

Elle avait pris la lampe, elle s’était engagée dans un étroitcouloir. Hélène, dont le cœur battait, passa derrière elle. Lecouloir, lézardé, enfumé, suait l’humidité. Une porte tourna, ellemarchait maintenant sur un épais tapis. La mère Fétu avait faitquelques pas, au milieu d’une chambre close et silencieuse.

– Hein ! dit-elle en levant la lampe, c’estgentil.

C’étaient deux pièces carrées qui communiquaient entre elles parune porte dont on avait enlevé les vantaux ; une portièreseulement les séparait. Toutes deux étaient tendues de la mêmecretonne rose à médaillons Louis XV, avec des Amours jouffluss’ébattant parmi des guirlandes de fleurs. Dans la première pièce,il y avait un guéridon, deux bergères, des fauteuils ; dans laseconde, plus petite, un lit immense tenait toute la place. La mèreFétu fit remarquer au plafond une veilleuse de cristal, suspenduepar des chaînes dorées. Cette veilleuse représentait, pour elle, lecomble du luxe. Et elle donnait des explications.

– Vous ne vous imaginez pas le drôle de corps. Il allumetout en plein midi, il reste là, à fumer un cigare, en regardant enl’air… Ça l’amuse, paraît-il, cet homme… N’importe, il a dû endépenser de l’argent !

Hélène, sans parler, faisait le tour des pièces. Elle lestrouvait inconvenantes. Elles étaient trop roses, le lit était tropgrand, les meubles trop neufs. On sentait là une tentative deséduction blessante dans sa fatuité. Une modiste aurait succombétout de suite. Et, cependant, un trouble peu à peu agitait Hélène,tandis que la vieille continuait, en clignant les yeux :

– Il se fait appeler monsieur Vincent… Moi, ça m’est égal.Du moment qu’il paie, ce garçon…

– Au revoir, mère Fétu, répéta Hélène qui étouffait.

Elle voulut s’en aller, ouvrit une porte et se trouva dans uneenfilade de trois petites pièces d’une nudité et d’une saletéhorribles. Les papiers arrachés pendaient, les plafonds étaientnoirs, des plâtras traînaient sur les carreaux défoncés. Une odeurde misère ancienne suintait.

– Pas par là, pas par là ! criait la mère Fétu.D’ordinaire, cette porte est fermée, pourtant… Ce sont les autreschambres, celles qu’il n’a point fait arranger. Dame ! ça luiavait déjà coûté assez cher… Ah ! c’est moins joli, bien sûr…Par ici, ma bonne dame, par ici…

Et, lorsque Hélène repassa dans le boudoir aux tentures roses,elle l’arrêta pour lui baiser la main de nouveau.

– Allez, je ne suis pas ingrate… Je me souviendrai toujoursde ces souliers-là. C’est qu’ils me vont, et qu’ils sont chauds, etque je marcherais trois lieues avec !… Qu’est-ce que jepourrais donc demander au bon Dieu pour vous ? Ô mon Dieu,entendez-moi, faites qu’elle soit la plus heureuse desfemmes ! Vous qui lisez dans mon cœur, vous savez ce que jelui souhaite. Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit, ainsisoit-il !

Une exaltation dévote l’avait subitement prise, elle multipliaitles signes de croix, elle envoyait des génuflexions au grand lit età la veilleuse de cristal. Puis, ouvrant la porte qui donnait surle palier, elle ajouta à l’oreille d’Hélène, d’une voixchangée :

– Quand vous voudrez, frappez à la cuisine : j’y suistoujours.

Hélène, étourdie, regardant derrière elle comme si elle sortaitd’un lieu suspect, descendit l’escalier, remonta le passage desEaux, se retrouva rue Vineuse, sans avoir conscience du cheminparcouru. Là seulement, la dernière phrase de la vieille femmel’étonna. Certes, non, elle ne remettrait pas les pieds dans cettemaison. Elle n’avait plus d’aumônes à y porter. Pourquoi doncaurait-elle frappé à la cuisine ? À présent, elle étaitsatisfaite, elle avait vu. Et elle éprouvait un mépris contre elleet contre les autres. Quelle vilenie d’être allée là ! Lesdeux chambres, avec leur cretonne, reparaissaient sans cesse devantses yeux ; elle en avait emporté dans un regard les moindresdétails, jusqu’à la place occupée par les sièges et aux plis desrideaux qui drapaient le lit. Mais, toujours, à la suite, les troisautres petites pièces, les pièces sales, vides et abandonnées,défilaient ; et cette vision, ces murs lépreux cachés sous lesAmours joufflus, soulevaient en elle autant de colère que dedégoût.

– Ah bien ! madame, cria Rosalie, qui guettait dansl’escalier, le dîner sera bon ! Voilà une demi-heure que toutbrûle.

Jeanne, à table, accabla sa mère de questions. Où était-elleallée ? Qu’avait-elle fait ? Puis, comme elle ne recevaitque des réponses brèves, elle s’égaya toute seule en jouant à ladînette. Près d’elle, sur une chaise, elle avait assis sa poupée.Fraternellement, elle lui passait la moitié de son dessert.

– Surtout, mademoiselle, mangez proprement… Essuyez-vousdonc… Oh ! la petite sale, elle ne sait pas seulement mettresa serviette… Là, vous êtes belle… Tenez, voici un biscuit.Qu’est-ce que vous dites ? Vous voulez de la confituredessus ?… Hein ! C’est meilleur comme ça… Laissez-moivous peler votre quartier de pomme…

Et elle posait la part de la poupée sur la chaise. Mais, lorsqueson assiette fut vide, elle reprit une à une les friandises, elleles mangea, en parlant pour la poupée.

– Oh ! c’est exquis !… Jamais je n’ai mangéd’aussi bonne confiture. Où donc prenez-vous cette confiture-là,madame ? Je dirai à mon mari de m’en apporter un pot… Est-ceque c’est dans votre jardin, madame, que vous cueillez ces bellespommes ?

Elle s’endormit en jouant, elle tomba dans la chambre avec sapoupée entre les bras. Depuis le matin, elle ne s’était pasarrêtée. Ses petites jambes n’en pouvaient plus, la fatigue du jeul’avait foudroyée ; et, endormie, elle riait encore, elledevait rêver qu’elle jouait toujours. Sa mère la coucha, inerte,abandonnée, en train de faire quelque grande partie avec lesanges.

Maintenant, Hélène était seule dans la chambre. Elle s’enferma,elle passa une soirée affreuse, près du feu mort. Sa volonté luiéchappait, des pensées inavouables faisaient en elle un travailsourd. C’était comme une femme méchante et sensuelle qu’elle neconnaissait point et qui lui parlait d’une voix souveraine, àlaquelle elle ne pouvait désobéir. Lorsque minuit sonna, elle secoucha péniblement. Mais, au lit, ses tourments devinrentintolérables. Elle dormait à moitié, se retournait comme sur unebraise. Des images, grandies par l’insomnie, la poursuivaient.Puis, une idée se planta dans son crâne. Elle avait beau larepousser, l’idée s’enfonçait, la serrait à la gorge, la prenaittout entière. Vers deux heures, elle se leva avec la raideur et lapâle résolution d’une somnambule, elle ralluma la lampe et écrivitune lettre, en déguisant son écriture. C’était une dénonciationvague, un billet de trois lignes priant le docteur Deberle de serendre le jour même à tel lieu, à telle heure, sans explication,sans signature. Elle cacheta l’enveloppe, mit la lettre dans lapoche de sa robe, jetée, sur un fauteuil. Et, quand elle se futcouchée, elle s’endormit tout de suite, elle resta sans souffle,anéantie par un sommeil de plomb.

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