Une page d’amour

Chapitre 5

 

La nuit tombait. Du ciel pâli, où brillaient les premièresétoiles, une cendre fine semblait pleuvoir sur la grande ville,qu’elle ensevelissait lentement, sans relâche. De grands tasd’ombre emplissaient déjà les creux, tandis qu’une barre, comme unflot d’encre, montait du fond de l’horizon, mangeant les restes dujour, les lueurs hésitantes qui se retiraient vers le couchant. Iln’y avait plus, au-dessous de Passy, que quelques nappes detoitures encore distinctes. Puis le flot roula, ce furent lesténèbres.

– Quelle chaude soirée ! murmura Hélène, assise devantla fenêtre, alanguie par les souffles tièdes que Paris luienvoyait.

– Une belle nuit pour les pauvres gens, dit l’abbé, deboutderrière elle. L’automne sera doux.

Ce mardi-là, Jeanne s’était assoupie au dessert, et sa mèrel’avait couchée, en la voyant un peu lasse. Elle dormait déjà dansson petit lit, pendant que, sur le guéridon, monsieur Rambauds’occupait gravement à raccommoder un joujou, une poupée mécaniqueparlant et marchant, dont il lui avait fait cadeau, et qu’elleavait cassée ; il excellait dans ces sortes de travaux.Hélène, manquant d’air, souffrant de ces dernières chaleurs deseptembre, venait d’ouvrir la fenêtre toute grande, soulagée parcette mer d’ombre, cette immensité noire qui s’étendait devantelle. Elle avait poussé un fauteuil pour s’isoler, elle futsurprise d’entendre le prêtre. Il continua doucement :

– Avez-vous bien couvert la petite ?… L’air esttoujours vif, à cette hauteur.

Mais elle cédait à un besoin de silence, elle ne répondit pas.Elle goûtait le charme du crépuscule, l’effacement dernier deschoses, l’assoupissement des bruits. Une lueur de veilleuse brûlaità la pointe des flèches et des tours ; Saint-Augustins’éteignit d’abord, le Panthéon, un instant, garda une lueurbleuâtre, le dôme éclatant des Invalides se coucha comme une lunedans une marée montante de nuages. C’était l’Océan, la nuit, avecson étendue élargie au fond des ténèbres, un abîme d’obscurité oùl’on devinait un monde. Un souffle énorme et doux venait de laville invisible. Dans la voix prolongée qui ronflait, des sonsmontaient encore, affaiblis et distincts, un brusque roulementd’omnibus sur le quai, le sifflement d’un train traversant le pontdu Point-du-Jour ; et la Seine, grossie par les derniersorages, passait très large avec la respiration forte d’un êtrevivant, allongé tout en bas, dans un pli d’ombre. Une odeur chaudefumait des toits encore brûlants, tandis que la rivière, dans cetteexhalaison lente des ardeurs de la journée, mettait de petiteshaleines fraîches. Paris, disparu, avait le repos rêveur d’uncolosse qui laisse la nuit l’envelopper, et reste là, immobile unmoment, les yeux ouverts.

Rien n’attendrissait plus Hélène que cette minute d’arrêt dansla vie de la cité. Depuis trois mois qu’elle ne sortait pas, clouéeprès du lit de Jeanne, elle n’avait pas d’autre compagnon deveillée au chevet de la malade que le grand Paris étalé àl’horizon. Par ces chaleurs de juillet et d’août, les croiséesrestaient presque continuellement ouvertes, elle ne pouvaittraverser la pièce, bouger, tourner la tête, sans le voir avec elledéveloppant son éternel tableau. Il était là, par tous les temps,se mettant de moitié dans ses douleurs et dans ses espérances,comme un ami qui s’imposait. Elle l’ignorait toujours, elle n’avaitjamais été si loin de lui, plus insoucieuse de ses rues et de sonpeuple ; et il emplissait sa solitude. Ces quelques piedscarrés, cette chambre de souffrance, dont elle fermait sisoigneusement la porte, s’ouvrait toute grande à lui par ses deuxfenêtres. Bien souvent, elle avait pleuré en le regardant,lorsqu’elle venait s’accouder pour cacher ses larmes à lamalade ; un jour, le jour où elle l’avait crue perdue, elleétait restée longtemps, suffoquée, étranglée, suivant des yeux lesfumées de la Manutention qui s’envolaient. Souvent aussi, dans lesheures d’espoir, elle avait confié l’allégresse de son cœur auxlointains perdus des faubourgs. Il n’était plus un monument qui nelui rappelât une émotion triste ou heureuse. Paris vivait de sonexistence. Mais jamais elle ne l’aimait davantage qu’au crépuscule,lorsque, la journée finie, il consentait à un quart d’heured’apaisement, d’oubli et de songerie, en attendant que le gaz fûtallumé.

– Que d’étoiles ! murmura l’abbé Jouve. Elles brillentpar milliers.

Il venait de prendre une chaise et de s’asseoir près d’elle.Alors, elle leva les yeux, regardant le ciel d’été. Lesconstellations plantaient leurs clous d’or. Une planète, presque auras de l’horizon, luisait comme une escarboucle, tandis qu’unepoussière d’étoiles presque invisibles sablait la voûte d’un sablepailleté d’étincelles. Le Chariot, lentement, tournait, sonbrancard en l’air.

– Tenez, dit-elle à son tour, cette petite étoile bleue,dans ce coin du ciel, je la retrouve tous les soirs… Mais elle s’enva, elle recule chaque nuit.

Maintenant, l’abbé ne la gênait point. Elle le sentait à soncôté, comme une paix de plus. Ils échangèrent quelques parolesespacées par de longs silences. À deux reprises, elle le questionnasur des noms d’étoiles ; toujours la vue du ciel l’avaittourmentée. Mais il hésitait, il ne savait pas.

– Vous voyez, demandait-elle, cette belle étoile qui a unéclat si pur ?

– À gauche, n’est-ce pas ? disait-il, près d’une autremoins grosse, verdâtre… Il y en a trop, j’ai oublié.

Ils se turent, les yeux toujours levés, éblouis et pris d’unléger frisson en face de ce fourmillement d’astres qui grandissait.Derrière les milliers d’étoiles, d’autres milliers d’étoilesapparaissaient, et cela sans cesse, dans la profondeur infinie duciel. C’était un continuel épanouissement, une braise attisée demondes brûlant du feu calme des pierreries. La voie lactéeblanchissait déjà, développait ses atomes de soleil, siinnombrables et si lointains qu’ils ne sont plus, à la rondeur dufirmament, qu’une écharpe de lumière.

– Cela me fait peur, dit Hélène à voix très basse.

Et elle pencha la tête pour ne plus voir, elle ramena sesregards sur le vide béant où Paris semblait s’être englouti. Là,pas une lueur encore, la nuit complète également épandue ; unaveuglement de ténèbres. La voix haute et prolongée avait pris unedouceur plus tendre.

– Vous pleurez ? demanda l’abbé, qui venait d’entendreun sanglot.

– Oui, répondit simplement Hélène.

Ils ne se voyaient point. Elle pleurait longuement, avec unmurmure de tout son être. Cependant, derrière eux, Jeanne mettaitle calme innocent de son sommeil, tandis que monsieur Rambaud,absorbé, inclinait sa tête grisonnante au-dessus de la poupée, dontil avait démonté les membres. Mais lui, par moments, laissaitéchapper des bruits secs de ressorts qui se détendaient, desbégaiements d’enfant que ses gros doigts tiraient le plus doucementpossible du mécanisme détraqué. Et quand la poupée avait parlé tropfort, il s’arrêtait net, inquiet et fâché, regardant s’il ne venaitpas de réveiller Jeanne. Puis, il se remettait à son raccommodageavec précaution, n’ayant pour outils qu’une paire de ciseaux et unpoinçon.

– Pourquoi pleurez-vous, ma fille ? reprit l’abbé. Nepuis-je donc vous apporter aucun soulagement ?

– Ah ! laissez, murmura Hélène ; ces larmes mefont du bien… Tout à l’heure, tout à l’heure…

Elle étouffait trop pour répondre. Une première fois, à cettemême place, une crise de pleurs l’avait brisée ; mais elleétait seule, elle avait pu sangloter dans les ténèbres,défaillante, attendant que la source de l’émotion qui la gonflaitse fût tarie. Pourtant, elle ne se connaissait aucun chagrin :sa fille était sauvée, elle-même avait repris le train monotone etcharmant de son existence. C’était brusquement en elle comme lesentiment poignant d’une immense douleur, d’un vide insondablequ’elle ne comblerait jamais, d’un désespoir sans bornes où ellesombrait avec tous ceux qui lui étaient chers. Elle n’aurait sudire quel malheur la menaçait ainsi, elle était sans espérance, etelle pleurait.

Déjà, dans l’église parfumée des fleurs du mois de Marie, elleavait eu des attendrissements pareils. Le vaste horizon de Paris,au crépuscule, la touchait d’une profonde impression religieuse. Laplaine semblait s’élargir, une mélancolie montait de ces deuxmillions d’existences, qui s’effaçaient. Puis, quand il faisaitnoir, quand la ville s’était évanouie avec ses bruits mourants, soncœur serré éclatait, ses larmes débordaient en face de cette paixsouveraine. Elle aurait joint les mains et balbutié des prières. Unbesoin de foi, d’amour, d’anéantissement divin, lui donnait ungrand frisson. Et c’était alors que le lever des étoiles labouleversait d’une jouissance et d’une terreur sacrées.

Au bout d’un long silence, l’abbé Jouve insista.

– Ma fille il faut vous confier à moi. Pourquoihésitez-vous ?

Elle pleurait encore, mais avec une douceur d’enfant, commelasse et sans force.

– L’Église vous effraie, continua-t-il. Un instant, je vousai crue conquise à Dieu. Mais il en a été autrement. Le Ciel a sesdesseins… Eh bien ! puisque vous vous défiez du prêtre,pourquoi refuseriez-vous plus longtemps une confidence àl’ami ?

– Vous avez raison, balbutia-t-elle, oui, je suis affligéeet j’ai besoin de vous… Il faut que je vous confesse ces choses.Quand j’étais petite, je n’entrais guère dans les églises ;aujourd’hui, je ne puis assister à une cérémonie sans êtreprofondément troublée… Et là, tenez, tout à l’heure, ce qui m’afait sangloter, c’est cette voix de Paris qui ressemble à unronflement d’orgues, c’est cette immensité de la nuit, c’est cebeau ciel… Ah ! je voudrais croire. Aidez-moi,enseignez-moi.

L’abbé Jouve la calma en posant légèrement la main sur lasienne.

– Dites-moi tout, répondit-il simplement.

Elle se débattit un instant, pleine d’angoisse.

– Je n’ai rien, je vous jure… Je ne vous cache rien… Jepleure sans raison, parce que j’étouffe, parce que mes larmesjaillissent d’elles-mêmes… Vous connaissez ma vie. Je n’ytrouverais à cette heure ni une tristesse, ni une faute, ni unremords… Et je ne sais pas, je ne sais pas…

Sa voix s’éteignit. Alors, le prêtre laissa tomber lentementcette parole :

– Vous aimez, ma fille.

Elle tressaillit, elle n’osa protester. Le silence recommença.Dans la mer de ténèbres qui dormait devant eux, une étincelle avaitlui. C’était à leurs pieds, quelque part dans l’abîme, à un endroitqu’ils n’auraient pu préciser. Et, une à une, d’autres étincellesparurent. Elles naissaient dans la nuit avec un brusque sursaut,tout d’un coup, et restaient fixes, scintillantes comme desétoiles. Il semblait que ce fût un nouveau lever d’astres, à lasurface d’un lac sombre. Bientôt elles dessinèrent une doubleligne, qui partait du Trocadéro et s’en allait vers Paris, parlégers bonds de lumière ; puis, d’autres lignes de pointslumineux coupèrent celle-ci, des courbes s’indiquèrent, uneconstellation s’élargit, étrange et magnifique. Hélène ne parlaittoujours pas, suivant du regard ces scintillements, dont les feuxcontinuaient le ciel au-dessous de l’horizon, dans un prolongementde l’infini, comme si la terre eût disparu et qu’on eût aperçu detous côtés la rondeur céleste. Et elle retrouvait là l’émotion quil’avait brisée quelques minutes auparavant, lorsque le Chariots’était mis lentement à tourner autour de l’axe du pôle, lebrancard en l’air. Paris, qui s’allumait, s’étendait, mélancoliqueet profond, apportant les songeries terrifiantes d’un firmament oùpullulent les mondes.

Cependant, le prêtre, de cette voix monotone et douce que luidonnait l’habitude du confessionnal, chuchotait longuement à sonoreille. Il l’avait avertie un soir, il lui avait bien dit que lasolitude ne lui valait rien. On ne se mettait pas impunément endehors de la vie commune. Elle s’était trop cloîtrée, elle avaitouvert la porte aux rêveries dangereuses.

– Je suis bien vieux, ma fille, murmura-t-il, j’ai vusouvent des femmes qui venaient à nous, avec des larmes, desprières, un besoin de croire et de s’agenouiller… Aussi ne puis-jeguère me tromper aujourd’hui. Ces femmes, qui semblent chercherDieu si ardemment, ne sont que de pauvres cœurs troublés par lapassion. C’est un homme qu’elles adorent dans nos églises…

Elle ne l’écoutait pas, au comble de l’agitation, dans l’effortqu’elle faisait pour voir enfin clair en elle. L’aveu lui échappa,bas, étranglé.

– Eh bien ! oui, j’aime… Et c’est tout. Ensuite, je nesais plus, je ne sais plus…

Maintenant, il évitait de l’interrompre. Elle parla dans lafièvre, par petites phrases courtes ; et elle prenait une joieamère à confesser son amour, à partager avec ce vieillard sonsecret qui l’étouffait depuis si longtemps.

– Je vous jure que je ne puis lire en moi… Cela est venusans que je le sache. Peut-être bien tout d’un coup. Pourtant, jen’en ai senti la douceur qu’à la longue… D’ailleurs, pourquoi mefaire plus forte que je ne suis ? Je n’ai pas cherché à fuir,j’étais trop heureuse ; aujourd’hui, j’ai encore moins decourage… Voyez, ma fille a été malade, j’ai failli la perdre ;eh bien ! mon amour a été aussi profond que ma douleur, il estrevenu tout-puissant après ces jours terribles, et il me possède,et je me sens emportée…

Elle reprit haleine, frissonnante.

– Enfin, je suis à bout de force… Vous aviez raison, monami, cela me soulage de vous confier ces choses… Mais, je vous enprie, dites-moi ce qui se passe au fond de mon cœur. J’étais sicalme, j’étais si heureuse. C’est un coup de foudre dans ma vie.Pourquoi moi ? Pourquoi pas une autre ? car je n’avaisrien fait pour cela, je me croyais bien protégée… Et si voussaviez ! Je ne me reconnais plus… Ah ! aidez-moi,sauvez-moi !

Voyant qu’elle se taisait, le prêtre, machinalement, avec saliberté accoutumée de confesseur, posa une question.

– Le nom, dites-moi le nom ?

Elle hésitait, lorsqu’un bruit particulier lui fit tourner latête. C’était la poupée qui, entre les doigts de monsieur Rambaud,reprenait peu à peu sa vie mécanique ; elle venait de fairetrois pas sur le guéridon, avec le grincement des rouagesfonctionnant mal encore ; puis, elle avait culbuté à larenverse, et, sans le digne homme, elle rebondissait par terre. Illa suivait, les mains tendues, prêt à la soutenir, plein d’uneanxiété paternelle. Quand il vit Hélène se tourner, il lui adressaun sourire confiant, comme pour lui promettre que la poupée allaitmarcher. Et il se remit à fouiller le joujou avec ses ciseaux etson poinçon. Jeanne dormait.

Alors, Hélène, détendue par ce milieu de paix, murmura un nom àl’oreille du prêtre. Celui-ci ne bougea pas. Dans l’ombre, on nepouvait voir son visage. Il parla, au bout d’un silence.

– Je le savais, mais je voulais recevoir votre aveu… Mafille, vous devez beaucoup souffrir.

Et il ne prononça aucune phrase banale sur les devoirs. Hélène,anéantie, triste à mourir de cette pitié sereine de l’abbé, suivaitde nouveau les étincelles qui pailletaient d’or le manteau sombrede Paris. Elles se multipliaient à l’infini. C’était comme ces feuxqui courent dans la cendre noire d’un papier brûlé. D’abord, cespoints lumineux étaient partis du Trocadéro, allant vers le cœur dela ville. Bientôt, un autre foyer apparut à gauche, versMontmartre ; puis, un autre à droite, derrière les Invalides,et un autre encore, plus en arrière, du côté du Panthéon. De tousces foyers à la fois descendaient des vols de petites flammes.

– Vous vous souvenez de notre conversation, reprit l’abbélentement. Je n’ai pas changé d’opinion… Il faut vous marier, mafille.

– Moi ! dit-elle, écrasée. Mais je viens de vousavouer… Vous savez bien que je ne peux pas…

– Il faut vous marier, répéta-t-il avec plus de force. Vousépouserez un honnête homme…

Il semblait avoir grandi dans sa vieille soutane. Sa grosse têteridicule, qui se penchait d’ordinaire sur une épaule, les yeux àdemi clos, se relevait, et ses regards étaient si larges et siclairs, qu’elle les voyait luire dans la nuit.

– Vous épouserez un honnête homme qui sera un père pourvotre Jeanne et qui vous rendra à toute votre loyauté.

– Mais je ne l’aime pas… Mon Dieu ! je ne l’aimepas…

– Vous l’aimerez, ma fille… Il vous aime et il est bon.

Hélène se débattait, baissait la voix, en entendant le petitbruit que monsieur Rambaud faisait derrière eux. Il était sipatient et si fort, dans son espoir, que, depuis six mois, il nel’avait pas importunée une seule fois de son amour. Il attendaitavec une tranquillité confiante, naturellement prêt aux abnégationsles plus héroïques. L’abbé fit le mouvement de se tourner.

– Voulez-vous que je lui dise tout ?… Il vous tendrala main, il vous sauvera. Et vous le comblerez d’une joieimmense.

Elle l’arrêta, éperdue. Son cœur se révoltait. Tous deuxl’effrayaient, ces hommes si paisibles et si tendres, dont laraison gardait cette froideur, à côté des fièvres de sa passion.Dans quel monde vivaient-ils donc, pour nier ainsi ce dont ellesouffrait tant ? Le prêtre eut un geste large de la main,montrant les vastes espaces.

– Ma fille, voyez cette belle nuit, cette paix suprême enface de votre agitation… Pourquoi refusez-vous d’êtreheureuse ?

Paris entier était allumé. Les petites flammes dansantes avaientcriblé la mer des ténèbres d’un bout de l’horizon à l’autre, etmaintenant leurs millions d’étoiles brûlaient avec un éclat fixe,dans une sérénité de nuit d’été. Pas un souffle de vent, pas unfrisson n’effarait ces lumières qui semblaient comme suspenduesdans l’espace. Paris, qu’on ne voyait pas, en était reculé au fondde l’infini, aussi vaste qu’un firmament. Cependant, en bas despentes du Trocadéro, une lueur rapide, les lanternes d’un fiacre oud’un omnibus, coupait l’ombre de la fusée continue d’une étoilefilante ; et là, dans le rayonnement des becs de gaz, quidégageaient comme une buée jaune, on distinguait vaguement desfaçades brouillées, des coins d’arbres, d’un vert cru de décor. Surle pont des Invalides, les étoiles se croisaient sansrelâche ; tandis que, en dessous, le long d’un ruban deténèbres plus épaisses, se détachait un prodige, une bande decomètes dont les queues d’or s’allongeaient en pluied’étincelles ; c’étaient, dans les eaux noires de la Seine,les réverbérations des lanternes du pont. Mais, au-delà, l’inconnucommençait. La longue courbe du fleuve était indiquée par un doublecordon de gaz, que rattachaient d’autres cordons, de place enplace ; on eût dit une échelle de lumière, jetée en travers deParis, posant ses deux extrémités au bord du ciel, dans lesétoiles. À gauche, une autre trouée descendait, les Champs-Élyséesmenaient un défilé régulier d’astres de l’Arc de triomphe à laplace de la Concorde, où luisait le scintillement d’unepléiade ; puis, les Tuileries, le Louvre, les pâtés de maisonsdu bord de l’eau, l’Hôtel de Ville tout au fond, faisaient desbarres sombres, séparées de loin en loin par le carré lumineuxd’une grande place ; et, plus en arrière, dans la débandadedes toitures, les clartés s’éparpillaient, sans qu’on pût retrouverautre chose qu’un enfoncement de rue, un coin tournant deboulevard, un élargissement de carrefour incendié. Sur l’autrerive, à droite, l’esplanade seule se dessinait nettement, avec sonrectangle de flammes, pareil à quelque Orion des nuits d’hiver, quiaurait perdu son baudrier ; les longues rues du quartierSaint-Germain espaçaient des clartés tristes ; au-delà, lesquartiers populeux braisillaient, allumés de petits feux serrés,luisant dans une confusion de nébuleuse. C’était, jusqu’auxfaubourgs, et tout autour de l’horizon, une fourmilière de becs degaz et de fenêtres éclairées, comme une poussière qui emplissaitles lointains de la ville de ces myriades de soleils, de ces atomesplanétaires que l’œil humain ne peut découvrir. Les édificesavaient sombré, pas un falot n’était attaché à leur mâture. Parmoments, on aurait pu croire à quelque fête géante, à un monumentcyclopéen illuminé, avec ses escaliers, ses rampes, ses fenêtres,ses frontons, ses terrasses, son monde de pierre, dont les lignesde lampions traceraient en traits phosphorescents l’étrange eténorme architecture. Mais la sensation qui revenait était celled’une naissance de constellations, d’un agrandissement continu duciel.

Hélène, en suivant le geste large du prêtre, avait promené surParis allumé un long regard. Là aussi, elle ignorait le nom desétoiles. Volontiers, elle aurait demandé quelle était cette lueurvive, là-bas, à gauche, qu’elle regardait tous les soirs. D’autresl’intéressaient. Il y en avait qu’elle aimait, tandis que certainesla laissaient inquiète et fâchée.

– Mon père, dit-elle, employant pour la première fois cenom de tendresse et de respect, laissez-moi vivre… C’est la beautéde cette nuit qui m’agite… Vous vous êtes trompé, vous ne sauriez àcette heure me donner de consolation, car vous ne pouvezm’entendre.

Le prêtre ouvrit les bras, puis les laissa retomber avec unelenteur résignée. Et après un silence il parla à voix basse.

– Sans doute, cela devait être ainsi… Vous appelez ausecours, et vous n’acceptez pas le salut. Que d’aveux désespérésj’ai recueillis, et que de larmes je n’ai pu empêcher !…Écoutez, ma fille, promettez-moi une seule chose : si jamaisla vie devient trop lourde pour vous, songez qu’un honnête hommevous aime et qu’il vous attend… Vous n’aurez qu’à mettre votre maindans la sienne pour retrouver le calme.

– Je vous le promets, répondit Hélène avec gravité.

Et, comme elle faisait ce serment, il y eut, dans la chambre, unléger rire. C’était Jeanne qui venait de se réveiller et quiregardait sa poupée marcher sur le guéridon. Monsieur Rambaud,enchanté de son raccommodage, avançait toujours les mains de peurde quelque accident. Mais la poupée était solide ; elle tapaitses petits talons, elle tournait la tête en lâchant à chaque pasles mêmes mots, d’une voix de perruche.

– Oh ! c’est une niche ! murmurait Jeanne, encoreensommeillée. Qu’est-ce que tu lui as donc fait, dis ? Elleétait cassée, et la voilà en vie… Donne un peu, fais voir… Tu estrop gentil…

Cependant, sur Paris allumé, une nuée lumineuse montait. On eûtdit l’haleine rouge d’un brasier. D’abord, ce ne fut qu’une pâleurdans la nuit, un reflet à peine sensible. Puis, peu à peu, à mesureque la soirée s’avançait, elle devenait saignante ; et,suspendue en l’air, immobile au-dessus de la cité, faite de toutesles flammes et de toute la vie grondante qui s’exhalaient d’elle,elle était comme un de ces nuages de foudre et d’incendie quicouronnent la bouche des volcans.

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