Une page d’amour

Chapitre 3

 

Au sortir de table, le docteur parla à sa femme d’une dame encouches, auprès de laquelle il serait sans doute forcé de passer lanuit. Il partit à neuf heures, descendit au bord de l’eau, sepromena le long des quais déserts, dans la nuit noire ; unpetit vent humide soufflait, la Seine grossie roulait des flotsd’encre. Lorsque onze heures sonnèrent, il remonta les pentes duTrocadéro et vint rôder autour de la maison, dont la grande massecarrée paraissait un épaississement des ténèbres. Mais les vitresde la salle à manger luisaient encore. Il fit le tour, la fenêtrede la cuisine jetait aussi une clarté vive. Alors, il attendit,étonné, peu à peu inquiet. Des ombres passaient sur les rideaux,une agitation semblait emplir l’appartement. Peut-être monsieurRambaud était-il resté à dîner ? Jamais pourtant le dignehomme ne s’oubliait au-delà de dix heures. Et il n’osait monter,que dirait-il, si c’était Rosalie qui lui ouvrait ? Enfin,vers minuit, fou d’impatience, négligeant toutes les précautions,il sonna, il passa sans répondre devant la loge de madame Bergeret.En haut, ce fut Rosalie qui le reçut.

– C’est vous, monsieur. Entrez. Je vais dire que vous êtesarrivé… Madame doit vous attendre.

Elle ne témoignait aucune surprise de le voir à cette heure.Pendant qu’il entrait dans la salle à manger, sans trouver uneparole, elle continua, bouleversée :

– Oh ! Mademoiselle est bien mal, bien mal, monsieur…Quelle nuit ! Les jambes me rentrent dans le corps.

Elle le quitta. Le docteur, machinalement, s’était assis. Iloubliait qu’il était médecin. Le long du quai, il avait rêvé decette chambre où Hélène allait l’introduire, en posant un doigt surses lèvres, pour ne pas réveiller Jeanne, couchée dans le cabinetvoisin ; la veilleuse brûlerait, la pièce serait noyéed’ombre, leurs baisers ne feraient pas de bruit. Et il était là,comme en visite, avec son chapeau devant lui, à attendre. Derrièrela porte, une toux opiniâtre déchirait seule le grand silence.

Rosalie reparut, traversa rapidement la salle à manger, unecuvette à la main, en lui jetant cette simple parole :

– Madame a dit que vous n’entriez pas.

Il demeura assis, ne pouvant s’en aller. Alors, le rendez-vousserait pour un autre jour ? Cela l’hébétait, comme une choseimpossible. Puis, il faisait une réflexion : cette pauvreJeanne manquait vraiment de santé ; on n’avait que du chagrinet des contrariétés avec les enfants. Mais la porte se rouvrit, ledocteur Bodin se présenta, en lui demandant mille pardons. Et,pendant un moment, il enfila des phrases : on était venu lechercher, il serait toujours très heureux de consulter son illustreconfrère.

– Sans doute, sans doute, répétait le docteur Deberle, dontles oreilles bourdonnaient.

Le vieux médecin, tranquillisé, affecta d’être perplexe,d’hésiter sur le diagnostic. Baissant la voix, il discutait lessymptômes avec des expressions techniques qu’il interrompait etterminait par un clignement d’yeux. Il y avait une toux sansexpectoration, un abattement très grand, une forte fièvre.Peut-être avait-on affaire à une fièvre typhoïde. Cependant, il nese prononçait pas, la névrose chloroanémique, pour laquelle onsoignait la malade depuis si longtemps, lui faisait redouter descomplications imprévues.

– Qu’en pensez-vous ? demandait-il après chaquephrase.

Le docteur Deberle répondait par des gestes évasifs. Pendant queson confrère parlait, il se sentait peu à peu honteux d’être là.Pourquoi était-il monté ?

– Je lui ai posé deux vésicatoires, continua le vieuxmédecin. J’attends, que voulez-vous !… Mais vous allez lavoir. Vous vous prononcerez ensuite.

Et il l’emmena dans la chambre. Henri entra, frissonnant. Lachambre était très faiblement éclairée par une lampe. Il serappelait d’autres nuits pareilles, la même odeur chaude, le mêmeair étouffé et recueilli, avec des enfoncements d’ombre oùdormaient les meubles et les tentures. Mais personne ne vint à sarencontre, les mains tendues, comme autrefois. Monsieur Rambaud,accablé dans un fauteuil, semblait sommeiller. Hélène, deboutdevant le lit, en peignoir blanc, ne se retourna pas ; etcette figure pâle lui parut très grande. Alors, pendant une minute,il examina Jeanne. Sa faiblesse était si grande, qu’elle n’ouvraitplus les yeux sans fatigue. Baignée de sueur, elle restaitappesantie, la face blême, allumée d’une flamme aux pommettes.

– C’est une phtisie aiguë, murmura-t-il enfin, parlant touthaut sans le vouloir, et ne témoignant aucune surprise, comme s’ileût prévu le cas depuis longtemps.

Hélène entendit et le regarda. Elle était toute froide, les yeuxsecs, dans un calme terrible.

– Vous croyez ? dit simplement le docteur Bodin enhochant la tête, de l’air approbatif d’un homme qui n’aurait pasvoulu se prononcer le premier.

Il ausculta l’enfant de nouveau. Jeanne, les membres inertes, seprêta à l’examen, sans paraître comprendre pourquoi on latourmentait. Il y eut quelques paroles rapides échangées entre lesdeux médecins. Le vieux docteur murmura les mots de respirationamphorique et de bruit de pot fêlé ; pourtant, il feignaitd’hésiter encore, il parlait maintenant d’une bronchite capillaire.Le docteur Deberle expliquait qu’une cause accidentelle devaitavoir déterminé la maladie, un refroidissement sans doute, maisqu’il avait observé déjà plusieurs fois la chloroanémie favorisantles affections de poitrine. Hélène, debout derrière eux,attendait.

– Écoutez vous-même, dit le docteur Bodin en cédant laplace à Henri.

Celui-ci se pencha, voulut prendre Jeanne. Elle n’avait passoulevé les paupières, elle s’abandonnait, brûlée de fièvre. Sachemise écartée montrait une poitrine d’enfant où les formesnaissantes de la femme s’indiquaient à peine ; et rien n’étaitplus chaste ni plus navrant que cette puberté déjà touchée par lamort. Elle n’avait eu aucune révolte sous les mains du vieuxdocteur. Mais, dès que les doigts d’Henri l’effleurèrent, ellereçut comme une secousse. Toute une pudeur éperdue l’éveillait del’anéantissement où elle était plongée. Elle fit le geste d’unejeune femme surprise et violentée, elle serra ses deux pauvrespetits bras maigres sur sa poitrine, en balbutiant d’une voixfrémissante :

– Maman… maman…

Et elle ouvrit les yeux. Quand elle reconnut l’homme qui étaitlà, ce fut de la terreur. Elle se vit nue, elle sanglota de honte,en ramenant vivement le drap. Il semblait qu’elle eût vieilli toutd’un coup de dix ans dans son agonie, et que, près de la mort, sesdouze années fussent assez mûres pour comprendre que cet homme nedevait pas la toucher et retrouver sa mère en elle. Elle cria denouveau, appelant à son secours :

– Maman… maman… je t’en prie…

Hélène, qui n’avait point encore parlé, vint tout près d’Henri.Elle le regardait fixement, avec sa face de marbre. Quand elle letoucha, elle lui dit ce seul mot d’une voix étouffée :

– Allez-vous-en !

Le docteur Bodin tâchait de calmer Jeanne, qu’une crise de touxsecouait dans le lit. Il lui jurait qu’on ne la contrarierait plus,que tout le monde allait partir, pour la laisser tranquille.

– Allez-vous-en, répéta Hélène, de sa voix basse etprofonde, à l’oreille de son amant. Vous voyez bien que nousl’avons tuée.

Alors, sans trouver un mot, Henri s’en alla. Il resta encore uninstant dans la salle à manger, attendant il ne savait quoi,quelque chose qui peut-être arriverait. Puis, voyant que le docteurBodin ne sortait pas, il partit, il descendit l’escalier à tâtons,sans que Rosalie prît seulement le soin de l’éclairer. Il songeaità la marche foudroyante des phtisies aiguës, un cas qu’il avaitbeaucoup étudié : les tubercules miliaires se multiplieraientavec rapidité, les étouffements augmenteraient, Jeanne ne passeraitcertainement pas trois semaines.

Huit jours s’écoulèrent. Le soleil se levait et se couchait surParis, dans le grand ciel élargi devant la fenêtre, sans qu’Hélèneeût la sensation nette du temps impitoyable et rythmique. Ellesavait sa fille condamnée, elle restait comme étourdie, dansl’horreur du déchirement qui se faisait en elle. C’était uneattente sans espoir, une certitude que la mort ne pardonnerait pas.Elle n’avait point de larmes, elle marchait doucement dans lachambre, toujours debout, soignant la malade avec des gestes lentset précis. Parfois, vaincue de fatigue, tombée sur une chaise, ellela regardait pendant des heures. Jeanne allait ens’affaiblissant ; des vomissements très douloureux labrisaient, la fièvre ne cessait plus. Quand le docteur Bodinvenait, il l’examinait un instant laissait une ordonnance ; etson dos rond, en se retirant, exprimait une telle impuissance, quela mère ne l’accompagnait même pas pour l’interroger.

Dès le lendemain de la crise, l’abbé Jouve était accouru. Lui etson frère arrivaient chaque soir, échangeaient une poignée de mainsilencieuse avec Hélène, n’osant lui demander des nouvelles. Ilsavaient offert de veiller à tour de rôle, mais elle les renvoyaitvers dix heures, elle ne voulait personne dans la chambre pour lanuit. Un soir, l’abbé, qui semblait très préoccupé depuis laveille, l’emmena à l’écart.

– J’ai songé à une chose, murmura-t-il. La chère enfant aété retardée par sa santé… Elle pourrait faire ici sa premièrecommunion…

Hélène sembla d’abord ne pas comprendre. Cette idée où, malgrésa tolérance, le prêtre reparaissait tout entier avec son souci desintérêts du Ciel, la surprenait, la blessait même un peu. Elle eutun geste d’insouciance, en disant :

– Non, non, je ne veux pas qu’on la tourmente… Allez, s’ily a un paradis, elle y montera tout droit.

Mais, ce soir-là, Jeanne éprouvait un de ces mieux trompeurs quiillusionnent les mourants. Elle avait entendu l’abbé, avec sesfines oreilles de malade.

– C’est toi, bon ami, dit-elle. Tu parles de la communion…Ce sera bientôt, n’est-ce pas ?

– Sans doute, ma chérie, répondit-il.

Alors, elle voulut qu’il s’approchât, pour causer. Sa mèrel’avait soulevée sur l’oreiller, elle était assise, toutepetite ; et ses lèvres brûlées souriaient, tandis que, dansses yeux clairs, la mort passait déjà.

– Oh ! je vais très bien, reprit-elle, je me lèverais,si je voulais… Dis ? j’aurai une robe blanche avec unbouquet ?… Est-ce que l’église sera aussi belle que pour lemois de Marie ?

– Plus belle, ma mignonne.

– Vrai ? Il y aura autant de fleurs, on chantera deschoses aussi douces ?… Bientôt, bientôt, tu me lepromets ?

Elle était toute baignée de joie. Elle regardait devant elle lesrideaux du lit, prise d’une extase en disant qu’elle aimait bien lebon Dieu, et qu’elle l’avait vu, quand on chantait les cantiques.Elle entendait des orgues, elle apercevait des lumières quitournaient, pendant que les fleurs des grands vases voyageaientcomme des papillons. Mais une toux violente la secoua, la rejetadans le lit. Et elle continuait de sourire, elle ne semblait passavoir qu’elle toussait, répétant :

– Je vais me lever demain, j’apprendrai mon catéchisme sansune faute, nous serons tous très contents.

Hélène, au pied du lit, eut un sanglot. Elle qui ne pouvaitpleurer, sentait un flot de larmes monter à sa gorge, en écoutantle rire de Jeanne. Elle suffoquait, elle se sauva dans la salle àmanger, pour cacher son désespoir. L’abbé l’avait suivie. MonsieurRambaud s’était levé vivement, afin d’occuper la petite.

– Tiens ! maman a crié, est-ce qu’elle s’est fait dumal ? demandait-elle.

– Ta maman ? répondit-il. Mais elle n’a pas crié, ellea ri, au contraire, parce que tu te portes bien.

Dans la salle à manger, Hélène, la tête tombée sur la table,étouffait ses sanglots entre ses mains jointes. L’abbé se penchait,la suppliait de se contenir. Mais, levant sa face ruisselante, elles’accusait, elle lui disait qu’elle avait tué sa fille ; ettoute une confession s’échappait de ses lèvres, en parolesentrecoupées. Jamais elle n’aurait cédé à cet homme, si Jeanneétait restée auprès d’elle. Il avait fallu qu’elle le rencontrâtdans cette chambre inconnue. Mon Dieu ! le Ciel aurait dû laprendre avec son enfant. Elle ne pouvait plus vivre. Le prêtre,effrayé, la calmait en lui promettant le pardon.

On sonna, un bruit de voix vint de l’antichambre. Hélèneessuyait ses yeux, lorsque Rosalie entra.

– Madame, c’est le docteur Deberle…

– Je ne veux pas qu’il entre.

– Il demande des nouvelles de Mademoiselle.

– Dites-lui qu’elle va mourir.

La porte était restée ouverte, Henri avait entendu. Alors, sansattendre la bonne, il redescendit. Chaque jour, il montait,recevait la même réponse et s’en allait.

Ce qui brisait Hélène, c’étaient les visites. Les quelques damesdont elle avait fait la connaissance chez les Deberle, croyaientdevoir lui apporter des consolations. Madame de Chermette, madameLevasseur, madame de Guiraud, d’autres encore, seprésentèrent ; et elles ne demandaient pas à entrer, maiselles questionnaient Rosalie si haut, que le bruit de leurs voixtraversait les minces cloisons du petit appartement. Alors, prised’impatience, Hélène les recevait dans la salle à manger, debout,la parole brève. Elle restait toute la journée en peignoir,oubliant de changer de linge, ses beaux cheveux simplement torduset relevés. Ses yeux se fermaient de lassitude dans son visagerougi, sa bouche amère et empâtée ne trouvait plus les mots. QuandJuliette montait, elle ne pouvait lui fermer la chambre, elle lalaissait s’installer un instant près du lit.

– Ma chère, lui dit un jour amicalement celle-ci, vous vousabandonnez trop. Ayez un peu de courage.

Et Hélène devait répondre, lorsque Juliette cherchait à ladistraire, en parlant des événements qui occupaient Paris.

– Vous savez que décidément nous allons avoir la guerre… Jesuis très ennuyée, j’ai deux cousins qui partiront.

Elle montait ainsi au retour de ses courses à travers Paris,animée par toute une après-midi de bavardage, apportant letourbillon de ses longues jupes dans cette chambre recueillie demalade ; et elle avait beau baisser la voix, prendre des minesapitoyées, sa jolie indifférence perçait, on la voyait heureuse ettriomphante d’être elle-même en bonne santé. Hélène, abattue devantelle, souffrait d’une angoisse jalouse.

– Madame, murmura Jeanne un soir, pourquoi Lucien nevient-il pas jouer ?

Juliette, un moment embarrassée, se contenta de sourire.

– Est-ce qu’il est malade, lui aussi ? reprit lapetite.

– Non, ma chérie, il n’est pas malade… Il est aucollège.

Et, comme Hélène l’accompagnait dans l’antichambre, elle voulutlui expliquer son mensonge.

– Oh ! je l’amènerais bien, je sais que ce n’est pascontagieux… Mais les enfants s’effrayent tout de suite, et Lucienest si bête ! Il serait capable de pleurer en voyant votrepauvre ange…

– Oui, oui, vous avez raison, interrompit Hélène, le cœurcrevé à la pensée de cette femme si gaie, qui avait chez elle sonenfant bien portant.

Une seconde semaine avait passé. La maladie suivait son cours,emportait à chaque heure un peu de la vie de Jeanne. Elle ne sehâtait point, dans sa foudroyante rapidité, mettant à détruirecette frêle et adorable chair toutes les phases prévues, sans lagracier d’une seule. Les crachats sanglants avaient disparu ;par moments, la toux cessait. Une telle oppression étouffaitl’enfant, qu’à la difficulté de son haleine on pouvait suivre lesravages du mal, dans sa petite poitrine. C’était trop rude pourtant de faiblesse, les yeux de l’abbé et de monsieur Rambaud semouillaient de larmes à l’écouter. Pendant des jours, pendant desnuits, le souffle s’entendait sous les rideaux ; la pauvrecréature qu’un heurt semblait devoir tuer, n’en finissait pas demourir, dans ce travail qui la mettait en sueur. La mère, à bout deforce, ne pouvant plus supporter le bruit de ce râle, s’en allaitdans la pièce voisine appuyer sa tête contre un mur.

Peu à peu, Jeanne s’isolait. Elle ne voyait plus le monde, elleavait une expression de visage noyée et perdue, comme si elle eûtdéjà vécu toute seule, quelque part. Quand les personnes quil’entouraient voulaient attirer son attention et se nommaient, pourqu’elle les reconnût, elle les regardait fixement, sans un sourire,puis se retournait vers la muraille d’un air de fatigue. Une ombrel’enveloppait, elle s’en allait avec la bouderie irritée de sesmauvais jours de jalousie. Pourtant, des caprices de maladel’éveillaient encore. Un matin, elle demanda à sa mère :

– C’est dimanche, aujourd’hui ?

– Non, mon enfant, répondit Hélène. Nous ne sommes qu’auvendredi… Pourquoi veux-tu savoir ?

Elle ne paraissait déjà plus se rappeler la question qu’elleavait posée. Mais, le surlendemain, comme Rosalie était dans lachambre, elle lui dit à demi-voix :

– C’est dimanche… Zéphyrin est là, prie-le de venir.

La bonne hésitait ; mais Hélène, qui avait entendu, luiadressa un signe de consentement. L’enfant répétait :

– Amène-le, venez tous les deux, je serai contente.

Lorsque Rosalie entra avec Zéphyrin, elle se souleva surl’oreiller. Le petit soldat, tête nue, les mains élargies, sedandinait pour cacher sa grosse émotion. Il aimait bienMademoiselle, cela l’embêtait sérieusement de lui voir passerl’arme à gauche, comme il le disait dans la cuisine. Aussi, malgréles avertissements de Rosalie, qui lui avait recommandé d’être gai,demeura-t-il stupide, la figure renversée, en l’apercevant si pâle,réduite à rien du tout. Il était resté sensible, avec ses alluresconquérantes. Il ne trouva pas une de ces belles phrases, comme ilsavait les tourner maintenant. La bonne, par-derrière, le pinçapour le faire rire. Mais il parvint seulement àbalbutier :

– Je vous demande pardon… mademoiselle et la compagnie…

Jeanne se soulevait toujours sur ses bras amaigris. Elle ouvraitses grands yeux vides, elle avait l’air de chercher. Un tremblementagitait sa tête, sans doute la grande clarté l’aveuglait, danscette ombre où elle descendait déjà.

– Approchez, mon ami, dit Hélène au soldat. C’estMademoiselle qui a demandé à vous voir.

Le soleil entrait par la fenêtre, une large trouée jaune, danslaquelle dansaient les poussières du tapis. Mars était venu,au-dehors le printemps naissait. Zéphyrin fit un pas, apparut dansle soleil ; sa petite face ronde, couverte de son, avait lereflet doré du blé mûr, tandis que les boutons de sa tuniqueétincelaient et que son pantalon rouge saignait comme un champ decoquelicots. Alors, Jeanne l’aperçut. Mais ses yeux s’inquiétèrentde nouveau, incertains, allant d’un coin à un autre.

– Que veux-tu, mon enfant ? demanda sa mère. Noussommes tous là.

Puis, elle comprit.

– Rosalie, approchez… Mademoiselle veut vous voir.

Rosalie, à son tour, s’avança dans le soleil. Elle portait unbonnet dont les brides, rejetées sur les épaules, s’envolaientcomme des ailes de papillon. Une poudre d’or tombait sur ses durscheveux noirs et sur sa bonne face au nez écrasé, aux grosseslèvres. Et il n’y avait plus qu’eux, dans la chambre, le petitsoldat et la cuisinière, coude à coude, sous le rayon. Jeanne lesregardait.

– Eh bien ! ma chérie, reprit Hélène, tu ne leur disrien ?… les voilà ensemble.

Jeanne les regardait, avec le tremblement de sa tête, un légertremblement de femme très vieille. Ils étaient là comme mari etfemme, prêts à se prendre bras dessus, bras dessous, pour retournerau pays. La tiédeur du printemps les chauffait, et désireuxd’égayer Mademoiselle, ils finissaient par se rire dans la figure,d’un air bête et tendre. Une bonne odeur de santé montait de leursdos arrondis. S’ils avaient été seuls, bien sûr que Zéphyrin auraitempoigné Rosalie et qu’il aurait reçu d’elle un fameux soufflet. Çase voyait dans leurs yeux.

– Eh bien ! ma chérie, tu n’as rien à leurdire ?

Jeanne les regardait, étouffant davantage. Elle ne dit pas unmot. Brusquement, elle éclata en larmes. Zéphyrin et Rosalie durentquitter tout de suite la chambre.

– Je vous demande pardon… mademoiselle et la compagnie…,répéta le petit soldat ahuri en s’en allant.

Ce fut là un des derniers caprices de Jeanne. Elle tomba dansune humeur sombre, dont rien ne la tirait plus. Elle se détachaitde tout, même de sa mère. Quand celle-ci se penchait au-dessus dulit, pour chercher son regard, l’enfant gardait un visage muet,comme si l’ombre des rideaux seule eût passé sur ses yeux. Elleavait les silences, la résignation noire d’une abandonnée qui sesent mourir. Parfois, elle restait longtemps les paupières à demicloses, sans qu’on pût deviner dans son regard aminci quelle idéeentêtée l’absorbait. Plus rien n’existait pour elle que sa grandepoupée, couchée à son côté. On la lui avait donnée une nuit, pourla distraire de souffrances intolérables ; et elle refusait dela rendre, elle la défendait d’un geste farouche, dès qu’on voulaitla lui enlever. La poupée, sa tête de carton posée sur letraversin, était allongée comme une personne malade, la couvertureaux épaules. Sans doute l’enfant la soignait, car de temps à autre,de ses mains brûlantes, elle tâtait les membres de peau rose,arrachés, vides de son. Pendant des heures, ses yeux ne quittaientpas les yeux d’émail, toujours fixes, les dents blanches, qui necessaient de sourire. Puis, des tendresses la prenaient, desbesoins de la serrer contre sa poitrine, d’appuyer la joue contrela petite perruque, dont la caresse semblait la soulager. Elle seréfugiait ainsi dans l’amour de sa grande poupée, s’assurant, ausortir de ses somnolences, qu’elle était encore là, ne voyantqu’elle, causant avec elle, ayant parfois sur le visage l’ombred’un rire, comme si la poupée lui avait murmuré des choses àl’oreille.

La troisième semaine s’achevait. Le vieux docteur, un matin,s’installa. Hélène comprit, son enfant ne passerait pas la journée.Depuis la veille, elle était dans une stupeur qui lui ôtait laconscience même de ses actes. On ne luttait plus contre la mort, oncomptait les heures. Comme la malade souffrait d’une soif ardente,le médecin avait simplement recommandé qu’on lui donnât une boissonopiacée, pour lui faciliter l’agonie ; et cet abandon de toutremède rendait Hélène imbécile. Tant que des potions traînaient surla table de nuit, elle espérait encore un miracle de guérison.Maintenant, les fioles et les boîtes n’étaient plus là, sa dernièrefoi s’en allait. Elle n’avait plus qu’un instinct, être près deJeanne, ne pas la quitter, la regarder. Le docteur, qui voulaitl’enlever à cette contemplation affreuse, tâchait de l’éloigner, enla chargeant de petits soins. Mais elle revenait, attirée, avec lebesoin physique de voir. Toute droite, les bras tombés, dans undésespoir qui lui gonflait le visage, elle attendait.

Vers une heure, l’abbé Jouve et monsieur Rambaud arrivèrent. Lemédecin alla à leur rencontre, leur dit un mot. Tous deux pâlirent.Ils restèrent debout de saisissement ; et leurs mainstremblaient. Hélène ne s’était pas retournée.

La journée était superbe, une de ces après-midi ensoleillées despremiers jours d’avril. Jeanne, dans son lit, s’agitait. La soifqui la dévorait lui donnait par instants un petit mouvement pénibledes lèvres. Elle avait sorti de la couverture ses pauvres mainstransparentes, et elle les promenait doucement dans le vide. Lesourd travail du mal était terminé, elle ne toussait plus, sa voixéteinte ressemblait à un souffle. Depuis un moment, elle tournaitla tête, elle cherchait des yeux la lumière. Le docteur Bodinouvrit la fenêtre toute large. Alors, Jeanne ne s’agita plus etresta la joue contre l’oreiller, les regards sur Paris, avec sarespiration oppressée qui se ralentissait.

Pendant ces trois semaines de souffrances, bien des fois elles’était ainsi tournée vers la ville étalée à l’horizon. Sa facedevenait grave, elle songeait. À cette heure dernière, Parissouriait sous le blond soleil d’avril. Du dehors venaient dessouffles tièdes, des rires d’enfants, des appels de moineaux. Et lamourante mettait ses forces suprêmes à voir encore, à suivre lesfumées volantes qui montaient des faubourgs lointains. Elleretrouvait ses trois connaissances, les Invalides, le Panthéon, latour Saint-Jacques ; puis, l’inconnu commençait, ses paupièreslasses se fermaient à demi, devant la mer immense des toitures.Peut-être rêvait-elle qu’elle était peu à peu très légère, qu’elles’envolait comme un oiseau. Enfin, elle allait donc savoir, elle seposerait sur les dômes et sur les flèches, elle verrait, en sept ouhuit coups d’aile, les choses défendues que l’on cache aux enfants.Mais une inquiétude nouvelle l’agita, ses mains cherchaientencore ; et elle ne se calma que lorsqu’elle tint sa grandepoupée dans ses petits bras contre sa poitrine. Elle voulaitl’emporter avec elle. Ses regards se perdaient au loin, parmi lescheminées toutes roses de soleil.

Quatre heures venaient de sonner, le soir laissait déjà tomberses ombres bleues. C’était la fin, un étouffement, une agonie lenteet sans secousse. Le cher ange n’avait plus la force de sedéfendre. Monsieur Rambaud, vaincu, s’abattit sur les genoux,secoué de sanglots silencieux, se traînant derrière un rideau pourcacher sa douleur. L’abbé s’était agenouillé au chevet, les mainsjointes, balbutiant les prières des agonisants.

– Jeanne, Jeanne, murmura Hélène, glacée d’une horreur quilui soufflait un grand froid dans les cheveux.

Elle avait repoussé le docteur, elle se jeta par terre, s’appuyacontre le lit pour voir sa fille de tout près. Jeanne ouvrit lesyeux, mais elle ne regarda pas sa mère. Ses regards, toujours,allaient là-bas, sur Paris qui s’effaçait. Elle serra davantage sapoupée, son dernier amour. Un gros soupir la gonfla, puis elle eutencore deux soupirs plus légers. Ses yeux pâlissaient, son visageun instant exprima une angoisse vive. Mais, bientôt, elle parutsoulagée, elle ne respirait plus, la bouche ouverte.

– C’est fini, dit le docteur en lui prenant la main.

Jeanne regardait Paris de ses grands yeux vides. Sa figure dechèvre s’était encore allongée, avec des traits sévères, une ombregrise descendue des sourcils qu’elle fronçait ; et elle avaitainsi dans la mort son visage blême de femme jalouse. La poupée, latête renversée, les cheveux pendants, semblait morte commeelle.

– C’est fini, répéta le docteur qui laissa retomber lapetite main froide.

Hélène, la face tendue, serra son front entre ses poings, commesi elle sentait son crâne s’ouvrir. Elle ne pleurait pas, ellepromenait devant elle des regards fous. Puis, un hoquet se brisadans sa gorge ; elle venait d’apercevoir, au pied du lit, unepetite paire de souliers, oubliée là. C’était fini, Jeanne ne lesmettrait jamais plus, on pouvait donner les petits souliers auxpauvres. Et ses pleurs coulaient, elle restait par terre, roulantson visage sur la main de la morte qui avait glissé. MonsieurRambaud sanglotait. L’abbé avait haussé la voix, tandis queRosalie, dans la porte entrebâillée de la salle à manger, mordaitson mouchoir, pour ne pas faire trop de bruit.

Juste à cette minute, le docteur Deberle sonna. Il ne pouvaits’empêcher de monter prendre des nouvelles.

– Comment va-t-elle ? demanda-t-il.

– Ah ! monsieur, bégaya Rosalie, elle est morte.

Il demeura immobile, étonné de ce dénouement qu’il attendait dejour en jour. Puis, il murmura :

– Mon Dieu ! la pauvre enfant ! quelmalheur !

Et il ne trouva que cette parole bête et navrante. La portes’était refermée, il descendit.

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