Au Bonheur des Dames

Au Bonheur des Dames

d’ Émile Zola
Chapitre 1

 

Denise était venue à pied de la gare Saint-Lazare, où un train de Cherbourg l’avait débarquée avec ses deux frères, après une nuit passée sur la dure banquette d’un wagon de troisième classe. Elle tenait par la main Pépé, et Jean la suivait, tous les trois brisés du voyage, effarés et perdus, au milieu du vaste Paris, le nez levé sur les maisons, demandant à chaque carrefour la rue de la Michodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais, comme elle débouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s’arrêta net de surprise.

– Oh ! dit-elle, regarde un peu, Jean !

Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres, tout en noir, achevant les vieux vêtements du deuil de leur père. Elle,chétive pour ses vingt ans, l’air pauvre, portait un léger paquet ; tandis que, de l’autre côté, le petit frère, âgé de cinq ans, se pendait à son bras, et que, derrière son épaule, le grand frère, dont les seize ans superbes florissaient, était debout, les mains ballantes.

– Ah bien ! reprit-elle après un silence, en voilà un magasin !

C’était, à l’encoignure de la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, un magasin de nouveautés dont les étalages éclataient en notes vives, dans la douce et pâle journée d’octobre.Huit heures sonnaient à Saint-Roch, il n’y avait sur les trottoirs que le Paris matinal, les employés filant à leurs bureaux et les ménagères courant les boutiques. Devant la porte, deux commis,montés sur une échelle double, finissaient de pendre des lainages,tandis que, dans une vitrine de la rue Neuve-Saint-Augustin, un autre commis, agenouillé et le dos tourné, plissait délicatement une pièce de soie bleue. Le magasin, vide encore de clientes, et où le personnel arrivait à peine, bourdonnait à l’intérieur comme une ruche qui s’éveille.

– Fichtre ! dit Jean. Ça enfonce Valognes… Le tien n’était pas si beau.

Denise hocha la tête. Elle avait passé deux ans là-bas, chezCornaille, le premier marchand de nouveautés de la ville ; etce magasin, rencontré brusquement, cette maison énorme pour elle,lui gonflait le cœur, la retenait, émue, intéressée, oublieuse dureste. Dans le pan coupé donnant sur la place Gaillon, la hauteporte, toute en glace, montait jusqu’à l’entresol, au milieu d’unecomplication d’ornements, chargés de dorures. Deux figuresallégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversée,déroulaient l’enseigne : Au Bonheur des Dames. Puis,les vitrines s’enfonçaient, longeaient la rue de la Michodière etla rue Neuve-Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maisond’angle, quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite,achetées et aménagées récemment. C’était un développement qui luisemblait sans fin, dans la fuite de la perspective, avec lesétalages du rez-de-chaussée et les glaces sans tain de l’entresol,derrière lesquelles on voyait toute la vie intérieure descomptoirs. En haut, une demoiselle, habillée de soie, taillait uncrayon, pendant que, près d’elle, deux autres dépliaient desmanteaux de velours.

– Au Bonheur des Dames, lut Jean avec son rire tendre debel adolescent, qui avait eu déjà une histoire de femme à Valognes.Hein ? c’est gentil, c’est ça qui doit faire courir lemonde !

Mais Denise demeurait absorbée, devant l’étalage de la portecentrale. Il y avait là, au plein air de la rue, sur le trottoirmême, un éboulement de marchandises à bon marché, la tentation dela porte, les occasions qui arrêtaient les clientes au passage.Cela partait de haut, des pièces de lainage et de draperie,mérinos, cheviottes, molletons, tombaient de l’entresol, flottantescomme des drapeaux, et dont les tons neutres, gris ardoise, bleumarine, vert olive, étaient coupés par les pancartes blanches desétiquettes. À côté, encadrant le seuil, pendaient également deslanières de fourrure, des bandes étroites pour garnitures de robe,la cendre fine des dos de petit-gris, la neige pure des ventres decygne, les poils de lapin de la fausse hermine et de la faussemartre. Puis, en bas, dans des casiers, sur des tables, au milieud’un empilement de coupons, débordaient des articles de bonneterievendus pour rien, gants et fichus de laine tricotés, capelines,gilets, tout un étalage d’hiver, aux couleurs bariolées, chinées,rayées, avec des taches saignantes de rouge. Denise vit unetartanelle à quarante-cinq centimes, des bandes de vison d’Amériqueà un franc, et des mitaines à cinq sous. C’était un déballage géantde foire, le magasin semblait crever et jeter son trop-plein à larue.

L’oncle Baudu était oublié. Pépé lui-même, qui ne lâchait pas lamain de sa sœur, ouvrait des yeux énormes. Une voiture les forçatous trois à quitter le milieu de la place ; et,machinalement, ils prirent la rue Neuve-Saint-Augustin, ilssuivirent les vitrines, s’arrêtant de nouveau devant chaqueétalage. D’abord, ils furent séduits par un arrangementcompliqué : en haut, des parapluies, posés obliquement,semblaient mettre un toit de cabane rustique ; dessous, desbas de soie, pendus à des tringles, montraient des profils arrondisde mollets, les uns semés de bouquets de roses, les autres detoutes nuances, les noirs à jour, les rouges à coins brodés, leschairs dont le grain satiné avait la douceur d’une peau deblonde ; enfin, sur le drap de l’étagère, des gants étaientjetés symétriquement, avec leurs doigts allongés, leur paumeétroite de vierge byzantine, cette grâce raidie et commeadolescente des chiffons de femme qui n’ont pas été portés. Mais ladernière vitrine surtout les retint. Une exposition de soies, desatins et de velours, y épanouissait, dans une gamme souple etvibrante, les tons les plus délicats des fleurs : au sommet,les velours, d’un noir profond, d’un blanc de lait caillé ;plus bas, les satins, les roses, les bleus, aux cassures vives, sedécolorant en pâleurs d’une tendresse infinie ; plus basencore, les soies, toute l’écharpe de l’arc-en-ciel, des piècesretroussées en coques, plissées comme autour d’une taille qui secambre, devenues vivantes sous les doigts savants des commis ;et, entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de l’étalage,courait un accompagnement discret, un léger cordon bouillonné defoulard crème. C’était là, aux deux bouts, que se trouvaient, enpiles colossales, les deux soies dont la maison avait la propriétéexclusive, le Paris-Bonheur et le Cuir-d’Or, des articlesexceptionnels, qui allaient révolutionner le commerce desnouveautés.

– Oh ! cette faille à cinq francs soixante !murmura Denise, étonnée devant le Paris-Bonheur.

Jean commençait à s’ennuyer. Il arrêta un passant.

– La rue de la Michodière, monsieur ?

Quand on la lui eut indiquée, la première à droite, tous troisrevinrent sur leurs pas, en tournant autour du magasin. Mais, commeelle entrait dans la rue, Denise fut reprise par une vitrine, oùétaient exposées des confections pour dames. Chez Cornaille, àValognes, elle était spécialement chargée des confections. Etjamais elle n’avait vu cela, une admiration la clouait sur letrottoir. Au fond, une grande écharpe en dentelle de Bruges, d’unprix considérable, élargissait un voile d’autel, deux ailesdéployées, d’une blancheur rousse ; des volants de pointd’Alençon se trouvaient jetés en guirlandes ; puis, c’était, àpleines mains, un ruissellement de toutes les dentelles, lesmalines, les valenciennes, les applications de Bruxelles, lespoints de Venise, comme une tombée de neige. À droite et à gauche,des pièces de drap dressaient des colonnes sombres, qui reculaientencore ce lointain de tabernacle. Et les confections étaient là,dans cette chapelle élevée au culte des grâces de la femme :occupant le centre, un article hors ligne, un manteau de velours,avec des garnitures de renard argenté ; d’un côté, une rotondede soie, doublée de petit-gris ; de l’autre, un paletot dedrap, bordé de plumes de coq ; enfin, des sorties de bal, encachemire blanc, en matelassé blanc, garnies de cygne ou dechenille. Il y en avait pour tous les caprices, depuis les sortiesde bal à vingt-neuf francs jusqu’au manteau de velours affichédix-huit cents francs. La gorge ronde des mannequins gonflaitl’étoffe, les hanches fortes exagéraient la finesse de la taille,la tête absente était remplacée par une grande étiquette, piquéeavec une épingle dans le molleton rouge du col ; tandis queles glaces, aux deux côtés de la vitrine, par un jeu calculé, lesreflétaient et les multipliaient sans fin, peuplaient la rue de cesbelles femmes à vendre, et qui portaient des prix en gros chiffres,à la place des têtes.

– Elles sont fameuses ! murmura Jean, qui ne trouvarien d’autre pour dire son émotion.

Du coup, il était lui-même redevenu immobile, la bouche ouverte.Tout ce luxe de la femme le rendait rose de plaisir. Il avait labeauté d’une fille, une beauté qu’il semblait avoir volée à sasœur, la peau éclatante, les cheveux roux et frisés, les lèvres etles yeux mouillés de tendresse. Près de lui, dans son étonnement,Denise paraissait plus mince encore, avec son visage long à labouche trop grande, son teint fatigué déjà, sous sa chevelure pâle.Et Pépé, également blond, d’un blond d’enfance, se serraitdavantage contre elle, comme pris d’un besoin inquiet de caresses,troublé et ravi par les belles dames de la vitrine. Ils étaient sisinguliers et si charmants, sur le pavé, ces trois blonds vêtuspauvrement de noir, cette fille triste entre ce joli enfant et cegarçon superbe, que les passants se retournaient avec dessourires.

Depuis un instant, un gros homme à cheveux blancs et à grandeface jaune, debout sur le seuil d’une boutique, de l’autre côté dela rue, les regardait. Il était là, le sang aux yeux, la bouchecontractée, mis hors de lui par les étalages du Bonheur des Dames,lorsque la vue de la jeune fille et de ses frères avait achevé del’exaspérer. Que faisaient-ils, ces trois nigauds, à bâiller ainsidevant des parades de charlatan ?

– Et l’oncle ? fit remarquer brusquement Denise, commeéveillée en sursaut.

– Nous sommes rue de la Michodière, dit Jean, il doit logerpar ici.

Ils levèrent la tête, se retournèrent. Alors, juste devant eux,au-dessus du gros homme, ils aperçurent une enseigne verte, dontles lettres jaunes déteignaient sous la pluie : Au VieilElbeuf, draps et flanelles, Baudu, successeur de Hauchecorne.La maison, enduite d’un ancien badigeon rouillé, toute plate aumilieu des grands hôtels Louis XIV qui l’avoisinaient, n’avaitque trois fenêtres de façade ; et ces fenêtres, carrées, sanspersiennes, étaient simplement garnies d’une rampe de fer, deuxbarres en croix. Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtoutDenise, dont les yeux restaient pleins des clairs étalages duBonheur des Dames, ce fut la boutique du rez-de-chaussée, écraséede plafond, surmontée d’un entresol très bas, aux baies de prison,en demi-lune. Une boiserie, de la couleur de l’enseigne, d’un vertbouteille que le temps avait nuancé d’ocre et de bitume, ménageait,à droite et à gauche, deux vitrines profondes, noires,poussiéreuses, où l’on distinguait vaguement des pièces d’étoffeentassées. La porte, ouverte, semblait donner sur les ténèbreshumides d’une cave.

– C’est là, reprit Jean.

– Eh bien ! il faut entrer, déclara Denise. Allons,viens, Pépé.

Tous trois pourtant se troublaient, saisis de timidité. Lorsqueleur père était mort, emporté par la même fièvre qui avait prisleur mère, un mois auparavant, l’oncle Baudu, dans l’émotion de cedouble deuil, avait bien écrit à sa nièce qu’il y aurait toujourschez lui une place pour elle, le jour où elle voudrait tenter lafortune à Paris ; mais cette lettre remontait déjà à prèsd’une année, et la jeune fille se repentait maintenant d’avoirainsi quitté Valognes, en un coup de tête, sans avertir son oncle.Celui-ci ne les connaissait point, n’ayant plus remis les piedslà-bas, depuis qu’il en était parti tout jeune, pour entrer commepetit commis chez le drapier Hauchecorne, dont il avait fini parépouser la fille.

– Monsieur Baudu ? demanda Denise, en se décidantenfin à s’adresser au gros homme, qui les regardait toujours,surpris de leurs allures.

– C’est moi, répondit-il.

Alors, Denise rougit fortement et balbutia :

– Ah ! tant mieux !… Je suis Denise, et voiciJean, et voici Pépé… Vous voyez, nous sommes venus, mon oncle.

Baudu parut frappé de stupéfaction. Ses gros yeux rougesvacillaient dans sa face jaune, ses paroles lentess’embarrassaient. Il était évidemment à mille lieues de cettefamille qui lui tombait sur les épaules.

– Comment ! comment ! vous voilà !répéta-t-il à plusieurs reprises. Mais vous étiez àValognes !… Pourquoi n’êtes-vous pas à Valognes ?

De sa voix douce, un peu tremblante, elle dut lui donner desexplications. Après la mort de leur père, qui avait mangé jusqu’audernier sou dans sa teinturerie, elle était restée la mère des deuxenfants. Ce qu’elle gagnait chez Cornaille ne suffisait point à lesnourrir tous les trois. Jean travaillait bien chez un ébéniste, unréparateur de meubles anciens ; mais il ne touchait pas unsou. Pourtant, il prenait goût aux vieilleries, il taillait desfigures dans du bois ; même, un jour, ayant découvert unmorceau d’ivoire, il s’était amusé à faire une tête, qu’un monsieurde passage avait vue ; et justement, c’était ce monsieur quiles avait décidés à quitter Valognes, en trouvant à Paris une placepour Jean, chez un ivoirier.

– Vous comprenez, mon oncle, Jean entrera dès demain enapprentissage, chez son nouveau patron. On ne me demande pasd’argent, il sera logé et nourri… Alors, j’ai pensé que Pépé etmoi, nous nous tirerions toujours d’affaire. Nous ne pouvons pasêtre plus malheureux qu’à Valognes.

Ce qu’elle taisait, c’était l’escapade amoureuse de Jean, deslettres écrites à une fillette noble de la ville, des baiserséchangés par-dessus un mur, tout un scandale qui l’avait déterminéeau départ ; et elle accompagnait surtout son frère à Parispour veiller sur lui, prise de terreurs maternelles, devant cegrand enfant si beau et si gai, que toutes les femmesadoraient.

L’oncle Baudu ne pouvait se remettre. Il reprenait sesquestions. Cependant, quand il l’eut ainsi entendue parler de sesfrères, il la tutoya.

– Ton père ne vous a donc rien laissé ? Moi, jecroyais qu’il y avait encore quelques sous. Ah ! je lui aiassez conseillé, dans mes lettres, de ne pas prendre cetteteinturerie ! Un brave cœur, mais pas deux liards detête !… Et tu es restée avec ces gaillards sur les bras, tu asdû nourrir ce petit monde !

Sa face bilieuse s’était éclairée, il n’avait plus les yeuxsaignants dont il regardait le Bonheur des Dames. Brusquement, ils’aperçut qu’il barrait la porte.

– Allons, dit-il, entrez, puisque vous êtes venus… Entrez,ça vaudra mieux que de baguenauder devant des bêtises.

Et, après avoir adressé aux étalages d’en face une dernière mouede colère, il livra passage aux enfants, il pénétra le premier dansla boutique, en appelant sa femme et sa fille.

– Élisabeth, Geneviève, arrivez donc, voici du monde pourvous !

Mais Denise et les petits eurent une hésitation devant lesténèbres de la boutique. Aveuglés par le plein jour de la rue, ilsbattaient des paupières comme au seuil d’un trou inconnu, tâtant lesol du pied, ayant la peur instinctive de quelque marchetraîtresse. Et, rapprochés encore par cette crainte vague, seserrant davantage les uns contre les autres, le gamin toujours dansles jupes de la jeune fille et le grand derrière, ils faisaientleur entrée avec une grâce souriante et inquiète. La clartématinale découpait la noire silhouette de leurs vêtements de deuil,un jour oblique dorait leurs cheveux blonds.

– Entrez, entrez, répétait Baudu.

En quelques phrases brèves, il mettait au courantMme Baudu et sa fille. La première était une petitefemme mangée d’anémie, toute blanche, les cheveux blancs, les yeuxblancs, les lèvres blanches. Geneviève, chez qui s’aggravait encorela dégénérescence de sa mère, avait la débilité et la décolorationd’une plante grandie à l’ombre. Pourtant, des cheveux noirsmagnifiques, épais et lourds, poussés comme par miracle dans cettechair pauvre, lui donnaient un charme triste.

– Entrez, dirent à leur tour les deux femmes. Vous êtes lesbienvenus.

Et elles firent asseoir Denise derrière un comptoir. Aussitôt,Pépé monta sur les genoux de sa sœur, tandis que Jean, adossécontre une boiserie, se tenait près d’elle. Ils se rassuraient,regardaient la boutique, où leurs yeux s’habituaient à l’obscurité.Maintenant, ils la voyaient, avec son plafond bas et enfumé, sescomptoirs de chêne polis par l’usage, ses casiers séculaires auxfortes ferrures. Des ballots de marchandises sombres montaientjusqu’aux solives. L’odeur des draps et des teintures, une odeurâpre de chimie, semblait décuplée par l’humidité du plancher. Aufond, deux commis et une demoiselle rangeaient des pièces deflanelle blanche.

– Peut-être ce petit monsieur-là prendrait-il volontiersquelque chose ? dit Mme Baudu en souriant àPépé.

– Non, merci, répondit Denise. Nous avons bu une tasse delait dans un café, devant la gare.

Et, comme Geneviève regardait le léger paquet qu’elle avait posépar terre, elle ajouta :

– J’ai laissé notre malle là-bas.

Elle rougissait, elle comprenait qu’on ne tombait pas de lasorte chez le monde. Déjà, dans le wagon, dès que le train avaitquitté Valognes, elle s’était sentie pleine de regret ; etvoilà pourquoi, à l’arrivée, elle avait laissé la malle et faitdéjeuner les enfants.

– Voyons, dit tout d’un coup Baudu, causons peu et causonsbien… Je t’ai écrit, c’est vrai, mais il y a un an ; et,vois-tu, ma pauvre fille, les affaires n’ont guère marché, depuisun an…

Il s’arrêta, étranglé par une émotion qu’il ne voulait pasmontrer. Mme Baudu et Geneviève, l’air résigné,avaient baissé les yeux.

– Oh ! continua-t-il, c’est une crise qui passera, jesuis bien tranquille… Seulement, j’ai diminué mon personnel, il n’ya plus ici que trois personnes, et le moment n’est guère venu d’enengager une quatrième. Enfin, je ne puis te prendre comme je tel’offrais, ma pauvre fille.

Denise l’écoutait, saisie, toute pâle. Il insista, enajoutant :

– Ça ne vaudrait rien, ni pour toi, ni pour nous.

– C’est bien, mon oncle, finit-elle par dire péniblement.Je tâcherai de m’en tirer tout de même.

Les Baudu n’étaient pas de mauvaises gens. Mais ils seplaignaient de n’avoir jamais eu de chance. Au temps où leurcommerce marchait, ils avaient dû élever cinq garçons, dont troisétaient morts à vingt ans ; le quatrième avait mal tourné, lecinquième venait de partir pour le Mexique, comme capitaine. Il neleur restait que Geneviève. Cette famille avait coûté gros, etBaudu s’était achevé, en achetant à Rambouillet, le pays du père desa femme, une grande baraque de maison. Aussi toute une aigreurgrandissait-elle, dans sa loyauté maniaque de vieux commerçant.

– On prévient, reprit-il en se fâchant peu à peu de sapropre dureté. Tu pouvais m’écrire, je t’aurais répondu de resterlà-bas… Quand j’ai appris la mort de ton père, parbleu ! jet’ai dit ce qu’on dit d’habitude. Mais tu tombes là, sans criergare… C’est très embarrassant.

Il haussait la voix, il se soulageait. Sa femme et sa fillerestaient les regards à terre, en personnes soumises qui ne sepermettaient jamais d’intervenir. Cependant, tandis que Jeanblêmissait, Denise avait serré contre sa poitrine Pépé terrifié.Elle laissa tomber deux grosses larmes.

– C’est bien, mon oncle, répéta-t-elle. Nous allons nous enaller.

Du coup, il se contint. Un silence embarrassé régna. Puis, ilreprit d’un ton bourru :

– Je ne vous mets pas à la porte… Puisque vous êtes entrésmaintenant, vous coucherez toujours en haut, ce soir. Nous verronsaprès.

Alors, Mme Baudu et Geneviève comprirent, sur unregard, qu’elles pouvaient arranger les choses. Tout fut réglé. Iln’y avait point à s’occuper de Jean. Quant à Pépé, il serait àmerveille chez Mme Gras, une vieille dame quihabitait un grand rez-de-chaussée, rue des Orties, où elle prenaiten pension complète des enfants jeunes, moyennant quarante francspar mois. Denise déclara qu’elle avait de quoi payer le premiermois. Il ne restait donc qu’à la placer elle-même. On luitrouverait bien une place dans le quartier.

– Est-ce que Vinçard ne demandait pas une vendeuse ?dit Geneviève.

– Tiens ! c’est vrai ! cria Baudu. Nous irons levoir après déjeuner. Il faut battre le fer pendant qu’il estchaud.

Pas un client n’était venu déranger cette explication defamille. La boutique restait noire et vide. Au fond, les deuxcommis et la demoiselle continuaient leur besogne avec des paroleschuchotées et sifflantes. Pourtant, trois dames se présentèrent,Denise resta seule un instant. Elle baisa Pépé, le cœur gros, àl’idée de leur prochaine séparation. L’enfant, câlin comme un petitchat, cachait sa tête, sans prononcer une parole. QuandMme Baudu et Geneviève revinrent, elles letrouvèrent bien sage, et Denise assura qu’il ne faisait jamais plusde bruit : il restait muet les journées entières, vivant decaresses. Alors, jusqu’au déjeuner, toutes trois parlèrent desenfants, du ménage, de la vie à Paris et en province, par phrasescourtes et vagues, en parentes un peu embarrassées de ne pas seconnaître. Jean était allé sur le seuil de la boutique et n’enbougeait plus, intéressé par la vie des trottoirs, souriant auxjolies filles qui passaient.

À dix heures, une bonne parut. D’ordinaire, la table étaitservie pour Baudu, Geneviève et le premier commis. Il y avait uneseconde table à onze heures pour Mme Baudu, l’autrecommis et la demoiselle.

– À la soupe ! cria le drapier, en se tournant vers sanièce.

Et, comme tous étaient assis déjà dans l’étroite salle à manger,derrière la boutique, il appela le premier commis quis’attardait.

– Colomban !

Le jeune homme s’excusa, ayant voulu finir de ranger lesflanelles. C’était un gros garçon de vingt-cinq ans, lourd etmadré. Sa face honnête, à la grande bouche molle, avait des yeux deruse.

– Que diable ! il y a temps pour tout, disait Baudu,qui, installé carrément, découpait un morceau de veau froid, avecune prudence et une adresse de patron, pesant les minces parts ducoup d’œil, à un gramme près.

Il servit tout le monde, coupa même le pain. Denise avait prisPépé auprès d’elle, pour le faire manger proprement. Mais la salleobscure l’inquiétait ; elle la regardait, elle se sentait lecœur serré, elle qui était habituée aux larges pièces, nues etclaires, de sa province. Une seule fenêtre ouvrait sur une petitecour intérieure, communiquant avec la rue par l’allée noire de lamaison ; et cette cour, trempée, empestée, était comme un fondde puits, où tombait un rond de clarté louche. Les jours d’hiver,on devait allumer le gaz du matin au soir. Lorsque le tempspermettait de ne pas allumer, c’était plus triste encore. Il fallutun instant à Denise, pour accoutumer ses yeux et distinguersuffisamment les morceaux sur son assiette.

– Voilà un gaillard qui a bon appétit, déclara Baudu enconstatant que Jean avait achevé son veau. S’il travaille autantqu’il mange, ça fera un rude homme… Mais toi, ma fille, tu nemanges pas ?… Et dis-moi, maintenant qu’on peut causer,pourquoi ne t’es-tu pas mariée, à Valognes ?

Denise lâcha son verre qu’elle portait à sa bouche.

– Oh ! mon oncle, me marier ! vous n’y pensezpas !… Et les petits ?

Elle finit par rire, tant l’idée lui semblait baroque.D’ailleurs, est-ce qu’un homme aurait voulu d’elle, sans un sou,pas plus grosse qu’une mauviette, et pas belle encore ? Non,non, jamais elle ne se marierait, elle avait assez de deuxenfants.

– Tu as tort, répétait l’oncle, une femme a toujours besoind’un homme. Si tu avais trouvé un brave garçon, vous ne seriez pastombés sur le pavé de Paris, toi et tes frères, comme desbohémiens.

Il s’interrompit, pour partager de nouveau, avec une parcimoniepleine de justice, un plat de pommes de terre au lard, que la bonneapportait. Puis, désignant de la cuiller Geneviève etColomban :

– Tiens ! reprit-il, ces deux-là seront mariés auprintemps, si la saison d’hiver est bonne.

C’était l’habitude patriarcale de la maison. Le fondateur,Aristide Finet, avait donné sa fille Désirée à son premier commisHauchecorne ; lui, Baudu, débarqué rue de la Michodière avecsept francs dans sa poche, avait épousé la fille du pèreHauchecorne, Élisabeth : et il entendait à son tour céder safille Geneviève et la maison à Colomban, dès que les affairesreprendraient. S’il retardait ainsi un mariage décidé depuis troisans, c’était par un scrupule, un entêtement de probité : ilavait reçu la maison prospère, il ne voulait point la passer auxmains d’un gendre, avec une clientèle moindre et des opérationsdouteuses.

Baudu continua, présenta Colomban qui était de Rambouillet,comme le père de Mme Baudu ; même il existaitentre eux un cousinage éloigné. Un gros travailleur, qui, depuisdix années, trimait dans la boutique, et qui avait gagné ses gradesrondement ! D’ailleurs, il n’était pas le premier venu, ilavait pour père ce noceur de Colomban, un vétérinaire connu de toutSeine-et-Oise, un artiste dans sa partie, mais tellement porté sursa bouche, qu’il mangeait tout.

– Dieu merci ! dit le drapier pour conclure, si lepère boit et court la gueuse, le fils a su apprendre ici le prix del’argent.

Pendant qu’il parlait, Denise examinait Colomban et Geneviève.Ils étaient à table l’un près de l’autre ; mais ils yrestaient bien tranquilles, sans une rougeur, sans un sourire.Depuis le jour de son entrée, le jeune homme comptait sur cemariage. Il avait passé par les différentes étapes, petit commis,vendeur appointé, admis enfin aux confidences et aux plaisirs de lafamille, le tout patiemment, menant une vie d’horloge, regardantGeneviève comme une affaire excellente et honnête. La certitude del’avoir l’empêchait de la désirer. Et la jeune fille, elle aussi,s’était accoutumée à l’aimer, mais avec la gravité de sa naturecontenue, et d’une passion profonde qu’elle ignorait elle-même,dans son existence plate et réglée de tous les jours.

– Quand on se plaît et qu’on le peut, crut devoir direDenise en souriant, pour se montrer aimable.

– Oui, on finit toujours par là, déclara Colomban, quin’avait pas encore lâché une parole, mâchant avec lenteur.

Geneviève, après avoir jeté sur lui un long regard, dit à sontour :

– Il faut s’entendre, ensuite, ça va tout seul.

Leurs tendresses avaient poussé dans ce rez-de-chaussée du vieuxParis. C’était comme une fleur de cave. Depuis dix ans, elle neconnaissait que lui, vivait les journées à son côté, derrière lesmêmes piles de drap, au fond des ténèbres de la boutique ; et,matin et soir, tous deux se retrouvaient coude à coude, dansl’étroite salle à manger, d’une fraîcheur de puits. Ils n’auraientpas été plus cachés, plus perdus, en pleine campagne, sous desfeuillages. Seul un doute, une crainte jalouse devait fairedécouvrir à la jeune fille qu’elle s’était donnée à jamais, aumilieu de cette ombre complice, par vide de cœur et ennui detête.

Cependant, Denise avait cru remarquer une inquiétude naissante,dans le regard jeté par Geneviève sur Colomban. Aussirépondit-elle, d’un air d’obligeance :

– Bah ! quand on s’aime, on s’entend toujours.

Mais Baudu surveillait la table avec autorité. Il avaitdistribué des languettes de brie, et pour fêter ses parents, ildemanda un second dessert, un pot de confiture de groseilles,largesse qui parut surprendre Colomban. Pépé, jusque-là très sage,se conduisit mal devant les confitures. Jean, pris d’intérêtpendant la conversation sur le mariage, dévisageait la cousineGeneviève, qu’il trouvait trop molle, trop pâle, et qu’il comparaitau fond de lui à un petit lapin blanc, avec des oreilles noires etdes yeux rouges.

– Assez causé, et place aux autres ! conclut ledrapier, en donnant le signal de se lever de table. Ce n’est pasune raison, quand on se permet un extra, pour abuser de tout.

Mme Baudu, l’autre commis et la demoiselle,vinrent s’attabler à leur tour. Denise, de nouveau, resta seule,assise près de la porte, en attendant que son oncle pût la conduirechez Vinçard. Pépé jouait à ses pieds, Jean avait repris son posted’observation, sur le seuil. Et, pendant près d’une heure, elles’intéressa aux choses qui se passaient autour d’elle. De loin enloin, entraient des clientes : une dame parut, puis deuxautres. La boutique gardait son odeur de vieux, son demi-jour, oùtout l’ancien commerce, bonhomme et simple, semblait pleurerd’abandon. Mais, de l’autre côté de la rue, ce qui la passionnait,c’était le Bonheur des Dames, dont elle apercevait les vitrines,par la porte ouverte. Le ciel demeurait voilé, une douceur de pluieattiédissait l’air, malgré la saison ; et, dans ce jour blanc,où il y avait comme une poussière diffuse de soleil, le grandmagasin s’animait, en pleine vente.

Alors, Denise eut la sensation d’une machine, fonctionnant àhaute pression, et dont le branle aurait gagné jusqu’aux étalages.Ce n’étaient plus les vitrines froides de la matinée ;maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de latrépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtéess’écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale deconvoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion dutrottoir : les dentelles avaient un frisson, retombaient etcachaient les profondeurs du magasin, d’un air troublant demystère ; les pièces de drap elles-mêmes, épaisses et carrées,respiraient, soufflaient une haleine tentatrice ; tandis queles paletots se cambraient davantage sur les mannequins quiprenaient une âme, et que le grand manteau de velours se gonflait,souple et tiède, comme sur des épaules de chair, avec lesbattements de la gorge et le frémissement des reins. Mais lachaleur d’usine dont la maison flambait, venait surtout de lavente, de la bousculade des comptoirs, qu’on sentait derrière lesmurs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l’œuvre,un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdiessous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé,organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmespassant dans la force et la logique des engrenages.

Denise, depuis le matin, subissait la tentation. Ce magasin, sivaste pour elle, où elle voyait entrer en une heure plus de mondequ’il n’en venait chez Cornaille en six mois, l’étourdissait etl’attirait ; et il y avait, dans son désir d’y pénétrer, unepeur vague qui achevait de la séduire. En même temps, la boutiquede son oncle lui causait un sentiment de malaise. C’était un dédainirraisonné, une répugnance instinctive pour ce trou glacial del’ancien commerce. Toutes ses sensations, son entrée inquiète,l’accueil aigri de ses parents, le déjeuner triste sous un jour decachot, son attente au milieu de la solitude ensommeillée de cettevieille maison agonisante, se résumaient en une sourdeprotestation, en une passion de la vie et de la lumière. Et, malgréson bon cœur, ses yeux retournaient toujours au Bonheur des Dames,comme si la vendeuse en elle avait eu le besoin de se réchauffer auflamboiement de cette grande vente.

– En voilà qui ont du monde, au moins ! laissa-t-elleéchapper.

Mais elle regretta cette parole, en apercevant les Baudu prèsd’elle. Mme Baudu, qui avait achevé de déjeuner,était debout, toute blanche, ses yeux blancs fixés sur lemonstre ; et, résignée, elle ne pouvait le voir, le rencontrerainsi de l’autre côté de la rue, sans qu’un désespoir muet gonflâtses paupières. Quant à Geneviève, elle surveillait avec uneinquiétude croissante Colomban, qui, ne se croyant pas guetté,restait en extase, les regards levés sur les vendeuses desconfections, dont on apercevait le comptoir, derrière les glaces del’entresol. Baudu, la bile au visage, se contenta dedire :

– Tout ce qui reluit n’est pas d’or. Patience !

La famille, évidemment, renfonçait le flot de rancune qui luimontait à la gorge. Une pensée d’amour-propre l’empêchait de selivrer si vite, devant ces enfants arrivés du matin. Enfin, ledrapier fit un effort, se détourna pour s’arracher au spectacle dela vente d’en face.

– Eh bien ! reprit-il, voyons chez Vinçard. Les placessont courues, demain il ne serait plus temps peut-être.

Mais, avant de sortir, il donna l’ordre au second commis d’allerà la gare prendre la malle de Denise. De son côté,Mme Baudu, à laquelle la jeune fille confiait Pépé,décida qu’elle profiterait d’un moment, pour mener le petit rue desOrties, chez Mme Gras, afin de causer et des’entendre. Jean promit à sa sœur de ne pas bouger de laboutique.

– Nous en avons pour deux minutes, expliqua Baudu, pendantqu’il descendait la rue Gaillon avec sa nièce. Vinçard a créé unespécialité de soie, où il fait encore des affaires. Oh ! il ade la peine comme tout le monde, mais c’est un finaud qui joint lesdeux bouts par une avarice de chien… Je crois pourtant qu’il veutse retirer à cause de ses rhumatismes.

Le magasin se trouvait rue Neuve-des-Petits-Champs, près dupassage Choiseul. Il était propre et clair, d’un luxe tout moderne,petit pourtant, et pauvre de marchandises. Baudu et Denisetrouvèrent Vinçard en grande conférence avec deux messieurs.

– Ne vous dérangez pas, cria le drapier. Nous ne sommes paspressés, nous attendrons.

Et, revenant par discrétion vers la porte, se penchant àl’oreille de la jeune fille, il ajouta :

– Le maigre est au Bonheur second à la soie, et le gros estun fabricant de Lyon.

Denise comprit que Vinçard poussait son magasin à Robineau, lecommis du Bonheur des Dames. L’air franc, la mine ouverte, ildonnait sa parole d’honneur, avec la facilité d’un homme que lesserments ne gênaient pas. Selon lui, sa maison était une affaired’or ; et, dans l’éclat de sa grosse santé, il s’interrompaitpour geindre, pour se plaindre de ses sacrées douleurs, qui leforçaient à manquer sa fortune. Mais Robineau, nerveux ettourmenté, l’interrompait avec impatience : il connaissait lacrise que les nouveautés traversaient, il citait une spécialité desoie tuée déjà par le voisinage du Bonheur. Vinçard, enflammé,éleva la voix.

– Parbleu ! la culbute de ce grand serin de Vabreétait fatale. Sa femme mangeait tout… Puis, nous sommes ici à plusde cinq cents mètres, tandis que Vabre se trouvait porte à porteavec l’autre.

Alors, Gaujean, le fabricant de soie, intervint. De nouveau, lesvoix baissèrent. Lui, accusait les grands magasins de ruiner lafabrication française ; trois ou quatre lui faisaient la loi,régnaient en maîtres sur le marché ; et il laissait entendreque la seule façon de les combattre était de favoriser le petitcommerce, les spécialités surtout, auxquelles l’avenir appartenait.Aussi offrait-il des crédits très larges à Robineau.

– Voyez comme le Bonheur s’est conduit à votre égard !répétait-il. Aucun compte des services rendus, des machines àexploiter le monde !… La situation de premier vous étaitpromise depuis longtemps, lorsque Bouthemont, qui arrivait dudehors et qui n’avait aucun titre, l’a obtenue du coup.

La plaie de cette injustice saignait encore chez Robineau.Pourtant, il hésitait à s’établir, il expliquait que l’argent nevenait pas de lui ; c’était sa femme qui avait hérité desoixante mille francs, et il se montrait plein de scrupules devantcette somme, il aurait mieux aimé, disait-il, se couper tout desuite les deux poings, que de la compromettre dans de mauvaisesaffaires.

– Non, je ne suis pas décidé, finit-il par conclure.Laissez-moi le temps de réfléchir, nous en recauserons.

– Comme vous voudrez, dit Vinçard en cachant sondésappointement sous un air bonhomme. Mon intérêt n’est pas devendre. Allez, sans mes douleurs…

Et, revenant au milieu du magasin :

– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur Baudu ?

Le drapier, qui écoutait d’une oreille, présenta Denise, contace qu’il voulut de son histoire, dit qu’elle avait travaillé deuxans en province.

– Et, comme vous cherchez une bonne vendeuse, m’a-t-onappris…

Vinçard affecta un grand désespoir.

– Oh ! c’est jouer de guignon ! Sans doute, j’aicherché une vendeuse pendant huit jours. Mais je viens d’en arrêterune, il n’y a pas deux heures.

Un silence régna. Denise semblait consternée. Alors, Robineauqui la regardait avec intérêt, apitoyé sans doute par sa minepauvre, se permit un renseignement.

– Je sais qu’on a besoin chez nous de quelqu’un, au rayondes confections.

Baudu ne put retenir ce cri de son cœur :

– Chez vous, ah ! non, par exemple !

Puis, il resta embarrassé. Denise était devenue touterouge : entrer dans ce grand magasin, jamais ellen’oserait ! et l’idée d’y être la comblait d’orgueil.

– Pourquoi donc ? reprit Robineau surpris. Ce seraitau contraire une chance pour mademoiselle… Je lui conseille de seprésenter demain matin à Mme Aurélie, la première.Le pis qui puisse lui arriver, c’est de n’être pas acceptée.

Le drapier, pour cacher sa révolte intérieure, se jeta dans desphrases vagues : il connaissait Mme Aurélie,ou du moins son mari, Lhomme, le caissier, un gros qui avait eu lebras droit coupé par un omnibus. Puis, revenant brusquement àDenise :

– D’ailleurs, c’est son affaire, ce n’est pas la mienne…Elle est bien libre.

Et il sortit, après avoir salué Gaujean et Robineau. Vinçardl’accompagna jusqu’à la porte, en renouvelant l’expression de sesregrets. La jeune fille était demeurée au milieu du magasin,intimidée, désireuse d’obtenir du commis des renseignements pluscomplets. Mais elle n’osa pas, elle salua à son tour et ditsimplement :

– Merci, monsieur.

Sur le trottoir, Baudu n’adressa pas la parole à sa nièce. Ilmarchait vite, il la forçait à courir, comme emporté par sesréflexions. Rue de la Michodière, il allait rentrer chez lui,lorsqu’un boutiquier voisin, debout sur la porte, l’appela d’unsigne. Denise s’arrêta pour l’attendre.

– Quoi donc, père Bourras ? demanda le drapier.

Bourras était un grand vieillard à tête de prophète, chevelu etbarbu, avec des yeux perçants sous de gros sourcils embroussaillés.Il tenait un commerce de cannes et de parapluies, faisait lesraccommodages, sculptait même des manches, ce qui lui avait conquisune célébrité d’artiste dans le quartier. Denise donna un coupd’œil aux vitrines de la boutique, où les parapluies et les canness’alignaient par files régulières. Mais elle leva les yeux, et lamaison surtout l’étonna : une masure prise entre le Bonheurdes Dames et un grand hôtel Louis XIV, poussée on ne savaitcomment dans cette fente étroite, au fond de laquelle ses deuxétages bas s’écrasaient. Sans les soutiens de droite et de gauche,elle serait tombée, les ardoises de sa toiture tordues et pourries,sa façade de deux fenêtres couturée de lézardes, coulant en longuestaches de rouille sur la boiserie à demi mangée de l’enseigne.

– Vous savez qu’il a écrit à mon propriétaire pour acheterla maison, dit Bourras en regardant fixement le drapier de ses yeuxde flamme.

Baudu blêmit davantage et plia les épaules. Il y eut un silence,les deux hommes restaient face à face, avec leur air profond.

– Il faut s’attendre à tout, murmura-t-il enfin.

Alors, le vieillard s’emporta, secoua ses cheveux et sa barbe defleuve.

– Qu’il achète la maison, il la payera quatre fois savaleur !… Mais je vous jure que, moi vivant, il n’en aura pasune pierre. Mon bail est encore de douze ans… Nous verrons, nousverrons !

C’était une déclaration de guerre. Bourras se tournait vers leBonheur des Dames, que ni l’un ni l’autre n’avait nommé. Uninstant, Baudu hocha la tête en silence ; puis, il traversa larue pour rentrer chez lui, les jambes cassées, en répétantseulement :

– Ah ! mon Dieu !… ah ! mon Dieu !…

Denise, qui avait écouté, suivit son oncle.Mme Baudu rentrait aussi avec Pépé ; et, toutde suite, elle dit que Mme Gras prendrait l’enfantquand on voudrait. Mais Jean venait de disparaître, ce fut uneinquiétude pour sa sœur. Quand il revint, le visage animé, parlantdu boulevard avec passion, elle le regarda d’un air triste qui lefit rougir. On avait apporté leur malle, ils coucheraient en haut,sous les toits.

– À propos, et chez Vinçard ? demandaMme Baudu.

Le drapier conta sa démarche inutile, puis ajouta qu’on avaitindiqué une place à leur nièce ; et, le bras tendu vers leBonheur des Dames, dans un geste de mépris, il lâcha cesmots :

– Tiens ! là-dedans !

Toute la famille en demeura blessée. Le soir, la première tableétait à cinq heures. Denise et les deux enfants reprirent leurplace, avec Baudu, Geneviève et Colomban. Un bec de gaz éclairaitla petite salle à manger, où s’étouffait l’odeur de la nourriture.Le repas fut silencieux. Mais, au dessert,Mme Baudu, qui ne pouvait tenir en place, quitta laboutique pour venir s’asseoir derrière sa nièce. Et, alors, le flotcontenu depuis le matin creva, tous se soulagèrent, en tapant surle monstre.

– C’est ton affaire, tu es bien libre, répéta d’abordBaudu. Nous ne voulons pas t’influencer… Seulement, si tu savaisquelle maison !

Par phrases coupées, il conta l’histoire de cet Octave Mouret.Toutes les chances ! Un garçon tombé du Midi à Paris, avecl’audace aimable d’un aventurier ; et, dès le lendemain, deshistoires de femme, une continuelle exploitation de la femme, lescandale d’un flagrant délit, dont le quartier parlaitencore ; puis, la conquête brusque et inexplicable deMme Hédouin, qui lui avait apporté le Bonheur desDames.

– Cette pauvre Caroline ! interrompitMme Baudu. Elle était un peu ma parente. Ah !si elle avait vécu, les choses tourneraient autrement. Elle ne nouslaisserait pas assassiner… Et c’est lui qui l’a tuée. Oui, dans sesconstructions ! Un matin, en visitant les travaux, elle esttombée dans un trou. Trois jours après, elle mourait. Elle quin’avait jamais été malade, qui était si bien portante, sibelle !… Il y a de son sang sous les pierres de la maison.

Au travers des murs, elle désignait le grand magasin de sa mainpâle et tremblante. Denise, qui écoutait comme on écoute un contede fées, eut un léger frisson. La peur qu’il y avait, depuis lematin, au fond de la tentation exercée sur elle, venait peut-êtredu sang de cette femme, qu’elle croyait voir maintenant dans lemortier rouge du sous-sol.

– On dirait que ça lui porte bonheur, ajoutaMme Baudu, sans nommer Mouret.

Mais le drapier haussait les épaules, dédaigneux de ces fablesde nourrice. Il reprit son histoire, il expliqua la situation,commercialement. Le Bonheur des Dames avait été fondé en 1822 parles frères Deleuze. À la mort de l’aîné, sa fille, Caroline,s’était mariée avec le fils d’un fabricant de toile, CharlesHédouin ; et, plus tard, étant devenue veuve, elle avaitépousé ce Mouret. Elle lui apportait donc la moitié du magasin.Trois mois après le mariage, l’oncle Deleuze décédait à son toursans enfants ; si bien que, lorsque Caroline avait laissé sesos dans les fondations, ce Mouret était resté seul héritier, seulpropriétaire du Bonheur. Toutes les chances !

– Un homme à idées, un brouillon dangereux qui bouleverserale quartier, si on le laisse faire ! continua Baudu. Je croisque Caroline, un peu romanesque elle aussi, a dû être prise par lesprojets extravagants du monsieur… Bref, il l’a décidée à acheter lamaison de gauche, puis la maison de droite ; et lui-même,quand il a été seul, en a acheté deux autres ; de sorte que lemagasin a grandi, toujours grandi, au point qu’il menace de nousmanger tous, maintenant !

Il s’adressait à Denise, mais il parlait pour lui, remâchant,par un besoin fiévreux de se satisfaire, cette histoire qui lehantait. Dans la famille, il était le bilieux, le violent auxpoings toujours serrés. Mme Baudu n’intervenaitplus, immobile sur sa chaise ; Geneviève et Colomban, les yeuxbaissés, ramassaient et mangeaient par distraction des miettes depain. Il faisait si chaud, si étouffé dans la petite pièce, quePépé s’était endormi sur la table, et que les yeux de Jean lui-mêmese fermaient.

– Patience ! reprit Baudu, saisi d’une soudainecolère, les faiseurs se casseront les reins ! Mouret traverseune crise, je le sais. Il a dû mettre tous ses bénéfices dans sesfolies d’agrandissement et de réclame. En outre, pour trouver descapitaux, il s’est avisé de décider la plupart de ses employés àplacer leur argent chez lui. Aussi est-il sans un sou maintenant,et si un miracle ne se produit pas, s’il n’arrive pas à tripler savente, comme il l’espère, vous verrez quelle débâcle !…Ah ! je ne suis pas méchant, mais ce jour-là, j’illumine,parole d’honneur !

Il poursuivit d’une voix vengeresse, on eût dit que la chute duBonheur des Dames devait rétablir la dignité du commercecompromise. Avait-on jamais vu cela ? un magasin de nouveautésoù l’on vendait de tout ! un bazar alors ! Aussi lepersonnel était gentil : un tas de godelureaux quimanœuvraient comme dans une gare, qui traitaient les marchandiseset les clientes comme des paquets, lâchant le patron ou lâché parlui pour un mot, sans affection, sans mœurs, sans art ! Et ilprit tout d’un coup à témoin Colomban : certes, lui, Colomban,élevé à la bonne école, savait de quelle façon lente et sûre onarrivait aux finesses, aux roueries du métier. L’art n’était pas devendre beaucoup, mais de vendre cher. Puis, il pouvait dire commenton l’avait traité, comment il était devenu de la famille, soignélorsqu’il tombait malade, blanchi et raccommodé, surveillépaternellement, aimé enfin !

– Bien sûr, répétait Colomban, après chaque cri dupatron.

– Tu es le dernier, mon brave, finit par déclarer Bauduattendri. Après toi, on n’en fera plus… Toi seul me consoles, carsi c’est une pareille bousculade qu’on appelle à présent lecommerce, je n’y entends rien, j’aime mieux m’en aller.

Geneviève, la tête penchée sur une épaule, comme si son épaissechevelure noire eût pesé trop lourd à son front pâle, examinait lecommis souriant ; et, dans son regard, il y avait un soupçon,un désir de voir si Colomban, travaillé d’un remords, ne rougiraitpas, sous de tels éloges. Mais, en garçon rompu aux comédies duvieux négoce, il gardait sa carrure tranquille, son air bonasse,avec son pli de ruse aux lèvres.

Cependant, Baudu criait plus fort, en accusant ce déballage d’enface, ces sauvages, qui se massacraient entre eux avec leur luttepour la vie, d’en arriver à détruire la famille. Et il citait leursvoisins de campagne, les Lhomme, la mère, le père, le fils, tousles trois employés dans la baraque, des gens sans intérieur,toujours dehors, ne mangeant chez eux que le dimanche, une vied’hôtel et de table d’hôte enfin ! Certes, sa salle à mangern’était pas grande, on aurait pu même y souhaiter plus de jour etplus d’air ; mais au moins sa vie tenait là, il y avait vécudans la tendresse des siens. En parlant, ses yeux faisaient le tourde la petite pièce ; et un tremblement le prenait, à l’idéeinavouée que les sauvages pourraient un jour, s’ils achevaient detuer sa maison, le déloger de ce trou où il avait chaud, entre safemme et sa fille. Malgré l’assurance qu’il affectait, quand ilannonçait la culbute finale, il était plein de terreur au fond, ilsentait bien le quartier envahi, dévoré peu à peu.

– Ce n’est pas pour te dégoûter, reprit-il en tâchantd’être calme. Si ton intérêt est d’entrer là-dedans, je serai lepremier à te dire : Entres-y.

– Je le pense bien, mon oncle, murmura Denise, étourdie, etdont le désir d’être au Bonheur des Dames grandissait, au milieu detoute cette passion.

Il avait posé les coudes sur la table, il la fatiguait de sonregard.

– Mais, voyons, toi qui es de la partie, dis-moi s’il estraisonnable qu’un simple magasin de nouveautés se mette à vendre den’importe quoi. Autrefois, quand le commerce était honnête, lesnouveautés comprenaient les tissus, pas davantage. Aujourd’hui,elles n’ont plus que l’idée de monter sur le dos des voisins et detout manger… Voilà ce dont le quartier se plaint, car les petitesboutiques commencent à y souffrir terriblement. Ce Mouret lesruine… Tiens ! Bédoré et sœur, la bonneterie de la rueGaillon, a déjà perdu la moitié de sa clientèle. ChezMlle Tatin, la lingère du passage Choiseul, on enest à baisser les prix, à lutter de bon marché. Et l’effet dufléau, de cette peste, se fait sentir jusqu’à la rueNeuve-des-Petits-Champs, où je me suis laissé dire queMM. Vanpouille frères, les fourreurs, ne pouvaient tenir lecoup… Hein ? des calicots qui vendent des fourrures, c’esttrop drôle ! Une idée du Mouret encore !

– Et les gants, dit Mme Baudu. N’est-ce pasmonstrueux ? il a osé créer un rayon de ganterie !… Hier,comme je passais rue Neuve-Saint-Augustin, Quinette se trouvait sursa porte, l’air si triste, que je n’ai pas voulu lui demander siles affaires allaient bien.

– Et les parapluies, reprit Baudu. Ça, c’est lecomble ! Bourras est persuadé que le Mouret a voulu simplementle couler ; car, enfin, à quoi ça rime-t-il, des parapluiesavec des étoffes ?… Mais Bourras est solide, il ne se laisserapas égorger. Nous allons rire, un de ces jours.

Il parla d’autres commerçants, il passa le quartier en revue.Parfois, des aveux lui échappaient : si Vinçard tâchait devendre, tous n’avaient plus qu’à faire leurs paquets, car Vinçardétait comme les rats, qui filent des maisons, quand elles vontcrouler. Puis, aussitôt, il se démentait, il rêvait une alliance,une entente des petits détaillants pour tenir tête au colosse.Depuis un moment, il hésitait à parler de lui, les mains agitées,la bouche tiraillée par un tic nerveux. Enfin, il se décida.

– Moi, jusqu’ici, je n’ai pas trop à me plaindre. Oh !il m’a fait du tort, le gredin ! Mais il ne tient encore queles draps de dame, les draps légers, pour robes, et les draps plusforts, pour manteaux. On vient toujours chez moi acheter lesarticles d’homme, les velours de chasse, les livrées ; sansparler des flanelles et des molletons, dont je le défie biend’avoir un assortiment aussi complet… Seulement, il m’asticote, ilcroit me faire tourner le sang, parce qu’il a mis son rayon dedraperie, là, en face. Tu as vu son étalage, n’est-ce pas ?Toujours, il y plante ses plus belles confections, au milieu d’unencadrement de pièces de drap, une vraie parade de saltimbanquepour raccrocher les filles… Foi d’honnête homme ! je rougiraisd’employer de tels moyens. Depuis près de cent ans, le Vieil Elbeufest connu, et il n’a pas besoin à sa porte de pareilsattrape-nigauds. Tant que je vivrai, la boutique restera telle queje l’ai prise, avec ses quatre pièces d’échantillon, à droite et àgauche, pas davantage !

L’émotion gagnait toute la famille. Geneviève se permit deprendre la parole, après un silence.

– Notre clientèle nous aime, papa. Il faut espérer…Aujourd’hui encore, Mme Desforges etMme de Boves sont venues. J’attendsMme Marty pour des flanelles.

– Moi, déclara Colomban, j’ai reçu hier une commande deMme Bourdelais. Il est vrai qu’elle m’a parlé d’unecheviotte anglaise, affichée en face dix sous meilleur marché, lamême que chez nous, paraît-il.

– Et dire, murmura Mme Baudu de sa voixfatiguée, que nous avons vu cette maison-là grande comme unmouchoir de poche ! Parfaitement, ma chère Denise, lorsque lesDeleuze l’ont fondée, elle avait seulement une vitrine sur la rueNeuve-Saint-Augustin, un vrai placard, où deux pièces d’indiennes’étouffaient avec trois pièces de calicot. On ne pouvait pas seretourner dans la boutique, tant c’était petit… À cette époque, leVieil Elbeuf, qui existait depuis plus de soixante ans, était déjàtel que tu le vois aujourd’hui… Ah ! tout cela est changé,bien changé !

Elle secouait la tête, ses paroles lentes disaient le drame desa vie. Née au Vieil Elbeuf, elle en aimait jusqu’aux pierreshumides, elle ne vivait que pour lui et par lui ; et,autrefois glorieuse de cette maison, la plus forte, la plusrichement achalandée du quartier, elle avait eu la continuellesouffrance de voir grandir peu à peu la maison rivale, d’aborddédaignée, puis égale en importance, puis débordante, menaçante.C’était pour elle une plaie toujours ouverte, elle se mourait duVieil Elbeuf humilié, vivant encore ainsi que lui par la force del’impulsion, mais sentant bien que l’agonie de la boutique seraitla sienne, et qu’elle s’éteindrait, le jour où la boutiquefermerait.

Le silence régna. Baudu battait la retraite du bout des doigtssur la toile cirée. Il éprouvait une lassitude, presque un regret,de s’être ainsi soulagé une fois de plus. Dans cet accablement,toute la famille d’ailleurs, les yeux vagues, continuait à remuerles amertumes de son histoire. Jamais la chance ne leur avaitsouri. Les enfants étaient élevés, la fortune venait, lorsquebrusquement la concurrence apportait la ruine. Et il y avait encorela maison de Rambouillet, cette maison de campagne où le drapierfaisait depuis dix ans le rêve de se retirer, une occasion,disait-il, une antique bâtisse qu’il devait réparercontinuellement, qu’il s’était décidé à louer, et dont leslocataires ne le payaient point. Ses derniers gains passaient là,il n’avait eu que ce vice, dans sa probité méticuleuse, obstinéeaux vieux usages.

– Voyons, déclara-t-il brusquement, il faut laisser latable aux autres… En voilà des paroles inutiles !

Ce fut comme un réveil. Le bec de gaz sifflait, dans l’air mortet brûlant de la petite pièce. Tous se levèrent en sursaut, rompantle triste silence. Cependant, Pépé dormait si bien, qu’onl’allongea sur des pièces de molleton. Jean, qui bâillait, étaitdéjà retourné à la porte de la rue.

– Et, pour finir, tu feras ce que tu voudras, répéta denouveau Baudu à sa nièce. Nous te disons les choses, voilà tout…Mais tes affaires sont tes affaires.

Il la pressait du regard, il attendait une réponse décisive.Denise, que ces histoires avaient passionnée davantage pour leBonheur des Dames, au lieu de l’en détourner, gardait son airtranquille et doux, d’une volonté têtue de Normande au fond. Ellese contenta de répondre :

– Nous verrons, mon oncle.

Et elle parla de monter se coucher de bonne heure avec lesenfants, car ils étaient très fatigués tous les trois. Mais sixheures sonnaient à peine, elle voulut bien rester un moment encoredans la boutique. La nuit s’était faite, elle retrouva la ruenoire, trempée d’une pluie fine et drue, qui tombait depuis lecoucher du soleil. Ce fut pour elle une surprise : quelquesinstants avaient suffi, la chaussée était trouée de flaques, lesruisseaux roulaient des eaux sales, une boue épaisse, piétinée,poissait les trottoirs ; et, sous l’averse battante, on nevoyait plus que le défilé confus des parapluies, se bousculant, seballonnant, pareils à de grandes ailes sombres, dans les ténèbres.Elle recula d’abord, prise de froid, le cœur serré davantage par laboutique mal éclairée, lugubre à cette heure. Un souffle humide,l’haleine du vieux quartier, venait de la rue ; il semblaitque le ruissellement des parapluies coulât jusqu’aux comptoirs, quele pavé avec sa boue et ses flaques entrât, achevât de moisirl’antique rez-de-chaussée, blanc de salpêtre. C’était toute unevision de l’ancien Paris mouillé, dont elle grelottait, avec unétonnement navré de trouver la grande ville si glaciale et silaide.

Mais, de l’autre côté de la chaussée, le Bonheur des Damesallumait les files profondes de ses becs de gaz. Et elle serapprocha, attirée de nouveau et comme réchauffée à ce foyerd’ardente lumière. La machine ronflait toujours, encore enactivité, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement, pendant queles vendeurs repliaient les étoffes et que les caissiers comptaientla recette. C’était, à travers les glaces pâlies d’une buée, unpullulement vague de clartés, tout un intérieur confus d’usine.Derrière le rideau de pluie qui tombait, cette apparition, reculée,brouillée, prenait l’apparence d’une chambre de chauffe géante, oùl’on voyait passer les ombres noires des chauffeurs, sur le feurouge des chaudières. Les vitrines se noyaient, on ne distinguaitplus, en face, que la neige des dentelles, dont les verres dépolisd’une rampe de gaz avivaient le blanc ; et, sur ce fond dechapelle, les confections s’enlevaient en vigueur, le grand manteaude velours, garni de renard argenté, mettait le profil cambré d’unefemme sans tête, qui courait par l’averse à quelque fête, dansl’inconnu des ténèbres de Paris.

Denise, cédant à la séduction, était venue jusqu’à la porte,sans se soucier du rejaillissement des gouttes, qui la trempait. Àcette heure de nuit, avec son éclat de fournaise, le Bonheur desDames achevait de la prendre tout entière. Dans la grande ville,noire et muette sous la pluie, dans ce Paris qu’elle ignorait, ilflambait comme un phare, il semblait à lui seul la lumière et lavie de la cité. Elle y rêvait son avenir, beaucoup de travail pourélever les enfants, avec d’autres choses encore, elle ne savaitquoi, des choses lointaines dont le désir et la crainte lafaisaient trembler. L’idée de cette femme morte dans les fondationslui revint ; elle eut peur, elle crut voir saigner lesclartés ; puis, la blancheur des dentelles l’apaisa, uneespérance lui montait au cœur, toute une certitude de joie ;tandis que la poussière d’eau volante lui refroidissait les mainset calmait en elle la fièvre du voyage.

– C’est Bourras, dit une voix derrière son dos.

Elle se pencha, elle aperçut Bourras, immobile au bout de larue, devant la vitrine où elle avait remarqué, le matin, toute uneconstruction ingénieuse, faite avec des parapluies et des cannes.Le grand vieillard s’était glissé dans l’ombre, pour s’emplir lesyeux de cet étalage triomphal ; et, la face douloureuse, il nesentait pas même la pluie qui battait sa tête nue, dont les cheveuxblancs ruisselaient.

– Il est bête, fit remarquer la voix, il va prendre dumal.

Alors, en se tournant, Denise vit qu’elle avait de nouveau lesBaudu derrière elle. Malgré eux, comme Bourras qu’ils trouvaientbête, ils revenaient toujours là, devant ce spectacle qui leurcrevait le cœur. C’était une rage à souffrir. Geneviève, très pâle,avait constaté que Colomban regardait, à l’entresol, les ombres desvendeuses passer sur les glaces ; et, pendant que Bauduétranglait de rancune rentrée, les yeux deMme Baudu s’étaient emplis de larmes,silencieusement.

– N’est-ce pas, tu t’y présenteras demain ? finit pardemander le drapier, tourmenté d’incertitude, et sentant biend’ailleurs que sa nièce était conquise comme les autres.

Elle hésita, puis avec douceur :

– Oui, mon oncle, à moins que cela ne vous fasse trop depeine.

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