Drames de Famille

Drames de Famille

de Paul Bourget

A mon ami

GEORGES SAINT-RENÉ-TAILLANDIER

Partie 1
L’ÉCHÉANCE

Chapitre 1

Quand on écrira une histoire des idées en France au dix-neuvième siècle, une des périodes les plus difficiles à bien caractériser sera celle de la génération d’après la guerre de 1870. Jamais en effet influences plus contradictoires ne se trouvèrent jouer à la fois sur la direction des esprits. Les jeunes gens qui entraient dans la vie à cette date rencontraient, chez leurs aînés immédiats, l’ensemble des conceptions philosophiques élaborées sous le second empire. M. Taine et M. Renan étaient les deux plus illustres représentants de ces doctrines. Ce n’est pas ici le lieu d’en reprendre le détail. Il suffît de rappeler que la foi absolue à la Science en faisait comme la base, et que le dogme de la nécessité circulait d’un bout à l’autre de l’œuvre de ces maîtres, en formules, chez le premier plus âprement nettes, chez le second plus subtilement déguisées. Qu’ils le voulussent ou non, leur enseignement aboutissait au plus entier fatalisme.L’historien de la Littérature Anglaise nous apprenait à considérer toute civilisation comme le produit de la race, du milieu et du moment, tandis que l’auteur de la Vie de Jésus nous montrait l’évolution de la pensée religieuse à travers les âges comme dominée par des lois naturelles, aussi fixes que celles qui gouvernent le développement d’une espèce animale ou végétale. De telles hypothèses peuvent se concilier, chez des hommes faits, avec les scrupules de la moralité et les énergies de l’action. Pour des jeunes gens, elles ne dégageaient qu’un principe de négation et de pessimisme, et cela, précisément à l’heure où les désastres de la guerre et de la Commune venaient de frapper si durement la patrie et d’imposer à nos consciences l’évidence du devoir social,l’obligation de l’effort utile et direct. L’antithèse était trop aiguë entre les théories professées par nos maîtres les plus admirés, les plus aimés, et les besoins d’action que l’infortune du pays, nous mettait, malgré nous, au cœur. Cette antithèse, un au moins des deux grands écrivains que je nommais tout à l’heure l’acertainement sentie lui-même. Si M. Taine n’avait pas redoutél’influence paralysante de son œuvre, aurait-il voué son âge mûraux énormes travaux d’histoire contemporaine qui font de sondernier et magnifique livre le bréviaire politique de tout bonFrançais ? Il lui a fallu un opiniâtre labeur d’un quart desiècle pour opérer une réconciliation entre la Croyance et laScience, entre la morale civique et la psychologie, entre lesconstructions de sa philosophie et les réalités nationales. Un telproblème n’était pas à la portée de nos vingt ans. Nous voyions,d’un côté, la France atteinte profondément. Nous sentions laresponsabilité qui nous incombait dans sa déchéance ou sonrelèvement prochains. Sous l’impression de cette crise, nousvoulions agir. De l’autre côté, une doctrine désespérante,imprégnée du déterminisme le plus nihiliste, nous décourageait paravance. Le divorce était complet entre notre intelligence et notresensibilité. La plupart d’entre nous, s’ils veulent bien revenir enarrière, reconnaîtront que l’œuvre de leur jeunesse fut de réduireune contradiction dont quelques-uns souffrent encore, quoique lavie ait exercé sur eux aussi son inévitable discipline, quiconsiste à nous faire accepter de telles antithèses comme lacondition naturelle des âmes modernes. Elles sont composéesd’éléments trop disparates pour jamais se simplifierentièrement.

Etrange jeunesse, et dont les plus vifsplaisirs étaient des discussions d’idées abstraites! Sur le pointd’en rapporter un épisode, il m’a semblé qu’il fallait lui donnersa tonalité morale par ce rappel des conditions d’anxiétéintellectuelle où nous grandissions. Le drame de famille que jeveux conter ne serait par lui-même qu’un fait divers, peut-être unpeu moins banal que beaucoup de faits divers. Mais celui de mesamis qui en fut le héros et la victime avait à un très haut degréce caractère commun à notre génération : les problèmes deson existence quotidienne se transformaient aussitôt enproblèmes de pensée, et ce fait divers devint pour lui une crise deresponsabilité vraiment tragique. A-t-il regardé d’un regard trèslucide la situation où il se trouva pris? A-t-il donné à desévénements, par eux-mêmes douloureusement singuliers, unesignification par trop arbitraire, et résolu dans le sens d’unscrupule excessif une difficulté d’ailleurs bien cruelle ?Pour moi, qui fus un témoin troublé de cette aventure, j’aitraversé à l’égard de mon ami et du parti où il s’est rangé deuxétats successifs et très différents. A l’époque où les événementsdont je vais faire le récit se déroulaient, j’avais adopté comme unindiscutable axiome qu’il n’y a pas dans la nature trace de volontéparticulière. Je ne croyais donc en aucune manière à cette logiquesecrète du sort que les chrétiens appellent la Providence et queles positivistes définissent par la formule, non moins obscure, dejustice immanente. La tragédie où mon ami crut voir la révélationd’une force vengeresse, toujours prête à atteindre le criminel dansles conséquences imprévues de son crime, m’apparut comme un desinnombrables jeux du hasard. Aujourd’hui l’expérience m’a tropsouvent montré combien est exact le «Tout se paie,» de Napoléon àSainte-Hélène, par quels détours le châtiment poursuit et rejointla faute, et que le hasard n’est le plus souvent qu’une formeinattendue de l’expiation. J’incline donc à croire avec EugèneCorbières, — c’était le nom de mon camarade, — que le drame auquelces trop longues réflexions servent de prologue, futvéritablement une de ces échéances auxquelles croyait l’Empereur.Celle-ci fut humble et secrète. Il en est d’éclatantes et deretentissantes. Peut-être l’esprit d’équité qui gouverne les choseshumaines apparaît-il comme plus redoutable dans ses plus obscuresexécutions.

J’ai dit que Corbières était mon camarade.Nous nous étions connus au lycée Louis-le-Grand, dont il suivaitles cours en qualité d’externe, tandis que j’étais, moi, externeaussi, mais élève d’une institution fermée. Dans ces vastesfournées scolaires que l’on appelait des classes, une telleconnaissance n’était qu’un prétexte au tutoiement. Nous avions,Eugène et moi, écouté les mêmes professeurs, appris les mêmesleçons, mis en vers latins les mêmes matières, plusieurs annéesdurant, sans nous être parlé que pour nous dire : « bonjour,bonsoir. » Nous fîmes la découverte l’un de l’autre, comme ilarrive souvent à des condisciples de collège, après le collège, etquand nous nous trouvions tous deux engagés sur des chemins bienopposés. Mais justement nous apportions à des travaux, d’ordresdifférents jusqu’à en être contradictoires, ce même souci desproblèmes de notre temps, ce même besoin de mettre en accord ledéterminisme intellectuel et l’action civique, où je croisdiscerner la marque particulière de notre génération. C’était auprintemps de 1873 qu’eut lieu ce renouveau de camaraderie, et à lasuite d’une rencontre qu’il me faut bien, celle-là, uniquementattribuer au hasard. Les moindres circonstances m’en sontprésentes avec une précision extrême : je sortais d’un café,maintenant disparu, qui occupait l’angle de la rue de Vaugirard, enface du Luxembourg et de l’Odéon. Là se réunissait un petit cerclede jeunes écrivains, aujourd’hui dispersés, qui avaient la naïvefantaisie de se dénommer eux-mêmes les « vivants ! » Jecroyais faire acte d’homme de lettres, en perdant plusieurs heurespar jour dans la joyeuse et paradoxale société de ces aimablescompagnons, qui laissaient insatisfaite la partie la plus intime demon intelligence. Ils étaient tous uniquement des artisteslittéraires, — quelques-uns déjà supérieurs, — et moi, j’étais, dèslors, beaucoup plus préoccupé d’analyse que de style, et depsychologie que d’esthétique. Je les quittais toujours mécontent demoi-même, d’abord parce qu’avec eux j’avais causé au lieu detravailler, et aussi parce que la sensation de leur personnalitétrop contraire me faisait douter de la mienne. Je me revois, cetaprès-midi-là, vers les trois heures, franchissant la grille dujardin et marchant, le long de l’allée, en proie à cette mélancoliede la solitude spirituelle, si intense chez les êtres jeunes. Jerevois Corbières, venant en sens inverse, et m’abordant avec un deces sourires de sympathie qui, entre anciens copains, s’adressentbien moins à l’individu qu’à ce passé commun dont on éprouve déjàun peu de regret. Là-dessus, nous commençons de nous questionnerl’un l’autre, en faisant quelques pas ensemble. J’apprends àCorbières que je m’occupe de littérature. Il m’apprend qu’ils’occupe de médecine, et je l’entends, au cours de cet entretien,qui aurait dû être tout superficiel, m’expliquer ce choix decarrière par des motifs d’un ordre si spécial, si analogue à montour d’esprit habituel que, du coup, j’étais son ami. A l’âge quenous avions l’un et l’autre, certaines ressemblances dans lamanière de sentir équivalent à des années d’intimité :

— « Mon père et ma mère, »disait-il, « désiraient qu’après mon volontariat je fisse mondroit. Mon père a été, trente ans de sa vie, huissier au ministèrede l’Intérieur. Il s’est retiré depuis l’année dernière. Il a leculte de l’administration. Il me voyait d’avance sous-préfet. Jeserais rentré dans son type social. Heureusement il est si bon pourmoi. Ma mère aussi. Pourvu que je ne les quitte point, ils sontcontents. Quand je leur ai déclaré que je voulais faire mamédecine, ils ont bien été un peu étonnés, mais ils ont consenti.Je leur ai donné comme prétexte qu’avec l’instabilité politiqueactuelle, les fonctions d’Etat n’offraient plus les mêmes garantiesque sous l’Empire. Je ne leur ai pas dit ma vraie raison. Lesbraves gens n’ont pas d’autre philosophie que celle du cœur, ilsn’auraient pas compris mon point de vue. Toi, tu le comprendras… Cequi m’a décidé à prendre cette voie, cela peut te semblersingulier, c’est le besoin de certitude. Mon goût personnel m’eûtentraîné vers des études plus abstraites. Je serais entré à l’Ecolenormale, pour m’occuper de métaphysique, si je n’avais pas lu Kantet aussi l’Intelligence de Taine. Il m’a paru quel’objet dans les sciences philosophiques est par trop douteux. Monesprit à moi a comme faim et soif de quelque chose de positif,d’indiscutable. Les sciences naturelles donnent cela. Je me suisdonc tourné de leur côté. Puis j’ai réfléchi. Je ne sais pas où tuen es de tes convictions morales ? Moi, je m’en tiens àl’agnosticisme absolu. Je considère que nous ne pouvons pasconnaître d’une connaissance certaine s’il y a un Dieu, pourprendre la formule la plus simple, ou s’il n’y en a pas, — s’il y aun Bien ou un Mal, ou s’il n’y en a pas, — un mérite ou undémérite, ou non, — une autre vie, ou non… Il faut agir cependant.Moi, du moins, je sens une nécessité d’agir, surtout depuis quej’ai vu la guerre… J’ai l’impression que j’aurais, dans unetempête, sur un bateau en danger. C’est une honte de ne pas prendrepart à la manœuvre, le pouvant. Je me suis rappelé le raisonnementde Pascal, tu te souviens, celui du pari? Je me suis dit : quelleest, parmi les sciences naturelles, la branche qui se prête à uneapplication pratique telle que cette application soit acceptabledans toutes les hypothèses? Il m’a semblé que la médecine, comprised’une façon un peu haute, répondait à ce programme. Examine, eneffet, l’une et l’autre solution. Suppose démontrées toutes lesthéories spiritualistes, va plus loin, toutes les théorieschrétiennes. Quel est le devoir? Soulager l’être qui souffre. Lemédecin le fait. Suppose démontrées toutes les théories contraires.A quoi se réduit la morale ? A un instinct d’altruisme qu’ilfaut constater et satisfaire comme tous les instincts, et quiconsiste dans un besoin de nous associer à nos semblables, de lesaider et d’en être aidé, en face de la nature hostile. Quiaccomplit cette tâche mieux que le médecin? Il est l’altruiste parexcellence. Il est dans le vrai, quel que soit le postulatmétaphysique auquel nous, nous rangions. Et la preuve, c’est quedepuis le jour où j’ai pris ma première inscription et passé leseuil de l’hôpital, j’ai goûté une espèce de calme que je neconnaissais pas. J’ai eu l’évidence qu’intellectuellement etmoralement j’avais les pieds par terre, que je marchais sur dusolide… Enfin, je n’ai plus douté… »

Que Corbières était frappant à contemplertandis qu’il me parlait ainsi! La flamme de la pensée transfiguraitson visage irrégulier et plutôt laid. Ce fils d’un petit employé deministère trahissait, par la construction de tout son corps, cettehérédité mi-paysanne, mi-citadine, qui n’a ni l’intégrité de laforce rustique ni l’affinement de la vraie bourgeoisie. Il avait degros os et peu de muscles, des traits épais et le sang pauvre. Labeauté des yeux et de la bouche corrigeait cet air de chétiveté.C’était une bouche d’une bonté charmante, qui souriait avec unelibre ingénuité, et c’étaient des yeux bleus d’une loyauté tellequ’il semblait impossible que l’homme qui regardait de ce regardpût jamais mentir. Avec cela, une voix prenante, dans laquellefrémissait l’ardeur de la conviction intime. En faut-il davantagepour expliquer l’impression profonde que me produisit ce discours,du texte duquel je suis bien sûr? Je le transcrivis, le soirmême, sur mon journal de cette époque, avec beaucoup d’autresdétails inutiles à rapporter, où je retrouve les indices du coup defoudre d’enthousiasme que je reçus là, sous les arbres verdissantsdu vieux jardin. J’imagine, j’espère, qu’aujourd’hui comme alors,ces paisibles allées, au bord desquelles se dressent les statuesdes reines et les bustes des poètes, servent de théâtre à desconversations entre jeunes gens, du ton exalté de celle dontj’évoque le souvenir lointain. Des heures pareilles sont tout ceque je regrette d’une jeunesse mal gouvernée, et aussi la naïveplasticité d’âme, qui permet les nobles engouements comme celui quime fit, cet après-midi même, abandonner mes projets, pouraccompagner Eugène jusque chez lui. Nous n’y fûmes pas plutôtarrivés qu’il me proposa de me reconduire à son tour. Il était nuitclose quand nous nous quittâmes, après avoir touché, durant cetteinterminable causerie, à tous les objets de la pensée humaine, etpris rendez-vous pour le lendemain matin. Je devais accompagner moncamarade à la Pitié, dont il suivait la clinique :

— « Je crois, » lui dis-je, en lui serrantla main, « que je vais faire comme toi et me mettre à la médecine…»

Je ne me suis pas mis à la médecine, etcette soudaine résolution d’imiter Corbières se réduisit à quelquesséances d’hôpital qui eurent du moins ce bon effet de me placer enprésence d’un peu de réalité. C’était le contact dont j’avais leplus besoin. Mon erreur, qui fut celle de tant d’autres jeunesgens égarés par une précoce ambition d’écrire, consistait à fairede la littérature un but, au lieu qu’elle n’est qu’un résultat. Jevoulais composer des romans, et je n’avais rien observé; des vers,et je n’avais rien senti. Le grand service à me rendre était de metirer du milieu tout artificiel, tout livresque, où je m’étiolais,pour me montrer de l’humanité simple et besogneuse, de la vie,humble et terre à terre, mais vraie. Ce service, Eugène me lerendit deux fois, et sans s’en douter : par ces salutaires visitesà la Pitié, d’abord; et puis, en me faisant pénétrer dansl’intérieur de sa famille, cet original et mystérieux intérieurdont je ne perçus longtemps que le pittoresque. Le mystère ne m’estapparu qu’après. Les vieux Corbières habitaient avec leur fils, ausecond étage d’une très vieille maison d’une très vieille rue duquartier du Panthéon. Cette rue, qui s’appelait jadis rue duPuits-qui-parle, n’a de moderne, — et quelle modernité ! — queson nom plus récent de rue Amyot. Rien ne semble y avoir bougédepuis l’époque reculée où florissaient le collège des Ecossais etcelui des Irlandais, tout voisins, et dont l’inscription frontaleexiste encore. Quand j’y vais parfois en pèlerinage, je retrouvel’endroit tel qu’il était voici vingt-cinq ans. Le pavé inégal oùles fiacres se hasardent rarement, s’encadre toujours d’une verdureprovinciale. Des branches d’arbres y dépassent toujours des murs dejardins, et les concierges y tiennent toujours sur le trottoir,avec les locataires des rez-de-chaussée, leurs longues séancesde travail et de bavardage en plein air, tandis que les enfants yjouent aux billes et au diable, sans avoir à trop redouter lesbrusques passages de voitures. Les maisons irrégulières, de dateset de styles différents, rappellent que le quartier a poussé commeune création naturelle, lentement, bonnement, au gré des besoins,et non par un de ces à-coups de l’édilité, qui impriment sur leParis nouveau un sceau d’universelle monotonie. Aucun cadre neconvenait mieux à la physionomie immobile, et comme figée, desparents de mon camarade. L’huissier retraité qui venait lui-mêmeouvrir la porte au coup de sonnette du visiteur, était un homme decinquante-huit ans, très droit et très maigre, avec un visageindéchiffrable qui n’avait d’expressif que les yeux, — bleus commeles yeux de son fils, mais d’un éclat singulier où je discerne àdistance la fièvre secrète d’un constant remords. A cette époque,j’y voulais voir seulement l’ardeur d’une idolâtrie paternelle dontje n’ai pas rencontré de second exemple. Ce bonhomme, dont la vies’était consumée au coin d’une cheminée chauffée aux frais descontribuables, dans une antichambre de la place Beauvau, à fairepatienter des solliciteurs, semblait avoir concentré dans songarçon toute la revanche de sa misérable existence. A en juger parla modestie de l’appartement, par la simplicité des meubles, par latenue du père et de la mère, les ressources du ménage devaient êtrebien exiguës. Pourtant jamais aucun livre n’avait été refusé àEugène pour ses études, et jamais l’ex-huissier n’admit quel’étudiant en médecine divertît de ses travaux une seule heure pourdonner une leçon, collaborer à un petit journal, enfin gagner del’argent. L’intensité de son affection lui faisait deviner que,pour un futur savant, les années de jeunesse comptent triple, etque l’entier loisir durant cette période est le plus précieux desbiens.

— « J’ai dit à Eugène,» répétait-il souvent,«ne pense pas à nous. Notre bonheur, c’est d’être avec toi… Je neserais pas Picard si je n’affendais pas avec mon fieu… » Il avaitgardé de son origine, — il était de Péronne — de ces mots patoisqu’il aimait à prononcer en jouant au rustaud. « Il faut qu’il soitun homme célèbre, » concluait-il, « et il le sera… Je l’ai toujourspensé depuis le collège, monsieur… Voyez ses prix. Il y aquatre-vingt-sept volumes!… »

Et de sa main, toute calleuse à forced’humbles services, le père me montrait les dos d’une suite delivres rangés sur les rayons d’une bibliothèque d’acajou vitrée etfermée à clef. L’histoire entière de sa passion pour son filstenait dans ces pauvres bouquins de collège qu’il appelaitquelquefois, — ô naïveté! — «ses titres de noblesse.» Vous devinezles étapes d’ici : l’enfant va à l’école chez les Frères duquartier. Il est intelligent. Il apprend vite, « C’estdommage de ne pas le pousser plus loin, » dit le Supérieur. Le pèreet la mère se consultent : « Bah ! on rognera sur le tabac,sur le sucre. On se passera de femme de ménage. » L’enfant estenvoyé au lycée voisin. Il réussit. On voulait d’abord leretirer après la quatrième et l’examen de grammaire. Les succès auconcours arrivent. On ira jusqu’au baccalauréat. Le reste suit.D’ailleurs les habitudes de la plus sévère économie sereconnaissaient à vingt signes dans la maison Corbières. Bienentendu c’était le vieil homme qui se chargeait du gros ouvrage :frotter le carreau, cirer les meubles, fendre le bois, vider leseaux, jusqu’à faire les lits. Il s’était évidemment retiré duministère pour que son fils fût mieux servi. Son rouge visage, unpeu congestionné, avait une peau comme gaufrée de larges rides,dont chacune disait l’endurance, l’entêtement d’une rude et soliderace. Une méticuleuse propreté, — encore un trait de son pays,voisin des Flandres, — régnait dans les six pièces quiconstituaient tout l’appartement. Comptez : une cuisine, uneentrée, une chambre à coucher pour le père et la mère, une salle àmanger, un salon devenu bien vite le cabinet de travail d’Eugène,la chambre à coucher de celui-ci. L’étudiant se trouvait de lasorte occuper plus d’un tiers du modeste local, et, bien entendu,la partie la plus vaste, la plus aérée, celle dont les fenêtresdonnaient sur des jardins. C’était aussi la seule qui fût meubléepresque luxueusement. Mon camarade acceptait cette gâterie un peu,il faut le dire, avec l’égoïsme trop naturel aux grandstravailleurs, beaucoup avec l’idée que son avenir préparait auxsacrifices actuels de ses parents une ample compensation. Que defois je l’ai entendu, quand je voulais l’entraîner àquelque partie de théâtre ou de promenade, qui me répondait:

— « Je ne peux pas. Il faut penser à mesvieux… »

Je savais bien que « ses vieux, » comme illes appelait avec une tendre familiarité, n’auraient jamais trouvéun mot de blâme à prononcer contre lui, de quelque façon qu’il eûtemployé son après-midi ou sa soirée. Non. Ce qu’il signifiait parlà, c’était son passionné souci de mériter cet admirabledévouement. Il s’y appliquait d’autant plus qu’il croyait devineren eux une étrange facilité à souffrir. Et c’était bien vrai que ceménage de si braves gens ne respirait pas l’allégresse dont cedévouement, prolongé tant d’années durant, les rendait dignes. Surle front rouge du père, où les veines en saillie marquaient auxtempes la forte poussée du sang, il semblait qu’il pesât unepréoccupation constante. Appréhendait-il de mourir avant d’avoirachevé son œuvre, sans avoir vu son fils agrégé, professeur à laFaculté, membre de l’Académie? Toutes ses économies avaient-ellesété dépensées à cette longue et coûteuse éducation, et sa maigreretraite d’ancien employé, toujours à la veille de disparaître aveclui, constituait-elle le plus clair de l’avoir actuel ?Etait-il simplement un homme d’humeur volontiers chagrine,qu’attristait la santé incertaine de sa femme ? Telles étaientles questions que le fils se posait sans doute, comme je me lesposais moi-même chaque fois que j’avais constaté sur le visage deM. Corbières, au cours d’une de mes visites, quelque trace decet obscur assombrissement. Pour Mme Corbières, la réponse étaitsimple. Du moins, elle me paraissait simple. Eugène m’avaitlui-même trop souvent parlé de ses craintes sur l’avenirpathologique de sa mère. Il croyait diagnostiquer en elle la menaced’une maladie du foie. C’était une femme courte et trapue, quiavait dû, à vingt ans, être belle de cette beauté du midimontagnard, à la fois leste et râblée, où il y a tant de vitalitécomme ramassée, comme pressée sous une petite enveloppe. Elle étaitde La Roquebrussane, un village du Var, juché sur les contrefortsdes Maures, entre Brignoles et Toulon. Elle gardait, de saProvence, de jolis pieds et de petites mains, — de vrais pieds demule, fins et droit-posés, capables de gravir, à cinquante anspassés et très passés, sans un trébuchement, les escarpements despentes natales, — des mains agiles et maigres de cueilleused’olives. Et quelle flamme noire dans ses prunelles! Ellesbrûlaient littéralement dans un visage creusé et jauni, comme pétride bile. Quoique cette femme m’accueillît toujours avec une extrêmegracieuseté de manières, pourquoi ne me sentais-je jamais en sûretévis-à-vis d’elle ? Il y avait, dans tout son être, un je nesais quoi de farouche et comme de défiant que la présence même deson fils n’apaisait pas, n’adoucissait pas entièrement.

— « C’est une âme inquiète, » medisait Eugène, quand je lui en demandais des nouvelles. « Sij’étais croyant, voilà qui me ferait douter de la justice de Dieu.Tu connais ma mère. Tu la vois vivre. Depuis ma plus lointaineenfance, je me souviens d’elle comme d’une personne qui n’a respiréque pour les autres, pour nous deux, mon père et moi. Entre lemarché, sa cuisine, notre linge, des raccommodages d’habits, sa viese sera dépensée aux plus humbles besognes de la plus humbleservante, et elle était née une demoiselle, et elle avait reçu del’éducation!… Si quelqu’un méritait d’avoir la paix du cœur, c’estbien elle, et elle ne l’a pas… Elle est pieuse, dévote même, et sareligion ne lui sert qu’à se ronger de scrupules… Faible comme elleest, j’ai peur de la voir tomber malade à chaque Carême, et il n’ya pas moyen d’empêcher son excès d’austérité. J’aurais voulu parlerà son confesseur, mais je ne sais pas chez qui elle va. Elle esttrès secrète sur certains points, notamment sur celui-là, et quandon essaie de l’interroger, même moi, on sent qu’on lui fait mal… Onnous parle de bonne conscience. C’est d’un bon estomac et d’un bonfoie que l’on devrait parler. A chaque période digestive, le foiese remplit de sang. Que, par un accident quelconque, ce sangcharrié par la veine-porte se charge de principes irritants pourles cellules hépatiques, et tout l’être moral est empoisonnéphysiquement… »

— « Mais ne se rencontre-t-il pasaussi,» lui répondais-je, «des cas où le chagrin tue, et parconséquent où l’être physique est empoisonné moralement ?…»

— « C’est exact, » concluait-il, « et celafinit de prouver que nous ne comprenons rien à rien…  Pourtantsi. Je comprends que le jour où ma brave femme de mère me verraagrégé, ce succès lui fera plus de bien que toutes les eaux deCarlsbad ou de Marienbad… Aussi je te quitte pour aller travailler…»

 

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