L’Assassinat du Pont-rouge

L’Assassinat du Pont-rouge

de Charles Barbara

Chapitre 1Deux Amis.

Dans une chambre claire, inondée des rayons du soleil d’avril, deux jeunes gens déjeunaient et causaient. Le plus jeune, d’apparence frêle, avec des cheveux blonds, des yeux extrêmement vifs, une physionomie à traits prononcés où se peignait un caractère ferme, faisait, à côté de l’autre, qui avait des joues encore roses, des buissons de cheveux bruns et cet œil langoureux particulier aux natures indécises qu’un rien abat et décourage, un contraste saisissant. Le blond disait Rodolphe en s’adressant au brun, et ce dernier appelait Max le jeune homme aux yeux bleus, dont le vrai nom était Maximilien Destroy.C’étaient deux camarades d’enfance et de collège ; ils devisaient sur la littérature, et Rodolphe qui, dans un état de marasme, était venu voir son ami avec l’espoir d’un allégement,s’appesantissait sur les mécomptes, l’amertume, les épines sans roses de la vie d’artiste.

Au contraire, il semblait que Max se fît un jeu d’ajouter à cette mélancolie.

« Les productions de ces rares élus que l’on compare justement aux arbres à fruits exceptées, disait-il,les œuvres d’art sont en général des filles de l’obstacle et,notamment, de la douleur. Et, par là je ne prétends pas que le bonheur stériliserait un homme de génie ; mais, dans maconviction, nombre d’hommes supérieurs, pour ne pas dire la grandemajorité, doivent d’être tels ou au mépris qu’on a fait d’eux, ouaux empêchements qu’on a semés sous leurs pas, en un mot, à dessouffrances quelconques. »

Pour Rodolphe, qui, à l’instar de tantd’autres, ne voyait guère dans les arts qu’un moyen de satisfaireles appétits et les vanités qui tenaillaient sa chair et gonflaientson esprit, cette sorte de profession de foi était littéralementune ortie entre le cou et la cravate. D’un air piteux il regardaitalternativement son chapeau et la porte, et se remuait à la façond’un enfant tiraillé par la danse de Saint-Gui.

Les ressources de Max se bornaientprésentement à une place de second violon dans l’orchestre d’unthéâtre de troisième ordre. La misère ne lui causait ni impatienceni velléité de révolte. Loin de là : dans la douce persuasionde porter en lui le germe d’excellents livres, il puisait lapatience héroïque de l’homme sûr de lui-même et de l’avenir. Iln’avait ni horreur ni engouement pour la pauvreté ; il laregardait comme un mal utile et transitoire, et, au grand scandalede beaucoup de ses amis, comme un stimulant énergique contrel’engourdissement de l’âme et des facultés. Il comprenaitparfaitement la pantomime de Rodolphe. Il n’en continua pasmoins :

« Aussi, ne puis-je sans irritationentendre gémir sur les douleurs du poëte et parler de l’urgenced’en empêcher le retour. J’en demande pardon à ceux qui ont soutenucette thèse : c’est un paradoxe, un prétexte à déclamationscontre une société à qui on peut imputer des torts plus graves. Endéfinitive, l’homme exempt de douleurs ne sera jamais qu’un hommemédiocre. Il n’y a pas de milieu, il faut choisir ou d’être uneborne, une végétation, un manœuvre, ou de souffrir… »

Il semblait décidément que Rodolphe fût dévorépar des fourmis. Vraisemblablement sa vertu était à bout. Il sesouvint à point nommé d’un rendez-vous de conséquence, et se levaavec l’étourderie d’un jouet à surprise. Mais au moment de sortir,frappé par les sons d’un piano qui résonnait à l’étage inférieur,il s’arrêta pour demander qui faisait ainsi rouler desaccords.

« Une femme avec qui je fais de lamusique, répliqua Destroy.

– Est-elle jolie ? »

À cette question, balbutiée avec unempressement qui la rendait comique, Max fixa sur son ami des yeuxétonnés ; puis, peu après, pencha la tête et dit d’un tonrêveur :

« Tu es plus curieux que moi, je n’y aipoint encore pris garde. Je sais, par exemple, qu’elle est d’uneélégance rare et que sa physionomie me plaît infiniment… »

Oubliant déjà de s’en aller, Rodolphe netarissait plus au sujet de cette amie qu’il ne savait pas àDestroy. Sommairement, Max répondit qu’elle était veuve, qu’elledonnait des leçons de piano, qu’elle vivait avec sa mère, et que lamère et la fille recevaient journellement la visite d’un vieillardnommé Frédéric, qui semblait tout entier à leur discrétion.

« J’ai pressenti leur gêne, ajouta Max,et je tâche, sans le leur dire, de leur trouver des élèves.

– Comment se nomment-elles ?

– Voici leur nom, ou du moins celui de lafille, dit Max en prenant une carte de visite sur sa table :Mme Thillard-Ducornet. »

Rodolphe ouvrit démesurément les yeux, et, dela porte qu’il entr’ouvrait déjà, revint au milieu de lachambre.

« Ah ! fit-il tout d’une haleine, onvoit bien que tu ne lis pas les journaux. Tu connaîtrais au moinsde nom le mari de cette veuve. Il était agent de change. On l’aretiré de la Seine, un matin ou un soir, il n’y a pas de celatrès-longtemps. La nouvelle, Dieu merci, a fait assez de tapage,car on a découvert dans la caisse du défunt un déficit de plus d’unmillion. C’était un vrai siphon que cet homme-là, à cheval sur deuxurnes : la Bourse et le quartier Bréda ; il pompait l’ordans l’une pour l’épancher dans l’autre… »

Le visage de Max exprimait une stupéfactionprofonde.

« C’est étrange ! fit-il. Jepressentais bien quelque secret funèbre, mais je ne l’eusse jamaissupposé si horrible.

– Attends donc, reprit Rodolphe, je merappelle quelques détails. Il était en tenue de voyage, encasquette et en manteau, avec un sac de nuit et un portefeuillegonflé de cent mille francs en billets de banque. À dire vrai, iln’y avait pas là de quoi plomber une de ses dents creuses ;aussi a-t-on dit qu’il ne s’était noyé que par remords de ne pasemporter davantage. »

Destroy n’écoutait déjà plus. Secouant latête, l’air pensif, à mi-voix, il disait :

« Je m’explique actuellement leurmélancolie. Ce n’est rien d’être pauvre ; mais avoir grandi aumilieu du luxe et tomber dans la misère, je ne sache pas qu’il soitd’infortune plus grande. »

Cet attendrissement ramenait par une pentesensible à la conversation de tout à l’heure, et Rodolphe, qui s’enaperçut, en eut le frisson.

D’ailleurs, par le fait d’un tic singulier quidevait plus tard dégénérer en maladie, il éprouvait un besoinperpétuel de locomotion, et ne semblait entrer dans un endroit quepour songer sur-le-champ au moyen d’en sortir. Pour la deuxièmefois, il invoqua la haute gravité de son rendez-vous, et se sauva,non moins satisfait de changer de lieu que d’échapper à ce qu’ilappelait ironiquement les douches philosophiques du docteurMax.

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