Le Crime de l’Opéra – Tome II – La Pelisse du pendu

Le Crime de l’Opéra – Tome II – La Pelisse du pendu

de Fortuné du Boisgobey
Chapitre 1

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Nointel était un garçon méthodique. La vie militaire l’avait accoutumé à faire chaque chose à son heure, et à ne rien enchevêtrer. Aur égiment, après le pansage et la manœuvre, le capitaine redevenait homme du monde et même homme à succès, car dans plus d’une ville de garnison il avait laissé d’impérissables souvenirs, et on y parlait encore de ses bonnes fortunes. Depuis sa sortie du service, il avait continué à pratiquer le même système, en faisant toutefois une plus large part à l’imprévu, qui joue un si grand rôle dans l’existence parisienne. Son temps était réglé comme s’il eût été surchargé d’affaires. Il en consacrait bien les trois quarts à la flânerie intelligente, celle qui consiste à se tenir au courant de tout, sans remplir une tâche déterminée&|160;; le reste appartenait aux devoirs sociaux, aux relations amicales, et même à des liaisons plus ou moins dangereuses, mais passagères. Il n’avait pas renoncé à voyager au pays de Tendre, seulement il ne s’y attardait guère et il en revenait toujours.

L’aventure de Gaston Darcy était survenue dansun moment où son cœur se trouvait en congé de semestre. Il avaitsaisi avec joie l’occasion d’occuper son désœuvrement et de veniren aide au plus cher de ses amis.

Depuis quarante-huit heures, il appartenaittout entier à la défense de Berthe Lestérel&|160;; il s’y étaitdévoué corps et âme, il menait les recherches avec le même zèle etle même soin qu’il aurait dirigé une opération de guerre, il avaitpris goût au métier, et la campagne s’annonçait bien. Le bouton demanchette trouvé par la Majoré, les récits de Mariette et lesconfidences de M.&|160;Crozon&|160;: autant de positions prisesdont il s’agissait de tirer parti contre l’ennemi. L’ennemi,c’était la marquise de Barancos, un ennemi qu’il y avait plaisir àcombattre, car il était de force à se défendre, et Nointel sefaisait une fête de lutter de ruse et d’adresse avec ce séduisantadversaire, de le réduire par des manœuvres savantes, et finalementde le vaincre. Ses batteries étaient prêtes, et il ne demandaitqu’à commencer le feu. Mais il pouvait disposer de quelques heuresavant d’engager l’action, et il entendait les employer à safantaisie.

Or, il avait l’habitude d’aller, entre sondéjeuner et son dîner, fumer quelques cigares au billard du cercle.Il aimait à y jouer et presque autant à y voir jouer, car sonesprit d’observation trouvait à s’exercer en étudiant les typescurieux et variés qui venaient là de quatre à six cultiver lecarambolage. Il jugea qu’après avoir consacré un bon tiers de sajournée à servir la cause de l’innocence et de l’amitié, il avaitbien gagné le droit de s’offrir sa récréation favorite. La marquisene recevait qu’à cinq heures, et il n’avait pas besoin de rentrerchez lui pour s’habiller, son groom ayant ordre de lui apporter aucercle une toilette mieux appropriée à une visite d’avant-dîner quela tenue d’enterrement qu’il portait depuis le matin. Du reste, iln’espérait pas revoir le baleinier ce jour-là, car le correspondantanonyme qui troublait depuis trois mois le repos du malheureuxmarin lui faisait l’effet de ne pas être très-sûr de ce qu’ilavançait, et il doutait que ce correspondant en vînt si vite ànommer l’amant de madame Crozon.

–&|160;D’ailleurs, se disait-il en montantl’escalier du cercle, l’amant, c’était Golymine, selon touteapparence, et Golymine est mort. Mais du diable si je devine quiest le dénonciateur. Un ennemi de ce Polonais probablement, unhomme qui avait un intérêt quelconque à le faire tuer parCrozon.

Nointel se dit cela, et n’y pensa plus.C’était sa méthode quand il avait des soucis, ce qui ne luiarrivait pas souvent. Il les laissait à la porte du salon rouge,absolument comme il ôtait autrefois son sabre en entrant au messdes officiers, et quand il franchissait le seuil de la salle debillard, il se retrouvait aussi libre d’esprit et aussi gai qu’autemps où il portait sa jeune épaulette de sous-lieutenant.

La partie était déjà en pleine activité,quoiqu’il fût de bonne heure. L’hiver, l’affreux hiver de cetteannée, faisait des siennes&|160;; le Bois n’était pas tenable, etles plus déterminés amateurs des sports en plein air avaient étécontraints de se rabattre sur des divertissements abrités. Nointelse trouva au milieu de gens qu’il connaissait et qu’il aimait àrencontrer, moins pour jouir de leur conversation que pour semoquer d’eux, quand il en trouvait l’occasion. Il y avait là lejeune financier Verpel, bien coté à la Bourse, à la Banque et dansle monde galant&|160;; le lieutenant Tréville, hussard persécutépar la dame de pique et favorisé par les dames du lac&|160;;M.&|160;Perdrigeon, homme sérieux, mais tendre, qui employait sonâge mûr à protéger des débutantes et à commanditer des théâtresaprès avoir sacrifié sa jeunesse au commerce des huiles&|160;;l’adolescent baron de Sigolène, fraîchement débarqué du Velay,aspirant sportsman et joueur sans malice&|160;; Alfred Lenvers, unhabile garçon qui se faisait trente mille livres de rente enélevant des pigeons au piquet et au bésigue chinois&|160;;M.&|160;Coulibœuf, propriétaire foncier dans le Gâtinais&|160;; lemajor Cocktail, Anglais de naissance, Parisien par vocation etparieur de son état&|160;; l’aimable Charmol, ancien avoué etmembre du Caveau, le colonel Tartaras, trente ans de service, vingtcampagnes, six blessures et un exécrable caractère.

Simancas et Saint-Galmier manquaient à cetteréunion&|160;; mais Prébord et Lolif tenaient le billard.

La partie était fort animée, car les parieursabondaient, et les deux joueurs passaient pour être à peu prèsd’égale force. Pour le moment, Lolif avait l’avantage, et il venaitd’exécuter, aux applaudissements de la galerie, un carambolage desplus difficiles. Il souriait d’aise, et il se préparait à profiterd’une série qu’il s’était ménagée par ce coup triomphant, lorsqu’ilavisa Nointel.

–&|160;Bonjour, mon capitaine, lui cria-t-ildu plus loin qu’il l’aperçut. Étiez-vous à l’enterrement deJulia&|160;? On m’a dit qu’on vous y avait vu. Moi, j’yétais&|160;; malheureusement, je n’ai pas pu aller au cimetière.J’ai été appelé à une heure chez le juge d’instruction. Il y a dunouveau, mon cher. Figurez-vous que…

–&|160;Ah çà&|160;! est-ce que vous allezencore nous réciter le Code de procédure criminelle&|160;? s’écriale lieutenant Tréville. J’en ai assez de vos histoires detémoignages et de vos découvertes. D’abord il n’y a rien qui portela guigne comme de parler procès. Quand il m’arrive parhasard de lire la Gazette des Tribunaux, j’en ai pourvingt-quatre heures de déveine. Et j’ai parié dix louis pour vous,mon gros.

–&|160;Le lieutenant a raison, grommela lecolonel Tartaras. À votre jeu, sacrebleu&|160;! à votre jeu&|160;!j’y suis de quarante francs, jeune homme.

–&|160;Ils sont gagnés, mon colonel, dit Lolifen brandissant sa queue d’un air vainqueur. Il me manque neufpoints de trente. Vous allez voir comment je vais vous enleverça.

–&|160;Je fais vingt louis contre quinze pourM.&|160;Lolif, dit le baron de Sigolène.

–&|160;Je les tiens, riposta Verpel, lebanquier de l’avenir.

Et Lolif, tout fier de la confiance qu’ilinspirait à un gentilhomme du Velay, se mit en devoir de lajustifier en carambolant de plus belle.

Nointel était charmé des interruptions de lagalerie qui l’avaient dispensé de répondre aux interpellationsindiscrètes de Lolif, car il ne tenait pas du tout à apprendre auxoisifs du cercle qu’il venait d’honorer de sa présence les obsèquesde madame d’Orcival. Il longea le billard sans saluer Prébord, qui,depuis la veille, aux Champs-Élysées, avait pris décidément uneattitude hostile, et il alla s’asseoir tout au bout d’une desbanquettes de maroquin établies contre les murs de la salle.

Lolif, surexcité peut-être par sa présence,venait de faire fausse queue, et son adversaire commençait àprofiter de sa maladresse.

Le capitaine n’avait pas plus tôt pris placesur le siège haut perché où trônaient les spectateurs de cetournoi, qu’un valet de pied vint à lui, portant une lettre sur unplateau d’argent. Nointel regarda l’adresse&|160;; elle était d’uneécriture qu’il ne connaissait pas, et il décacheta nonchalamment cepli qui ne l’intéressait guère. Il changea de note en lisant lasignature du général Simancas.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! dit-il tout bas,que peut avoir à me dire ce Péruvien&|160;? Voyons un peu.

«&|160;Cher monsieur, madame la marquise deBarancos me charge de vous informer qu’elle ne recevra pasaujourd’hui, mardi. Elle est très-souffrante d’une névrose quis’est déclarée subitement hier soir. Mon ami Saint-Galmier penseque cette crise pourra se prolonger quelques jours. J’avais eul’honneur de dîner hier avec lui chez sa noble cliente, et c’est àcette circonstance que je dois le plaisir de vous écrire. Lamarquise s’est souvenue que, dimanche, à l’Opéra, vous lui aviezpromis une visite&|160;; elle a tenu à vous éviter un dérangement,et elle m’a prié de vous exprimer le regret qu’elle éprouve d’êtreforcée de fermer momentanément sa porte aux personnes qu’il luiserait le plus agréable de recevoir. Croyez, cher monsieur, auxmeilleurs sentiments de votre tout dévoué serviteur.&|160;»

–&|160;Et c’est ce drôle qu’elle choisit pourm’avertir&|160;! pensa le capitaine. Voilà un indice grave, plusgrave que tous les autres. La Barancos employant Simancas commesecrétaire, et se faisant soigner par Saint-Galmier, c’est on nepeut plus significatif. Il faut que les deux gredins qui latiennent si bien aient assisté au meurtre. Et si quelqu’undébarrassait d’eux cette marquise, m’est avis qu’elle nemarchanderait pas la reconnaissance à son libérateur. Il s’agitmaintenant de décider s’il vaut mieux, dans l’intérêt demademoiselle Lestérel, prendre le parti de la dame afin de luiarracher ensuite un aveu, ou bien forcer les deux maîtreschanteurs à la dénoncer. Ce dernier parti est évidemmentle plus pratique&|160;; mais, pour faire marcher ces coquins, il mefaudrait un moyen d’action… il me faudrait posséder la preuve d’unedes canailleries qu’ils ont sur la conscience. En attendant que jesurprenne un de leurs secrets, je ne renonce pas à pousser mapointe avec madame de Barancos&|160;; nous verrons bien si ellepersistera longtemps à me fermer sa porte, comme le dit don JoséSimancas, qui me payera cette impertinence un jour ou l’autre.

Ce monologue fut interrompu par desexclamations poussées à propos d’un coup douteux. Lolif prétendaitque sa bille avait touché la rouge. Son adversaire contestait lefait, et les parieurs opinaient dans un sens ou dans l’autre. Lamajorité finalement donna raison à Prébord, et Lolif, qui n’avaitplus que trois points à faire pour gagner, fut condamné à laisserle champ libre à l’ennemi qui était à vingt-quatre.

–&|160;Je suis flambé, mon capitaine, dit lelieutenant Tréville en s’asseyant à côté de Nointel. Cet imbécilede Lolif va me faire perdre les dix louis que j’ai pariés pour lui,et si vous étiez arrivé cinq minutes plus tard, il gagnait haut lamain. Mais aussitôt qu’il aperçoit quelqu’un à qui parler del’affaire de la d’Orcival, il ne sait plus ce qu’il fait.

–&|160;Ma foi&|160;! je ne devine pas pourquoiil s’est avisé de m’interpeller à ce propos-là, répondit Nointel enhaussant les épaules. Je ne suis pas du tout au courant de ce quise passe chez les commissaires de police et chez les jugesd’instruction.

–&|160;Bon&|160;! mais vous êtes l’ami intimede Darcy, et Darcy a été l’amant de Julia&|160;; Lolif suppose quetout ce qui se rattache au crime de l’Opéra vous intéresse, et iln’en faut pas davantage pour qu’il manque un carambolage sûr.Regardez-moi maintenant ce Prébord. Vous allez le voir jouer lacarotte. Ce bellâtre a des instincts de pilier d’estaminet. Ilamuse le tapis jusqu’à ce qu’il ait trouvé une bonne série dans uncoin. Tenez&|160;! il la tient. Voilà les trois billes acculées.Vingt-cinq&|160;! vingt-six&|160;! vingt-sept&|160;! vingt… non, ilvient d’attraper un contre. Allons, j’ai encore del’espoir… pourvu que Lolif n’ait pas une nouvelle distraction.

–&|160;Pourquoi ne jouez-vous pas vous-même aulieu de parier&|160;?

–&|160;Parce que je me fais battre par desmazettes. Je suis trop nerveux, et ces gens-là me font perdrepatience. Ils sont tous plus assommants les uns que les autres. Ily a d’abord la tribu des carottiers. Prébord en tête, Verpel quimène une partie comme une opération à terme, Lenvers qui met lesmorceaux de blanc dans sa poche pour empêcher son adversaire des’en servir. Et puis les grincheux, Coulibœuf qui trouve que leslampes n’éclairent pas, et cette vieille culotte de peau deTartaras qui se plaint qu’on fume pendant qu’il joue.

–&|160;Vous avez sir John Cocktail.

–&|160;Trop malin pour moi, ce major.D’ailleurs, il ne joue que contre le petit Sigolène, qui ne saitpas tenir sa queue, ou contre Perdrigeon, quand ledit Perdrigeon atrop bien dîné avec des figurantes.

–&|160;Et Charmol&|160;?

–&|160;Charmol&|160;? Il me corne aux oreillesles chansons qu’il élucubre pour charmer les membres du Caveau… etpour m’empêcher de caramboler. Sans compter qu’il m’étourdit avecses tours de force. Il a toujours un pied en l’air. Il joue tout letemps les mains derrière le dos. Il finira par jouer avec son nez.Mais voilà Lolif qui vient de faire deux points. Nous sommes àvingt-neuf. Encore un, et mes dix louis sont doublés. Il faut voirça de près, conclut le lieutenant Tréville en sautant de labanquette où il s’était juché.

Nointel le laissa partir sans regret,quoiqu’il goûtât assez son langage pittoresque. Nointel, qui étaitvenu là pour se reposer l’esprit, se voyait, bien malgré lui,rejeté dans les réflexions sérieuses par la lettre de Simancas. Ill’avait mise dans sa poche, cette lettre, mais il ne pouvait pass’empêcher d’y penser et d’en tirer des conséquences.

–&|160;Allons, mon garçon, cria Tréville àLolif, penché sur le billard, tâchons d’avoir de l’œil et dusang-froid. Le coup est simple et facile. Prenez-moi la bille entête et un peu à gauche… pas trop d’effet… du moelleux.

–&|160;Dites-moi, Lolif, demanda tout à coupPrébord, est-ce vrai ce qu’on m’a raconté… que la cabotine qui atué la d’Orcival va être mise en liberté&|160;?

La question avait été lancée par Prébord justeau moment où son adversaire poussait le coup, longuement visé, quiallait lui assurer le gain de la partie. Et cette question touchasi bien le cœur de Lolif que la bille de Lolif ne toucha pas larouge. La passion du reportage fit dévier le bras du joueur, quimanqua honteusement le plus élémentaire des carambolages.

Cette faute lourde provoqua de bruyantesexclamations de la galerie, mais Prébord laissa crier les parieurset compléta ses trente points en trois coups de queue.

–&|160;Sacrebleu&|160;! dit le colonel, enregardant d’un air furieux l’infortuné Lolif, vous l’avez donc faitexprès&|160;? Il fallait me prévenir que vous étiez nerveux commeune femme. Je n’aurais pas perdu quarante francs.

–&|160;Lolif a joué comme un fiacre, criaTréville, mais Prébord ne devait pas lui parler. Ça ne se fait pas,ces choses-là.

–&|160;Encore s’il n’avait fait que me parler,murmura piteusement le vaincu&|160;; mais m’adresser une questionpareille… à moi qui connais l’affaire Lestérel dans ses moindresdétails et qui sais parfaitement qu’on n’a pas relâché laprévenue…

–&|160;Non, ça ne se fait pas, reprit lelieutenant. Et, en bonne justice, on devrait annuler la partie.

–&|160;Je m’y oppose, dit Verpel qui avaitparié pour Prébord. Il n’est pas écrit dans la règle du billardqu’on jouera à la muette.

Sigolène, mon bon, vous me devez vingtlouis.

–&|160;Il ne s’agit pas ici de la règle. Ils’agit de décider s’il est permis de déranger un joueur au momentoù il envoie son coup. L’interroger à brûle-pourpoint sur un sujetqui l’intéresse, c’est absolument comme si on le heurtait. Je m’enrapporte au capitaine Nointel.

–&|160;Moi aussi, appuya Tartaras. Quepensez-vous du cas&|160;?

–&|160;Ma foi&|160;! mon colonel, je pense quele règlement ne l’ayant pas prévu, M.&|160;Prébord a le droit deprétendre qu’il a gagné. Reste la question de la loyauté, qui peutêtre appréciée de plusieurs façons.

–&|160;Qu’entendez-vous par ces paroles&|160;?demanda Prébord, très-pâle.

–&|160;Tout ce qu’il vous plaira, réponditNointel, en le regardant fixement.

–&|160;Messieurs&|160;! messieurs&|160;!s’écria Lolif, qui était né conciliateur, prenez-vous-en à moi, jevous en prie… Prébord n’avait pas de mauvaise intention… et jeserais désolé d’être la cause d’une querelle…, j’aimerais mieuxprendre à mon compte tous les paris que j’ai fait perdre.

–&|160;Rassurez-vous, mon cher, les choses enresteront là, dit le capitaine en souriant dédaigneusement.

Le bellâtre, en effet, n’avait pas l’air devouloir les pousser plus loin. Il s’était replié sur un petitgroupe d’amis qui tenaient pour lui et qui ne demandaient qu’àenterrer l’affaire. Il n’entrait pas dans les plans de Nointel dedonner une suite à ce commencement de querelle. L’heure n’était pasvenue d’en finir avec Prébord en le mettant au pied du mur. Ilsuffisait au capitaine d’avoir montré publiquement le cas qu’ilfaisait de ce personnage, et il n’ajouta pas un mot à la leçonqu’il venait de lui donner.

Lolif, du reste, ne lui laissa pas le temps dechanger de résolution. Sans demander une revanche que sonadversaire ne lui offrait pas, il s’empara de Nointel, ill’accapara, il finit par l’entraîner dans un petit fumoir quicommuniquait avec la salle de billard, et Nointel se laissa faire,quoiqu’il lui en coûtât beaucoup de renoncer au repos qu’il s’étaitpromis de goûter pendant quelques heures. Il prévoyait bien queLolif ne l’emmenait que pour lui parler du crime de l’Opéra, et ils’attendait à recevoir une averse de nouvellesinsignifiantes&|160;; mais il se résignait, par amitié pour Darcy,à subir encore une fois ce bavardage. On trouve quelquefois desperles dans les huîtres et des indications précieuses dans lesdiscours d’un sot.

–&|160;Mon cher, lui dit le reporter parvocation, je me demande où Prébord a pu entendre dire quemademoiselle Lestérel a été mise en liberté.

–&|160;Nulle part, cher ami, répliqua lecapitaine. Ce propos n’était à autre fin que de vous troubler et devous faire manquer votre carambolage.

–&|160;C’est bien possible… Prébord a unefaçon de jouer qui ne me va pas&|160;; mais il n’est pas questionde ça. Je sais que vous vous intéressez au grand procès qui seprépare et qui passionnera tout Paris.

–&|160;Moi&|160;! oh&|160;! très-peu, je vousassure. C’est à peine si je lis les journaux.

–&|160;Vous ne pouvez pas y être indifférent,ne fût-ce qu’à cause de votre ami Darcy, qui doit désirer ardemmentque le meurtre de madame d’Orcival ne reste pas impuni. Eh bien,quoiqu’il soit le propre neveu du juge d’instruction, je suiscertain qu’il n’est pas si bien informé que moi.

–&|160;Je le crois. Son oncle a refusépéremptoirement de lui dire un seul mot de ce qui se passe dans soncabinet.

–&|160;Et son oncle a eu raison. C’est unmagistrat de la vieille roche que M.&|160;Roger Darcy. Il connaîtses devoirs, et rien ne l’y ferait manquer. Mais, moi, je ne suispas lié comme lui par un serment. Je me suis tu scrupuleusement,jusqu’à ce qu’il ait reçu ma déposition&|160;; maintenant que j’aidéposé, je suis libre de me renseigner et de dire à mes amis ce quej’ai appris.

–&|160;Absolument libre.

–&|160;Eh bien, mon cher Nointel, je n’ai pasperdu mon temps, car l’instruction n’a plus de secrets pour moi. Jeme suis mis en relation avec quelqu’un que je ne vous nommerai pas,parce que je lui ai promis une discrétion inviolable…

–&|160;En échange de ses indiscrétions.

–&|160;Mais oui. Vous comprenez que, si onsavait qu’il me donne des renseignements, il perdrait sa place. Jene veux pas faire du tort à un père de famille, et puis il ne medirait plus rien, et j’aurais dépensé mon argent inutilement. Vousvous doutez bien que les confidences de cet employé ne sont pasgratuites, et elles m’ont déjà coûté gros.

–&|160;Il s’agit de savoir si elles valent cequ’elles vous ont coûté.

–&|160;Vous allez en juger. Voici ce qui s’estpassé depuis dimanche, jour par jour. Hier, lundi, dans la matinée,perquisition au domicile de mademoiselle Lestérel. On y a découvertun fragment de lettre où madame d’Orcival lui donnait rendez-vousau bal de l’Opéra.

–&|160;À quelle heure&|160;? demanda Nointel,qui n’avait pas vu Darcy depuis la veille.

–&|160;Mon homme ne me l’a pas dit, et je n’aipas pensé à le lui demander. L’heure, du reste, n’importe guère. Ilsuffit qu’il soit prouvé que la prévenue est allée au bal.

–&|160;C’est juste, dit le capitaine quipensait tout le contraire, mais qui voyait que, sur ce point, iln’y avait rien à tirer de Lolif.

–&|160;Or, il est prouvé qu’elle y est allée.Hier, dans l’après-midi, elle a été interrogée, et elle a persévérédans son système, qui consiste à ne pas répondre.

–&|160;Pas mauvais, le système. Le silence estd’or, dit le proverbe.

–&|160;Le proverbe a tort, pour cette fois.Songez que, devant l’évidence des faits, le silence équivaut à unaveu.

–&|160;Allons donc&|160;! Il est toujourstemps de parler, et en ne répondant pas on ne risque pas des’enferrer. Si j’étais accusé, je ne dirai pas un mot dans lecabinet du juge. Je n’ouvrirais la bouche qu’en présence desjurés.

–&|160;Mademoiselle Lestérel est de votreavis, car jusqu’à présent, M.&|160;Darcy n’a rien obtenu, niconfession, ni explication&|160;; mais les faits parlent. Elleaurait pu soutenir qu’elle n’était pas allée au rendez-vous donnépar Julia d’Orcival. Malheureusement pour elle, hier, uncommissaire très-intelligent a eu l’idée de feuilleter le registredes objets perdus et déposés à la Préfecture. Il a vu, inscrits surce registre, un domino et un loup trouvés sur la voie publique dansla nuit de samedi à dimanche. M.&|160;Roger Darcy a été prévenuimmédiatement&|160;; il a donné des ordres, et on a opéré avec unecélérité merveilleuse. Le soir même on découvrait la marchande à latoilette qui avait vendu ces objets, vendu, pas loué, remarquezbien. Elle les a reconnus tout de suite. Le domino n’était pasneuf, et il y avait une reprise au capuchon. Ce matin, à neufheures, on l’a confrontée avec la prévenue, qu’elle a reconnueaussi de la façon la plus formelle.

–&|160;Et la prévenue a nié&|160;?

–&|160;Non. Elle s’est contentée de pleurer.Elle ne pouvait pas nier. La marchande lui a rappelé toutes lescirconstances de l’achat qui a été fait dans la journée du samedi.Il n’y a plus maintenant l’ombre d’un doute sur la présence demademoiselle Lestérel au bal de l’Opéra.

–&|160;Le fait est qu’elle n’a certainementpas acheté un domino et un loup pour aller donner une leçon dechant.

–&|160;Et si elle les a achetés au lieu de leslouer, c’est qu’elle avait l’intention de ne pas les rapporter etde s’en défaire.

–&|160;S’en défaire, comment&|160;?

–&|160;En les jetant par la portière du fiacrequi l’a ramenée du bal. On n’a pas encore découvert ce fiacre, maison le cherche.

–&|160;Et où a-t-on ramassé cettedéfroque&|160;?

–&|160;Ah&|160;! voilà. Deux sergents de villequi faisaient leur ronde de nuit l’ont trouvée sur le boulevard dela Villette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis. C’estcurieux, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Dites que c’est inexplicable. Si cettedemoiselle Lestérel a tué Julia, elle devait avoir hâte de rentrerchez elle après l’avoir tuée. Que diable allait-elle faire du côtéde Belleville&|160;?

–&|160;C’est une ruse pour dépister lesrecherches.

–&|160;Elle prévoyait donc qu’on l’arrêteraitdès le lendemain. Il eût été beaucoup plus simple de regagnertranquillement son domicile, d’ôter son domino dans le fiacre, sielle craignait d’être vue par son portier, et d’aller le lendemainsoir jeter ledit domino quelque part… dans la Seine, dans unterrain vague, ou même au coin d’une borne.

–&|160;Mon cher, les criminels ne font pas deraisonnements si compliqués. Elle était pressée de se débarrasserd’un costume compromettant, elle ne voulait pas le semer dans sonquartier…

–&|160;Et elle est allée le semer à l’autrebout de Paris. Quoi que vous en disiez, ce n’est pas naturel dutout, et, si j’étais à la place de M.&|160;Roger Darcy, j’ouvriraisune enquête sur les relations que mademoiselle Lestérel pouvaitavoir dans les parages de la Villette ou des Buttes-Chaumont.

–&|160;C’est ce qu’il fera, n’en doutez pas.Mais convenez que je vous ai appris du nouveau. Darcy va être biencontent quand vous lui direz que, dès à présent, la condamnationest certaine.

–&|160;Crétin&|160;! pensait Nointel enregardant Lolif qui se rengorgeait.

Et il lui demanda d’un airindifférent&|160;:

–&|160;Savez-vous l’heure qu’il était quandles sergents de ville on fait cette trouvaille&|160;?

–&|160;Ma foi&|160;! non, je n’ai pas pensé àm’en informer. Mais le juge d’instruction doit le savoir. Il n’ometrien, je vous assure. Les détails les plus insignifiants sontrecueillis par lui avec beaucoup de soin.

–&|160;Eh bien, tâchez donc de vous renseignersur ce point, et faites-moi le plaisir de me dire ce que vous aurezappris.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! vous prenez goût aumétier qui me passionne, à ce que je vois. Bravo&|160;! mon cher.Pratiquez-le un peu, et vous reconnaîtrez que rien n’est plusamusant.

–&|160;Ça dépend des goûts, dit le capitaineen feignant d’étouffer un bâillement. Moi, je n’aime pas lesproblèmes. C’était bon du temps où je me préparais à Saint-Cyr. Jevous écoute volontiers, quand vous parlez de ces choses-là, parceque vous en parlez bien&|160;; mais, au bout d’un quart d’heure,j’en ai assez. Retournons au billard, mon cher. J’éprouve le besoinde m’étendre sur une banquette et d’y sommeiller au doux bruit descarambolages.

Lolif soupira, car il avait espéré un instantque Nointel allait partager sa toquade&|160;; mais lecompliment fit passer le refus de collaborer.

Nointel, en rentrant dans la salle, sedisait&|160;:

–&|160;Ce nigaud ne se doute pas qu’il vientde m’indiquer le point le plus intéressant à vérifier. S’il étaitmoins de trois heures du matin quand les sergents de ville onttrouvé le domino, mademoiselle Lestérel serait sauvée, puisqu’ilest prouvé que le domino lui appartient et que Julia a été tuée àtrois heures. Je me renseignerai moi-même, si Lolif ne me renseignepas.

Et il s’apprêtait, en attendant, à jouir d’unrepos qu’il avait bien gagné. La marquise ne recevait pas, à ce queprétendait Simancas, et tout en se promettant de forcer plus tardcette consigne, le capitaine se félicitait de pouvoir disposer desa soirée à sa guise. Il méditait de dîner au cercle et d’allerensuite où sa fantaisie le conduirait, à moins que Darcy ne semontrât et ne le mît en réquisition pour quelque corvée relative àla grande affaire.

La partie avait repris. Le jeune baron deSigolène, hardi, mais déveinard, jouait la décompte en seize contrele major Cocktail, qui lui laissait régulièrement faire douzepoints, et enfilait alors une série victorieuse de seizecarambolages. Tréville, par patriotisme, s’obstinait à parier pourle gentilhomme du Velay et perdait avec entrain contre AlfredLenvers qui, n’ayant pas de préjugés sur les nationalités,soutenait l’Angleterre, en attendant qu’il se présentât un pigeon àplumer au piquet. Le colonel Tartaras rageait dans un coin. Iln’avait pas encore digéré le coup de Lolif. Coulibœuf racontait àPerdrigeon qu’un jour, au cercle d’Orléans, il avait carambolésoixante-dix-neuf fois d’affilée, et Perdrigeon, qui ne l’écoutaitpas, lui demandait des nouvelles d’une Déjazet de province, enreprésentation, pour le moment, dans les départements du Centre.Prébord et Verpel avaient disparu. Le doux Charmol, chansonnier duCaveau, les avait suivis.

Lolif, encore tout honteux de sa récentebévue, se glissa timidement derrière les joueurs, et Nointel, aprèsavoir choisi une place propice à la rêverie, s’établit dans uneposture commode, et alluma un excellent cigare. Il n’en avait pastiré trois bouffées, que l’imprévu se présenta sous la forme d’undomestique du Cercle, portant sur un plateau, non pas une lettrecette fois, mais une carte de visite.

Le capitaine la prit et y lut le nom deCrozon.

–&|160;Déjà&|160;! pensa-t-il. Le dénonciateuranonyme lui a donc désigné l’amant de sa femme&|160;? Voilà quivaut la peine que je me dérange.

–&|160;La personne est-elle là&|160;?demanda-t-il au valet de chambre.

–&|160;Elle attend monsieur au parloir…c’est-à-dire, il y a deux personnes, répondit le domestique.

–&|160;Comment, deux&|160;? Vous ne m’apportezqu’une carte.

–&|160;Ce monsieur est accompagné d’un… d’unhomme.

–&|160;C’est bien&|160;; dites que je viens,reprit le capitaine assez surpris.

Et il quitta, non sans regret, la banquette oùil était si bien.

–&|160;Qui diable ce baleinier m’a-t-ilamené&|160;? pensait-il en traversant lentement la salle debillard. Un homme, dans le langage des laquais, cela signifie unindividu mal vêtu. Est-ce que Crozon, ayant découvert que sa femmel’a trompé avec un maroufle, aurait eu l’idée baroque de traînerici le susdit maroufle à seule fin de le châtier en maprésence&|160;? Avec cet enragé, on peut s’attendre à tout. C’estégal, il aurait pu mieux choisir son temps. Je me délectais à nepenser à rien. Enfin&|160;! il était écrit qu’aujourd’hui on ne melaisserait pas tranquille.

Le parloir était situé à l’autre bout desappartements du cercle, et, en passant par le salon rouge, Nointelaperçut Prébord, en conférence avec Verpel et Charmol.

–&|160;Aurait-il, par hasard, l’intention dem’envoyer des témoins&|160;? se dit Nointel. Ma foi&|160;! je n’enserais pas fâché. Un duel me dérangerait un peu dans ce moment-ci,mais j’aurais tant de plaisir à donner un coup d’épée à ce fat queje ne refuserais pas la partie.

Il affecta de marcher à petits pas et de seretourner plusieurs fois, pour faire comprendre à ce trio qu’unerencontre serait facile à régler. Mais le beau brun et ses deuxamis firent semblant de ne pas l’apercevoir, et il eut la sagessede ne pas les provoquer. Il méprisait de tels adversaires, etd’ailleurs il lui tardait de savoir quelle nouvelle apportaitM.&|160;Crozon.

Il trouva le beau-frère de Berthe, planté toutdroit au milieu du parloir, le chapeau sur la tête, le visageenflammé, l’œil sombre, les traits contractés&|160;: l’air etl’attitude d’un homme que la colère transporte et qui s’efforce dese contenir. Derrière ce mari malheureux, se tenait un grandflandrin, maigre et osseux comme un Yankee, portant la barbe et lesmoustaches en brosse, et paraissant fort embarrassé de sa personne.Ce singulier personnage était vêtu d’une redingote vert olive, d’unpantalon de gros drap bleu et d’un gilet jaune en poil dechèvre.

–&|160;Qu’est-ce que c’est que cetoiseau-là&|160;? se demandait le capitaine. Il ressemble à untrappeur de l’Arkansas, et il est habillé comme Nonancourt, dans leChapeau de paille d’Italie.

–&|160;M.&|160;Bernache, premier maîtremécanicien à bord de l’Étoile polaire que je commande, ditle baleinier d’une voix rauque, et avec un geste d’automate.

En toute autre occasion, Nointel aurait ri debon cœur de cette façon de présenter quelqu’un en lui donnant durevers de la main à travers la poitrine&|160;; mais il sentit quela situation était sérieuse, et il répondit avec un flegmeparfait&|160;:

–&|160;Je suis charmé de faire la connaissancede M.&|160;Bernache. Veuillez m’expliquer, mon cher Crozon, ce queje puis pour son service… et pour le vôtre.

–&|160;Vous ne devinez pas&|160;? lui demandale marin, en le foudroyant du regard.

–&|160;Non, sur ma parole.

–&|160;Monsieur est mon témoin.

–&|160;Ah&|160;! très-bien. Je comprends. Vousavez reçu la lettre que vous attendiez. Vous savez maintenant à quivous en prendre, vous allez vous battre, et vous avez choisi pourvous assister sur le terrain un camarade éprouvé, qui a naviguéavec vous. Je ne puis que vous féliciter de ce choix, et je ne vousen veux pas du tout de m’avoir préféré monsieur, qui vous connaîtplus que moi et qui vous représentera beaucoup mieux.

Nointel croyait être fort habile en parlantainsi. Il craignait que Crozon n’eût l’idée de lui adjoindre cemécanicien comme second témoin, et il prenait les devants pouréviter la ridicule corvée dont il pensait être menacé. Il nes’attendait guère à être interpellé comme il le fut aussitôt.

–&|160;Ne faites donc pas semblant de ne pascomprendre, lui cria le baleinier. C’est avec vous que je veux mebattre, et j’ai amené Bernache pour que nous en finissions tout desuite. Vous devez avoir ici des amis. Envoyez-en chercher un, etpartons. Nous irons où vous voudrez. J’ai en bas, dans un fiacre,des épées, des pistolets et des sabres.

Le capitaine tombait de son haut, mais ilcommençait à entrevoir la vérité, et il ne se troubla point.

–&|160;Pourquoi voulez-vous donc vous battreavec moi&|160;? demanda-t-il tranquillement.

Crozon tressaillit et dit entre sesdents&|160;:

–&|160;Vous raillez. Il vous en coûteracher.

–&|160;Je ne raille pas. Je n’ai jamais étéplus sérieux, et je vous prie de répondre à la question que jeviens de vous adresser.

–&|160;Vous m’y forcez. Vous tenez àm’entendre proclamer ce que vous savez fort bien. Soit&|160;! c’estun outrage de plus, mais je règlerai tous mes comptes à la fois,car je veux vous tuer, entendez-vous&|160;?

–&|160;Parfaitement, mais pourquoi&|160;?

–&|160;Parce que vous avez été l’amant de mafemme.

Nointel reçut cette extravagante déclarationavec autant de calme qu’il recevait autrefois les obus lancés parles canons Krupp. Un autre se serait récrié et aurait essayé de sejustifier. Il s’y prit d’une façon toute différente, et il fitbien.

–&|160;Si je vous affirmais que ce n’est pasvrai, vous ne me croiriez pas, je suppose, dit-il sanss’émouvoir.

–&|160;Non, et je vous engage à vous épargnerla peine de mentir. Comment voulez-vous que je vous croie&|160;?Vous m’avez déclaré vous-même, il n’y a pas deux heures, qu’enpareil cas un galant homme niait toujours.

–&|160;Je l’ai dit et je le répète. Mais vousadmettez aussi qu’un galant homme peut avoir été accuséfaussement.

–&|160;Non. Personne n’a intérêt à vousdésigner comme ayant été l’amant de ma femme.

–&|160;Qu’en savez-vous&|160;? J’ai desennemis, et je m’en connais un entre autres qui est très-capabled’avoir imaginé ce moyen de se débarrasser de moi, sans exposer sapersonne. Remarquez, je vous prie, que je ne proteste pas, que jene discute pas, et même que je ne refuse pas de vous rendreraison.

–&|160;C’est tout ce qu’il me faut.Marchons.

–&|160;Tout à l’heure. Veuillez me laisserachever. Je ne serai pas long.

»&|160;Vous avez reçu, à ce que je vois, unenouvelle lettre du drôle qui ne cesse depuis trois mois de dénoncervotre femme, et cette fois il a plu à ce drôle de me désigner àvotre vengeance. J’ai le droit de vous demander si cette lettre estsignée, et, si elle l’est, je puis exiger que vous m’accompagniezchez son auteur, afin de me mettre à même de le forcer à avouer envotre présence qu’il m’a lâchement calomnié. Je l’y forcerai, jevous en réponds, et je lui ferai avaler son épître, s’il refuse leduel à mort que je lui proposerai.

–&|160;La lettre n’est pas signée.

–&|160;Très-bien&|160;! Alors, je ne peux m’enprendre qu’à vous, qui ajoutez foi à une accusation anonyme portéecontre moi par un vil coquin. Et si vous ne me cherchiez pasquerelle, c’est moi qui vous demanderais satisfaction, car vousm’insultez en supposant que je vous ai trompé, vous qui avez étémon camarade, et presque mon ami.

–&|160;Ces trahisons-là sont très-bien vuesdans le monde où vous vivez.

–&|160;Cela se peut, mais ce qu’on netolèrerait dans aucun monde, c’est le procédé dont j’aurais uséaujourd’hui en vous faisant raconter vos infortunes de ménage si jeles avais causées. Me croire capable d’une action si basse, c’estm’insulter, je vous le répète, et je ne tolère pas les insultes.Donc, nous allons nous battre.

–&|160;À la bonne heure&|160;! trouvez vite untémoin et partons.

–&|160;Pardon&|160;! je n’ai pas fini. Jetiens absolument à vous dire, avant de vous suivre sur le terrain,ce que je compte faire après la rencontre. Vous allez m’objecterque je ne ferai rien du tout, attendu que vous êtes certain de metuer. Eh bien, je vous affirme que vous ne me tuerez pas. Vous êtesd’une jolie force à toutes les armes, mais je suis plus fort quevous.

–&|160;Nous verrons bien, dit le marin avecimpatience.

–&|160;Vous le verrez, en effet. Je vousblesserai, et quand je vous aurai blessé, pour vous apprendre à mesoupçonner d’une vilenie, je prendrai la peine de vous prouver quel’accusation que vous avez admise si légèrement était absurde, etque non-seulement je n’ai jamais été l’amant de votre femme, maisque je ne l’ai jamais vue.

»&|160;Maintenant, j’ai tout dit et je suisprêt à vous suivre partout où il vous plaira de me conduire.Permettez-moi seulement d’aller prendre chez lui un ami que jetiens à avoir pour témoin, par la raison qu’il est inutiled’ébruiter cette affaire, et que je suis sûr de sa discrétion.

Le baleinier semblait hésiter un peu. Lapéroraison du capitaine avait fait sur lui une certaine impression,mais il n’était pas homme à reculer après s’être tant avancé, et ilfit signe à Bernache de le suivre. Le maître mécanicien ne payaitpas de mine et n’avait pas l’élocution facile, mais il ne manquaitpas de bon sens, et il risqua une observation fort sage.

–&|160;Moi, à ta place, mon vieux Crozon,dit-il timidement, avant d’aller me cogner avec ce monsieur, quin’a pas plus peur que toi, ça se voit bien, je lui demanderais defaire avant le coup de torchon ce qu’il te propose de faireaprès.

–&|160;Qu’est-ce que tu me chantes là,toi&|160;? grommela le loup de mer.

–&|160;Elle est bien facile à comprendre, machanson. Monsieur déclare qu’il n’a jamais vu ni connu ta femme, etje mettrais ma main au feu qu’il ne ment pas. Mais, puisque turefuses de croire à la parole d’un officier, pourquoi ne lepries-tu pas de te montrer qu’il dit la vérité&|160;?

–&|160;Je suis curieux de savoir comment ils’y prendrait, dit Crozon, en haussant les épaules.

–&|160;Parbleu&|160;! il me semble que c’estbien simple, répondit le judicieux mécanicien. Ta femme ne saitrien de ce qui se passe, n’est-ce pas&|160;? Tu ne lui as jamaisparlé de monsieur&|160;?

–&|160;Non. Ensuite&|160;?

–&|160;Elle est chez toi, malade… hors d’étatde sortir. Par conséquent, elle n’a pu te suivre…

–&|160;Non, cent fois non.

–&|160;Eh bien, il me semble que si nousallions la voir tous les trois, et si tu lui disais que monsieurest un camarade à toi, tu connaîtrais bien à sa figure si…

–&|160;Pardon, monsieur, interrompitNointel&|160;; je ne sais si votre proposition serait agréée parM.&|160;Crozon, mais moi je refuse absolument de me soumettre à uneépreuve de ce genre. Je trouve au-dessous de ma dignité de jouerune comédie qui d’ailleurs n’amènerait pas le résultat que vousespérez. Madame Crozon n’éprouverait aucune émotion en me voyant,puisque je lui suis absolument inconnu&|160;; mais M.&|160;Crozonpourrait croire qu’elle a dissimulé ses impressions. Ce n’est paspar de tels moyens que je me propose de le convaincre… lorsque jelui aurai donné la leçon qu’il mérite.

Le capitaine avait manœuvré avec une habiletérare, et il avait calculé d’avance la portée de ses discours quitendaient tous à calmer un furieux et qui semblaient être débitéstout exprès pour l’exaspérer davantage. Le capitaine connaissaitles jaloux, pour les avoir pratiqués, et il s’était dit que plus ilprendrait de haut l’accusation portée contre lui par cet affolé,plus il aurait de chances de le ramener à la raison. Le pis qui pûtlui arriver, c’était d’être forcé d’aller sur le terrain, et cetterencontre ne l’effrayait pas, car il se croyait à peu près certainde mettre Crozon hors de combat, et par conséquent hors d’état detuer sa femme. Il se demandait même s’il ne valait pas mieux quel’affaire finît ainsi.

Mais, pendant qu’il parlait, un revirements’opérait dans les idées du mari, qui commençait à réfléchir. Ilhésita longtemps, ce mari malheureux&|160;; il lui en coûtait defaire un pas en arrière, et pourtant il était frappé du calme et dela fermeté que montrait Nointel. Enfin il s’écria&|160;:

–&|160;Vous ne voulez pas du moyen deBernache… vous prétendez que vous en avez un autre pour me prouverque je vous accuse à tort. Dites-le donc, votre moyen.

–&|160;À quoi bon&|160;? Vous ne l’admettriezpas.

–&|160;Dites toujours.

–&|160;Non. J’aime mieux me battre.

–&|160;Parce que vous savez bien que vous neme convaincriez pas.

–&|160;Je vous convaincrais parfaitement. Maispour cela, il me faudrait peut-être du temps, et vous n’avez pasl’air disposé à attendre. Moi, je n’y tiens pas non plus.Finissons-en. Avez-vous une voiture en bas&|160;?

–&|160;Du temps&|160;? Comment, dutemps&|160;? Expliquez-vous.

–&|160;Vous le voulez&|160;? soit&|160;! maisavouez que j’y mets de la complaisance. Eh bien, si vous étiez desang-froid, je vous proposerais de me montrer la lettre anonyme quevous venez de recevoir. Vous m’avez offert tantôt de me faire voirles autres, les anciennes. Vous pouvez bien me faire voircelle-là.

–&|160;Sans doute, et quand vous l’aurezvue&|160;?

–&|160;Quand je l’aurai vue, il arrivera dedeux choses l’une&|160;: ou je reconnaîtrai l’écriture de votreaimable correspondant, et, dans ce cas, nous irons ensemble, sansperdre une minute, le forcer à confesser qu’il a menti&|160;; ou jene la reconnaîtrai pas tout de suite, et alors j’ouvrirai uneenquête, et cette enquête aboutira, j’en suis sûr, à la découvertedu coupable. C’est un de mes ennemis intimes qui a fait cela, et jen’en ai que trois ou quatre. Je me ferais fort de trouver l’auteurde la lettre parmi ces trois ou quatre, mais ce serait trop long.N’en parlons plus.

Crozon hésita encore un peu, puis il tirabrusquement un papier de sa poche, et il le tendit à Nointel, quiéprouva, en y jetant les yeux, la sensation la plus vive qu’il eûtressentie depuis la mort de Julia d’Orcival.

Les écritures n’ont pas toujours un caractèreparticulier qui saute aux yeux tout d’abord. Par exemple, lescursives usitées dans le commerce se ressemblent toutes&|160;; lesanglaises allongées aussi, ces anglaises que les jeunes fillesapprennent au pensionnat. Mais celle de la lettre anonyme étaittrès-grosse, très-espacée et très-régulière, une écriture du bonvieux temps. Nointel n’eut qu’à la regarder pour constater qu’ellene lui était pas inconnue&|160;; seulement, il ne se rappelait pasencore où ni quand il l’avait vue.

–&|160;Eh bien&|160;? lui demanda Crozon.

–&|160;Eh bien, répondit-il sans se départirde son calme, je ne puis pas vous nommer immédiatement l’auteur decette lettre, mais je suis à peu près certain que je saurai bientôtde qui elle est, surtout si vous permettez que je la lise.

–&|160;Lisez… lisez tout haut. Je n’ai pas desecrets pour Bernache.

Le capitaine prit le papier que Crozon luitendait et lut lentement, posément, comme un homme qui se recueillepour rassembler ses souvenirs.

La lettre était ainsi conçue&|160;:

«&|160;L’ami qui vous écrit regrette de ne pasêtre encore en mesure de vous apprendre où se trouve l’enfant dontvotre femme est accouchée secrètement, il y a six semaines. Cetenfant a été confié par elle à une nourrice qui a changé dedomicile au moment où celui qui la cherche pour vous rendre serviceétait sur le point de la découvrir. La mère a sans doute eu ventdes recherches, et elle s’est arrangée de façon à les empêcherd’aboutir. La nourrice a été avertie, et elle a su se dérober. Maison est sûr qu’elle n’a pas quitté Paris, et on latrouvera.&|160;»

–&|160;Convenez, dit Nointel, convenez ques’il dit la vérité, votre correspondant est un sinistre coquin.Dénoncer une femme coupable, c’est lâche, c’est ignoble&|160;; maisenfin il peut prétendre que son devoir l’oblige à éclairer un amitrompé. Rien ne l’oblige à vous livrer l’enfant. S’il connaît votrecaractère, il doit penser que vous le tuerez, ce pauvre petit êtrequi est assurément fort innocent. Il tient donc à vous pousser àcommettre un crime.

–&|160;Faites-moi grâce de vos réflexions,interrompit le baleinier, plus ému qu’il ne voulait leparaître.

–&|160;Si tel est le but que se propose cethomme, reprit le capitaine, cet homme mériterait d’être envoyé aubagne, et je me chargerais volontiers de lui faciliter le voyage deNouméa. Mais je crois qu’il se vante, je crois qu’il ment. Il n’apas trouvé l’enfant, parce que l’enfant n’existe pas. Il a inventécette histoire à seule fin de vous entretenir dans un étatd’irritation dont il compte bien tirer parti. Quels sont sesprojets&|160;? Je n’en sais rien encore, mais je soupçonne qu’ilveut vous employer à le débarrasser de quelqu’un qui le gêne.

–&|160;Lisez&|160;! mais lisez donc&|160;!

–&|160;M’y voici&|160;:

«&|160;En attendant qu’il puisse vous montrerla preuve vivante de la trahison de votre femme, l’ami tientaujourd’hui la promesse qu’il vous a faite de vous désignerl’amant, ou plutôt les amants, car il y en a eu deux.&|160;»

–&|160;S’il continue, il finira par endécouvrir une douzaine, dit railleusement Nointel.

Et, comme il vit que ce commentaire n’étaitpas du goût de Crozon, il reprit&|160;:

«&|160;Le premier, celui qui l’a détourné deses devoirs, et qui a été le père de cet enfant, était unaventurier polonais, nommé Wenceslas Golymine. Cet homme prétendaitêtre noble, et s’attribuait le titre de comte. Il vivait dans legrand monde et il dépensait beaucoup d’argent, mais il n’a jamaisété qu’un chevalier d’industrie.&|160;»

À ce passage, le capitaine s’arrêta court, nonparce que l’indication l’étonnait – il avait toujours pensé que leslettres rendues par Julia à mademoiselle Lestérel étaient du pendu– mais parce que la mémoire, aidée par cette indication, luirevenait tout à coup. Il se souvenait que l’écriture, cette belleécriture du dix-huitième siècle, était précisément celle du billetqu’il avait reçu un quart d’heure auparavant, du billet où don JoséSimancas l’informait que la marquise de Barancos ne recevait pas cejour-là.

Il avait en poche la pièce de comparaison, etun autre que lui n’aurait pas manqué de l’exhiber et de signaler aumari une similitude qui ne laissait aucun doute sur la véritablepersonnalité du dénonciateur anonyme. Mais Nointel, en cetteoccurrence, montra un sang-froid et une présence d’espritextraordinaires. Il ne lui fallut qu’une seconde pour envisagertoutes les conséquences d’une déclaration immédiate&|160;: Crozonse lançant aussitôt à la poursuite du Péruvien, le sommant defournir des preuves, en un mot, cassant les vitres, pataugeantbrutalement à travers les combinaisons du capitaine, le tout audétriment du succès de l’enquête si bien commencée. Il ne luifallut qu’une seconde pour se dire que mieux valait cent foisgarder pour lui seul le secret de cette découverte qui luifournissait justement un moyen d’action sur Simancas, tenir cegredin sous la menace de dévoiler ses manœuvres honteuses, puis,quand le moment serait venu d’en finir avec lui, le livrer au brasséculier de Crozon, en démontrant à ce mari peu commode que soncorrespondant n’était qu’un vil calomniateur. Et il eut la force dese taire, de sourire, et de s’écrier&|160;:

–&|160;Parbleu&|160;! le drôle qui vous écrita d’excellentes raisons pour dénoncer le comte Golymine. Cepersonnage ne peut plus le démentir, car il s’est suicidé lasemaine dernière.

–&|160;Oui, la veille de mon arrivée à Paris,dit le baleinier, et le lendemain, ma femme a eu une attaque denerfs en apprenant qu’il était mort. Continuez, je vous prie.

Nointel se disait&|160;:

–&|160;Je crois que j’aurai de la peine à luipersuader que madame Crozon est immaculée, mais ce n’est pas là queje veux en venir.

Et il se remit à lire&|160;:

«&|160;Le soi-disant comte Golymine a étéobligé, il y a quelques mois, de quitter la France pour fuir sescréanciers, et ses relations avec votre femme ont cessé à cetteépoque. Elles ne se sont pas renouées lorsqu’il est rentré à Paris,où il vient de finir, comme finissent tous ses pareils, en sedonnant volontairement la mort.

–&|160;Comme finissent tous ses pareils&|160;!pensait Nointel&|160;; écrite par cet escroc d’outre-mer, la phraseest un chef-d’œuvre.

–&|160;Lisez jusqu’au bout tonna le marin.

–&|160;Très-volontiers, répondit doucement lecapitaine.

«&|160;Elles ne se sont pas renouées parce quevotre femme avait pris un autre amant.

–&|160;Bon&|160;! je commence àcomprendre.

«&|160;Cet amant a mis autant de soin à cachersa liaison que le Polonais en avait mis à afficher la sienne.

–&|160;Bien trouvé, cela&|160;!

«&|160;L’ami qui vous écrit…

Il tient à sa formule.

«&|160;L’ami qui vous écrit a eu beaucoup depeine à la découvrir.

–&|160;Je le crois aisément.

«&|160;Cependant, il y est parvenu, etmaintenant il est sûr de son fait.

–&|160;Je suis curieux de savoir comment ils’y est pris pour acquérir cette certitude… Mais il ne s’expliquepas sur ce point.

«&|160;Il s’empresse donc de vous nommerl’homme qui vous a déshonoré. C’est un ancien officier decavalerie. Il a quitté le service pour mener une vie scandaleuse.Il fait profession de séduire les femmes mariées, et il se plaît àporter le trouble dans les ménages.&|160;»

–&|160;Voilà un portrait bienressemblant&|160;! s’écria Nointel. Si c’est de moi qu’il s’agit,comme je n’en doute pas, je déclare que votre anonyme est unimbécile. Mais voyons la fin.

«&|160;Ce lovelace s’appelle Henri Nointel. Ilhabite rue d’Anjou, 125, et il va tous les jours, dansl’après-midi, au Cercle de…

–&|160;Il tient essentiellement à ce que vousm’exterminiez sans perdre un instant. Je suis surpris qu’il ne vousindique pas aussi le moyen de m’assassiner sans courir aucunrisque. Mais, non… il se borne à la jolie appréciation quevoici&|160;:

«&|160;Le sieur Nointel est universellementhaï et méprisé. Celui qui délivrera de cet homme le monde parisienaura l’approbation de tous les honnêtes gens. On ne trouverait pasde juges pour le condamner.

–&|160;Hé&|160;! hé&|160;! cette conclusionressemble fort à une excitation au meurtre. Est-ce tout&|160;? Non.Il y a un post-scriptum&|160;:

«&|160;Les recherches se poursuivent. Dès quele nouveau domicile de la nourrice sera connu, l’ami vous avertira.Sa tâche sera alors remplie, et il se fera connaître.&|160;»

–&|160;Bon&|160;! cette fois, c’est complet,et je suis fixé. Voici la lettre, mon cher, dit froidement lecapitaine en présentant au marin le papier accusateur.

–&|160;Essayez donc au moins de vousjustifier, s’écria Crozon.

–&|160;Je m’en garderai bien. Si vous êtesaveuglé par la jalousie au point de prendre au sérieux de pareillesabsurdités, vous qui connaissez mon caractère, pour avoir vécu dansmon intimité à un âge où on ne dissimule rien, si vous ajoutez foià de si stupides calomnies, tout ce que je pourrais vous dire neservirait à rien. J’aime mieux vous répéter que je suis à vosordres. Battons-nous, puisque vous le voulez. J’espère que vous neme tuerez pas. J’espère même que plus tard vous reviendrez de vospréventions et que vous songerez alors à châtier le misérable qui,sous prétexte de vous rendre service, vous insulte à chaque lignede cet odieux billet. «&|160;Votre femme a un amant&|160;», il n’aque ces mots-là au bout de sa plume. Et, je vous le jure, sij’étais marié et qu’un homme m’écrivît de ce style, je n’aurais pasde repos que je ne l’eusse éventré.

–&|160;Nommez-le-moi donc alors, dit lebaleinier, un peu ébranlé par ce simple discours.

–&|160;Je vous le nommerai, soyeztranquille&|160;; je vous le nommerai avant qu’il vous ait indiquél’endroit où on cache ce prétendu enfant qui n’est pas né.

–&|160;Pourquoi ne le nommez-vous pasmaintenant, si vous avez reconnu son écriture&|160;?

–&|160;Je ne l’ai pas reconnue, dit hardimentNointel, mais je suis détesté par des gens qui ne m’ont jamaisécrit. Je les connais fort bien, ces gens-là. J’en soupçonne deuxou trois, et je trouverai le moyen de me procurer quelques lignesde leur main. Pour cela, je n’aurai même pas besoin de comparer lespièces. Les caractères que vous venez de me montrer sont imprimésdans ma mémoire. Seulement, je vous préviens que je ne vouslaisserai pas la satisfaction de traiter ce pleutre comme il lemérite. Je me réserve le plaisir de le crosser d’abord, et del’embrocher ensuite, si tant est qu’on puisse l’amener sur leterrain.

Mais je m’amuse à faire des projets, et nousperdons un temps précieux. Les jours sont très-courts au mois defévrier, et, pour peu que nous prolongions cette causerie, nousallons être obligés de remettre notre affaire à demain.

–&|160;Il est déjà trop tard. On n’y verraitpas clair pour se couper la gorge, se hâta de dire le maîtremécanicien. D’ailleurs, je suis d’avis que ça ne presse pas tantque ça.

–&|160;Comment&|160;! grommela Crozon, toiaussi, Bernache&|160;! tu te mets contre moi.

–&|160;Je ne me mets pas contre toi, mais jetrouve que monsieur dit des choses très-sensées. D’abord, un hommequi dénonce quelqu’un sans signer est un failli gars. Et on voitbien ce qu’il veut, ce chien-là. Il a une rancune contreM.&|160;Nointel, et il compte que tu le tueras. Il aura entendudire que tu es rageur, et que tu tires bien toutes les armes. Et illui tarde que tu t’alignes, car il a soin de te dire où tutrouveras monsieur, l’endroit, l’heure et tout.

–&|160;Oh&|160;! il connaît mes habitudes, diten riant le capitaine. Il savait que je serais ici de quatre àcinq. Par exemple, il ne savait pas que je vous y avais donnérendez-vous éventuellement, car il ne se doute guère que noussommes d’anciens camarades. Sa combinaison pèche en ce point. Etc’est tout naturel. Le coquin ne pouvait pas deviner qu’il y atreize ans j’étais embarqué avec vous sur le Jérémie.C’est parce qu’il ignorait cette particularité de ma vie militairequ’il s’est risqué à nous tendre ce piège à tous les deux.

Nointel parlait d’un air si dégagé, son tonétait si franc, son langage si clair, que l’intraitable baleinierentra, malgré lui, dans la voie des réflexions sages. Il regardaitalternativement le capitaine et l’ami Bernache. On devinait sanspeine ce qui se passait dans sa tête. Après un assez long silence,il dit brusquement&|160;:

–&|160;Nointel, voulez-vous me donner votreparole d’honneur que vous n’avez jamais vu ma femme&|160;?

Nointel resta froid comme la mer de glace, etrépondit, en pesant ses mots&|160;:

–&|160;Mon cher Crozon, si vous aviez commencépar me demander ma parole, je vous l’aurais donnée bien volontiers.Nous n’en sommes plus là. Voilà une demi-heure que vous m’accusezde très-vilaines choses et que vous doutez de ma sincérité. J’aisupporté de vous ce que je n’aurais supporté de personne. Mais voustrouverez bon que je n’obéisse pas à une sommation de jurer. Vouspourriez ne pas croire à ma parole d’honneur, et, ce faisant, vousm’offenseriez gravement. Je préfère ne pas m’exposer à ce malheur.Souvenez-vous aussi que vous regrettez d’avoir ajouté foi à unserment fait dans une circonstance identique…

–&|160;Par ma belle-sœur&|160;! Ce n’est pasdu tout la même chose. Les femmes ne se font pas scrupule de jurerà faux. Mais vous, Nointel, je vous tiens pour un homme d’honneur,et si vous vouliez…

–&|160;Oui, mais je ne veux pas.

–&|160;Eh bien, s’écria le marin convaincu partant de fermeté, affirmez-moi seulement que ce n’est pas vrai, quevous n’êtes pas…

–&|160;L’amant de madame Crozon. Mais, moncher, depuis que je suis entré ici, je ne fais pas autre chose, ditNointel, en éclatant de rire.

Cette fois, le baleinier était vaincu. Le sanglui monta au visage, les larmes lui vinrent aux yeux, ses lèvrestremblèrent, et il finit par tendre à Nointel, qui la serra, salarge main, en disant d’une voix étranglée&|160;:

–&|160;Je vous ai soupçonné. J’étais fou. Ilne faut pas m’en vouloir. Je suis si malheureux.

–&|160;Enfin&|160;! s’écria le capitaine, jevous retrouve tel que je vous ai connu jadis. Moi, vous en vouloir,mon cher Crozon&|160;! Ah&|160;! parbleu&|160;! non. Je vous plainstrop pour vous garder rancune. Et j’ai déjà oublié tout ce quivient de se passer ici. Il n’y a qu’une chose dont je me souviens…l’écriture de ce gredin qui a failli me mettre face à face avec unvieux camarade, une épée ou un pistolet au poing. Et je vousréponds qu’il payera cher cette canaillerie.

–&|160;Voulez-vous sa lettre pour vous aider àle trouver&|160;?

Nointel mourait d’envie de dire&|160;: oui.Cette lettre serait devenue entre ses mains une arme terriblecontre Simancas&|160;; mais il se contint, car il sentait lanécessité de ne pas aller trop vite avec ce mari ombrageux, et ilrépondit vivement&|160;:

–&|160;Merci de ne plus vous défier de moi.Mais conservez la lettre. Je vous la demanderai quand j’auraitrouvé mon drôle, ou plutôt je vous prierai d’assister àl’explication que j’aurai avec lui et de lui mettre vous-même sousle nez la preuve de son infamie.

»&|160;Permettez-moi maintenant de remercieraussi M.&|160;Bernache. C’est en partie à son intervention que jedois de ne pas m’être coupé la gorge avec un vieil ami. Je le priede croire que je suis désormais son obligé et qu’il peut comptersur moi en toute occasion.

Le mécanicien balbutia quelques mots polis,mais Nointel n’avait pas besoin qu’il s’expliquât plus clairement.Il voyait bien que les plus vives sympathies de ce brave homme luiétaient acquises à jamais. Et la conquête de M.&|160;Bernachen’était point à dédaigner, car il exerçait une certaine influencesur Crozon, et le capitaine n’en avait pas fini avec le baleinier.Il tenait au contraire à le voir souvent, dans l’intérêt demademoiselle Lestérel et de sa malheureuse sœur, qui restaientexposées, l’une aux violences de son mari, l’autre aux incartadesde son beau-frère. Crozon, momentanément calmé, pouvait d’uninstant à l’autre être pris d’un nouvel accès de fureur, motivé parune nouvelle dénonciation. Il pouvait aussi se lancer dans quelquedémarche imprudente et aggraver involontairement les charges quipesaient encore sur Berthe. Nointel était bien décidé à ne pas lelâcher, et il commença sans plus tarder à letravailler&|160;; ce fut le mot qui lui vint à l’esprit,et ce mot exprimait très-bien ses intentions.

–&|160;Mon cher camarade, reprit-il, du ton leplus affectueux, puisqu’il ne reste plus de nuages entre nous, jepuis bien vous parler à cœur ouvert. Mon sentiment est que vousavez été victime d’une abominable machination. Ce drôle qui vous aécrit s’est fait un jeu d’empoisonner votre existence et celle demadame Crozon.

–&|160;Pourquoi&|160;? demanda le baleinier,dont le front redevint sombre. Je n’ai pas d’ennemis… à Parissurtout.

–&|160;C’est-à-dire que vous ne vous enconnaissez pas. Mais on a souvent des ennemis cachés. D’ailleurs,cet homme a peut-être quelque motif de haine contre madame Crozon.Il y a de par le monde des lâches qui se vengent d’une femme, parcequ’elle a dédaigné leurs hommages.

–&|160;Si c’eût été le cas, Mathilde m’auraitdésigné ce misérable. Sa justification était toute trouvée.

–&|160;Vous ne songez pas qu’en le désignantelle vous obligerait à vous battre avec lui. Une honnête femmen’expose pas, même pour se défendre d’une accusation injuste, lavie d’un mari qu’elle aime.

–&|160;Qu’elle aime&|160;! répéta le mari ensecouant la tête.

–&|160;Mais, reprit Nointel, sans relevercette expression d’un doute qu’il partageait, ce n’est pas ainsique j’envisage la situation. L’anonyme, à mon avis, n’en veut ni àvous, ni à madame Crozon, mais il en veut à d’autres.

–&|160;À qui donc&|160;?

–&|160;À moi, d’abord. Il est évident que jele gêne et que n’étant probablement pas de force à me supprimerlui-même, il a imaginé de me faire supprimer par vous, mon cherCrozon.

–&|160;C’est possible, mais… ce n’est pas vousseul qu’il accuse.

–&|160;Non, et c’est précisément pour cela queje suis presque sûr de ce que j’avance. Si vous voulez bienm’écouter avec attention, vous allez voir comme tout s’enchaînelogiquement.

–&|160;L’autre, c’est le comte Golymine. J’aiconnu de vue et de réputation ce Polonais, et je tiens à vous direen passant qu’étant donné la vie qu’il menait, il est à peu prèsimpossible qu’il ait jamais rencontré madame Crozon. Il vivait dansun monde interlope où, en revanche, il a dû se lier avec plusieursgredins très-capables d’écrire des lettres anonymes, et de centautres infamies. Supposez qu’un de ces gredins ait eu intérêt à sedéfaire d’un complice dangereux, un complice qui était Golymine.Supposez encore que ce gredin soit un étranger&|160;; c’esttrès-possible, puisque Golymine n’était pas Français. Tous lesaventuriers exotiques forment entre eux une sorte defranc-maçonnerie. Et si le susdit coquin était Américain, parexemple, il a pu vous rencontrer au Brésil, au Mexique, au Pérou,en Californie, ou tout au moins, entendre parler de vous dans cespays-là. Or, partout où on vous connaît, vous avez la réputationd’être un homme qui n’a pas froid aux yeux, comme vous dites, vousautres marins. On sait que vous n’êtes pas d’humeur à supporter unoutrage, que vous vous êtes battu souvent et que vous avez toujourstué ou blessé vos adversaires. On sait encore… ne vous fâchez passi je vous dis vos vérités… on sait que vous avez un caractèretrès-violent, et qu’il vous est arrivé quelquefois d’agir avant deréfléchir.

Crozon fit un mouvement, mais il ne dit mot.Évidemment, il s’avouait à lui-même que l’appréciation du capitaineétait juste.

–&|160;Sur ces indications, reprit Nointel,mon drôle a bâti un plan ingénieux. Il a pensé qu’en dénonçant lePolonais, il ferait de vous une manière d’exécuteur des hautes…non, des basses… œuvres&|160;; que, n’écoutant que votre colère,vous iriez, sans vous renseigner, sans admettre aucune explication,attaquer le soi-disant comte, et que vous le tueriez net, soit enduel, soit autrement. C’était précisément ce qu’il voulait, et,pour atteindre son but, peu lui importait de calomnier unefemme.

–&|160;C’est un roman que vous me racontez là,dit le mari d’un air assez incrédule. Un complice du Polonais…complice de quoi&|160;? Ce Polonais était donc chef debrigands…

–&|160;Je ne jurerais pas que non, et je suiscertain qu’il avait une foule de méfaits sur la conscience.

–&|160;Et il se trouve que ce complice meconnaît&|160;! qu’il sait que je suis marié&|160;! Vous supposeztrop de choses. Et puis, pourquoi n’aurait-il pas commencé par medésigner ce Golymine&|160;? Pourquoi aurait-il attendu, pour me lenommer, que je fusse de retour à Paris et que Golymine fûtmort&|160;?

L’objection avait bien quelque valeur, maiselle n’embarrassa pas un instant le capitaine.

–&|160;C’est bien simple, dit-il. Il n’a pasdénoncé le Polonais dans la première lettre que vous avez reçue àSan-Francisco, parce que vous auriez pu, avant de rentrer enFrance, écrire à un ami pour le prier de s’informer, et parce quecet ami n’aurait pas manqué de vous répondre que l’accusationn’avait pas le sens commun. L’aimable gueux qui vous a tendu letraquenard vous ménageait ce coup pour votre arrivée. Il comptaitsur les effets de la surprise et de la colère, et il ne voulait pasvous laisser le temps de la réflexion.

Examinons maintenant les faits qui ont suivi,et vous allez voir que tout s’explique à merveille. Par un hasardsingulier – la vie en est pleine, de ces hasards-là – Golymine sesuicide, notez ce point, chez une femme entretenue qu’il adorait,car il s’est tué parce qu’elle refusait de le suivre à l’étranger.Nouvelle preuve que ce personnage ne s’occupait pas de madameCrozon. Voilà donc Golymine mort. Votre coquin de correspondant n’aplus rien à craindre de lui. Que fait-il alors&|160;? Vous êtesarrivé à Paris… quel jour&|160;?

–&|160;Le mardi.

–&|160;Et le Polonais s’est pendu le lundi.C’est bien cela. L’anonyme a dû être informé de votre arrivée qu’ilépiait très-certainement. Cependant, il reste jusqu’au samedi sansvous écrire. Il se recueille, il se demande quel parti il pourraittirer de ses ignobles combinaisons. La machine est montée, elle nebroiera plus Golymine, puisque Golymine est mort. Mais elle peutservir à un autre usage. Votre chenapan se dit qu’il y a sur lepavé de Paris un autre homme qui le gêne presque autant queGolymine le gênait, et qu’il pourra se défaire de cet homme en vouslançant contre lui. Il tergiverse encore un peu, il entretientvotre colère avec cette ridicule histoire d’enfant, à laquelle,permettez-moi de vous le dire, mon cher Crozon, vous n’auriez pasdû vous laisser prendre. Il vous laisse pendant trois jours cuiredans votre jus, passez-moi l’expression&|160;;M.&|160;de&|160;Bismarck nous l’a appliquée à nous autresParisiens. Et enfin, quand il croit que l’heure est venue de faireéclater l’orage, il me dénonce, moi, qui suis l’homme gênant numérodeux, et il a bien soin de vous dire que vous me trouverezaujourd’hui au cercle de quatre à cinq. Il a choisi un jour où ilsait que j’y serai. Il a prévu tout ce qui allait se passer&|160;:votre visite immédiate, un duel rendu inévitable par une violencede votre part. Il sait d’ailleurs que je ne suis pastrès-patient.

»&|160;Et vous voyez, mon cher camarade, queles calculs de ce misérable étaient justes. S’il savait que noussommes en ce moment réunis en conférence avec l’honorableM.&|160;Bernache, votre témoin, il se frotterait les mains et ilrirait dans sa barbe.

»&|160;Heureusement, il n’a pas deviné quenous nous connaissions de longue date, et que nous nousexpliquerions avant de nous battre.

–&|160;On ne peut pas mieux parler, dit avecenthousiasme le brave mécanicien, que Nointel venait decomplimenter adroitement. Crozon, mon vieux, tu n’as plus qu’unechose à faire, c’est d’embrasser le capitaine d’abord, et ta femmeensuite.

Crozon était évidemment touché, mais iln’était pas encore convaincu, et il y parut bien à saréponse&|160;:

–&|160;Oui, murmura-t-il, tout cela se peut…je ne demande pas mieux que de vous croire… et pourtant il y aencore dans votre raisonnement des points que je ne comprends pas.Expliquez-moi pourquoi la lettre dénonce Golymine. Il est mort… Lescélérat qui l’a écrite n’avait plus rien à craindre de cePolonais. À quoi bon parler de lui&|160;? Et puisqu’il vous accuse,vous qui êtes vivant, vous dont il veut se défaire, pourquoi nevous accuse-t-il pas aussi d’être le père de l’enfant&|160;?

–&|160;Parce que l’accusation serait tropabsurde, parce qu’elle ne s’accorderait pas avec cette inventiond’enfant caché chez une nourrice qu’on traque dans Paris et quis’en va de domicile en domicile pour échapper à l’espion qui lacherche. Voyons, de bonne foi, admettez-vous que si j’étais lepère, je n’aurais pas mieux pris mes précautions&|160;? J’ai assezde fortune pour mettre en sûreté, en province ou à l’étranger, unfils adultérin, si par malheur j’en avais un. J’aurais même euassez de cœur pour l’élever chez moi. Et l’anonyme sait que je visau grand jour, que je n’ai jamais caché mes faiblesses. Aussia-t-il attribué cette paternité à Golymine, qui n’est plus là pours’en défendre. Mais l’enfant n’existe pas et n’a jamais existé. Ceconte n’a été imaginé que pour vous exaspérer davantage, je vousl’ai déjà dit.

»&|160;Vous pourriez me demander aussipourquoi votre correspondant ne m’a pas mis en scène tout d’abord.Rien ne l’empêchait de vous écrire à San-Francisco que madameCrozon avait eu deux amants au lieu d’un. Vous étiez certes biencapable d’en tuer deux. Mais, voilà&|160;: cet homme, il y a troismois, ne s’occupait pas encore de moi. La haine qu’il me porte aune origine toute récente.

–&|160;Vous le connaissez donc&|160;! s’écriale baleinier.

–&|160;Je crois le connaître, mais je n’ai pasencore une certitude absolue. Il ne m’a jamais écrit. Il faut doncque je me procure quelques lignes de son écriture, et cela demandeun certain temps, car j’ai peu d’occasions de le rencontrer. Dansun cas comme celui-ci, il ne faut rien brusquer, afin d’éviter lesfausses démarches. Accordez-moi un délai et laissez-moi manœuvrer àma guise. Je suis sûr de réussir, et je forcerai ce vilain monsieurà confesser devant vous qu’il a menti.

Crozon se taisait. On lisait sur son visagequ’il hésitait encore entre le doute et la confiance. Ce fut laconfiance qui l’emporta.

–&|160;Eh bien&|160;! dit-il brusquement,prenez cette lettre. Il vaut mieux que vous l’ayez en poche pourconvaincre ce bandit aussitôt que vous aurez une preuve. Je m’enrapporte à vous pour agir vite. Le jour où vous me démontrerezqu’il a calomnié ma femme, vous me rendrez à la vie.

Cette fois, Nointel ne se fit pas prier pouraccepter le papier que le marin lui offrait, car il sentait quel’offre était faite sans arrière-pensée. Il serra la prose de donJosé Simancas dans son portefeuille qui devenait un magasin depièces à conviction, car il contenait déjà le bouton de manchettetrouvé par madame Majoré, et pour reconnaître le procédé deM.&|160;Crozon, il lui dit&|160;:

–&|160;Maintenant, mon cher camarade, que tousles malentendus sont éclaircis, je puis bien accepter, si elle vousagrée, la proposition que M.&|160;Bernache m’a faite dans un momentoù je n’étais pas disposé à me soumettre à des épreuves, par espritde conciliation. Vous plaît-il de me présenter à madameCrozon&|160;? Je suis prêt à vous accompagner chez elle.

Le marin pâlit, mais c’était de joie. Nointelallait au-devant d’un désir que le jaloux, presque réconcilié,n’osait pas exprimer, mais qui lui tenait fort au cœur, car ilrépondit d’une voix émue&|160;:

–&|160;Merci. Vous êtes un brave homme. Vousavez deviné que je n’étais pas encore tout à fait guéri. Venez.

À vrai dire, Nointel se serait fort bien passéd’aller voir madame Crozon, et s’il avait offert au marin de luifournir cette preuve d’innocence, c’était par esprit de charité,car une présentation faite dans de pareilles conditions ne luisouriait pas du tout. Mais il prenait en pitié les souffrances dece pauvre jaloux et surtout celles de sa malheureuse femme. Il sedisait qu’après cette épreuve décisive, le baleinier se calmeraitdéfinitivement et qu’il renoncerait à l’idée féroce de massacrer lamère et l’enfant. Et puis, il pensait qu’un jour pourrait venir oùl’ami de Gaston Darcy se féliciterait d’avoir ses entrées chez lasœur de Berthe Lestérel. Il espérait y apprendre par la suite deschoses qu’il ignorait, y recueillir de nouveaux renseignements quil’aideraient à défendre la touchante prisonnière de Saint-Lazare.Mais que de précautions à prendre, que de ménagements à garder pourservir la cause de la cadette sans nuire à l’aînée&|160;! Lecapitaine ne se dissimulait point les difficultés de cettesituation nouvelle, et il les abordait gaiement. La diplomatie nel’effrayait pas plus que la guerre.

Crozon, lui, n’avait pas l’esprit si dégagédes préoccupations sombres. Il était à peu près dans l’état d’unhomme tombé à l’eau qui vient de prendre pied tout à coup au momentoù la respiration allait lui manquer. Il se sentait soulagé, maisil n’était pas encore bien sûr de son point d’appui, et ilcraignait de retomber au fond. Cependant, il se reprenait àespérer, et il commençait à entrevoir la possibilité d’undénouement heureux, et comme ce furieux était, en dépit de sestravers, un excellent homme, il lui tardait de pouvoir embrasser safemme et son ancien camarade, suivant le conseil que venait de luidonner un peu prématurément l’ami Bernache.

Il était au comble de la joie, ce braveBernache, et il bénissait du plus profond de son cœur le capitainequi avait si victorieusement prêché la paix.

Et, en vérité, il eût été difficile de mieuxplaider que ne l’avait fait Nointel. Bien des avocats auraientenvié sa dialectique serrée et ses procédés adroits. Ce n’était pasdu métier, c’était du tact, de la connaissance du cœur humain,autant de qualités qu’on acquiert ailleurs qu’au barreau, et qui nesont pas très-rares chez les militaires intelligents. Il avait eud’autant plus de mérite à discourir si habilement qu’il ne pensaitqu’une partie de ce qu’il disait. Ainsi, il était sincère enaffirmant que le correspondant anonyme dénonçait des ennemis dontil avait intérêt à se défaire par la main du baleinier. Sur cepoint, il ne lui restait plus de doutes, depuis qu’il savait que ledénonciateur était Simancas. Mais il parlait contre sa propreconviction quand il soutenait que madame Crozon n’avait jamaismanqué à ses devoirs, car il pensait, au contraire, qu’elle avaitété la maîtresse du Polonais et qu’un enfant était résulté de cetteliaison. C’était là le côté faible de la défense, et lecapitaine-avocat avait fait un prodige en obtenant du mari-juge unacquittement provisoire.

Mais ce succès n’était rien au prix de celuiqu’il venait de remporter en se faisant remettre, sans la demander,la lettre de don José. Il le tenait maintenant, ce Péruvienscélérat, et il se promettait de ne pas le ménager. Il apercevaittous les fils de la trame ourdie par le drôle qui avait d’abordprémédité de faire tuer Golymine par M.&|160;Crozon, et qui,délivré tout à coup de Golymine, s’était retourné contre Nointel,parce qu’il voulait empêcher Nointel de s’introduire chez lamarquise. Ce coquin considérait madame de Barancos comme une mined’or qu’il voulait exploiter à son profit, et il ne tolérait pasqu’un étranger vînt gêner ses travaux en rôdant autour de sonfilon.

–&|160;L’affaire était bien montée, se disaitle capitaine en descendant l’escalier du cercle entre le baleinieret le mécanicien. Simancas m’a écrit que la marquise ne recevaitpas aujourd’hui, parce qu’il voulait que Crozon me trouvât aucercle. À l’heure qu’il est, il se congratule d’avoir si finementmanœuvré, et il espère bien apprendre demain que j’ai emboursé unbon coup d’épée, un coup définitif. Il ne se doute pas qu’il vientde me fournir un moyen de l’exterminer, et il ne s’attend guère auréveil que je lui réserve.

Un fiacre attendait à la porte, le fiacre quidevait conduire sur le terrain les deux adversaires et leurstémoins. Nointel ne put s’empêcher de sourire en y montant, car ily trouva tout un arsenal, une boîte de pistolets, une paire defleurets démouchetés et deux sabres d’une longueur démesurée.

–&|160;Diable&|160;! dit-il au marin qui pritplace à côté de lui, je vois que l’un de nous deux n’en serait pasrevenu. Franchement, mon cher, nous avons bien fait de nousexpliquer. Mourir de la main d’un camarade, c’eût été trop dur. Etnous aurons une bien meilleure occasion d’en découdre quand j’auraidécouvert le gueux qui vous a écrit. Nous le tuerons,hein&|160;?

–&|160;C’est moi qui le tuerai, grommelaCrozon.

–&|160;Ou moi. J’ai autant de droits que vousà la satisfaction d’envoyer ce chenapan dans l’autre monde. Si vousvoulez, nous tirerons au sort à qui se battra… en admettant qu’ilconsente à se battre, car ce dénonciateur doit être un lâche.

–&|160;S’il refuse, je lui brûlerai lacervelle.

–&|160;Hum&|160;! Il ne l’aurait pas volé,mais il y a la Cour d’assises.

Nointel regretta vite d’avoir lâché ce mot,car la figure de M.&|160;Crozon changea subitement. Il se reprit àpenser à sa belle-sœur qu’il avait un peu oubliée.

–&|160;Oui, dit-il d’un air sombre, la Courd’assises où on envoie les drôlesses qui assassinent. BertheLestérel y passera bientôt comme accusée, et ma femme y seraappelée comme témoin. Toute la France saura que Jacques Crozon aépousé la sœur d’une coquine.

Ce revirement fut si soudain que le capitaine,pris au dépourvu, resta en défaut pour la première fois. Il netrouva rien à répondre, et le marin en arriva vite à s’exalter enparlant de ce malheur de famille.

–&|160;Ah&|160;! tenez, Nointel, s’écria-t-il,quand je pense à ce qu’a fait cette misérable fille, toutes mescolères et tous mes soupçons me reviennent… non, pas tous, je croisqu’on vous a calomnié, vous… mais je me dis que Mathilde et Berthesont du même sang… et qu’elle ont dû faillir toutes les deux… c’estpour cela qu’elles se soutenaient entre elles… La femme que Berthea tuée avait été la maîtresse de ce Polonais… c’est vous qui mel’avez dit.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! pensa le capitaine,il brûle, l’animal. Si je ne m’en mêle pas, il va tout deviner.

–&|160;Et cette scène que j’ai vue de mesyeux, reprit Crozon en s’animant de plus en plus&|160;; ma femmeprise d’une attaque lorsque sa sœur lisait dans le journal le récitdu suicide…

–&|160;Le récit d’un suicide peut provoquerune crise chez une femme nerveuse, interrompit Nointel. Et,vraiment, mon cher, je trouve que vous vous montez l’imaginationpour bien peu de chose. S’il fallait attacher de l’importance àtous les événements de la vie et en tirer des rapprochements, desconclusions, on finirait par devenir fou. Vous venez de voir parvous-même que les apparences sont souvent trompeuses. Vousm’accusiez tout à l’heure, vous ne m’accusez plus maintenant&|160;;à plus forte raison, il ne faut pas prendre au sérieux descoïncidences fortuites. Mais puisque vous me parlez de la maladiede madame Crozon, permettez-moi de vous demander comment vouscomptez me présenter. Bien entendu, je ferai tout ce qu’il vousplaira. Encore faut-il, je pense, ménager une femme souffrante etne pas la soumettre à l’épreuve d’une espèce de coup de théâtre quid’ailleurs irait contre votre but.

Crozon ne dit mot. Il ruminait ses doutes.Mais l’obligeant Bernache vint au secours du capitaine.

–&|160;Ma foi&|160;! s’écria ce brave homme,en s’adressant à son ami, à ta place, je dirais tout bonnement à mafemme&|160;: Voilà le capitaine Nointel, que j’ai connu autrefoisquand j’étais second à bord du Jérémie et que je viens deretrouver à Paris. C’est un bon garçon. J’espère que nous leverrons souvent, et je te le présente. À quoi bon inventer deshistoires&|160;? La vérité vaut toujours mieux, et tu sauras toutaussi bien à quoi t’en tenir, puisque tu veux absolument essayer cemoyen-là. Moi, je m’en serais rapporté à la déclaration demonsieur.

–&|160;Je ne doute pas de lui, dit vivementCrozon. Mais Nointel me comprendra, j’en suis sûr… j’ai besoind’amener chez moi un ami qui me soutienne et me conseille… vousn’êtes pas mariés, vous autres… vous n’êtes pas jaloux… vous nesavez pas ce que c’est que de vivre seul avec une femme qu’on adoreet qu’on soupçonne. Je passe dix fois par jour de l’amour à larage. Il y a des moments où je me retiens, pour ne pas tomber auxgenoux de Mathilde. Il y en a d’autres où il me prend des envies delui tordre le cou. Je reste des heures entières à la regarder sanslui parler… elle, elle passe tout son temps à pleurer. Ça vachanger… il faut que ça change… mais je sens que je ne suis pasencore assez sûr de moi… ni d’elle… tandis que si j’avais là unhomme pour m’encourager par des mots… des mots comme Nointel saiten trouver… je crois que je me guérirais vite. Toi, Bernache, tum’es dévoué comme un frère, mais tu as passé les trois quarts de tavie dans la chambre de chauffe d’un navire, et ce n’est pas làqu’on apprend à connaître les femmes… ni à bien parler… tuessayerais de me calmer, et tout ce que tu me dirais ne ferait quem’exaspérer.

–&|160;C’est bien possible, dit Bernache avecun bon rire. Je n’entends pas grand’chose à toutes ces finesses-là…au lieu que le capitaine…

–&|160;Le capitaine est tout à votre service,mon cher Crozon, interrompit Nointel. Et je suis ravi de voir quevous avez pleine confiance en moi. M.&|160;Bernache a raison.Présentez-moi comme un ancien ami. Je suis le vôtre dans toute laforce du terme, et je vous le prouverai. Permettez-moi cependant devous dire que je ne saurais m’imposer à madame Crozon, et qu’avantde revenir chez vous, je voudrais être certain que mes visites luiagréent. Elle est malade, m’avez-vous dit&|160;?

–&|160;Oui… cependant, aujourd’hui, elle vamieux. Elle venait de se lever quand je suis sorti.

–&|160;Vous lui demanderez, j’espère, si elledésire me recevoir.

–&|160;Oh&|160;! elle ne refusera pas. Depuisque sa sœur est arrêtée, elle n’exprime plus de volonté. C’est àpeine si je peux lui arracher une parole.

–&|160;Pauvre femme&|160;! que ne donnerais-jepas pour lui apporter quelque jour une bonne nouvelle… et il n’estpas impossible que cela m’arrive… je vous ai dit tantôt que jeconnaissais le juge d’instruction qui est chargé de l’affaire demademoiselle Lestérel… c’est un excellent homme, et je sais qu’ils’intéresse à l’accusée… qu’il serait heureux de trouver innocente…je le verrai, et si les choses changeaient de face, j’en seraisinformé.

Elles ne changeront pas. Berthe est coupable,murmura le marin. Mieux vaut ne pas parler d’elle à Mathilde.

–&|160;Assurément, tant qu’il n’y aura rien denouveau. Mais la voiture s’arrête&|160;; est-ce que nous sommesarrivés&|160;?

Nointel dit cela le plus naturellement dumonde, quoiqu’il sût que le baleinier demeurait rue Caumartin.Darcy le lui avait appris. Mais, comme il était déjà dans le fiacrelorsque Crozon avait donné l’adresse au cocher, il n’était pascensé la connaître, et il ne négligea pas de jouer cette petitecomédie, destinée à confirmer le jaloux dans ses bonnesdispositions.

–&|160;Oui, répondit Crozon. Je demeure ici…au quatrième… Vous devez être mieux logé que moi… Bernache, mongarçon, tu vas remporter chez toi toutes ces ferrailles.

Bernache comprit que son ami désirait sepriver de sa compagnie et, comme il était fort discret de sonnaturel, il s’empressa de prendre congé du capitaine qui luioctroya de bon cœur une forte poignée de main.

Jolie corvée qu’il m’impose là, ce loup marin,se disait Nointel en montant l’escalier à côté de Crozon. Et ilfaudra encore que je revienne souvent pour maintenir la bonneharmonie dans son ménage. Je finirai par être obligé de jouer à labrisque avec lui. Ô Gaston&|160;! si tu savais ce que mon amitiépour toi va me coûter&|160;!

La porte de l’appartement fut ouverte par unebonne que le capitaine regarda avec un certain intérêt&|160;; ilsavait qu’elle avait été appelée devant le juge, le jour del’arrestation de mademoiselle Lestérel, et il n’était pas fâchéd’étudier un peu la physionomie de cette subalterne qui devaitjouer un rôle dans le procès. Mais Crozon ne lui laissa pas letemps de l’examiner. Il l’introduisit dans le salon meublé envelours d’Utrecht où Darcy avait été reçu naguère, et le capitainese trouva tout à coup en présence de madame Crozon, étendue sur unechaise longue.

Il pensa que le mari avait prémédité debrusquer ainsi l’entrevue, et il ne se trompait peut-être pas. Maisl’épreuve tourna en sa faveur, et tout se passa fort bien. Lamalade montra, en le voyant, quelque surprise, parce qu’elle nes’attendait pas à l’apparition subite d’un étranger&|160;; mais sonattitude fut si naturelle que la physionomie du jaloux exprimaaussitôt la satisfaction la plus vive. Peu s’en fallut qu’il nesautât au cou de Nointel, et, dans l’excès de sa joie, il oubliatout à la fois la recommandation qu’il venait d’adresser à sonancien camarade, et ses préventions contre Berthe.

Après l’avoir nommé et présenté à sa femme quiresta assez froide, il ajouta&|160;:

–&|160;Ma chère Mathilde, je suis sûr que tuaccueilleras bien mon ami Nointel, quand il reviendra nous voir,car il connaît le juge d’instruction Darcy, et il pourra te donnerquelquefois des nouvelles de ta sœur.

Emporté par une sorte d’enthousiasme, lejaloux rassuré avait lancé une phrase qui troubla beaucoup Nointelet madame Crozon.

Le capitaine avait tout prévu, excepté cettedéclaration, et il n’était pas du tout préparé à s’expliquer devantla sœur de mademoiselle Lestérel sur ses relations avec le juged’instruction. Cependant, il fit assez bonne contenance. Il avaitpris, en entrant, l’air gracieux d’un visiteur qu’on va présenter àune femme&|160;; il prit l’air grave d’un homme qu’on oblige àaborder un sujet pénible. Mais il ne se déconcerta point.

Madame Crozon montra beaucoup moins desang-froid. Depuis l’arrestation de Berthe, c’était la premièrefois que le terrible marin parlait d’elle avec douceur. Lui qui lamaudissait chaque jour, il semblait maintenant s’intéresser à laprisonnière. Il souriait à sa femme, et la pauvre malade,accoutumée à lui voir une mine menaçante, se demandait quellepouvait être la cause de cette transfiguration subite. Elleignorait ce qui venait de se passer entre Crozon et Nointel, maiselle savait que le juge était l’oncle de ce M.&|160;Darcy queBerthe lui avait amené et qui s’était offert à la protéger contreles fureurs de son mari. Quelque chose lui disait que l’ami del’oncle devait être aussi l’ami du neveu, et que ce capitaine dontelle n’avait jamais entendu parler était disposé, comme Gaston, àdéfendre les faibles. Mais elle sentait si bien le péril de sasituation qu’elle n’osait risquer ni un mot ni un geste. Ses yeuxseuls parlaient. Elle regardait attentivement Nointel et Crozon,pour tâcher de surprendre sur leurs figures le secret de leursvéritables intentions.

Nointel devina les angoisses de la femmesoupçonnée qui redoutait de tomber dans un piège, et il fit de sonmieux pour la rassurer.

–&|160;Madame, lui dit-il avec cet accent defranchise qui avait déjà persuadé le baleinier, je connais, eneffet, M.&|160;Roger Darcy, et je suis surtout très-lié avec sonneveu. Je n’ose vous promettre que mes relations avec le juge mepermettront d’être utile à mademoiselle Lestérel, mais je puis vousassurer que Gaston Darcy et moi, nous nous intéressons vivement àelle, et qu’il n’est rien que nous ne fassions pour vous larendre.

Ce début eut pour effet d’inspirer de laconfiance à madame Crozon. Ses traits se détendirent, des larmes dejoie coulèrent sur ses joues pâles, et ses lèvres murmurèrent unremerciement.

Le capitaine l’observait tout en parlant. Ill’étudiait, et, comme il était physionomiste, il arriva vite àdémêler les sentiments qui gonflaient ce cœur navré, à comprendrece caractère faible et tendre&|160;; il entrevit l’histoire decette orpheline, mariée à un homme qu’elle n’aimait pas, qu’elle nepouvait pas aimer, luttant d’abord contre les entraînements d’unenature ardente, contre les dangers de l’isolement, reportant sur sasœur toute son affection, une affection exaltée que son marin’avait pas su lui inspirer, et succombant enfin, à la suite d’unde ces hasards de la vie parisienne qui rapprochent deux êtres dontl’un semble avoir été créé et mis au monde tout exprès pour fairele malheur de l’autre. Elle avait dû résister longtemps auxséductions de ce Golymine, et, une fois la faute commise, selaisser aller au courant de la passion, en fermant les yeux pour nepas voir l’abîme vers lequel ce courant la poussait. Puis le réveilétait venu, un réveil effroyable, le réveil au fond du précipice.Abandonnée par son amant, frappée dans la personne de Berthe, ellen’espérait plus rien, elle n’attendait que la mort, et si elletremblait encore, certes ce n’était pas pour elle-même.

–&|160;L’enfant existe, se disait Nointel,mademoiselle Lestérel sait qu’il existe&|160;; c’est peut-être pourle sauver qu’elle s’est compromise, et c’est certainement pourravoir les lettres de madame Crozon qu’elle est allée au bal del’Opéra. Madame Crozon ne peut pas ignorer que Berthe s’estsacrifiée, et elle se trouve dans cette affreuse alternative delaisser condamner sa sœur ou de livrer son enfant à la vengeance dece mari qui est très-capable de le tuer. Avec une situation commecelle-là, un drame aurait cent représentations au boulevard. Etc’est sur moi que retombe le soin d’arranger un dénouement quisatisfasse tout le monde. Agréable tâche, en vérité&|160;! Ayezdonc des amis&|160;! Que le diable emporte Darcy qui s’est fourrédans cette impasse&|160;!

»&|160;Il faut pourtant que je l’en tire, etje n’ai qu’un moyen, c’est de prouver que la Barancos a tué Julia.Quand le juge la tiendra, il lâchera mademoiselle Lestérel, sansexiger qu’elle lui dise ce qu’elle allait faire dans la loge, etsurtout sans mettre en cause le ménage Crozon. C’est contre lamarquise qu’il faut agir pour sauver les deux sœurs, et, puisque leloup de mer est apaisé momentanément, je n’ai plus rien à faireici.

–&|160;Mon ami, dit chaleureusement le marin,je vous remercie de venir en aide à ma belle-sœur. J’ai pu croirequ’elle était coupable, mais je serais bien heureux qu’elle fûtinnocente, et, grâce à vous, je ne désespère plus de la revoir.Vous faites des miracles… la joie vient de rentrer dans ma maison…et c’est vous qui l’y avez ramenée.

Nointel pensa aussitôt&|160;:

–&|160;Voilà un homme qui meurt d’envie de sejeter aux pieds de sa femme et de lui demander pardon. Ces marissont tous les mêmes. C’est déjà un joli résultat que j’ai obtenulà, mais je ne tiens pas du tout à assister à la réconciliation desépoux, et je vais sonner la retraite.

»&|160;Mon cher, reprit-il tout haut, c’estmoi qui suis votre obligé puisque vous avez bien voulu me présenterà madame Crozon, et j’espère qu’elle me permettra de revenir vousvoir souvent, mais elle est souffrante, et je vais prendre congéd’elle en la suppliant de croire que je suis entièrement à sonservice et au vôtre.

Il ne se trompait pas. Le baleinier avait hâtede conclure une paix conjugale, et ces traités-là se signent sanstémoins. Il n’essaya point de retenir son ami. En revanche, madameCrozon retrouva la parole pour exprimer un vœu qu’elle n’avait pasencore osé formuler.

–&|160;Monsieur, dit-elle avec effort, jeserai éternellement reconnaissante à mon mari qui vous a amené et àvous qui avez la bonté de vous intéresser à ma malheureuse sœur.Puisque vous voulez bien prendre sa défense, peut-êtreconsentirez-vous à faire parvenir à son juge une prière…

–&|160;Quelle qu’elle soit, madame, vouspouvez compter que mon ami Darcy se chargera de la transmettre àson oncle, interrompit gracieusement le capitaine.

–&|160;Je ne demande pas une chose impossible.Je sais que la justice doit suivre son cours, et que Berthe doitrester à sa disposition tant qu’il ne sera pas démontré qu’elle estinnocente. Mais ne dépend-il pas du magistrat qui dirigel’instruction de la faire mettre en liberté… provisoirement&|160;?…On m’a dit que la loi le lui permettait.

–&|160;Oui, en effet, la liberté sous caution…je n’avais pas songé à cela, et Darcy non plus.

–&|160;Ma sœur ne chercherait pas à fuir. Ellese soumettrait à toutes les surveillances qu’on lui imposerait… etsi Dieu ne permettait pas que son innocence éclatât, elle n’enserait pas moins jugée quand le moment sera venu, mais elle nepasserait pas de longs jours en prison&|160;; elle ne souffriraitpas un martyre inutile. Je pourrais la voir chaque jour, lasoutenir pendant la cruelle épreuve qu’elle va traverser…

Madame Crozon s’arrêta court. Elle s’étaitaperçue que son mari fronçait le sourcil, et la voix lui manqua.Nointel, qui devinait tout, se hâta de répondre de façon àétouffer, dans leur germe, les soupçons renaissants del’incorrigible jaloux.

–&|160;Madame, dit-il doucement, je doute queM.&|160;Roger Darcy consente à faire ce que vous désirez, ce que jedésire autant que vous, ce que nous désirons tous. S’il nes’agissait pas d’un meurtre… mais l’affaire est si grave&|160;! Jepuis du moins vous promettre que la demande sera présentée etchaudement appuyée.

Puis, sans laisser à la jeune femme le tempsd’insister, il la salua, et il sortit avec le marin qui lui pritamicalement le bras pour le reconduire, et qui, à peine arrivé dansl’antichambre, se mit à la serrer contre sa poitrine, encriant&|160;:

–&|160;Nointel, j’étais fou… vous m’avez rendula raison… je vous devrai mon bonheur… entre nous maintenant, cesera à la vie, à la mort.

–&|160;Alors, vous ne me soupçonnez plus, ditgaiement Nointel, qui eut beaucoup de peine à se dégager de cettefurieuse étreinte.

–&|160;Je ne soupçonne plus personne…tenez&|160;! quand je pense que j’ai failli me battre avec vous…que je voulais tuer Mathilde… j’ai honte d’avoir ajouté foi auxcalomnies d’un misérable.

–&|160;Que je vais chercher sans perdre uneminute et que je découvrirai, je vous en réponds.

–&|160;Ah&|160;! je le tuerai.

–&|160;Nous le tuerons, c’est entendu. Aurevoir, mon cher Crozon&|160;; je compte sur votre prochainevisite, et je ne vous ferai pas attendre la mienne.

Sur cette promesse, le capitaine échangea unedernière et vigoureuse poignée de main avec le baleinier et seprécipita dans l’escalier.

–&|160;Ouf&|160;! murmurait-il en se sauvant,quel sacrifice je viens de faire à l’amitié&|160;! Me voilà passépacificateur de ménages. C’était bien la peine de rester garçon.Mais que de choses j’ai apprises depuis une heure&|160;! J’y voispresque clair dans toutes les obscurités que ce bon Lolif cherchevainement à percer depuis trois jours. Et je commence à être à peuprès sûr que mademoiselle Berthe n’a sur la conscience ni amant, nicoup de couteau. Les lettres étaient de sa sœur, ce n’est plusdouteux pour moi. Et s’il était prouvé que le domino a été trouvésur le boulevard extérieur avant trois heures du matin, je ne voispas pourquoi l’oncle Roger refuserait la mise en libertéprovisoire. Crozon n’a pas l’air de se soucier beaucoup de revoirla prévenue, mais madame Crozon y tient énormément. Pourquoi ytient-elle tant que cela&|160;? Elle aime sa sœur, je le sais bien,mais la réapparition de cette sœur lui créera beaucoup d’embarras,et n’empêchera peut-être pas l’affaire d’aboutir à la Courd’assises&|160;; des embarras dangereux, car le mari ne manquerapas d’interroger Berthe, il lui demandera des explications, il nese contentera pas de celles que la pauvre fille lui donnera, et,comme il est tenace, il pourrait bien finir par lui arracherquelque parole compromettante pour la sœur aînée.

Nointel se posait ces questions au beau milieude la rue Caumartin, et, à son air, les passants devaient leprendre pour un amoureux bayant aux étoiles.

–&|160;J’y suis&|160;! s’écria-t-il en sefrappant le front, ni plus ni moins qu’un poète qui vient detrouver une rime longtemps cherchée. La mère n’a plus de nouvellede l’enfant, depuis que mademoiselle Lestérel est sous clef.Mademoiselle Lestérel seule sait où est la nourrice. Peut-êtrea-t-elle poussé le dévouement jusqu’à dire que l’enfant était àelle. Dans tous les cas, elle s’est bien gardée de donner l’adressede madame Crozon&|160;; le mari était de retour, et cette nourriceaurait pu faire la sottise de venir au domicile conjugal. De sorteque maintenant les communications sont interrompues. Cependant,comment se fait-il que mademoiselle Berthe n’ait pas dit à sa sœuroù elle a mis cet enfant&|160;?

Ici Nointel fit une nouvelle pause. Il perdaitla piste. Mais son esprit sagace la retrouva bientôt.

–&|160;Eh&|160;! oui, reprit-il, après avoirexaminé une idée qui lui était venue tout à coup, l’aventures’arrange très-bien ainsi… madame Crozon savait que son jalouxcherchait le malheureux petit bâtard. Elle était surveillée deprès. Elle a prié Berthe de se charger du déménagement de l’enfant.Et Berthe a opéré ce déménagement dans la nuit du samedi. Elle aété arrêtée le dimanche avant d’avoir pu voir sa sœur. Voilàl’emploi de cette fameuse nuit expliqué du même coup… et le silenceobstiné de la prévenue aussi&|160;; car, pour se justifier, ilfaudrait qu’elle dénonçât la conduite de madame Crozon. Il ne resteplus qu’à trouver la nourrice… et elle doit demeurer dans lesparages de Belleville, puisque c’est de ce côté-là qu’on a ramasséle domino. Parbleu&|160;! je la dénicherai…

Le capitaine s’arrêta encore pour donneraudience aux réflexions qui naissaient les unes des autres. Et lafin de cette méditation fut qu’il lâcha un gros juron suivi de cesmots&|160;:

–&|160;Triple sot que je suis&|160;! je l’aieue sous la main et je l’ai laissée partir. C’est la grosse femmequi m’a accosté au Père-Lachaise pour me demander si mademoiselleLestérel était en prison. Elle m’a dit qu’elle habitait tout prèsdu cimetière, et elle a bien l’encolure d’une nourrice. Je mesouviens même que j’en ai fait la remarque. Comment la rattrapermaintenant&|160;? Courir Belleville et ses alentours&|160;? J’aid’autres chiens à fouetter… Simancas, par exemple. Elle a ma carte…par bonheur, je la lui ai remise et je lui ai dit que j’étais enmesure d’être utile à l’incarcérée… elle ne manque pas de finesse,la commère, car elle a inventé pour me dérouter une histoire deblanchissage… peut-être se décidera-t-elle un jour ou l’autre àvenir me trouver… ne fût-ce que pour toucher son dû… au bout dumois.

»&|160;Eh bien j’attendrai, conclut Nointel,et en attendant je ne manquerai pas de besogne, car il ne suffirapas de démontrer tout ce que je viens de découvrir, à force deraisonnements… quelle belle chose que la logique&|160;!… L’oncleRoger est un juge exigeant. Il lui faut une coupable, et c’est moiqui la lui amènerai. Je sais où elle est, mais je ne peux pasencore aller la prendre dans son hôtel. Et puis, j’ai un compte àrégler avec un gredin que je vais forcer à me servir de limier pourchasser la marquise. Allons, mon siège est fait maintenant.

Sus au Simancas&|160;!

Il y avait bien dix minutes que Nointelmonologuait ainsi sur le pavé boueux de la rue Caumartin, mais iln’avait pas perdu son temps, car un plan de campagne complet venaitde jaillir de son cerveau.

Il tira sa montre, et il vit qu’il était àpeine cinq heures. Crozon avait fait irruption au cercle bien avantl’instant du rendez-vous. La conférence au parloir et la visite àmadame Crozon n’avaient pas été longues. Avant d’aller dîner pourachever une journée si bien remplie, Nointel avait encore le tempsde commencer ses opérations.

–&|160;Où trouverai-je mon Simancas&|160;? sedemanda-t-il d’abord. Il ne mettra pas les pieds au cercle, tantqu’il n’aura pas de nouvelles du duel préparé par ses soins. Ilsait qu’il m’y rencontrerait, et il ne se soucie pas de me donnerdes explications sur la prétendue indisposition de madame deBarancos&|160;; et ces explications, il espère que je ne les luidemanderai jamais, car il compte que le baleinier me tuera demain…Je suis à peu près sûr qu’à cette heure il est chez la marquise,mais ce n’est pas sur ce terrain-là que je veux le rencontrer. Ilfaut pourtant que j’attaque immédiatement. Je me sens un entrain detous les diables. Ce serait dommage de ne pas en profiter.

Ce jour-là était décidément pour Nointel lejour aux idées, car il lui en vint encore une au moment où iltournait l’angle de la rue Saint-Lazare.

Il se souvint que Saint-Galmier demeurait toutprès de là, rue d’Isly, et qu’il donnait des consultations de cinqà sept. Tout le cercle savait cela, le docteur ne se faisant pasfaute de le dire bien haut, chaque fois qu’il y venait. Et cetteréclame parlée ne lui réussissait pas trop mal, car bien des gensle prenaient pour un médecin sérieux. Le major Cocktail prétendaitmême avoir été guéri par lui d’une névrose de l’estomac, due à unusage trop fréquent des liqueurs fortes, et le major Cocktailn’était certes pas un naïf.

Nointel ne croyait ni à la science, ni à laclientèle de ce praticien du Canada, mais il supposait qu’on letrouvait chez lui à l’heure où il était censé recevoir ses malades,et il s’achemina, sans tarder, vers la rue d’Isly. Saint-Galmierdevait être associé à toutes les intrigues de Simancas,Saint-Galmier devait posséder, comme Simancas le secret de lamarquise, car il était avec lui, pendant cette mémorable nuit dubal de l’Opéra. Décidé à aborder immédiatement l’ennemi, lecapitaine résolut, puisque le chef se dérobait, de tomber d’abordsur le lieutenant qui se trouvait à sa portée. Ce n’était quepeloter en attendant partie, mais il pensait que cette premièreescarmouche lui ferait la main avant d’engager la bataille.

Saint-Galmier occupait tout le premier étaged’une belle maison neuve, et à la façon dont le portier luirépondit, Nointel vit tout de suite que le docteur était bien notédans l’esprit de ce représentant du propriétaire. Cela ne lesurprit pas, car il savait que les gredins d’une certaine catégoriepayent exactement leur terme et ne marchandent pas lesgratifications aux subalternes. Ce qui l’étonna davantage, ce futde voir que ce gradué de Québec avait des pratiques. On prenait desnuméros pour être reçu dans son cabinet, des numéros quedistribuait un nègre en livrée rouge et verte. Ce nègre semblaitdestiné à battre la grosse caisse sur la voiture d’un charlatan,mais il faut bien passer quelques fantaisies de mauvais goût à unsavant exotique, et d’ailleurs l’appartement avait bon air. Rienn’y sentait l’opérateur.

Nointel fut introduit dans un salon d’attente,sévèrement meublé. Bahuts en vieux chêne, tenture de papier imitantle cuir&|160;; au milieu, une grande table chargée d’albums,armoires en faux Boulle dans les encoignures, tapis d’Aubusson,vaste cheminée avec un bon feu de bois, tableaux anciens de maîtresinconnus, fauteuils en tapisserie, imitation de Beauvais. Pas devulgarités. La classique gravure qui représente Hippocrate refusantles présents d’Artaxercès brillait par son absence.

Et ce salon n’était pas vide, tant s’enfallait. Seulement, il n’y avait que des femmes. Saint-Galmiercultivait la spécialité des névroses, et le sexe fort est beaucoupmoins nerveux que l’autre. La névrose prend des formes variées etsert à une foule d’usages. La névrose est commode. On peut en userpartout, même en voyage. Elle n’enlaidit pas. Et puis, le nom estjoli. C’est une maladie qu’on avoue dans le monde et qui n’empêchepas d’y aller. Mais, pour bien établir qu’on la possède, il fautavoir l’air de la soigner, et rien n’est plus facile. Saint-Galmierse chargeait de la traiter au goût des personnes. Il prescrivait lerégime qui plaisait le mieux à la consultante, et, par ce procédéextramédical, il obtenait des résultats très-satisfaisants. C’étaitce qu’il appelait sa méthode diététique, et ses clientes s’entrouvaient à merveille. Nointel vit là des grasses, des maigres,des blondes, des brunes, des jeunes, des vieilles qui paraissaientêtre en voie de guérison, car elles causaient modes et nouvelles dujour&|160;: toutes fort élégantes d’ailleurs&|160;; le célèbredocteur ne donnait de conseils qu’aux riches et se faisait payerfort cher.

–&|160;Il ne manque à cette réunion de follesque la marquise de Barancos, se dit le capitaine en s’asseyantmodestement dans le coin le plus obscur du salon. Du diable si jeme doutais que cet aide de camp civil d’un général péruvienexerçait pour tout de bon la médecine. Je découvre un Saint-Galmierque je ne soupçonnais pas. À moins que ces dames ne soient desimples figurantes, louées à l’heure. Parbleu&|160;! ce seraitdrôle… mais ce n’est pas probable. Il y a toujours à Paris uneclientèle féminine pour les marchands d’orviétan qui viennent del’étranger. Saint-Galmier a compris qu’il lui fallait une enseignepour qu’on ne pût pas l’accuser de vivre uniquement demalfaisances, et il a choisi une profession qui lui laisse beaucoupde liberté et qui lui rapporte beaucoup d’argent. Le drôle estaussi fort que Simancas, et le voilà médecin en titre de lamarquise. Mais je vais déranger un peu ses combinaisons. Il nes’attend guère à me voir dans son cabinet, et il s’attend moinsencore à la botte que je vais lui pousser pour commencer.

L’entrée de Nointel avait produit une certainesensation parmi les nerveuses. Sans doute elles n’étaient pointaccoutumées à rencontrer chez leur docteur préféré des cavaliers sibien tournés. Les conversations cessèrent, les mains quifeuilletaient les albums s’arrêtèrent, et les yeux se tournèrenttous vers le beau capitaine. Mais il fit mine de ne pass’apercevoir qu’on le regardait. Il ne venait pas là pour chercherdes bonnes fortunes, et d’ailleurs les clientes de Saint-Galmier nele tentaient pas du tout.

Il eut bientôt le plaisir de constater que lesconsultations n’étaient pas longues. Il ne se passait pas dixminutes sans que la porte du cabinet s’ouvrît discrètement, et sansque le docteur se montrât sur le seuil&|160;; mais Nointel était sibien établi au fond d’une encoignure que Saint-Galmier ne pouvaitpas l’apercevoir, car le salon était assez faiblement éclairé pardes lampes recouvertes d’abat-jour. À chaque apparition del’illustre praticien, une de ces dames se levait, appelée par ungeste gracieux, et pénétrait dans le sanctuaire qui avait deuxissues. On ne la revoyait plus, et, après un peu de temps, uneautre lui succédait. Chacune passait à son rang, sans contestationet sans bruit, car Saint-Galmier ne recevait que des personnes bienélevées, et son nègre ne distribuait des numéros que pour laforme.

Nointel était arrivé le dernier, mais son tourne pouvait guère tarder à venir, et il l’attendait en rêvant à unechose qui le préoccupait depuis la veille et à laquelle il n’avaitpas encore eu le temps de penser sérieusement. Saint-Galmier etSimancas vivaient dans la plus étroite intimité, ce n’était pasdouteux. Ils avaient eu des intérêts communs avec Golymine, cen’était pas douteux non plus. Quels intérêts, et sur quoi sefondait cette union qui avait survécu au Polonais&|160;? À quelleœuvre ténébreuse avaient travaillé ensemble ces troisaventuriers&|160;? S’étaient-ils toujours bornés à exploiter dessecrets féminins, ou existait-il entre eux des liens créés par descomplicités plus graves&|160;? La dernière de ces deux suppositionssemblait improbable, et pourtant Nointel ne la rejetait pasabsolument, car il avait fort mauvaise opinion de toute cette bandeétrangère.

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, le salon sevidait rapidement. Il n’y restait plus qu’une petite personne,rondelette et fraîche comme une rose, qui n’avait pas du tout lamine d’une femme tourmentée par les nerfs, quoiqu’elle s’agitâtbeaucoup sur son fauteuil. Le capitaine pensa qu’elle venaitdemander au docteur une recette pour se faire maigrir, et ils’amusait à l’examiner à la dérobée, lorsqu’il entendit dansl’antichambre des voix d’hommes, celle du nègre probablement, etune autre plus forte et plus rauque. C’était le bruit, facile àreconnaître, d’une altercation, et dans cet appartement, silencieuxcomme une église, ce tapage faisait un effet singulier. La damegrasse écoutait d’un air scandalisé. Tout à coup, la porte futouverte violemment, et un individu se rua dans le salon en criantau valet de couleur&|160;:

Je te dis que j’entrerai, espèce de malblanchi. J’en ai assez de poser dans la rue, et je veux voir lepatron. Je suis malade, je viens le consulter.

Le nègre n’osa pas poursuivre cet étrangeclient, qui alla se camper à cheval sur une chaise, à l’autre boutdu salon, sans regarder personne. C’était un grand gaillard vêtucomme un ouvrier endimanché, coiffé d’un chapeau mou qui paraissaitêtre vissé sur sa tête, et affligé d’une figure patibulaire&|160;:nez rouge, bouche avachie par l’usage continuel de la pipe, teintterreux. Un vrai type de rôdeur de barrières.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! pensa le capitaine,Saint-Galmier a de jolies connaissances. Il ne dira pas que cechenapan a une névrose. C’est un homme qui a des affaires à régleravec lui. Quelles affaires&|160;? Je serais curieux de le savoir…et je le saurai. Il faut que je le sache… dussé-je entrer enconversation avec ce goujat.

La dame s’était prudemment rapprochée de laporte, et aussitôt que cette porte fut entrebâillée par le docteur,elle s’y précipita avec une telle impétuosité que Saint-Galmiern’eut pas le temps d’envisager le nouveau client qui venait de luiarriver. Nointel était invisible dans son coin et s’y tint coi, sibien que le Canadien n’eut aucun soupçon de sa présence.

L’homme n’avait pas fait de tentative pourpasser avant la consultante obèse, mais il jurait entre ses dents,il se balançait sur sa chaise comme un ours en cage, et il finitpar se lever pour aller s’embusquer à l’entrée du cabinet.

–&|160;Bon&|160;! se dit Nointel, la scènepromet d’être amusante et instructive. Je n’en perdrai pas un mot.Décidément, je suis en veine aujourd’hui. Tout m’arrive à point. Jevais franchir du premier coup le mur de la vie privée de ce cherSaint-Galmier.

Et il se tapit du mieux qu’il put dans sonangle. La place était excellente pour voir sans être vu, et leclient au nez rouge ne paraissait pas s’être aperçu qu’il y avaitlà quelqu’un. Il piétinait d’impatience et il poussait de temps entemps des grognements sourds.

–&|160;Il a soif, pensa le capitaine quiconnaissait ce tic d’ivrogne, il a soif, et il vient sommerSaint-Galmier de lui donner de quoi s’humecter le gosier.

La cliente joufflue n’abusa pas des instantsdu docteur, car, au bout de quatre minutes, celui-ci vint jeter uncoup d’œil dans le salon où il s’attendait sans doute à ne plustrouver personne&|160;; mais, au moment où il soulevait la portièrede reps brun, sa face réjouie se trouva nez à nez avec celle duvisiteur à la trogne rubiconde, et le dialogue suivant s’engageaaussitôt, sur le mode majeur&|160;:

–&|160;Comment&|160;! c’est encore vous&|160;!Qu’est-ce que vous venez faire ici&|160;? Je vous ai défendu devous y présenter aux heures où je reçois.

–&|160;Possible, mais je ne peux pas vousmettre la main dessus depuis deux jours, et je n’ai plus le sou.Pour lors, comme je ne vis pas de l’air du temps, je me suisdit&|160;: En avant les grands moyens&|160;! Je vais chercher mapaye.

–&|160;Et moi, je suis chargé de vous direqu’on n’a plus besoin de vous. Avant-hier, vous avez touché unegratification&|160;; ce sera la dernière.

–&|160;La dernière&|160;! as-tu fini,bouffi&|160;! La dernière&|160;! ah ben, c’est ça quiserait drôle. Alors je me serais esquinté le tempérament à trimerla nuit dans les rues, j’aurais risqué vingt fois d’attraper unmauvais coup d’un bourgeois pas commode… y en a pas beaucoup, maisy en a… et tout ça pour que vous veniez me donner mon congé, sanscrier gare. Un larbin a droit à ses huit jours, quand onle colle dehors. Moi, je veux mes huit mois… à centcinquante balles par semaine… et ça n’est pas trop.

–&|160;Vous êtes fou.

–&|160;Non, et la preuve, c’est que si vous necasquez pas, j’irai conter ma petite affaire aucommissaire du quartier. Ça m’est égal d’aller où vous savez, sinous sommes trois pour faire le voyage ensemble. Vous êtesrigolo, le général du Pérou aussi. Je ne m’embêterai paspendant la traversée.

–&|160;Voulez-vous vous taire,malheureux&|160;! on peut vous entendre.

–&|160;Je m’en bats l’œil. Aboulez,ou je crie plus fort.

–&|160;Êtes-vous sûr que nous ne sommes passeuls ici&|160;? reprit le docteur en s’avançant jusqu’au milieu dusalon.

–&|160;Bonjour, mon cher, dit Nointel quisurgit tout à coup.

Saint-Galmier faillit tomber à la renverse,mais il eut encore la présence d’esprit de revenir à l’homme, delui glisser quelques louis dans la main et de le pousser vers laporte de l’antichambre en lui disant&|160;:

–&|160;Revenez demain, mon ami, demain matin…je vous donnerai une ordonnance… ce soir, je suis pressé, et ilfaut que je reçoive monsieur.

Le réclamant, aussi surpris que lui, ne tenaitpas sans doute à continuer devant un témoin cette conversationédifiante. Il se laissa mettre dehors, et le capitaine resta seulavec le docteur.

–&|160;Je vous dérange peut-être, dit Nointel.Figurez-vous que je suis là depuis une demi-heure, et que jem’étais endormi au coin de votre cheminée. Au milieu d’unedemi-douzaine de jolies femmes, c’est impardonnable, mais il faitsi chaud dans ce salon&|160;! La voix de votre client m’a réveilléen sursaut.

–&|160;Quoi&|160;! vraiment, vousdormiez&|160;? balbutia Saint-Galmier en cherchant à reprendre sonaplomb.

–&|160;Mon Dieu&|160;! oui. Je n’ai jamais dema vie pu faire antichambre sans me laisser gagner par lesommeil&|160;: deux fois dans ma vie j’ai eu une audience duministre de la guerre&|160;; deux fois je me suis mis à ronflerdans le salon d’attente de Son Excellence, et j’ai laissé passermon tour. Cette infirmité-là m’a fait manquer ma carrière. Maisqu’est-ce qu’il avait donc votre client&|160;? Il ne paraissait pascontent.

–&|160;C’est un pauvre diable que je soignepour rien et qui se fâche parce que je lui prescris un régime qu’ilne veut pas suivre. Je lui prêche la sobriété, et il n’entend pasde cette oreille-là. Tous ces alcoolisés sont les mêmes.

–&|160;Alcoolisés&|160;! comme on invente desjolis mots maintenant&|160;! Au 8e hussards nous aurionsdit&|160;: tous ces ivrognes. Alors, votre malade a un faible pourles liqueurs fortes&|160;? Il m’a semblé, en effet, qu’il parlaitde boire.

–&|160;Ah&|160;! vous avez entendu ce qu’ildisait&|160;?

–&|160;Quelques mots seulement… qui m’ont parutrès-incohérents… plus le sou… boire… traîner la nuit dans lesrues… Je n’y ai rien compris, et je n’ai pas cherché àcomprendre.

–&|160;Ce malheureux est à moitié fou. Il a deplus une névrose de l’estomac, et je désespère de le guérir. Maisvous, mon cher capitaine, est-ce que vous auriez besoin de messoins&|160;?

–&|160;Moi, docteur&|160;? Non, Dieumerci&|160;! J’ai le cerveau en bon état, et quant à l’estomac…vous m’avez vu fonctionner dimanche à la Maison-d’Or. Ce pâté derouges-gorges était mémorable. Vous devriez bien me donner larecette.

–&|160;Serait-ce pour me la demander que vousm’avez fait l’honneur de venir chez moi&|160;?

–&|160;Pas précisément. Je viens pour avoiravec vous une petite explication.

–&|160;Tout ce que vous voudrez. Prenez doncla peine d’entrer dans mon cabinet, l’heure de ma consultationn’est pas encore tout à fait écoulée, et si nous restions ici, nouscourrions le risque d’être dérangés.

–&|160;Par l’alcoolisé&|160;?

–&|160;Non&|160;; par une cliente attardée.Vous n’imaginez pas à quel point les femmes sont inexactes.

Le cabinet était vaste et moins éclairé encoreque le salon. D’épaisses tentures de drap vert y amortissaient leson de la voix. Il eût été difficile de rêver un endroit pluspropice aux confidences. Un médecin est un confesseur, etSaint-Galmier, qui pratiquait religieusement cette règleprofessionnelle, ferma la porte au verrou après avoir introduitNointel. Il le fit asseoir ensuite tout près de lui, et il lui ditde son air le plus gracieux&|160;:

–&|160;Me voici tout prêt à vous fournir lerenseignement dont vous avez besoin. Excusez-moi de ne pas vousoffrir un cigare. Vous comprenez… je ne reçois guère ici que desfemmes nerveuses… extranerveuses même… l’odeur du tabac les feraittomber en syncope. C’est bien d’un renseignement qu’ils’agit&|160;?

–&|160;J’avais dit&|160;: une explication,mais je ne tiens pas à mon mot. Je tiens seulement à savoirpourquoi vous êtes allé, mardi dernier, il y a juste huit jours,faire une visite à Julia d’Orcival, en son hôtel du boulevardMalesherbes.

Le docteur eut un léger tressaillement quin’échappa point à l’œil attentif du capitaine.

–&|160;Je suis indiscret, n’est-ce pas&|160;?reprit Nointel.

–&|160;Nullement, nullement, réponditSaint-Galmier, avec une parfaite courtoisie. Permettez-moi derassembler mes souvenirs. C’était, dites-vous, mardidernier&|160;?

–&|160;Oui, le lendemain de la mort du comteGolymine.

–&|160;En effet, je me souviens maintenant. Ehbien, mais c’est très-simple. Je suis allé chez cette pauvre femmeparce qu’elle m’avait fait appeler pour me consulter.

–&|160;Elle était donc malade&|160;?

–&|160;Oh&|160;! rien de grave. Une légèrenévrose de… oui, de la face. Ce suicide avait produit sur elle uneimpression très-vive&|160;: la secousse avait déterminé desaccidents nerveux…

–&|160;Et comme elle savait que vous êtes lepremier médecin du monde pour soigner les nerfs surexcités, elles’est adressée à vous. Rien de plus naturel. Vous ne la connaissiezpas avant cette visite&|160;?

–&|160;Pas autrement que de vue.

–&|160;Et depuis, vous n’êtes pas retournéchez elle&|160;?

–&|160;Mon Dieu, non. C’eût été tout à faitinutile. Le traitement que j’avais prescrit a guéri la malade envingt-quatre heures. Et je regrette amèrement d’avoir réussi tropvite à la débarrasser d’une incommodité qui, si elle se fûtprolongée, l’eût empêchée sans aucun doute d’aller à ce bal del’Opéra, où la mort l’attendait.

–&|160;Que voulez-vous, docteur&|160;! C’étaitécrit là-haut sur le grand rouleau. Quand la fatalité s’en mêle, iln’y a rien à faire. La destinée de Julia était de finir au balmasqué. La vôtre est peut-être de m’aider à découvrir la scélératepersonne qui l’a tuée.

–&|160;Moi&|160;! mais je n’en sais pas plusque vous sur ce triste sujet, dit Saint-Galmier avec une vivacitéqui fit sourire le capitaine. J’étais à l’Opéra avec Simancas, dansune loge contiguë à celle de madame d’Orcival, mais nous n’avonsabsolument rien vu. Le juge d’instruction a cru devoir nous faireappeler hier&|160;: nous lui avons déclaré qu’à notre grand regret,nous n’étions pas en mesure de le renseigner.

–&|160;Je conçois cela&|160;; mais peut-êtrepourrez-vous me dire, à moi qui ne suis pas juge d’instruction,pour quel motif, lorsque vous êtes allé mardi dernier chez Julia,vous vous êtes présenté de la part de mon ami Gaston Darcy.

La botte était droite autant qu’imprévue, etle docteur fut pris hors de garde. Il rougit jusqu’aux oreilles, etrépondit d’une voix étranglée&|160;:

–&|160;C’est une erreur… vous êtes malinformé, capitaine.

–&|160;Parfaitement informé, au contraire.Vous avez dit à Julia, qui ne vous avait pas fait appeler, parl’excellente raison qu’elle n’était pas malade, vous lui avez ditque Darcy vous envoyait prendre de ses nouvelles. Vous avez ajoutéque vous étiez l’ami intime du même Darcy. Et, pardonnez mafranchise, ces deux affirmations étaient… inexactes.

–&|160;Je proteste, balbutia Saint-Galmier ens’agitant sur son fauteuil&|160;; madame d’Orcival n’a pas pu vousraconter cela.

–&|160;Non, car je ne l’ai pas vue, mais j’aivu sa femme de chambre.

–&|160;Sa femme de chambre, répétamachinalement le docteur qui commençait à perdre la tête.

–&|160;Oui, une certaine Mariette, une filletrès-intelligente ma foi&|160;! Elle est venue chez Gaston Darcy,hier matin… vous entendez que je précise… je me trouvais là, etelle a dit devant moi tout ce que je viens de vous redire. Vous meferez, je suppose, l’honneur de me croire.

–&|160;Je vous crois, mon cher capitaine,mais… cette femme a pu inventer…

–&|160;Elle n’a aucun intérêt à mentir. Dureste, si vous contestiez ses affirmations, il y a un moyen biensimple de vider le débat, c’est de vous mettre en présence. Je vaisaller la chercher, vous vous expliquerez, et…

–&|160;C’est inutile… ses propos ne valent pasla peine que je les réfute… et j’espère que vous voudrez bien vousen rapporter à moi.

–&|160;Je vois que vous ne comprenez pas lasituation, dit froidement Nointel. S’il ne s’agissait que de savoirqui de vous ou de cette soubrette a altéré la vérité, je ne meserais pas dérangé. Vos affaires ne sont pas les miennes, et ilm’importe fort peu que vous vous soyez introduit chez la d’Orcivalsous un prétexte ou sous un autre. Mais mon ami Darcy n’est pasdans le même cas que moi. Il trouve mauvais que vous vous soyezservi de son nom sans son autorisation&|160;; il est blessé del’usage que vous en avez fait, et vous devinez sans doute que c’estlui qui m’envoie.

Ce dernier coup désarçonna tout à faitSaint-Galmier. L’infortuné praticien n’était pas belliqueux, et laperspective d’un duel l’effrayait considérablement. À tout prix, ilvoulait éviter la bataille, et il cherchait un moyen de satisfaireDarcy sans exposer sa peau.

–&|160;Donc, reprit le capitaine, je vous priede me désigner, séance tenante, un de vos amis, afin que nouspuissions arrêter ensemble les conditions de la rencontre. Darcydésire que tout soit terminé d’ici à vingt-quatre heures. S’il vousplaisait de choisir le général Simancas, je m’entendrais facilementavec lui, et nous irions très-vite.

Pendant que Nointel parlait ainsi, le docteuravait déjà trouvé un biais pour se tirer du mauvais pas où ils’était mis.

–&|160;Jamais, s’écria-t-il, jamais je ne mebattrai avec M.&|160;Darcy qui m’inspire la plus vive sympathie.J’aime mieux convenir que j’ai eu tort d’user de son nom.

–&|160;Pardon&|160;! cela ne suffit pas. Ilfaudrait encore m’apprendre pourquoi vous en avez usé, ou plutôtabusé.

–&|160;Vous l’exigez&|160;? Eh bien, quoiqu’il en coûte à mon amour-propre médical de vous faire cet aveu,sachez que je désirais depuis longtemps compter madame d’Orcival aunombre de mes clientes&|160;; elle avait de très-belles relations,et elle pouvait m’être fort utile pour me lancer dans un monde oùles névroses sont très-fréquentes. Malheureusement, je ne laconnaissais pas et je n’osais pas demander à M.&|160;Darcy de meprésenter. Quand j’ai appris qu’elle venait de rompre avec lui,j’ai eu la fâcheuse idée d’essayer d’une supercherie qui mesemblait innocente. J’ai été doublement puni de mon imprudence, carje n’ai pas obtenu mes entrées chez la dame, et j’ai offensé unhomme que je tiens en grande estime. Veuillez lui dire que je suisdésolé de ce qui s’est passé, et que je le prie d’accepter mesexcuses.

–&|160;C’est quelque chose, mais ce n’est pasassez. Darcy vous demandera des excuses écrites.

–&|160;Je les écrirai sous votre dictée, sivous jugez que ce soit nécessaire pour effacer toute trace demésintelligence entre votre ami et moi.

En ce moment, le docteur imitait les marinsqui jettent une partie de la cargaison à l’eau pour alléger lenavire battu par la tempête, et le sacrifice de son honneur ne luicoûtait guère, pour éviter de dire la vérité sur le motif de savisite à Julia. Il aurait accepté bien d’autres humiliations,plutôt que de livrer le secret de ses anciennes relations avecGolymine. Mais il se trompait en croyant qu’il en serait quitte àsi bon marché.

Nointel pensait&|160;:

–&|160;La platitude de ce drôle passe tout ceque j’imaginais, et je ne tirerai rien de lui par les moyensdétournés. Il ment avec un aplomb superlatif et une désinvoltureétonnante. Pour l’abattre, pour le mettre sous mes pieds, il fautque je frappe plus fort.

–&|160;C’est dit, n’est-ce pas,capitaine&|160;? reprit Saint-Galmier&|160;; je ferai amendehonorable, sous telle forme qu’il vous plaira, et vous vouschargerez de me remettre dans les bonnes grâces deM.&|160;Darcy.

–&|160;Non pas, répliqua Nointel. Darcy secontentera de la lettre que vous allez lui écrire, Darcy ne vousforcera point à vous battre, – ce serait trop difficile, – ilgardera même le silence sur cette affaire, qui, si elle venait às’ébruiter, nuirait beaucoup à votre clientèle… et à votreconsidération, mais ne vous flattez pas qu’il l’oubliera. Entrenous, docteur, je crois qu’il ne vous saluera plus.

–&|160;Quoi&|160;! il attacherait tantd’importance à une légèreté de ma part&|160;! Je ne me consoleraijamais d’avoir perdu, par ma faute, des relations dont jem’honorais. J’espère que, du moins, vous, cher monsieur, vous ne metiendrez pas rigueur.

Le capitaine, au lieu de répondre, se leva etse mit à se promener dans le cabinet, en sifflant l’air de laCasquette. Saint-Galmier, surpris et inquiet, se levaaussi et essaya d’une diversion.

–&|160;Vous regardez cette Madeleine audésert, dit-il en montrant une grande toile qui faisait vis-à-visau buste d’Hippocrate, père de la médecine. C’est une belle œuvre,quoiqu’elle ne soit pas signée. On l’attribue au Carrache. Une demes clientes m’en fit cadeau l’année dernière.

–&|160;Pour vous remercier de l’avoir guéried’une névrose. Ah&|160;! c’est une agréable profession que lavôtre, et je conçois que vous teniez à l’exercer. Mais, dites-moi,est-ce que Simancas les soigne aussi, les névroses&|160;?

–&|160;Simancas&|160;! comment&|160;?… je necomprends pas.

–&|160;Je vous demande cela parce que votrealcoolisé de tout à l’heure avait l’air de le connaître.

–&|160;Vous plaisantez, capitaine.

–&|160;Pas du tout. Ce client récalcitrantparlait d’un Péruvien. Or, il n’y a pas beaucoup de Péruviens àParis. Je me rappelle même très-bien ce qu’il disait en maugréantcontre vous et contre ce Péruvien qui ne peut être que votre amiSimancas. Il disait&|160;: On me renvoie, on me casse aux gages,mais ça ne se passera pas comme ça. J’irai trouver le commissaire,et je lui raconterai tout.

–&|160;Il est impossible que vous ayez entenducela… et d’ailleurs ce sont des paroles qui n’ont pas de sens…

–&|160;Mais si, mais si. L’aimable ivrogne atenu encore d’autres discours. Il a ajouté qu’on l’enverrait sansdoute au delà des mers, mais qu’il n’irait pas tout seul. Ilprétend que vous serez trois à faire la traversée.

–&|160;Vous savez bien que cet homme est fou,s’écria Saint-Galmier qui verdissait à vue d’œil.

–&|160;S’il l’est, je vous conseille de lefaire enfermer le plus tôt possible, dit tranquillement Nointel. Sivous laissez ce gaillard-là en liberté…

Tiens&|160;! on frappe. Est-ce que ce seraitlui qui revient par les petites entrées&|160;?

Le docteur tressaillit, et courut à la porteintérieure, probablement dans l’intention de la fermer auverrou.

On venait d’y frapper trois coups espacésd’une certaine façon.

Il arriva trop tard. La porte s’ouvrit et legénéral Simancas entra d’un pas discret dans le cabinet de sonami.

Saint-Galmier aurait donné toute sa clientèlepour sortir de la pénible situation où il se trouvait, et en touteautre circonstance, l’arrivée d’un auxiliaire lui eût été fortagréable, mais précisément Simancas venait d’être mis en cause parNointel, et sa présence ne pouvait que compliquer les choses. Aussile malheureux docteur fit-il triste mine au Péruvien.

Cette apparition imprévue comblait, aucontraire, les vœux de Nointel. Tenir les deux coquins entête-à-tête, et en même temps, c’était une bonne fortune qu’iln’espérait pas et dont il s’apprêta aussitôt à profiter. Le momentétait venu d’en finir avec eux d’un seul coup, mais il lui fallaitopter entre un des deux partis qui s’étaient déjà présentés à sonesprit&|160;: ou les forcer à confesser ce qu’ils savaient sur lesfaits et gestes de la marquise pendant la nuit du bal de l’Opéra,ou se borner à leur interdire de remettre les pieds chez elle. Lesage capitaine pensa qu’avant de se décider il fallait leur prouverqu’ils étaient à sa merci. Avec Saint-Galmier, la chose était déjàà peu près faite. Il s’agissait maintenant d’attaquervigoureusement Simancas qui paraissait assez déconcerté. Le drôlene s’attendait guère à rencontrer chez son complice l’homme dont ilcherchait depuis deux jours à se défaire d’une façon radicale.

–&|160;Bonjour, général, lui dit Nointel sanslui tendre la main, je suis fort aise de vous voir. Vous avez eul’obligeance de m’écrire pour m’éviter une course inutile. Je tiensà vous remercier de cette délicate attention.

–&|160;Je n’ai fait que m’acquitter d’undevoir, répondit Simancas avec un embarras visible. C’est lamarquise de Barancos qui m’a prié expressément de vous prévenirqu’elle ne recevait pas.

–&|160;Et vous vous êtes empressé de luiobéir. Rien de plus naturel. Alors, elle est très-souffrante, cettechère marquise&|160;?

–&|160;Oui, très-souffrante. Je viens chercherde sa part Saint-Galmier, qui n’a pas son pareil pour traiter…

–&|160;Les névroses, c’est connu. Quand j’enaurai une, je m’adresserai à lui. Vous croyez peut-être que vousm’avez surpris au moment où je lui demandais une consultation. Non,nous causions tout bonnement d’une visite qu’il a faite la semainedernière à cette pauvre Julia. Et vous arrivez à propos, car vous yêtes allé aussi, chez Julia&|160;; vous y êtes allé le même jourque le docteur.

–&|160;Moi&|160;? je vous jure que…

–&|160;Ne jurez pas. J’ai vu la femme dechambre qui vous a introduits tous les deux, l’un après l’autre. Ilparaît que ce cher Saint-Galmier venait offrir ses services àmadame d’Orcival, et que vous veniez, vous, lui demander certainsrenseignements sur votre ami Golymine.

–&|160;Mais, capitaine, je proteste, je…

–&|160;Encore&|160;! C’est tout à faitinutile. Je suis parfaitement informé, et nous reviendrons tout àl’heure sur ce sujet, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit en cemoment.

–&|160;De quoi s’agit-il donc&|160;? ditSimancas en tâchant de prendre un air digne. On croirait que vousvous préparez à me faire subir un interrogatoire.

–&|160;On ne se tromperait pas.

–&|160;Monsieur&|160;! permettez-moi de vousdire que le ton que vous prenez avec moi est inexplicable.

–&|160;Je vais vous l’expliquer.Connaissez-vous un homme qui commande un navire baleinier du Havre…un homme qui s’appelle Jacques Crozon&|160;?

Simancas recula comme s’il eût été frappé d’uncoup de poing dans la poitrine, et n’eut pas la force d’articulerune dénégation.

–&|160;Jacques Crozon est marié, repritNointel&|160;; il vient de rentrer à Paris après une campagne dedeux ans, et pendant qu’il était en mer, sa femme est devenue lamaîtresse de ce Golymine. Il paraît même qu’elle a eu un enfant delui.

–&|160;Je ne sais pas pourquoi vous meracontez cette histoire.

–&|160;Vraiment&|160;? Vous m’étonnez. Ehbien, apprenez qu’il s’est trouvé un misérable pour dénoncer àJacques Crozon la conduite de sa femme, et que ce misérable étaitintimement lié avec Golymine. C’est ignoble, n’est-ce pas,général&|160;?

Le Péruvien ne répondit que par un grognementétouffé, et Nointel continua tranquillement&|160;:

–&|160;Pourquoi ce coquin trahissait-il ainsison ami&|160;? Je l’ignore, et cela m’importe fort peu. Mais ce quime touche davantage, c’est que Golymine étant mort, l’auteur deslettres anonymes a imaginé d’écrire au mari que j’avais été aussil’amant de la femme, que j’avais succédé au Polonais. Bien entendu,c’était un mensonge infâme, et le résultat de ce mensonge devaitêtre un duel à mort entre Jacques Crozon et votre serviteur. Unemanière comme une autre de se débarrasser de moi, Crozon passantpour être un tireur de première force.

–&|160;Que pensez-vous, général, de cettecombinaison&|160;?

–&|160;Je pense, grommela Simancas, je pensequ’elle n’a jamais existé que dans votre imagination.

–&|160;Vous vous trompez. J’ai des preuves. Ledénonciateur ne se doutait pas que je connaissais Crozon depuisdouze ans… Qu’avez-vous donc, général&|160;? Cela vous surprend.Vous ne supposiez pas qu’un ex-officier de hussards eût jamaisrencontré un capitaine de la marine marchande. Rien n’est plus vraipourtant, et mon vieil ami Crozon est venu me montrer la lettrequ’il a reçue. Nous nous sommes expliqués, et je n’ai eu aucunepeine à lui démontrer qu’on m’avait odieusement calomnié. Il m’achargé de découvrir le calomniateur, et il se propose de le tuerdès que je l’aurai découvert. Il ne plaisante pas, ce bravebaleinier, et il a la main dure. Il ne s’est jamais battu sans tuerson homme. Et si, par hasard, il manquait cet indigne adversaire,je suis là pour le reprendre, et je vous réponds qu’il n’enreviendra pas.

–&|160;Ce sera bien fait, dit le général encherchant à prendre un air indifférent.

–&|160;C’est votre avis&|160;? Alors, vous nem’en voudrez pas si je procure à mon ami Crozon la satisfaction devous envoyer dans l’autre monde.

–&|160;Comment&|160;! que signifie…

–&|160;Cela signifie que le dénonciateur,c’est vous, dit Nointel en regardant Simancas entre les deuxyeux.

–&|160;Capitaine&|160;! cetteplaisanterie…

–&|160;Voulez-vous que je vous montre votredernière lettre&|160;? Je l’ai dans une de mes poches, et dansl’autre il y a un revolver chargé. Je ne vous conseille pasd’essayer à vous deux de me la reprendre de force. Et je vousengage aussi à ne plus nier, car j’ai la preuve que cette lettreest de votre écriture, puisque vous avez commis la sottise dem’envoyer une pièce de comparaison.

–&|160;Fort bien, monsieur. Je suis à vosordres, dit le Péruvien qui sentait la nécessité de payerd’audace.

–&|160;Bon&|160;! vous avouez alors&|160;?

–&|160;Je n’avoue rien, mais…

–&|160;Ne jouons pas sur les mots, je vousprie. Vous consentez à nous rendre raison, parce que vous ne pouvezpas faire autrement. Mais je suppose que, s’il nous plaisait de nepas user de notre droit, vous ne réclameriez pas contre notredécision.

–&|160;Il est certain qu’il me serait péniblede me battre contre un homme que j’estime.

–&|160;Et qui ne vous estime pas. Eh bien, ildépend de vous d’éviter cette dure nécessité, et d’éviter en mêmetemps des mésaventures d’un autre genre, des mésaventures que votreami Saint-Galmier redoute énormément.

Les deux associés échangèrent un regardrapide, et Simancas lut dans les yeux du docteur qu’il fallaitsaisir avec empressement l’occasion qui s’offrait de capituler.

–&|160;Vous avez un arrangement à meproposer&|160;? demanda le général.

–&|160;Une trêve. Veuillez m’écouter. Je suiscertain que vous avez eu tous les deux avec Golymine descomplicités dont je ne tiens pas essentiellement à connaîtrel’objet. Vous saviez qu’il était l’amant de madame Crozon, et vousvouliez le faire tuer par le mari, parce que vous craigniez qu’ilne vous trahît.

–&|160;Et quand cela serait&|160;? s’écriaimprudemment Simancas. Nous avions conspiré ensemble au Pérou, etGolymine aurait vendu nos secrets à nos ennemis politiques.

–&|160;Je crois que la politique n’a rien àfaire ici, mais peu m’importe, et, quoi qu’il en soit, ce n’étaitpas pour la même raison que vous vouliez vous débarrasser de moi.La raison, la voici. Vous venez de vous introduire chez madame deBarancos. Par quel moyen&|160;? Je ne m’en inquiète pas, mais jevois très-bien que vous vous proposez d’exploiter la marquise. Elleest fort riche, sa maison est bonne, et vous tenez à y régner sanspartage. Or, vous avez appris que madame de Barancos avaitl’intention de me recevoir et même de me recevoir souvent. Vousvous êtes dit que je vous gênerais beaucoup, et vous avez imaginéde me livrer au terrible Crozon qui devait m’expédier dans lesvingt-quatre heures.

–&|160;Je vous assure, monsieur, que vous vousméprenez. Madame de Barancos m’a favorablement accueilli, c’estvrai, mais je n’ai pas la prétention de…

–&|160;Assez&|160;! je suis sûr de ce que jedis, et voici les conditions auxquelles je consens à ne vousdénoncer ni à Crozon, ni… à d’autres. Si vous les acceptez, jetairai tout ce que je sais, et, en apparence, je vivrai avec voussur le même pied que par le passé. Je veux d’abord avoir mesentrées chez la marquise. Le congé que j’ai reçu aujourd’hui de sapart venait de vous, j’en suis certain, et je le tiens pour nonavenu. Je prétends même être invité par elle, et cela d’ici à deuxjours, être invité à un dîner, à un bal, à une chasse, en un mot,prendre pied dans son intimité. Rassurez-vous. Ce n’est pas sonargent que je vise, et je ne chercherai pas à vous faire chasser deson hôtel.

–&|160;Madame de Barancos ne demande pas mieuxque de vous voir souvent, monsieur, et je n’aurai pas besoin d’userde l’influence que vous m’attribuez pour…

–&|160;Premier point, reprit le capitaine,sans daigner répondre à cette protestation. Second point&|160;:j’entends qu’à dater de ce jour vous cessiez de dénoncer la femmede Jacques Crozon. À la première lettre anonyme que son marirecevrait, j’en finirais avec vous, et vous savez que j’aiplusieurs manières d’en finir. Ainsi, pas une ligne, pas un mot,pas une démarche. Je veux que mon ami Crozon croie qu’il a étévictime d’une odieuse mystification.

–&|160;Ç’en était une sans doute, murmuratimidement Simancas.

–&|160;Non, ce n’en était pas une, vous lesavez fort bien, et j’arrive à ma dernière condition. Il y a unenfant. Où est-il&|160;?

–&|160;Sur mon honneur, je n’en sais rien.

–&|160;Laissez votre honneur en repos, etrépondez-moi catégoriquement. Où madame Crozon est-elleaccouchée&|160;?

–&|160;Chez une sage-femme qui demeure tout enhaut de la butte Montmartre, rue des Rosiers, je crois.

–&|160;À qui l’enfant a-t-il étéremis&|160;?

–&|160;À une nourrice qu’on a cherchéelongtemps et dont on a perdu la trace au moment où on allait ladécouvrir.

–&|160;Samedi dernier, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Non, dimanche… on avait appris enfinqu’elle habitait rue de Maubeuge, tout en haut de la rue… au numéro219… on s’y est présenté… elle avait déménagé la veille avec sonnourrisson… elle était en garni… elle n’a pas dit où elle allait…et on ne l’a pas retrouvée.

–&|160;Son nom&|160;?

–&|160;La femme Monnier… un faux nom,très-probablement.

–&|160;Cela me suffit, dit Nointel, qui voyaitbien à la netteté des réponses de Simancas que le coquin n’ensavait pas plus long et qu’il ne mentait pas. Maintenant, le marchéest conclu, je suppose. Comme arrhes, j’attends une lettred’invitation de madame de Barancos. Quand elle me recevra, je nelui parlerai pas de celle qu’il vous a plus de m’écrire pour mefermer sa porte, et je ne m’occuperai pas plus de vous que si vousn’existiez pas… à moins que vous ne violiez nos conventions, auquelcas je serais sans pitié. La marquise me plaît infiniment, maiselle ne me tournera pas la tête au point de me faire perdre lamémoire. J’ai tout dit. Par où sort-on d’ici, docteur&|160;?

Saint-Galmier s’empressa d’ouvrir la porte dusalon, et le capitaine s’en alla en lui jetant cet adieu&|160;:

–&|160;À propos, je vous recommande de soignervotre alcoolisé. C’est un brutal et un bavard qui pourrait bienvous jouer un mauvais tour.

Le docteur ne souffla mot. Il reconduisitNointel jusqu’à l’antichambre où le nègre en livrée attendait lesclients, et il revint en toute hâte trouver Simancas pour conférersur les événements.

Nointel ne se sentait pas de joie, et quand ilse retrouva dans la rue, il prit un plaisir extrême à allumer uncigare, un plaisir que connaissent seuls les travailleurs quientendent sonner l’heure du repos après une journée laborieuse. Ils’achemina vers la rue d’Anjou d’un pas allègre, le cœur léger etl’esprit dispos, ravi du début de sa campagne et tout prêt àpoursuivre ses premiers succès.

–&|160;Voilà de bonne besogne, se disait-il,et si Darcy n’est pas content, c’est qu’il sera trop difficile. Jetiens la clef de la position, puisque je tiens les deux gredins quitiennent la marquise. Et je ne leur ai pas livré mon secret, je neleur ai pas dit un mot du crime de l’Opéra. Ils croient que je suisamoureux de la Barancos, peut-être que je veux l’épouser, et quej’ai profité de ce que j’avais barre sur eux, pour me faire ouvrirà deux battants les portes de son hôtel. Ils me feront une guerresourde, je le sais, mais ils n’oseront pas m’attaquer en face. Sij’avais cassé les vitres, si je les avais forcés à dénoncer lamarquise, ou si j’avais forcé la marquise à les chasser, j’auraisgâté les affaires de Berthe. C’eût été frapper le grand coup troptôt. Je n’ai pas encore assez de preuves. J’en aurai dans huitjours ou dans un mois, mais j’en aurai, et, en attendant, j’aiassuré la tranquillité du ménage Crozon, je sais ce que l’innocenteLestérel a fait de sa nuit de bal, je suis sur la trace de lanourrice, et un de ces jours, je pourrai apprendre à la mère quel’enfant se porte bien. Ma parole d’honneur, on donne le prixMonthyon à des gens qui le méritent moins que moi.

Oui, mais il faut cultiver notre jardin,disait Candide, et notre jardin, c’est la marquise.

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