Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

Le Tour du Monde d’un Gamin de Paris

de Louis-Henri Boussenard

Partie 1
LES MANGEURS D’HOMMES

 

Chapitre 1

Terrible bataille sous l’équateur. – Les blancs et les noirs. – On fait connaissance entre des gueules de crocodiles et des mâchoires de cannibales. – Héroïsme d’un gamin de Paris. –Dévouement inutile. – Échec et mat. – À 1.200 lieues du faubourg Saint-Antoine. – L’envers de la Case de l’oncle Tom. – Un compatriote maigre et très peu vêtu.

 

– À moi !… s’écria d’une voix étouffée le timonier sans lâcher la barre, bien qu’il eût le col furieusement étreint par les deux griffes crochues d’un noir.

« À moi !… » hurla-t-il une seconde fois, les yeux blancs, la face violacée, la bouche tordue.

– Tiens bon… Pierre !… On y va !…

Et le timonier Pierre, défaillant, hors d’haleine, aperçoit,comme dans un brouillard, un petit bonhomme sortant on ne sait d’où, qui d’un bond s’élance vers lui.

Le canon d’un revolver frôle son oreille. Le coup part.

L’étreinte du noir se desserre aussitôt. La tête grimaçante, quePierre ne peut voir, éclate, fracassée par la balle de onzemillimètres. Le féroce ennemi qui s’était hissé par la chaîne dugouvernail dégringole dans le fleuve ; un crocodile le happeau passage, et l’entraîne à travers les herbes.

– Merci tout de même, Friquet, dit Pierre en avalant unevaste lampée d’air.

– Y a pas d’quoi, va, mon vieux… à charge de revanche, pasvrai…

« A pas peur !… Y va faire chaud tout àl’heure. »

Friquet disait vrai.

Il faisait doublement et terriblement chaud, sur le pont de lajolie chaloupe à vapeur qui remontait en ce moment, à grand’peine,le cours de l’Ogôoué.

En dépit de l’excellence de sa machine, dont le piston battaitcomme le pouls d’un fiévreux, l’embarcation avançait lentement aumilieu des rapides. Sa cheminée fumait comme celle d’un steamer,l’hélice faisait rage, la vapeur qui mugissait et hoquetait dansles conduits de métal, sifflait sous les soupapes empanachées debuées blanches.

Par 9 degrés de longitude ouest, sous l’équateur, les vingthommes de l’équipage eussent pu, sans aucun doute, appréciervivement les bienfaits d’une carafe frappée et d’un éventail. Nul,parmi eux, ne semblait pourtant se préoccuper de ces raffinementsde la vie civilisée, dont il était permis de déplorer la privation,sans être pour cela taxé de sybaritisme.

Tous, le chassepot à la main, le revolver à la ceinture, lahache à portée, épiaient avec une sorte de vigilance inquiète lesallures de tout un clan de noirs éparpillés des deux côtés dufleuve.

L’enseigne de vaisseau commandant la chaloupe, chargé d’unemission toute pacifique par l’amiral en station navale au Gabon,avait recommandé de ne faire feu qu’à la dernière extrémité.

Malheureusement, les tentatives de conciliation, opéréesantérieurement, ayant toutes complètement échoué, il fallaitrétrograder ou avancer par force. Reculer est un terme inconnu enmarine. C’est pourquoi l’équipage tout entier se tenait à son postede combat.

On était en plein pays ennemi, au milieu des Osyébasanthropophages, que le regretté marquis de Compiègne, et sonintrépide compagnon, Alfred Marche, ont les premiers visités, aumilieu de périls inouïs, au commencement de l’année 1874.

La sauvage agression qui avait failli être fatale au timonierPierre, prouvait que les moyens pacifiques ne réussiraient pas.L’assaillant, victime du coup de revolver, était arrivésournoisement à la nage, en nombreuse compagnie, à quelques mètresà peine de la chaloupe.

Voyant que jusqu’alors les hommes blancs ne faisaient pas minede résister, ils avaient cru, dans leur naïveté anthropophagique, àla réussite complète de leur projet. Aussi leur désillusion setraduisit-elle en clameurs furibondes, accompagnées d’une retraiterapide.

Ceux qui étaient à terre, exaspérés de leur déconvenue,ouvrirent un feu violent sur les matelots qui ne se donnèrent mêmepas la peine de s’abriter derrière le bordage.

Cette salve, exécutée avec les mauvaises patraques de fusils àpierre, fournis par les traitants, n’eut d’autre résultat qu’un peude fumée, et beaucoup de bruit.

Le jeune commandant, voyant les masses confuses des noirséchelonnés en quantité innombrables dans les lianes et les largesfeuilles du rivage, fit charger la légère mitrailleuse placée àl’avant de son bâtiment.

– Tout est paré ? interrogea-t-il d’une voixcalme.

– C’est paré, commandant, dit le maître canonnier.

– Ça va bien.

L’aspirant de première classe, faisant fonction de second,était, en ce moment, en colloque animé avec un grand diable dematelot nommé Yvon, qui, insoucieusement appuyé sur son chassepot,regardait venir les noirs.

– Sauf vot’respect, capitaine, c’est donc ces particulierslà qui ont croché not’docteur il y a quinze jours ?

– Je crois, en effet, que ce sont eux.

– Mais, capitaine, comment diable le docteur, un vieuxmatelot, s’est-y laissé pincer par ces mauvaiscabillauds ?

– Il est parti herboriser un jour, puis… il n’est plusrevenu. Je n’en sais pas davantage. Maintenant nous allons à sarecherche, un peu à l’aventure.

– Drôle d’idée, pour un homme si savant, de se mettreherboriste, à seule fin de ranger des boutures dans une boîte enfer blanc !…

« Et comme ça, continua Yvon, encouragé par labienveillance de son chef, tous ces nègres-là sont des mangeurs de« monde » ?

– Hélas ! Oui. J’ai bien peur pour notre pauvreami.

– Oh ! Y a pas d’danger, capitaine. Voyez-vous, saufvot’respect, le docteur est si maigre… et puis, il doit être sidur !

L’officier sourit sans répondre à cette boutade.

Cinq minutes à peine s’étaient écoulées. La chaloupe remontaittoujours vers les rapides qui mugissaient au loin.

En face, à mille mètres à peine, une ligne noire interceptait lavue. Avec la lorgnette, on distinguait une cinquantaine de piroguesrangées côte à côte, comme les bateaux d’un pont dont le tabliern’est pas encore posé.

Un long câble végétal, amarré à deux arbres, de chaque côté dufleuve, servait à les maintenir en ligne malgré le courant. Àdroite et à gauche, d’autres barques évoluaient silencieusement,escortant la chaloupe à distance respectueuse.

– Tonnerre à la toile ! Y va grêler dur, grogna unvieux quartier-maître en glissant amoureusement sous sa joue unechique énorme qu’il tira de son béret.

Il y eut tout à coup un grand silence, interrompu seulement parla toux saccadée de la machine.

Puis, comme si tous les singes-hurleurs, tous les hérons-butors,toutes les grenouilles-taureaux du continent africain se fussentdonné rendez-vous en cet endroit, éclata la plus épouvantablecacophonie qui ait jamais fait vibrer un tympan humain.

À ce signal, la ligne de pirogues amarrées en avant se brisa, ettoutes les embarcations descendirent le courant, pendant que cellesqui suivaient formaient en arrière une ligne transversale destinéeà couper la retraite à la chaloupe.

Les Européens étaient pris entre deux feux.

– C’est fini de rire, les enfants ! fit lequartier-maître en mâchonnant son tabac.

En un clin d’œil, les blancs sont cernés, tant la manœuvre del’ennemi est exécutée avec précision.

– Feu ! Tonne la voix du commandant.

La chaloupe s’embrase comme un cratère. Au crépitement de lafusillade se mêle le déchirement strident de la mitrailleuse, qui,tirant en éventail, coule trois ou quatre embarcations, et fracassehorriblement les corps de ceux qui les montent.

Pendant que les servants rechargent la pièce, la fusilladecontinue, serrée, implacable, mortelle. Les eaux qui commencent àrougir, charrient, au milieu des débris de bois, des torsesd’ébène, immobiles déjà, ou encore en proie à d’atrocesconvulsions.

Le cercle se resserre. Les assaillants ripostent à peine. Ilsont le nombre pour eux et veulent prendre la chaloupe à l’abordage.La mitrailleuse tire sans relâche. Les canons des fusils sontbrûlants.

On remarque à ce moment, près du commandant, un jeune homme dehaute taille, vêtu d’un costume civil, coiffé d’un casque blanc,qui, un fusil à la main, canarde les noirs avec l’aisance d’unvieux soldat.

Le front de l’officier se rembrunit. C’est que la situation secorse.

– Qu’en pensez-vous ? lui dit à voix basse l’homme aucasque blanc.

– Ma foi ! Mon cher André, répond l’enseigne, jecrains bien d’être forcé de battre en retraite.

– Mais la route est barrée.

– Nous passerons quand même. Ce qui me torture, c’est lapensée que notre pauvre docteur est peut-être là, à deux pas,entendant la bataille, et qu’il sent le salut lui échapper…

Les cris atteignent une intensité inouïe.

Quelques pirogues sont bord à bord avec la chaloupe. Les noirsbateliers s’accrochent des pieds, des mains, des dents, pourescalader les bastingages. De hideuses grappes d’êtres plusrepoussants que les quadrumanes des forêts équatoriales secramponnent de tous côtés.

Les marins s’escriment de la hache, de la baïonnette, de lacrosse ; piquant, trouant, martelant, taillant en pleinechair, noirs de poudre, ruisselant de sueur et de sang, courbaturésde carnage.

Impossible de tenir plus longtemps sans être débordés. Il fautvirer.

Au moment où le commandant va donner l’ordre au mécanicien,survient un terrible incident.

Le mouvement de l’hélice, entravé par une cause inconnue, cessetout à coup.

Les plus braves se sentent frémir.

Les cannibales bondissent à la rescousse. Une double surpriseles attend. Le sifflet de la machine se met à hurler avec une forceinouïe. À ce signal, un énorme jet de vapeur s’échappetransversalement de chaque côté de la coque du bâtiment. Le nuageépais et brûlant les échaude jusqu’au vif et leur fait lâcherprise.

C’est une idée du mécanicien. Elle est excellente et sauvemomentanément la situation.

La chaloupe s’en va à la dérive. Il faut précieusement conserverla vapeur qui a rendu les noirs plus circonspects.

Pendant cette minute d’accalmie, on recharge les armes. L’héliceest toujours arrêtée.

– Misère de misère ! grondait Yvon… pas seulement unchiffon de toile sur leur mauvaise boîte à charbon !

– Tiens, renchérit son voisin, m’parle pas d’leurvapeur.

– Faudrait voir, les anciens, dit une voix grêle avec unintraduisible accent faubourien… Plaisantez pas la vapeur ; çaa quéquefois du bon.

Le propriétaire de cet organe distingué, un petit chauffeur, nujusqu’à la ceinture, gros comme rien, et pas plus haut que ça, sorten même temps du panneau, comme un diable d’une boîte à surprise,et vient se camper devant l’enseigne, avec une attituderespectueuse et crâne tout à la fois.

C’est le même qui tout à l’heure, abandonnant une seconde lachaufferie, a rendu au timonier Pierre le service que l’onsait.

– Que voulez-vous ?

– Commandant, je me fais vieux, là dedans. J’ai plus rien ày faire, à présent que le tournebroche est détraqué.

– Après ? continua brusquement l’officier.

– Eh ben ! répond le petit homme sans s’intimider,j’voudrais de l’ouvrage.

– Mais quoi ?

– Pardi ! La belle malice ! J’voudrais piquer unetête, et aller dire deux mots à l’hélice, qui n’bouge plus.

– C’est bien ! Vous êtes un brave. Allez.

– Merci, commandant !

« Une ! Deusse ! Que le Dieu des bains à quatresous me protège… et troisse ! »

Il dit, s’élance d’un bond sur le bordage, allonge les mains, etpique une de ces têtes qui eût fait pâmer d’aise tout le clan descaleçons rouges des bains Ligny.

– Crâne petit homme ! murmurent les matelots.

Et ils s’y connaissent.

Les noirs, un moment stupéfaits, reviennent à la charge. Lepetit chauffeur est toujours sous l’eau. Sa tête falote, auxcheveux clairs, émerge enfin.

– Ça y est, les enfants ! Et vive la République !Jetez-moi un grelin, n’importe quoi… allons-y !

L’hélice se remet en mouvement. Le brave gamin saisit une amarreet commence à se hisser. Par malheur, un lourd morceau de piroguele heurte rudement au front.

La violence du choc l’étourdit, il disparaît. Un cri d’angoisseéchappe aux matelots. On entend aussitôt le bruit sourd d’un corpsqui tombe à l’eau. C’est l’homme au casque blanc, celui que lecommandant appelait tout à l’heure André. Il se dévoue pour tenterle sauvetage du brave garçon.

Les noirs rétrécissent leur cercle menaçant. Le fleuve estcouvert d’embarcations derrière lesquelles ils s’abritent, etqu’ils poussent comme des barricades mouvantes.

Toutes ces péripéties se déroulent en moins de temps qu’il n’enfaut pour les raconter. Les deux hommes tardent bien à reparaître.Les secondes semblent des heures.

Pendant ce temps, la chaloupe commence à virer de bord. Son axeest perpendiculaire au courant.

Enfin !… les voilà ! André soutient d’une main legamin évanoui. On lui tend à son tour l’amarre. Il allonge l’autremain.

– Courage ! lui crie-t-on de tous côtés.

Hélas ! Pourquoi l’aveugle fatalité stérilise-t-elle alorsces deux actes de dévouement ? Pourquoi ce double sacrificedevient-il non seulement inutile à l’équipage, mais encoredésastreux pour les deux intrépides sauveteurs ?

Pour la seconde fois, l’hélice ne fonctionne plus. Le chocl’a-t-il faussée ou bien encore les herbes longues et tenaces quiobstruent en cet endroit le lit du fleuve, empêchent-elles sonmouvement en s’enchevêtrant autour d’elle.

La chaloupe, prise par le travers, au moment précis où ellecesse de gouverner, est emportée comme une plume par le courant.Elle franchit en un clin d’œil la ligne des pirogues qu’elleeffondre, et disparaît, pendant que les noirs désappointés etfurieux s’emparent des deux hommes dont l’un commence à reprendreses sens, pendant que l’autre défaille à son tour.

S’ils n’ont pas été entraînés aussi, c’est que le fleuve formeun coude en cet endroit, et que le courant y est infiniment moinsrapide qu’au point où l’avant de la chaloupe a dû pénétrer pouropérer la manœuvre.

La bataille est finie. Quelle orgie de chair noire pour lescrocodiles qui, un instant troublés par les balles et les coups defeu, s’en donnent à gueule que veux-tu sur les morts et lesblessés !

Les vivants ne peuvent se soustraire à leur atteinte qu’à forcede mouvement ; et encore les deux Européens se sentent detemps à autre frôlés par la carapace rugueuse d’un saurien hideux,dont la gueule se referme avec le bruit d’un couvercle de malle surle torse d’un noir à l’agonie.

Le gamin est complètement revenu à lui. Il nage comme unpoisson, entouré par la meute hurlante des Osyébas qui forment uncercle compact, et soutient André à demi suffoqué.

– Eh ! Là-bas, tas de mal blanchis, vous pourriez pasme donner un coup de main, au lieu de me regarder comme ça avecvotre air vorace ?…

« Eh ! M’sieu, m’sieu André, s’agit pas de tourner del’œil…

« Mâtin ! Le bon bain ! Une vraie lessive…

– Bicondo ! Bicondo ! hurlent les noirs.C’est-à-dire : « Manger ! Manger ! »

Le gamin, ignorant les subtilités du dialecte des Osyébas, semet alors à les invectiver en termes plus pittoresques queparlementaires.

– Des imbéciles, quoi !… Ça n’a seulement pas vul’obélisque !

« Dis donc, toi… le grand benêt, qui brailles si fort, situ fermais un peu ton bec… aïe donc… dépêche-toi… tu vois bien quemonsieur va boire un coup !…

« Là… t’es gentil ; t’auras du sucre.

« Dire que j’ai lu la Case de l’oncle Tom, et quej’ai cru que tous les moricauds étaient des bons nègres… Benoui ! Va-t’en voir… dans les livres… »

Un des noirs, ahuri par ce flux de paroles, prêtait cependantson aide au gamin.

Il était temps.

Quelques minutes après, les deux naufragés abordaient. Ilsétaient plus que jamais à la merci de leurs féroces ennemis.

Ceux-ci, pourtant, ne se précipitèrent point sur eux sinon pourles égorger, du moins pour les garrotter étroitement, afin de leurenlever toute possibilité de fuite. Cette apparence de longanimitéavait un motif culinaire très important.

Si les Osyébas sont anthropophages, ce n’est pas à la façon descannibales australiens, qui avalent gloutonnement la chair humaine,parce que la faim leur tord les entrailles.

Fi donc ! Ces messieurs sont des gourmets ; ilsdévorent leurs prisonniers, mais après certains préparatifsessentiels. Ils dédaignent une viande battue, fatiguée et meurtriepar la lutte, ou émaciée par le besoin. Ce qu’il leur faut, ce sontdes muscles bien à point, parfaitement reposés, et entourés d’unecouche de graisse suffisante.

Ainsi font les veneurs européens, qui ne veulent pas pour leurtable d’une bête forcée par les chiens dans une chasse àcourre.

Certains désormais que les prisonniers ne leur échapperaientpas, ils les entouraient déjà de toute sorte de ménagements. Ilsvoulaient leur enlever tout motif d’inquiétude, afin que, leuresprit étant libre de tout souci, leur corps pût acquérir, avec unrégime approprié, ce moelleux, ce je ne sais quoi, constituant pourun cuisinier habile un morceau bon pour la broche ou lacasserole.

Puis l’arrivée du gamin fut si drôle et son entrée en matièretellement burlesque, que toutes ces bedaines anthropophagiquesfurent secouées par un rire inextinguible :

– Bonjour, messieurs… Ça va bien ?… Pas mal, merci… Unpeu chaudement, pas vrai… C’est le temps qui veut ça… Vous necomprenez pas le français… Ça se voit… Tant pis pour vousalors !… C’est comme ça chez nous… Il est vrai qu’à 1.200lieues du faubourg Antoine, faut guère s’étonner d’pas trouverd’école primaire.

« Ben, voyons, m’sieu André, dites-leur donc quéque chose,à ces gens, vous qui savez le latin ! »

Quoique terriblement inquiet du présent, et surtout de l’avenir,André riait franchement des saillies du gamin dont la gaieté étaitvraiment contagieuse.

– Que j’suis donc bête !… Mais je connais leurbonjour. C’est un particulier de chez eusse ou desenvirons qui me l’a appris au Gabon.

Et, s’inclinant avec grâce, il leur cria à droite, à gauche eten face :

– Chica ! Ah! Chica ! Chica !Ah ! Chica !

Ce qui veut dire : Vis ! Ah !vis !

C’est en effet par ces mots que s’abordent les Osyébas quand ilsse rencontrent.

L’effet de ce salamalec indigène est stupéfiant. Tous lesmoricauds élèvent sur leurs têtes leurs mains en forme de coupe etrépondent par un Chica ! Ah ! Chica !unanime. La connaissance est faite.

– Allons, ça va !… Mais c’est pas encore assez… Un peude gymnastique ne ferait pas mal.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Notre petit bonhomme se met àcabrioler comme un enragé. Il exécute une série de sauts périlleuxen avant, en arrière, de côté, comme les Indiens ; il fait laroue, marche sur les mains, et termine enfin par un grand écartétourdissant.

Les noirs, grands amateurs de danse, et admirateurs passionnésde tous les exercices du corps, sont absolument renversés. Leurétonnement se traduit par une série de rires convulsifs.

– Dites donc, si ça vous amuse, faut pas vous gêner… Moi,j’prendrais bien quéque chose. Y fait rudement soif chez vous… Etpuis, avec ça que j’ai laissé ma cotte dans la chaloupe, le soleilme rissole le dos. J’vas être rouge comme un homard.

« Eh ! Toi, mon vieux fils, – dit-il à un desguerriers, d’aspect un peu moins farouche que la plupart de sesconcitoyens, et qui avait les épaules couvertes d’un léger tissu dephormium, – prête-moi un peu ta chemise, dis, veux-tu ? T’asune bonne tête. T’es laid comme un singe, mais t’as pas l’airféroce… Allons ! Fais une risette… Là ! C’estparfait ! »

Et le petit diable lui chatouille les côtes, lui porte avec sondoigt allongé de petits coups dans la poitrine, pendant qu’il luidécroche son vêtement et le jette sur ses propres épaules.

L’autre ne peut plus se défendre ; il le laisse faire etfinit par se rouler sur le sol, en proie à une gaieté folle.

Mais que signifie cette panique ? Pourquoi tous ces nègres,si joyeux, reprennent-ils aussitôt, avec la mobilité particulière àleur race, un sérieux d’écoliers en défaut, qui se donnent un airgrave, et pincent la lèvre quand le maître arrive.

C’est qu’en effet voici le maître, et un terrible !

Vêtu d’un habit rouge de général anglais, les jambes nues, latête couverte d’un chapeau à haute forme, tanné, roussi, chauve parplaces, et orné d’un galon d’or passé, le roi, qui s’est prudemmenttenu à l’écart pendant la bataille, s’en vient avec sa suiteconnaître le résultat de l’affaire.

Il porte, accrochée sur les oreilles, et lui pendant jusque surla poitrine, une fausse barbe, faite avec une queue de bœuf, et sedandine en s’appuyant sur une grosse canne de tambour-major.

L’hilarité de ses sujets le met en fureur. Il distribuepréalablement de droite et de gauche, à grand tour de bras, unesérie de coups qui sonnent sur les échines, puis interpelle toutson clan dans un patois incompréhensible, où revient toujours lemot de « Bicondo », qu’il prononce d’un tonfarouche en désignant les captifs.

Friquet est tout d’abord visiblement agacé.

– J’m’appelle pas Bicondo, mon p’tit père. J’m’appelleFriquet… Friquet de Paris, entends-tu, Bicondo ? Bicondotoi-même !

« Est-ce possible de se fagoter comme ça ! Si ondirait pas le général Boum qu’est tombé dans un baquet de noiranimal ! Et c’te barbe !

« Comme ça, c’est toi qu’es le patron ? »

Et Friquet, d’une horrible voix de fausset, contre laquelleprotestent indignées les perruches multicolores qui jacassent dansles branches, écorche à tue-tête le refrain qui fit jadis la joiedu public et la fortune d’un maestro :

Ce roi barbu… quis’avance…

Bu qui s’avance… bu quis’avance…

Etc., etc.

Le chanteur obtient un succès égal à celui du gymnaste. Il finitson couplet à la grande joie du public et du monarque lui-même quiprend goût à la chose.

On le fait recommencer… L’auditoire se met de la partie, etc’est merveille d’entendre tous ces singes à deux pattes, au gosierde perroquet, essayer de patoiser l’opérette française qui n’enpeut mais.

L’incident terminé, la troupe se met en marche, et arrivebientôt au village où une ample distribution de bière de sorghoaide à désaltérer les virtuoses blancs et noirs.

Nos deux amis sont ensuite conduits avec toutes sortes deprécautions dans une case spacieuse, hermétiquement close par unesorte de clayonnage en bois flexible recouvert de cuir.

Un fugitif rayon de soleil pénètre un instant dans ce réduitmisérable, et ils s’aperçoivent qu’il est habité déjà par unpersonnage dont ils ne peuvent distinguer les traits, carl’obscurité redevient complète.

– Tiens ! y a quelqu’un ! dit Friquet.

– Un Français ! s’écrie le personnage en questiond’une formidable voix de basse-taille.

– Des Français, répond André avec émotion. Qui que voussoyez, vous qui parlez notre langue, et qui sans doute êtesprisonnier comme nous, croyez à notre sympathie. Peut-êtresouffrez-vous depuis longtemps.

– Depuis trois longues semaines, monsieur ! Et,pendant ce temps, en proie aux horribles traitements quem’infligent ces brutes.

Les yeux d’André et de Friquet s’habituant peu à peu àl’obscurité, ils peuvent, grâce aussi aux minces rayons filtrant àtravers la toiture, apercevoir le mobilier et l’habitant dont larencontre est quelque peu extraordinaire.

– J’connais pourtant c’te figure-là, disait à voix basse legamin à son compagnon. C’est égal, si c’est lui, il est rudementchangé.

– Qui, lui ?

– Attendez un peu, m’sieu André. J’voudrais pas dire unebêtise, pourtant.

Leurs yeux, complètement accommodés aux ténèbres, distinguaientenfin les traits de leur compagnon de captivité.

Sa grande taille semblait encore augmentée par une de cesmaigreurs fantastiques qui eût assuré la fortune d’un montreur dephénomènes.

Son crâne était lisse comme une pastèque. Ses yeux, quiluisaient sous de gros sourcils charbonnés, donnaient à saphysionomie une expression formidable, heureusement adoucie parl’immense rire d’une grande bouche qui s’ouvrait jusqu’auxoreilles, et que toutes les dents semblaient avoir désertée.

Le nez, grand, crochu, mobile comme celui d’un polichinelle,faisait, comme on dit, carnaval avec le menton et complétaitbizarrement cet ensemble hétéroclite.

Les jambes et les bras, démesurément longs, semblaient despattes de faucheux, avec de grosses nodosités figurant lesjointures. Un lambeau d’étoffe, couvrant en partie le torse,laissait apercevoir une peau grisâtre, collée à des os faisant delamentables saillies sous cette enveloppe décharnée, qu’ilsmenaçaient de percer.

Cet homme ne pesait pas cent livres. Il eût fallu de patientesrecherches, aidées d’une connaissance approfondie de l’anatomie,pour trouver trente livres de chair réparties sur cette charpentehumaine.

André et Friquet étaient épouvantés de cette maigreur dontparaissait ravi le prisonnier, qui, d’ailleurs, ne se fitaucunement prier pour fournir tous les renseignementsdésirables.

De sa chétive enveloppe s’échappa, comme un tonnerre, un bongros rire qu’on eût dit produit par des cordes de contrebassetendues à l’ouverture d’une caverne, et frottées à tour de bras parun instrumentiste en délire.

– Eh !… eh !… eh !… mes enfants, il n’y aqu’un pays au monde, la France ! Et qu’une ville enFrance !…

– Paris, mon pays ! répliqua Friquet.

– Marseille, ma ville, mon bon ! À ça près, noussommes compatriotes. Vous voulez maintenant savoir pourquoi etcomment je me trouve ici ? Mon Dieu ! C’est bien simple,et sans doute pour le même motif que vous.

« Je suis ici à l’engrais, et l’on m’engraisse pour êtremangé !… »

Si le prisonnier voulut faire un effet, il y réussit pleinement.Mais cette réponse exorbitante produisit sur ses interlocuteurs uneffet diamétralement opposé. Friquet, ahuri, tordu par unecolossale envie de rire, pouffait sans pouvoir articuler uneparole, pendant qu’André constatait avec douleur qu’il ne pouvaitavoir affaire qu’à un fou.

L’autre devina ce qui se passait dans l’esprit du jeune homme,et reprit avec une bonhomie affectueuse :

– Ne doutez pas de ma parole, mes chers enfants. Noussommes, vous ne l’ignorez pas, au pouvoir des Osyébas, qui ontl’habitude de manger leurs ennemis. Je connais bien leurs coutumes.J’ai eu le temps de les étudier, pendant mon séjour de six ans dansles parages compris entre le Gabon et le haut Ogôoué.

« Mais rassurez-vous. Nous ne sommes pas encore à labroche. Je suis heureusement trop maigre pour être dévoré. Il netient qu’à vous de le devenir aussi. J’ai pour cela une recetteinfaillible. Rien ne presse, d’ailleurs. Le « repas » estpour la pleine lune ; nous avons encore près de quinze jours.C’est plus de temps qu’il n’en faut pour aviser.

« À votre tour, expliquez-moi, mes chers compagnons, à quelhasard malheureux je dois le bonheur de votre rencontre. »

André lui dit alors qu’un médecin de la station navale du Gabonétant disparu, l’amiral avait envoyé une chaloupe à sarecherche ; que lui, André, se trouvait à Adanlinanlango pourses affaires personnelles, avait obtenu l’autorisation de sejoindre à l’expédition.

Il fit le récit de la bataille, et termina en racontantl’épisode du sauvetage de la chaloupe par Friquet, et de leurcapture par les noirs.

L’homme écoutait avec un attendrissement profond, qu’il necherchait pas à dissimuler.

– Ainsi, vous, mon cher monsieur, vous, mon brave petithomme, c’est en voulant sauver un inconnu que vous avez sacrifiévotre vie et votre liberté.

– Avec ça que vous n’en auriez pas fait autant pour ce bondocteur, qu’est la crème des braves, même que les« mathurins » étaient tout chavirés de ne plusl’avoir.

– Mais vous ne comprenez donc pas que c’est moi ?…

– Vous ! s’écrièrent-ils stupéfaits.

– Moi-même, dit-il en les étreignant avec une effusion quienlevait à sa physionomie tout ce qu’elle avait de grotesque.

– Mais, docteur, reprit Friquet, je ne vous aurais pasreconnu. Je suis de l’équipage. J’étais chauffeur. Je vous ai vu,pourtant.

– À cette époque, je portais l’uniforme, j’avais descheveux, ou plutôt une perruque : entre nous, point decoquetterie, n’est-ce pas ? J’avais des dents aussi. Etmaintenant, plus rien. Si je pouvais me voir dans une glace !Bah ! Je dois être laid à faire peur !

– Le fait est que vous ne payez pas de mine, soit dit sansvous offenser.

– Je m’en rapporte à vous, mon petit espiègle. Écoutez, ilse fait tard ; reposons-nous. On va nous apporter à mangertout à l’heure. Quand nous aurons dîné et fait un bon somme, nouscauserons. Je vous raconterai par quelle étrange série d’aventuresje suis passé depuis trois semaines que j’habite ici.

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