L’Ensorcelée

L’Ensorcelée

de Jules Amedee Barbey d’Aurevilly

Chapitre 1

La lande de Lessay est une des plus considérables de cette portion de la Normandie qu’on appelle la presqu’île du Cotentin.Pays de culture, de vallées fertiles, d’herbages verdoyants, de rivières poissonneuses, le Cotentin, cette Tempé de la France,cette terre grasse et remuée, a pourtant, comme la Bretagne, sa voisine, la Pauvresse-aux-Genêts, de ces parties stériles et nues où l’homme passe et où rien ne vient, sinon une herbe rare et quelques bruyères bientôt desséchées. Ces lacunes de culture, ces places vides de végétation, ces terres chauves pour ainsi dire,forment d’ordinaire un frappant contraste avec les terrains qui les environnent. Elles sont à ces pays cultivés des oasis arides, comme il y a dans les sables du désert des oasis de verdure. Elles jettent dans ces paysages frais, riants et féconds, de soudaines interruptions de mélancolie, des airs soucieux, des aspects sévères. Elles les ombrent d’une estompe plus noire… Généralement ces landes ont un horizon assez borné. Le voyageur, en y entrant,les parcourt d’un regard et en aperçoit la limite. De partout, les haies des champs labourés les circonscrivent. Mais, si, par exception, on en trouve d’une vaste largeur de circuit, on ne saurait dire l’effet qu’elles produisent sur l’imagination de ceuxqui les traversent, de quel charme bizarre et profond ellessaisissent les yeux et le cœur. Qui ne sait le charme deslandes ?… Il n’y a peut-être que les paysages maritimes, lamer et ses grèves, qui aient un caractère aussi expressif et quivous émeuvent davantage. Elles sont comme les lambeaux, laissés surle sol, d’une poésie primitive et sauvage que la main et la hersede l’homme ont déchirée. Haillons sacrés qui disparaîtront aupremier jour sous le souffle de l’industrialisme moderne ; carnotre époque, grossièrement matérialiste et utilitaire, a pourprétention de faire disparaître toute espèce de friche et debroussailles aussi bien du globe que de l’âme humaine. Asservie auxidées de rapport, la société, cette vieille ménagère qui n’a plusde jeune que ses besoins et qui radote de ses lumières, ne comprendpas plus les divines ignorances de l’esprit, cette poésie de l’âmequ’elle veut échanger contre de malheureuses connaissances toujoursincomplètes, qu’elle n’admet la poésie des yeux, cachée et visiblesous l’apparente inutilité des choses. Pour peu que cet effroyablemouvement de la pensée moderne continue, nous n’aurons plus, dansquelques années, un pauvre bout de lande où l’imagination puisseposer son pied pour rêver, comme le héron sur une de ses pattes.Alors, sous ce règne de l’épais génie des aises physiques qu’onprend pour de la Civilisation et du Progrès, il n’y aura ni ruines,ni mendiants, ni terres vagues, ni superstitions comme celles quivont faire le sujet de cette histoire, si la sagesse de notre tempsveut bien nous permettre de la raconter.

C’était cette double poésie de l’inculture du sol et del’ignorance de ceux qui la hantaient qu’on retrouvait encore, il ya quelques années, dans la sauvage et fameuse lande de Lessay. Ceuxqui y sont passés alors pourraient l’attester. Placé entre laHaie-du-Puits et Coutances, ce désert normand, où l’on nerencontrait ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d’homme oude bêtes que celles du passant ou du troupeau du matin., dans lapoussière, s’il faisait sec, ou dans l’argile détrempée du sentier,s’il avait plu, déployait une grandeur de solitude et de tristessedésolée qu’il n’était pas facile d’oublier. La lande, disait-on,avait sept lieues de tour. Ce qui est certain, c’est que, pour latraverser en droite ligne, il fallait à un homme à cheval et bienmonté plus d’une couple d’heures. Dans l’opinion de tout le pays,c’était un passage redoutable. Quand de Saint-Sauveur-le-Vicomte,cette bourgade jolie comme un village d’Écosse et qui a vu DuGuesclin défendre son donjon contre les Anglais, ou du littoral dela presqu’île, on avait affaire à Coutances et que, pour arriverplus vite, on voulait prendre la traverse, car la routedépartementale et les voitures publiques n’étaient pas de ce côté,on s’associait plusieurs pour passer la terrible lande ; etc’était si bien en usage qu’on citait longtemps comme destéméraires, dans les paroisses, les hommes, en très petit nombre,il est vrai, qui avaient passé seuls à Lessay de nuit ou dejour.

On parlait vaguement d’assassinats qui s’y étaient commis àd’autres époques. Et vraiment un tel lieu prêtait à de tellestraditions. Il aurait été difficile de choisir une place pluscommode pour détrousser un voyageur ou pour dépêcher un ennemi,L’étendue, devant et autour de soi, était si considérable et siclaire qu’on pouvait découvrir de très loin, pour les éviter ou lesfuir, les personnes qui auraient pu venir au secours des gensattaqués par les bandits de ces parages, et, dans la nuit, un sivaste silence aurait dévoré tous les cris qu’on aurait poussés dansson sein. Mais ce n’était pas tout.

Si l’on en croyait les récits des charretiers qui s’yattardaient, la lande de Lessay était le théâtre des plussingulières apparitions. Dans le langage du pays, ily revenait. Pour ces populations musculaires,braves et prudentes, qui s’arment de précautions et de couragecontre un danger tangible et certain, c’était là le côtévéritablement sinistre et menaçant de la lande, car l’imaginationcontinuera d’être, d’ici longtemps, la plus puissante réalité qu’ily ait dans la vie des hommes. Aussi cela seul, bien plus que l’idéed’une attaque nocturne, faisait trembler le piedde frêne dans la main du plus vigoureux gaillardqui se hasardait à passer Lessay, à la tombée. Pour peu surtoutqu’il se fût amusé autour d’une chopine ou d’un pot, auTaureau rouge, un cabaret d’assez mauvaise minequi se dressait, sans voisinage, sur le nu de l’horizon, du côté deCoutances, il n’était pas douteux que le compère ne vît dans lebrouillard de son cerveau et les tremblantes lignes de ces espacessolitaires, nués des vapeurs du soir ou blancs de rosée, de ceschoses qui, le lendemain, dans ses récits, devaient ajouter àl’effrayante renommée de ces lieux déserts. L’une des sources, dureste, les plus intarissables des mauvais bruits,comme on disait, qui couraient sur Lessay et les environs, c’étaitune ancienne abbaye que la Révolution de 1789 avait détruite etqui, riche et célèbre, était connue à trente lieues à la ronde sousle nom de l’abbaye de Blanchelande. Fondée au douzième siècle parle favori d’Henri II, roi d’Angleterre, le Normand Richard de LaHaye, et par sa femme, Mathilde de Vernon, cette abbaye, voisine deLessay et dont on voyait encore les ruines il y a quelques années,s’élevait autrefois dans une vallée spacieuse, peu profonde, closede bois, entre les paroisses de Varenguebec, de Lithaire et deNeufmesnil. Les moines qui l’avaient toujours habitée étaient deces puissants chanoines de l’ordre de Saint-Norbert qu’on appelaitplus communément Prémontrés. Quant au nom si pittoresque, sipoétique et presque virginal de l’abbaye de Blanchelande, – le nom,ce dernier soupir qui reste des choses ! – les antiquaires nelui donnent, hélas ! que les plus incertaines étymologies.Venait-il de ce que les terres qui entouraient l’abbaye avaientpour fond une pâle glaise, ou des vêtements blancs des chanoines,ou des toiles qui devaient devenir le linge de la communauté etqu’on étendait autour de l’abbaye, sur les terrains qui en étaientles dépendances, pour les blanchir à la rosée des nuits ? Quoiqu’il en fût à cet égard, si on en croyait les irrévérencieuseschroniques de la contrée, le monastère de Blanchelande n’avaitjamais eu de virginal que son nom. On racontait tout bas qu’il s’yétait passé d’effroyables scènes quelques années avant que laRévolution éclatât. Quelle créance pouvait-on donner à de telsrécits ? Pourquoi les ennemis de l’Église, qui avaient besoinde motifs pour détruire les monuments religieux d’un autre âge,n’auraient-ils pas commencé à démolir par la calomnie ce qu’ilsdevaient achever avec la hache et le marteau ? Ou bien, eneffet, en ces temps où la foi fléchissait dans le cœur vieilli despeuples, l’incrédulité avait-elle fait réellement germer lacorruption dans ces asiles consacrés aux plus saintes vertus ?Qui le savait ? Personne. Mais toujours est-il que, faux ouvrais, ces prétendus scandales aux pieds des autels, cesdébordements cachés par le cloître, ces sacrilèges que Dieu avaitenfin punis par un foudroiement social plus terrible que la foudrede ses nuées, avaient laissé, à tort ou à raison, une traînéed’histoires dans la mémoire des populations, empresséesd’accueillir également, par un double instinct de la naturehumaine, tout ce qui est criminel, dépravé, funeste, et tout ce quiest merveilleux.

Il y a déjà quelques années, je voyageais dans ces parages, dontj’aurais tant voulu faire comprendre le saisissant aspect aulecteur. Je revenais de Coutances, une ville morne, quoiqueépiscopale, aux rues humides et étroites, où j’avais été obligé depasser plusieurs jours, et qui m’avait prédisposé peut-être auxprofondes impressions du paysage que je parcourais. Mon âmes’harmonisait parfaitement alors avec tout ce qui sentaitl’isolement et la tristesse. On était en octobre, cette saison mûrequi tombe dans la corbeille du temps comme une grappe d’or meurtriepar sa chute, et, quoique je sois d’un tempérament peu rêveur, jejouissais pleinement de ces derniers et touchants beaux jours del’année où la mélancolie a ses ivresses. Je m’intéressais à tousles accidents de la route que je suivais. Je voyageais à cheval, àla manière des coureurs de chemins de traverse. Comme je nehaïssais pas le clair de lune et l’aventure, en digne fils desChouans, mes ancêtres, j’étais armé autant que Surcouf le Corsaire,dont je venais de quitter la ville, et peu me chalait de voirtomber la nuit sur mon manteau ! Or, justement quelquesminutes avant le chien-et-loup, qui vient bien vite, comme chacunsait, dans la saison d’automne, je me trouvai vis-à-vis du cabaretdu Taureau rouge, qui n’avait de rouge que lacouleur d’ocre de ses volets, et, qui, placé à l’orée de la landede Lessay, semblait, de ce côté, en garder l’entrée. Étranger,quoique du pays, que j’avais abandonné depuis longtemps, maispassant pour la première fois dans ces landes, planes comme une merde terre, où parfois les hommes qui les parcourent d’habitudes’égarent quand la nuit est venue, ou, du moins, ont grand’peine àse maintenir dans leur chemin, je crus prudent de m’orienter avantde m’engager dans la perfide étendue et de demander quelquesrenseignements sur le sentier que je devais suivre. Je dirigeaidonc mon cheval sur la maison de chétive apparence que je venaisd’atteindre et dont la porte, surmontée d’un gros bouchon d’épinesflétries, laissait passer le bruit de quelques rudes voixappartenant sans doute aux personnes qui buvaient et devisaientdans l’intérieur de la maison. Le soleil oblique du couchant, deuxfois plus triste qu’à l’ordinaire, car il marquait deux déclins,celui du jour et celui de l’année, teignait d’un jaune soucieuxcette chaumière, brune comme une sépia, et dont la cheminée àmoitié croulée envoyait rêveusement vers le ciel tranquille lamaigre et petite fumée bleue de ces feux de tourbe que les pauvresgens recouvrent avec des feuilles de chou pour en ralentir laconsomption trop rapide. J’avais, de loin, aperçu une petite filleen haillons, qui jetait de la luzerne à une vache attachée par unecorde de paille tressée au contrevent du cabaret, et je luidemandai, en m’approchant d’elle, ce que je désirais savoir. Maisl’aimable enfant ne jugea point à propos de me répondre, oupeut-être ne me comprit-elle pas, car elle me regarda avec deuxgrands yeux gris, calmes et muets comme deux disques d’acier, et,me montrant le talon de ses pieds nus, elle rentra dans la maisonen tordant son chignon couleur de filasse sur sa tête, d’où ils’était détaché pendant que je lui parlais. Prévenue sans doute parla sauvage petite créature, une vieille femme, verte et rugueusecomme un bâton de houx durci au feu (et pour elle ç’avait étépeut-être le feu de l’adversité), vint au seuil et me demandaqué que j’voulais, d’une voix traînanteet hargneuse.

Et moi, comme je me savais en Normandie, le pays de la terre oùl’on entend le mieux les choses de la vie pratique et où lapolitique des intérêts domine tout à tous les niveaux, je lui disde donner une bonne mesure d’avoine à mon cheval et de l’arroserd’une chopine de cidre, et qu’après je lui expliquerais mieux ceque j’avais à lui demander. La vieille femme obéit avec la vitessede l’intérêt excité. Sa figure rechignée et morne se mit à reluirecomme un des gros sous qu’elle allait gagner. Elle apporta l’avoinedans une espèce d’auge en bois, montée sur trois piedsboiteux ; mais elle ne comprit pas que le cidre, fait pour unchrétian, fût la bâisson d’ouneanimâ. Aussi fus-je obligé de lui répéter l’ordre dem’apporter la chopine que j’avais demandée, et je la versai surl’avoine qui remplissait la mangeoire, à son grand scandaleapparemment, car elle fit claquer l’une contre l’autre ses deuxmains larges et brunes, comme deux battoirs qui auraient longtempsséjourné dans l’eau d’un fossé, et murmura je ne sais quoi dans unpatois dont l’obscurité cachait peut-être l’insolence.

« Eh bien ! la mère, – lui dis-je en regardant manger moncheval, – vous allez me dire à présent quel chemin je dois suivrepour arriver à la Haie-du-Puits dans la nuit et sans m’égarer.»

Alors elle allongea son bras sec, et, m’indiquant la ligne qu’ilfallait suivre, elle me donna une de ces explications compliquées,inintelligibles, où la malice narquoise du paysan, qui prévoit lesembarras d’autrui et qui s’en gausse par avance, se mêle àl’absence de clarté qui distingue les esprits grossiers etnaturellement enveloppés des gens de basse classe.

Je n’avais rien compris à ce qu’elle me disait. Aussi je mepréparais, tout en rebridant mon cheval, à lui faire répéter etéclaircir son explication malencontreuse, quand, s’avisant d’unexpédient qui anima sa figure comme une découverte, elle tourna surle talon de ses sabots ferrés et s’écria d’une voix aiguë enrentrant à moitié dans le cabaret :

« Hé, maître Tainnebouy, v’là un mônsieu qui demande le queminde la Haie-du-Puits, et qui, si vous v’lez, va s’en allerquant et vous ! »

Sur ma parole, je ne me souciais pas trop du compagnon qu’elleme donnait de son autorité privée. Le Taureaurouge était mal famé, et l’air de la vieille n’avait riende très rassurant. Si c’était, comme on le disait, un asile pourdes drôles de toute espèce, pour tous les vagabonds sans aveu, quece cabaret isolé, qui semblait bâti par le diable devenu maçon pourl’accomplissement de quelque dessein funeste, on trouvera naturelque je n’inclinasse guère à recevoir de la main de la reine de cebouge un guide ou un compagnon pour ma route dans cette dangereuselande qu’il fallait traverser et que la nuit allait bientôtcouvrir.

Mais ces réflexions, qui passèrent en moins de temps dans moncerveau que je n’en mets à les exprimer, ne tinrent pas, malgrél’heure qui noircissait, la misérable réputation duTaureau rouge et l’air sinistre de son hôtesse,contre la présence de l’homme qu’elle avait appelé et qui vint àmoi du fond de l’intérieur de la maison, montrant à ma vueagréablement surprise un de ces gaillards de riche mine, lesquelsn’ont pas besoin d’un certificat de bonne vie et mœurs délivré parun curé ou par un maire, car Dieu leur en a écrit un magnifique etlisible dans toutes les lignes de leur personne. Dès que je l’eustoisé du regard, mes défiantes idées s’envolèrent comme une nuée decorneilles dénichées tout à coup d’un vieux château par un joyeuxcoup de fusil tiré au loin dans la plaine. Je vis tout de suite àquelle espèce d’homme j’avais affaire. Il semblait avoir toutes lesqualités nécessaires au passage de la lande, c’est-à-dire, en deuxmots, la figure la plus rassurante pour un honnête homme et lesépaules les plus effrayantes pour un coquin.

C’était un homme de quarante-cinq ans environ, bâti en force,comme on dit énergiquement dans le pays, car de tels hommes sontdes bâtisses, un de ces êtres virils, à la contenance hardie, auregard franc et ferme, qui font penser qu’après tout, le mâle de lafemme a aussi son genre de beauté. Il avait à peu près cinq piedsquatre pouces de stature, mais jamais le refrain de la vieillechanson normande :

C’est dans la Manche

Qu’on trouve le bon bras.

n’avait trouvé d’application plus heureuse et plus complète. Ilme fit l’effet, au premier coup d’œil, et la suite me prouva que jene m’étais pas trompé, d’un fermier aisé de la presqu’île, qui s’enrevenait de quelque marché d’alentour. Excepté le chapeau àcouverture de cuve, qu’il avait remplacépar un chapeau à bords plus étroits et plus commode pour trotter àcheval contre le vent, il avait le costume que portaient encore lespaysans du Cotentin dans ma jeunesse : la veste ronde de droguetbleu, taillée comme celle d’un majo espagnol, mais moinsélégante et plus ample, et la culotte courte, de la couleur de lalaine de la brebis, aussi serrée qu’une culotte de daim, et fixéeau genou avec trois boutons en cuivre. Et il faut le dire,puisqu’il n’y pensait pas, cette sorte de vêtement lui allaitvraiment bien, et dessinait une musculature dont l’homme le moinssoucieux de ses avantages aurait eu le droit d’être fier. Il avaitpassé, par-dessus ses bas de laine bleue à côtes, bien tendus surdes mollets en cœur, ces anciennes bottes sans pied quidescendaient du genou jusqu’à la cheville et dans lesquelles onentrait avec ses souliers. Ces anciennes bottes, qui n’avaientqu’un éperon, et qu’on laissait dans l’écurie avec son cheval quandon était arrivé, étaient, aux jambes de notre Cotentinais,couvertes d’une boue séchée qu’y constellait une boue fraîche, etelles disaient suffisamment qu’elles avaient vu du chemin, et dumauvais chemin, ce jour-là. La boue souillait aussi à une grandehauteur la massue du pied de frêne qu’iltenait à la main, et qu’une lanière de cuir, formant fouet, fixaità son solide poignet, dans des enroulements multipliés.

« J’ n’ai jamais – me dit-il avec l’accent de son pays et unepolitesse simple et cordiale – refusé un bon compagnon quand Dieul’a envoyé sur ma route. »

Il souleva légèrement son chapeau et le remit sur sa forte têtebrune, dont les cheveux épais, droits, coupés carrément et marquésdes coups de ciseaux du frater qui les avait hachés d’unemain inhabile, tombaient jusque sur ses épaules, autour d’un couherculéen, lié à peine par une cravate qui ne faisait qu’un tour, àla manière des matelots.

« La vieille mère Giguet dit, Monsieur, que vous allez à laHaie-du-Puits, où je vais aussi pour la foire de demain. Comme j’n’ai pas de bœufs à conduire, car vous avez un cheval trop ardentpour bien suivre tranquillement un troupeau de bœufs, j’ pouvons,si vous le trouvez bon, faire route ensemble et nous en allerjasant, botte à botte, comme d’honnêtes gens, et, sauf votrerespect, une paire d’amis. La Blanche n’est pas tellementlassée, la pauvre bête, qu’elle ne puisse bien faire la partie devotre cheval. J’ la connais. Elle a de l’amour-propre comme unepersonne. Auprès de votre cheval, elle va joliment renifler !La lande est mauvaise, et, si c’est comme hier soir, dans leslandes de Muneville et de Montsurvent, le brouillard nous prendrabien avant que nous n’en soyons sortis. M’est avis qu’un étranger,comme vous paraissez l’être, ne serait point capable de se tirertout seul d’un tel pas et pourrait bien chercher sa route encoredemain matin au lever du soleil, c’est-à-dire en pleine matinée,car le soleil commence d’être tardif dans cette arrière-saison.»

Je le remerciai de sa politesse et j’acceptai sa proposition degrand cœur. Il y avait dans les manières, la voix, le regard de cethomme quelque chose qui attirait et qui eût forcé la confiance.Quoiqu’il fût Normand, son visage avisé n’était pas rusé. Il étaitpresque aussi noir qu’un morceau de pain de sarrasin ; mais,si tanné qu’il fût par le soleil et les fatigues, il avait aussiles couleurs de la santé et de la force. Il respirait la sécuritéaudacieuse d’un homme toujours par monts et par vaux, comme ill’était par le fait de ses occupations et de son commerce, et qui,comme les chevaliers d’autrefois, ne devait compter, pour sortir debien des embarras et de bien des difficultés, que sur sa vigueur etsur sa bravoure personnelle.

L’accent de son pays, que j’ai dit qu’il avait, n’était pasprononcé et presque barbare comme celui de la vieille hôtesse duTaureau rouge. Il était ce qu’il devait être dansla bouche d’un homme qui, comme lui, voyageait et hantait lesvilles… Seulement, cet accent donnait à ce qu’il disait un goûtrelevé de terroir, et il allait si bien à tout l’ensemble de sa vieet de sa personne que, s’il ne l’avait pas eu, il lui aurait manquéquelque chose. Je lui dis franchement combien je m’estimais heureuxde l’avoir pour compagnon de route.

« Et, – ajoutai-je, – puisque vous parlez de brouillard, c’estassez l’heure où il commence ; – je lui montrai du doigt uncercle de vapeurs bleuâtres qui dansaient à l’horizon depuis que lesoleil couché avait emporté les derniers reflets incarnats qu’illaisse après lui dans le ciel. – Il serait prudent peut-être denous mettre en marche et de ne pas nous attarder pluslongtemps.

– C’est la vérité, – fit-il. – Il est temps de filer notre nœud,comme disent les matelots. La Blanche a mangé sa trémaine,et je serai à vous dans une petite minutede temps. Mère Giguet, – reprit-il de sa voiximpérieuse et forte, – combien la Blanche et moi vousdevons-nous ? »

Je le vis plonger la main dans une ceinture de cuir à poches,comme en portent les herbagers de la vallée d’Auge, et il paya cequ’il devait à l’hôtesse, plantée sur le seuil à nous regarder. Ilalla chercher sa Blanche, comme il l’appelait, et quiétait digne de son nom, car c’était une belle jument blanche commeune jatte de lait, à naseaux roses, et qui, crottée jusqu’à lasous-ventrière, n’en était que plus digne de son très crottécavalier. Elle mangeait sa trémaine, comme il avait dit,attachée à un anneau de fer incrusté dans le pignon du cabaret.Cachée par un angle du mur, je ne l’avais pas remarquée. À peineeut-elle entendu la voix de son maître, qu’elle se mit à hennir età frapper la terre de son sabot avec une gaîté qui ressemblait àune violence.

Maître Tainnebouy, puisque tel était le nom de mon compagnon devoyage, raffermit un énorme manteau bleu, posé en valise sur saselle, brida sa jument et lui grimpa lestement sur le dos avecl’aisance de l’habitude et un aplomb qui eût fait honneur à unécuyer consommé. J’ai vu bien des casse-cou dans ma vie, mais, dema vie, je n’en ai vu un qui ressemblât à celui-là ! Une foistombé en selle, il serra entre ses cuisses l’animal qu’il montait,et le fit crier.

« Voilà qui vous prouvera – me dit-il avec l’orgueil un peusauvage d’un fils des Normands de Rollon – que si nous sommesattaqués dans notre traversée, je suis homme à vous donner,tant seulement avec mon pied defrêne, un bon coup de main ! »

J’avais payé comme lui l’hôtesse du Taureaurouge, et j’étais remonté sur mon cheval. Nous nousplaçâmes, comme il l’avait dit, botte à botte, et nous entrâmesdans cette lande de Lessay à la sombre renommée, et qui, dès lespremiers pas qu’on y faisait, surtout comme nous les faisions, à lachute d’un jour d’automne, semblait plus sombre que son nom.

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