Scènes de la vie de jeunesse

Scènes de la vie de jeunesse

d’ Henri Murger

Le souper des funérailles

I

C’était sous le dernier règne. Au sortir du bal de l’opéra, dans un salon du café de Foy, venaient d’entrer quatre jeunes gens accompagnés de quatre femmes vêtues de magnifiques dominos. Les hommes portaient de ces noms qui,prononcés dans un lieu public ou dans un salon du monde, font relever toutes les têtes. Ils s’appelaient le comte de Chabannes-Malaurie, le comte de Puyrassieux, le marquis de Sylvers,et Tristan-Tristan tout court. Tous quatre étaient jeunes, riches,menant une belle vie semée d’aventures dont le récit défrayait hebdomadairement les Courriers de Paris, et n’avaient à peu près d’autre profession que d’être heureux ou de le paraître.Quant aux femmes, qui étaient presque jeunes, elles n’avaient d’autre profession que d’être belles, et elles faisaient laborieusement leur métier.

La carte, commandée d’avance, aurait reçu l’approbation de tous les maîtres de la gourmandise.

En entrant dans le salon, les quatre femmes s’étaient démasquées. C’étaient à vrai dire de magnifiques créatures, formant un quatuor qui semblait chanter la symphonie de la forme et de la grâce.

– Avant de nous mettre à table,messieurs, dit Tristan, permettez-moi de faire dresser un couvertde plus.

– Vous attendez une femme ? direntles jeunes gens.

– Un homme ? reprirent lesfemmes.

– J’attends ici un de mes amis qui fut deson vivant un charmant jeune homme, dit Tristan.

– Comment ? de son vivant !exclama M. de Puyrassieux.

– Que voulez-vous dire ? ajoutaM. de Sylvers.

– Je veux dire que mon ami est mort.

– Mort ? firent en chœur les troishommes.

– Mort ? reprirent les femmes endressant la tête.

– Quel conte de fées !

– Mort et enterré, messieurs.

– Comme Marlboroug ?

– Absolument.

– Ah çà, mais que signifie cela ?vous êtes hiéroglyphique comme une inscription louqsorienne, cesoir, mon cher Tristan, dit le comte de Chabannes.

– Écoutez, messieurs, répliqua Tristan.La personne que j’attends ne viendra pas avant une heure ;j’aurai donc le temps de vous conter l’aventure, qui est assezcurieuse, et qui vous intéressera d’autant plus que vous allez envoir le héros tout à l’heure.

– Une histoire ! C’est charmant.Contez ! contez ! s’écria-t-on de toutes parts, àl’exception d’une des femmes, qui était restée silencieuse depuisson entrée.

– Avant de commencer, dit Tristan, jecrois qu’il serait bon d’absorber le premier service. Je fais cetteproposition à cause de mon amour-propre de narrateur. Vous savez leproverbe…

– Non ! non ! dit Chabannes,l’histoire.

– Si ! si ! mangeons, cria-t-ond’un autre côté.

– Aux voix !– L’histoire ! – Le déjeuner !– L’histoire !

– Il n’y a qu’un moyen de sortir de là,dit Tristan ; c’est de voter.

– Eh bien, votons.

– Que ceux qui sont d’avis d’écouterl’histoire veuillent bien se lever, dit Tristan. Les trois hommesse levèrent.

– Très bien, fit Tristan ; que ceuxqui sont d’avis de déjeuner d’abord veuillent bien se lever.

Trois des femmes se levèrent, et parurent fortétonnées de voir leur compagne rester assise.

– Tiens, dit l’une d’elles, Fannys’abstient.

– Pourquoi donc ? dit une autre.

– Je n’ai pas faim, répondit Fanny.

– Eh bien, il fallait voter pourl’histoire, alors.

– Je ne suis pas curieuse, murmura Fannyavec indifférence.

– En attendant, reprit Tristan, l’épreuven’a pas de résultat, et nous voilà aussi embarrassés qu’auparavant.Pour sortir de là et pour contenter tout le monde, je vais vousfaire une proposition ; c’est de raconter en mangeant.

– Adopté ! Adopté !

– D’abord, dit le comte de Chabannes, lenom de votre ami ?

– Feu mon ami s’appelle Ulric-Stanislasde Rouvres.

– Ulric de Rouvres, dirent les convives,mais il est mort !

– Puisque je vous dis feu monami, répliqua tranquillement Tristan.

– Ah çà, demanda M. de Sylvers,ce n’était donc pas une plaisanterie, ce que vous disiez ?

– En aucune façon. Mais laissez-moiraconter maintenant, dit Tristan ; et il commença.

– En ce temps là, – il y a environun an, – Ulric de Rouvres tomba subitement dans une grandetristesse et résolut d’en finir avec la vie.

– Il y a un an, je me rappelleparfaitement, interrompit le comte de Puyrassieux, il avait déjàl’air d’un fantôme.

– Mais quelle était donc la cause decette tristesse ? demanda M. de Chabannes. Ulricavait dans le monde une position magnifique ; il était jeune,bien fait, assez riche pour satisfaire toutes ses fantaisies,quelles qu’elles fussent. Il n’avait aucune raison raisonnable pourse tuer.

– La raison qui vous fait faire une folien’est jamais raisonnable, dit entre ses dentsM. de Sylvers.

– Folie ou raison, le motif qui déterminaUlric à mourir est la seule chose que je doive taire, continuaTristan. Ulric s’était donc décidé à mourir, et passa en Angleterrepour mettre fin à ses jours.

– Pourquoi en Angleterre ? demandaun des convives.

– Parce que c’est la patrie du spleen, etque mon ami espérait qu’une fois atteint de cette maladie, iln’oserait plus hésiter au bord de sa résolution. Ulric passa doncla Manche, et, après avoir demeuré à Londres quelques jours, ilalla habiter dans un petit village du comté de Sussex. Là, ilrecueillit tous ses souvenirs ; il passa en revue tous sesjours passés, toutes ses heures de soleil et d’ombre. Il se répétaqu’il n’avait plus rien à faire dans la vie ; et après avoirmis ses affaires en ordre, il prit un pistolet et s’aventura dansla campagne, où il chercha longtemps un endroit convenable pourrendre son âme à Dieu. Au bout d’une heure de marche il trouva unlieu qui réalisait parfaitement la mise en scène exigée pour unsuicide. Il tira alors de sa poche son pistolet, qu’il armarésolûment, et dont il posa le canon glacé sur son front brûlant.Il avait déjà le doigt appuyé sur la détente et s’apprêtait à lalâcher, quand il s’aperçut qu’il n’était pas seul, et qu’à dix pasde lui il avait un compagnon s’apprêtant également à passer dansl’autre monde.

Ulric marcha vers ce malheureux, qui avaitdéjà le cou engagé dans le nœud d’une corde attachée à unarbre.

– Que faites-vous ? lui demandaUlric.

– Vous le voyez, dit l’autre, je vais mependre. Seriez-vous assez bon pour m’aider un peu ; je crainsde me manquer tout seul, n’ayant pas ici les commoditésnécessaires.

– Que désirez-vous de moi, et en quoipuis-je vous être utile, monsieur ? demanda Ulric.

– Je vous serais infiniment obligé,répondit l’autre, si vous vouliez me tirer de dessous les pieds cetronc d’arbre, que je n’aurai peut-être pas la force de rouler loinde moi quand je serai suspendu en l’air. Je vous prierai aussi devouloir bien ne pas quitter ces lieux avant d’être bien sûr quel’opération a complètement réussi.

Ulric regarda avec étonnement celui qui luiparlait ainsi tranquillement au moment de mourir. C’était un hommede vingt-huit à trente ans, et dont les traits, le costume, lelangage attestaient une personne appartenant aux classesdistinguées de la société.

– Pardon, lui demanda Ulric, je suisentièrement à vos ordres, prêt à vous rendre les petits servicesque vous réclamez de moi : il faut bien s’entr’aider dans cemonde ; mais pourrais-je savoir le motif qui vous détermine àmourir si jeune ? Vous pouvez me le confier sans craindred’indiscrétion de ma part, attendu que moi-même je me propose de metuer sous l’ombrage de ce petit bois.

Et Ulric montra son pistolet à l’Anglais.

– Ah ! ah ! dit celui-ci, vousvoulez vous brûler la cervelle, c’est un bon moyen. On me l’avaitrecommandé ; mais je préfère la corde, c’est plusnational.

– Serait-ce à cause d’un chagrind’amour ? demanda Ulric en revenant à son interrogatoire.

– Oh ! non, dit l’Anglais, je nesuis pas amoureux.

– Une perte de fortune ?

– Ah ! non, je suismillionnaire.

– Peut-être quelques espérancesd’ambition détruites ?

– Je ne suis pas ambitieux,

– Ah ! j’y suis, continua Ulric,c’est à cause du spleen, l’ennui…

– Ah ! non, j’étais très heureux,très joyeux de vivre.

– Mais alors…

– Voici, monsieur, puisque cetteconfidence paraît vous intéresser, le motif de ma mort. Il y a deuxans, au milieu d’un souper, j’ai parié avec un de mes amis que jemourrais avant lui. La somme engagée est très considérable, et lepari est connu dans les trois royaumes. Et comme la mort n’a pasvoulu venir à moi depuis ce temps, si je ne suis pas allé à elledans une heure, j’aurai perdu mon pari… Et je veux le gagner… Voilàpourquoi…

Ulric resta stupéfait.

– Maintenant, monsieur, que vous avezreçu ma confidence, je vous rappellerai la promesse que vous m’avezfaite, dit l’Anglais, qui, monté sur le tronc d’arbre, venait de seremettre la corde au cou.

– Un instant, monsieur, de grâce, jen’aurai jamais le courage.

– Eh ! monsieur, dit l’autre,pourquoi donc m’avoir interrompu alors ? Je n’ai pas de tempsà perdre si je veux gagner mon pari. Il est minuit moins dixminutes, et à minuit il faut absolument que je sois mort.

En disant ces mots, voyant que l’aide d’Ulricallait lui faire défaut, l’Anglais chassa d’un coup de pied letronc d’arbre qui l’attachait encore à la terre et se trouvasuspendu.

L’agonie commença sur-le-champ. Ulric ne putassister de sang froid à cet horrible spectacle, et se sauva dansun champ voisin.

Au bout d’une demi-heure il revint près del’arbre changé en gibet, et trouva l’Anglais roide, immobile,parfaitement mort. Cette vue donna à penser à mon jeune ami. Iltrouva la mort fort laide, et renonça soudainement à aller luidemander la consolation des maux que lui faisait souffrir la vie.Seulement il se trouvait dans une situation fort embarrassée ;car il avait écrit la veille à un de ses amis qu’il avait mis fin àses jours, et il considérait comme une lâcheté un retour sur cetterésolution. Il s’effrayait du ridicule qui allait rejaillir sur luiquand on apprendrait ce suicide avorté, chose aussi pitoyable à sesyeux qu’un duel sans résultat.

Il en était là de ses hésitations quand ilaperçut à terre le portefeuille de l’Anglais pendu. Ulric l’ouvritet y trouva une foule de papiers, et entre autres un passeportd’une date récente et pris au nom de sir Arthur Sydney. Ces papiersétaient ceux du défunt ; et ce nom d’Arthur était également lesien ; et voici l’idée qui vint à l’esprit d’Ulric : ilprit son portefeuille, qui contenait les papiers attestant sonidentité à lui, et les glissa dans le portefeuille du mort, aprèsen avoir retiré le passeport et les autres papiers, qu’il mit danssa poche.

Grâce à ce stratagème, Ulric passa pour mort.Son suicide, annoncé par les feuilles anglaises, fut répété par lesjournaux français. Ulric assista à son convoi funèbre ; etaprès s’être rendu lui-même les derniers honneurs, il partit pourle Mexique sous le nom de sir Arthur Sydney. Revenu à Londres il ya environ six semaines, il m’écrivait les détails que je viens devous raconter.

– Tout cela est, en vérité, trèsmerveilleux, dit Chabannes ; mais si M. Ulric de Rouvresrevient à Paris, sa position y sera au moins singulière. Sous quelnom prétend-il exister maintenant ? Reprendra-t-il le sien, ouconservera-t-il celui de Sydney ?

– Je crois qu’il prendra un autre nom,répondit Tristan.

– Mais, fit observerM. de Chabannes, ce sera inutile. Il ne tardera pas àêtre reconnu dans le monde.

– Il n’ira pas dans le monde, ditTristan ; je veux dire par là qu’il ne fréquentera pas cettepartie de la société parisienne qu’on appelle le monde.

– Il aura tort, fit le comte dePuyrassieux. Dans les premiers jours son aventure pourra luiattirer quelques regards, on chuchotera peut-être sur sonpassage ; mais au bout d’une semaine on n’y pensera pas, et onparlera d’autre chose. Sa position sera au contraire fortavantageuse. Toutes les femmes vont se l’arracher.

– Ulric ne retournera plus dans le monde,messieurs, dit Tristan.

– Mais pourquoi ? demandèrent lesjeunes gens.

– Pourquoi ? dit tout à coupl’indifférente Fanny, en chassant du bout de ses doigts effilés lesboucles de cheveux qui semblaient par instant faire à son visage unvoile tramé de fils d’or : – Pourquoi ? C’est biensimple. M. Ulric ne peut plus reparaître dans le monde, parcequ’il est ruiné.

– Ruiné ! dirent les jeunesgens.

– Nécessairement, continua Fanny. Iln’est pas mort, c’est vrai ; mais on l’a cru tel pendant sixmois. Il y a eu un acte de décès ; et comme M. Ulric deRouvres n’avait d’autre parent que son oncle, le chevalier deNeuil, toute la fortune de son neveu a dû retourner entre les mainsde celui-ci.

– Eh bien, ditM. de Puyrassieux, l’oncle fera une restitutiond’héritage.

– Il ne le pourra plus, continua lablonde Fanny avec la même tranquillité. À l’heure où nous sommes,M. le chevalier de Neuil est aussi pauvre que les vieillardsqui sont aux Petits-Ménages.

– Ah ! la bonne plaisanterie, ditM. de Chabannes ; mais songez donc, ma belle enfant,que ce vieillard, qui aurait remontré des ruses à tous les avaresde la comédie classique, avait en main propre au moins vingt millelivres de rente ; et si, comme on peut le supposer, il ahérité de son neveu, celui-ci ayant cinquante mille livres derente, M. de Neuil, qui joue la bouillotte à un liard lacarre, et qui est plus mal vêtu que son portier, est actuellementplus que millionnaire.

– J’ai dit ce que j’ai dit, répéta Fanny.M. le chevalier de Neuil n’a plus le sou.

– Ah çà ! mais il avait donc un vicesecret, ce vieillard ? demanda Chabannes.

– Il était l’ami de madame de Villerey,répondit Fanny ; et, puisque vous paraissez l’ignorer,messieurs, je vous dirai que madame de Villerey avait pour habituded’imposer à ses favoris l’obligation d’être les clients de sonmari.

– Eh bien, la maison de banque deVillerey est une bonne maison, dit M. de Puyrassieux.

– La maison de Villerey a perdu dix-septmillions à la bourse dans la quinzaine dernière, dit Fanny ;si l’un de vous a des fonds dans cette maison, je lui conseille demettre un crêpe à son portefeuille : M. de Villereyest en fuite.

– Il emporte vos regrets, n’est-il pasvrai, ma chère ? fit M. de Puyrassieux avec unsourire qui était une allusion.

– Il m’emporte aussi soixante-quinzemille francs, c’est ce qui me rend un peu maussade ce soir ;mais c’est une leçon, cela m’apprendra à faire des économies,ajouta la jeune femme.

En ce moment un garçon du restaurant vintavertir Tristan qu’un monsieur le faisait demander.

– C’est Ulric sans doute, ditTristan ; et, se retournant vers Fanny, il lui dit tout bas àl’oreille :

– Ma chère enfant, vous vous êtestrompée, mon ami Ulric n’est pas ruiné.

– Eh bien, qu’est-ce que cela me fait, àmoi ? dit Fanny.

– Remettez votre masque un instant,continua Tristan.

– Mais… pourquoi ? demanda la jeunefemme, en rattachant néanmoins son loup de velours.

– Qui sait ? dit Tristan, peut-êtrepour regagner les soixante-quinze mille francs que vous avezperdus.

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