AGATHA CHRISTIE L’AFFAIRE PROTHERO

— Et si on condamnait un innocent ? dis-je.

— On ne condamnera personne pour le meurtre du colonel Protheroe, vous pouvez me croire.

Je m’y refusais, en dépit de son ton sans réplique.

— On ne condamnera personne, répéta-t-il.

— Et Archer…

— Il n’aurait pas eu assez de jugeote pour essuyer ses empreintes sur le revolver, dit-il avec un geste d’impatience.

— C’est possible, dis-je sans conviction.

Puis je me rappelai le petit cristal brunâtre que je promenais dans ma poche. Je le lui tendis pour savoir ce que c’était.

— Hum ! On dirait un cristal d’acide picrique, dit-il après une hésitation. Où l’avez-vous trouvé ?

— Cela, répliquai-je, c’est le secret de Sherlock Holmes.

Il sourit.

— Et à quoi sert l’acide picrique ? lui demandai-je.

— C’est un explosif.

— Je le savais, mais n’a-t-il pas une autre utilisation ?

— Il est utilisé en médecine, en solution pour les brûlures. C’est très efficace.

Je tendis la main et il me rendit le morceau de cristal presque à contrecœur.

— C’est peut-être sans importance, dis-je, mais je l’ai trouvé dans un lieu plutôt inhabituel.

— Et vous voulez le garder pour vous ?

C’était puéril, mais je m’abstins de le lui révéler. Puisqu’il avait ses secrets, eh bien, j’aurais les miens. J’étais un peu vexé qu’il ne m’eût pas fait totalement confiance.

26

Ce soir-là, je montai en chaire avec un curieux sentiment.

Pour une fois, l’église était bondée et je me doutais que ce n’était pas le prêche de Hawes qui avait attiré la foule, car ses sermons sont aussi dogmatiques qu’assommants ; la nouvelle que j’officiais à sa place ne risquait pas d’attirer grand monde non plus car mes propres sermons sont aussi érudits qu’assommants. Quant à faire salle comble grâce à la simple ferveur des paroissiens, je ne me faisais guère d’illusions.

Il fallait en conclure qu’on était venu voir qui était là, dans l’espoir d’échanger quelques ragots sur le parvis, après l’office.

Haydock était venu, par extraordinaire, ainsi que Lawrence Redding. Stupéfait, je découvris le visage livide et crispé de Hawes à côté de lui. Anne Protheroe, qui assistait régulièrement à l’office du dimanche soir, était là, elle aussi, alors que son absence ne m’eût guère étonné en l’occurrence. La présence de Lettice en revanche avait de quoi me surprendre. Je l’avais toujours vue à l’office du dimanche matin car le colonel Protheroe l’exigeait, mais c’était la première fois qu’elle paraissait au service du soir.

Gladys Cram était là, éclatante de jeunesse et de santé, à côté de l’inévitable quarteron de vieilles filles ratatinées, et je crus deviner que le masque blanc qui s’était glissé en retard au dernier rang n’était autre que Mrs Lestrange.

Est-il besoin de préciser que Mrs Price Ridley, miss Hartnell et miss Wetherby étaient venues en force. Tout St. Mary Mead était là, ou presque. Je n’avais jamais vu une telle affluence.

Le phénomène de la foule est des plus curieux. L’atmosphère était électrique et je le sentais. D’habitude, je prépare soigneusement mes sermons à l’avance, mais je garde une conscience aiguë de leurs faiblesses.

Ce soir-là, je ne pouvais faire autrement que d’improviser, et devant cet océan de visages levés vers moi, une brusque folie s’empara de tout mon être. Je renonçai soudain à ma fonction de ministre de Dieu pour devenir un acteur. Mon public était là et j’allais le transporter, l’émouvoir jusqu’aux tréfonds.

Après coup, je ne fus pas très fier de moi. Il me déplaît de faire vibrer la corde sensible pour toucher l’âme des fidèles mais, ce soir-là, je me pris véritablement pour un prêcheur inspiré.

Je suis venu exhorter au repentir non pas les justes mais les pécheurs, énonçai-je lentement par deux fois, et l’écho vibrant de ma propre voix n’avait rien à voir avec l’accent habituel de celle de Léonard Clement.

Assis au premier rang, Griselda et Dennis me regardèrent, ébahis.

Je laissai planer un silence avant de m’emballer.

L’assemblée tout entière était animée d’une émotion contenue et prête à s’enflammer. J’en profitai, exhortai les pécheurs au repentir, m’abandonnai au mouvement d’une émotion frénétique, brandis un doigt accusateur et répétai plusieurs fois :

— C’est à chacun de vous que je m’adresse !

Et de tous les points de l’église montèrent tour à tour de douloureux soupirs.

L’émotion d’une foule est de ces phénomènes à la fois inconnus et terribles.

Je conclus par ces mots, magnifiques et poignants, les plus déchirants peut-être, contenus dans la Bible : Cette nuit, il te sera demandé compte de ton âme.

Pendant un instant étrange, je m’étais senti comme possédé.

Sur le chemin du retour, j’étais rentré en moi-même et avais retrouvé mes pauvres limites. Très pâle, Griselda glissa son bras sous le mien.

— Vous étiez terrible, ce soir, Len… Je n’aime pas cela. Vous n’aviez jamais fait un pareil sermon.

— Et cela ne se reproduira pas, répondis-je un peu plus tard comme je me laissais tomber, épuisé, sur le sofa.

— Que vous est-il arrivé ?

— J’ai été pris d’un coup de folie.

— Ah ! vous ne visiez rien de précis ?

— Que voulez-vous dire ?

— Je me demandais… Non, rien. Vous êtes si déroutant, Len. Je ne vous reconnais pas.

Nous dûmes nous contenter d’un repas froid, Mary étant de sortie.

— Il y a un message pour vous dans l’entrée, dit Griselda. Va le chercher, Dennis, s’il te plaît.

Dennis, qui n’avait pas desserré les dents, obéit.

Je grommelai en prenant le billet ; la mention, « Par porteur, urgent » s’étalait dans le coin en haut, à gauche.

— Il ne reste plus que miss Marple…

Je ne m’étais pas trompé.

Cher Mr Clement, j’aimerais beaucoup vous parler d’une ou deux petites choses qui me trottent dans la tête. Ne devons-nous pas tous nous employer à résoudre ensemble cette malheureuse énigme ? Je viendrai vers 9 heures et demie, si vous me le permettez, et frapperai à la fenêtre de votre bureau. Cette chère Griselda aurait-elle la gentillesse de venir tenir compagnie à mon neveu, avec Mr Dennis, bien sûr, s’il le veut bien ? Sans un signe de votre part, je les attendrai ici et viendrai moi-même à l’heure dite. Bien à vous, Jane Marple.

Je tendis le billet à Griselda.

— Oh ! Allons-y ! s’écria-t-elle, ravie. Un ou deux petits verres de liqueur maison ! Que demander de plus un dimanche soir, après le déprimant repas froid de Mary ?

— Parlez pour vous, maugréa Dennis sans enthousiasme. Vous pourrez disserter à perte de vue sur l’art et la littérature, pendant que je resterai assis à vous écouter, comme un idiot.

— Mais cela te fait du bien, dit sereinement Griselda, et c’est là ta vraie place. Et puis Raymond West n’est pas si intelligent qu’il le croit…

— Pas plus que la plupart d’entre nous, dis-je.

De quoi miss Marple pouvait-elle bien vouloir me parler ? Elle était de loin la plus perspicace de toutes mes paroissiennes, car non seulement elle voyait et entendait tout, mais encore elle savait en tirer les conclusions qui s’imposaient.

Si je devais me lancer dans une carrière d’escroc, c’est de miss Marple que je me méfierais.

Ce que Griselda baptisa « la récréation du neveu » débuta à 9 heures passées et, en attendant notre voisine, je m’amusai à récapituler chronologiquement les faits en rapport avec le meurtre. La ponctualité n’est pas mon fort mais j’aime la simplicité et la méthode.

À 9 heures et demie précises, un petit coup frappé au carreau attira mon attention et je me levai pour faire entrer ma visiteuse.

Un châle en shetland, qui lui enveloppait la tête et les épaules, lui donnait l’air âgée et fragile. Elle se confondit en réflexions émues.

— C’est si gentil à vous, et à Griselda aussi… Mon neveu a beaucoup d’admiration pour elle… « Un vrai petit Greuze »… voilà comment il l’appelle. Puis-je m’asseoir ici ? Ce n’est pas votre siège ? Oh ! merci. Non, non, je n’ai pas besoin d’un tabouret pour mes pieds.

Je pliai son châle sur une chaise et revins m’asseoir en face d’elle. Nous échangeâmes un regard silencieux et elle m’adressa un petit sourire en guise d’excuse.

— Sans doute vous demandez-vous pourquoi… je suis si passionnée par cette affaire. Vous estimez peut-être qu’une femme ne devrait pas… mais laissez-moi m’expliquer. (Elle s’interrompit un instant et ses joues s’empourprèrent.) Vous ne pouvez pas vivre seule, comme moi, dans un coin perdu, retirée du monde, sans une marotte – et si le tricot, les scouts, les bonnes œuvres et le fusain ne vous suffisent pas… Moi, j’ai toujours été passionnée par la nature humaine, si riche, si fascinante… et dans un petit village où il ne se passe pas grand-chose, vous pouvez même devenir très compétent dans votre domaine d’élection. Vous commencez par classer votre monde comme si vous aviez affaire à des oiseaux ou à des fleurs, par groupes, par genres et par espèces. Au début, vous commettez des erreurs, puis de moins en moins au fil du temps ; et vient le jour où vous passez à la pratique et résolvez de petits problèmes sans importance, mais qui échappent à votre compréhension tant que vous n’avez pas trouvé de solution logique. Ce fut le cas du bocal de crevettes qui a tant amusé Griselda, ou des gouttes contre la toux auxquelles on avait substitué un autre produit, ou du parapluie de la femme du boucher. Ce dernier cas restait une énigme tant que l’on se refusait à admettre que le marchand de légumes s’était montré grossier avec la femme du pharmacien. Je n’aime rien tant que suivre un raisonnement logique et en vérifier la justesse.

— Vous ne vous trompez pas souvent, d’ailleurs, dis-je avec un sourire.

— Et j’avoue que j’en tire quelque fierté… Mais je me suis toujours demandé si je serais aussi perspicace le jour où j’aurais à résoudre une véritable énigme. Logiquement, cela ne devrait pas poser de difficultés. Car, après tout, un modèle réduit de voiture est en tout point semblable à l’original en grandeur nature.

— Je vois… ce serait une simple question d’échelle, en somme. Sur le plan théorique, je l’admets, mais dans la pratique…

— Il n’y a pas de raison que cela soit différent. Les… les motivations, comme on dit à l’école, sont les mêmes : l’argent, les inclinations réciproques entre… euh… personnes de… de sexe opposé, sans compter les bizarreries du caractère, bien sûr, si fréquentes, n’est-ce pas ? En fait, presque tous les gens sont bizarres lorsque vous les connaissez plus intimement ; les gens normaux se conduisent bizarrement en certaines occasions et les gens anormaux ont parfois un comportement tout à fait normal et banal. En fait, la seule façon de procéder est d’établir des comparaisons avec des cas déjà étudiés dans le passé. Vous seriez frappé par le petit nombre de types que l’on rencontre dans la vie.

— Vous me faites peur. J’ai l’impression d’être observé au microscope.

— Je n’irais jamais exposer mes théories au colonel Melchett, il est si autoritaire ! Pas plus qu’à ce pauvre inspecteur Flem. Il me fait penser à une vendeuse novice qui veut à tout prix vous faire acheter des chaussures vernies pour la bonne raison qu’elle a votre pointure en magasin, sans même s’aviser que vous avez jeté votre dévolu sur du cuir marron. (C’est tout le portrait de Flem, pensai-je.) Je suis sûre que vous en savez autant que lui sur le meurtre, poursuivit miss Marple. Si nous pouvions joindre nos efforts…

— Peut-être… Chacun d’entre nous, je crois, se prend en secret pour Sherlock Holmes, lui répondis-je avant de lui relater les trois convocations que j’avais reçues l’après-midi même.

Je lui parlai ensuite de la découverte, par Anne Protheroe, de la toile au visage lacéré, du comportement de miss Cram au poste de police, et enfin de l’analyse, par Haydock, du cristal d’acide picrique que j’avais trouvé dans les bois.

— Comme c’est moi qui l’ai déniché, dis-je pour conclure, j’aimerais qu’il se révèle un indice important, mais j’ai peur qu’il n’ait rien à voir avec le meurtre.

— J’espérais tirer profit de plusieurs romans policiers américains que j’ai empruntés à la bibliothèque récemment… mais il n’y était pas question d’acide picrique. En revanche, j’ai lu il y a longtemps l’histoire d’un homme qui avait été empoisonné par un mélange d’acide picrique et de lanoline appliqué comme un onguent.

— Malheureusement, nous n’avons pas affaire à un empoisonnement, dis-je, en lui tendant l’emploi du temps que j’avais dressé un peu plus tôt. Je me suis efforcé de récapituler les faits aussi clairement que possible.

Emploi du temps établi par Léonard Clement : Jeudi, 21.

12 h 30 : Le colonel Protheroe déplace notre rendez-vous de 18 heures à 18 h 15. Tout le village a pu l’entendre.

12 h 45 : Le revolver est vu à sa place habituelle. (Mais un doute subsiste car Mrs Archer avait tout d’abord déclaré qu’elle ne se souvenait pas de l’avoir vu.)

17 h 30 (environ) : Le colonel Protheroe et son épouse quittent Old Hall en voiture pour se rendre au village.

17 h 30 : Un appel maquillé me parvient du pavillon nord de Old Hall.

18 h 15 (ou un instant avant) : Le colonel Protheroe arrive au presbytère et Mary le fait attendre dans mon bureau.

18 h 20 : Mrs Protheroe arrive au presbytère par l’allée de derrière et traverse le jardin pour gagner la fenêtre de mon bureau, mais elle ne voit pas son mari.

18 h 29 : Mrs Price Ridley reçoit un appel en provenance de chez Lawrence Redding (d’après le central).

18 h 30-18 h 35 : Détonation, si l’heure du coup de téléphone est exacte. Les témoignages de Lawrence Redding, d’Anne Protheroe et du Pr Stone concordent pour dire que la détonation a eu lieu plus tôt, mais Mrs Price Ridley a probablement raison.

18 h 45 : Lawrence Redding arrive au presbytère et découvre le cadavre du colonel dans mon bureau.

18 h 48 : Je croise Lawrence Redding dans la rue.

18 h 49 : Je découvre le cadavre du colonel dans mon bureau.

18 h 55 : Haydock examine le corps du colonel.

Note : Les deux seules personnes sans alibi pour 18 h 30 – 18 h 35 sont miss Cram et Mrs Lestrange. Miss Cram était aux fouilles, dit-elle, mais nul ne peut le confirmer ; en l’absence d’un indice la reliant au meurtre, il semble toutefois raisonnable de la mettre hors de cause. Mrs Lestrange a quitté le cabinet du Dr Haydock après 18 heures pour aller à un rendez-vous. Où était ce rendez-vous et avec qui ? Pas avec le colonel Protheroe, puisque ce dernier m’attendait au presbytère où nous devions nous retrouver. Mrs Lestrange était dans les parages à l’heure du crime, mais on voit mal quel aurait pu être son mobile. Elle ne gagne rien à cette mort et la théorie du chantage avancée par l’inspecteur Flem est irrecevable à mes yeux. Mrs Lestrange ne saurait se compromettre de la sorte. En outre, on ne la voit pas allant s’emparer du revolver de Lawrence Redding.

— C’est lumineux, dit miss Marple. Il n’y a rien à dire. Les hommes ont l’art de dresser des tableaux.

— Êtes-vous d’accord avec ma chronologie ?

— Parfaitement ! Elle est très rigoureuse.

— Qui soupçonnez-vous, miss Marple ? me décidai-je enfin à lui demander. Vous avez compté jusqu’à sept suspects.

— Oui, oui, fit-elle d’un ton détaché. Chacun a son suspect, c’est bien normal. (Mais elle ne me demanda pas qui était le mien.) Ce qu’il faut, c’est donner une explication valable pour tous les faits qui se sont produits. Si votre théorie concorde avec tous les faits… eh bien, vous pouvez parier qu’elle est bonne, mais ne croyez pas que ce soit toujours facile ! S’il n’y avait pas le message…

— Le message ? demandai-je, ébahi.

— Nous en avons déjà parlé, si vous vous souvenez. Il me chiffonne depuis le début. Il y a un détail qui ne colle pas.

— Tout est clair, maintenant : il a été rédigé à 18 h 35 et une autre main – celle du meurtrier – nous a égarés en ajoutant 18 h 20 en haut de la page. Je ne vois pas ce qu’il y a de trouble là-dedans.

— Même dans ce cas…

— Mais je ne vois pas…

— Écoutez… (Miss Marple se pencha brusquement en avant et poursuivit d’un ton animé 🙂 Mrs Protheroe est passée devant chez moi, comme je vous l’ai dit, puis elle a traversé le jardin du presbytère et s’est rendue jusqu’à la fenêtre de votre bureau ; elle a regardé à l’intérieur mais n’a pas vu son mari.

— Car il était assis à ma table de travail en train d’écrire son message…

— C’est bien ce qui ne va pas ! Il était 18 h 20. Vous m’accorderez qu’il aurait dû patienter jusqu’à 6 heures et demie pour vous écrire qu’il n’attendrait pas plus longtemps. Pourquoi était-il donc assis à votre bureau à 18 h 20 ?

— Cette question ne m’avait jamais effleuré, dis-je, pensif.

— Reprenons tout depuis le début, cher Mr Clement. Mrs Protheroe s’avance jusqu’à la fenêtre de votre bureau et pense qu’il est vide ; on peut la croire car, dans le cas contraire, elle n’aurait pas commis l’imprudence de se rendre à l’atelier pour y retrouver Mr Redding. Peut-être est-ce le silence dans votre bureau qui lui a laissé penser qu’il était vide… Nous avons ainsi le choix entre trois solutions.

— Vous voulez dire que…

— Premièrement, le colonel Protheroe était déjà mort… mais ce n’est pas très vraisemblable, à mon sens. Il n’était pas arrivé depuis plus de cinq minutes et Mrs Protheroe et moi aurions entendu la détonation s’il y en avait eu une ; et puis cela n’explique pas ce qu’il faisait assis à votre bureau. Deuxièmement, le colonel Protheroe était assis à votre bureau et écrivait un message à votre intention, mais alors la teneur en eût été tout autre. Il était trop tôt pour qu’il vous dise qu’il n’attendrait pas davantage. Troisièmement…

— Oui ? dis-je.

— Troisièmement, Mrs Protheroe a raison et votre bureau était vide.

— Vous voulez dire qu’après y avoir été conduit par Mary, il en est ressorti pour y revenir plus tard ?

— C’est cela.

— Mais je ne comprends pas…

Miss Marple écarta les bras, perplexe.

— Cela nous entraînerait à reconsidérer toute l’affaire, murmurai-je.

— Il faut bien souvent s’y résoudre… Vous ne croyez pas ?

Sans répondre, je repassai dans mon esprit les trois solutions énoncées par miss Marple.

— Je dois rentrer, dit-elle en se levant avec un petit soupir. Je suis ravie d’avoir pu bavarder un moment avec vous… mais nous ne sommes guère avancés…

— À dire vrai, cette histoire me paraît de plus en plus confuse, dis-je en me levant à mon tour pour aller chercher son châle.

— Mais non, mais non ! J’ai une théorie qui explique à peu près tout, à condition d’admettre une coïncidence… et l’on peut tout de même s’autoriser au moins une coïncidence ; pas davantage, bien sûr, sous peine de ruiner la théorie en question.

— Vous avez donc une théorie ? m’exclamai-je en la regardant.

— Je reconnais qu’elle comporte un point faible… un fait sur lequel je bute encore. Ah ! si seulement ce message avait été différent.

Elle soupira en secouant la tête, se dirigea vers la fenêtre et, machinalement, tâta la terre d’une plante verte qui dépérissait sur une étagère.

— Il faut l’arroser plus souvent, cher Mr Clement. Pauvre plante, elle meurt de soif. Votre bonne devrait l’arroser tous les jours, car c’est elle qui s’en charge, sans doute ?

— Si l’on peut dire…

— Elle manque un peu d’expérience, suggéra miss Marple.

— C’est le moins que l’on puisse dire, mais Griselda ne veut pas entendre parler de lui faire apprendre quoi que ce soit. Sa théorie est que, si personne n’en veut, elle restera forcément chez nous ; malgré tout, Mary a donné son congé l’autre jour.

— Vous m’étonnez ! J’avais cru au contraire qu’elle vous aimait beaucoup, tous les deux.

— Cela ne m’avait pas frappé ! En tout cas, ce n’était pas nous qui l’avions contrariée, mais Lettice. Mary revenait de l’audience, toute retournée, et elle a trouvé Lettice ici… elles ont eu des mots.

Miss Marple allait sortir dans le jardin quand elle s’arrêta brusquement et changea de visage.

— Oh ! mon Dieu, murmura-t-elle comme pour elle-même. J’ai été stupide. C’était donc cela ! Mais oui…

— Je vous demande pardon ?

Elle tourna vers moi un visage contrarié :

— Rien, je viens d’avoir une idée. Il vaut mieux que je rentre ; j’ai besoin de réfléchir et de tout reprendre de zéro. J’ai été stupide… vraiment stupide.

— Permettez-moi d’en douter, dis-je galamment en l’accompagnant jusqu’à la grille. Puis-je savoir à quoi vous avez pensé ?

— Je préfère ne rien vous dire pour le moment. Peut-être me suis-je trompée, mais cela m’étonnerait. Nous voici à ma porte. Merci d’avoir fait le chemin jusqu’ici.

— Est-ce le message du colonel sur lequel vous butez ? demandai-je, comme elle refermait son portillon derrière elle.

Elle me regarda d’un air absent.

— Le message ? Oh ! c’était un message truqué, bien sûr, mais je n’ai jamais cru qu’il était du colonel. Bonne nuit, Mr Clement.

Je la regardai remonter l’allée d’un pas rapide jusqu’à sa porte.

Et restai planté là, de plus en plus perplexe.

27

Griselda et Dennis n’étaient pas encore rentrés. J’aurais pu en raccompagnant miss Marple jusque chez elle, les prendre pour revenir au presbytère avec eux, mais nous avions été si absorbés par notre affaire que nous avions oublié le monde entier autour de nous.

J’étais planté dans l’entrée, à me demander si je retournerais les chercher ou non, quand un coup de sonnette retentit à la porte. J’y allai.

Je trouvai une lettre dans notre boîte aux lettres et pensai que c’était le porteur qui avait sonné.

C’est alors qu’il y eut un deuxième coup de sonnette ; je fourrai la lettre dans ma poche et ouvris la porte.

C’était le colonel Melchett.

— Bonsoir, Clement, dit-il, je reviens de la ville en voiture, et j’ai eu l’idée de passer boire un verre chez vous.

— Vous avez bien fait, allons dans mon bureau, répondis-je en le précédant.

Il enleva son manteau de cuir et je me mis en quête de deux verres ainsi que de whisky et de soda. Debout devant la cheminée, jambes écartées, Melchett caressait machinalement sa petite moustache bien taillée.

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