AGATHA CHRISTIE L’AFFAIRE PROTHERO

— C’était pour rire ! Oncle Len a juste dit que celui qui nous débarrasserait du colonel Protheroe rendrait au monde un fier service.

— Ah ! fit l’inspecteur. Voilà donc ce que voulait dire votre charmante bonniche…

Encore une catégorie qui n’a guère le sens de l’humour. Je maudis Dennis en mon for intérieur pour avoir remis cette boutade sur le tapis. Ajouté au malheureux quart d’heure de ma pendulette, voilà qui ne risquait pas de me délivrer de la suspicion de l’inspecteur.

— Allons-y, Clement, me dit Melchett.

— Où ça ? demanda Dennis. Je peux venir, moi aussi ?

— Non ! Il n’en est pas question, jetai-je d’un ton cassant.

Il resta planté là, l’air chagrin, et nous nous acheminâmes vers le cottage propret de Mrs Price Ridley.

L’inspecteur frappa et sonna en professionnel.

Une petite bonne vint nous ouvrir.

— Mrs Price Ridley est là ? demanda Melchett.

— Non, monsieur. Elle vient de partir pour le poste de police.

C’était là un nouveau développement pour le moins inattendu. Comme nous revenions sur nos pas, Melchett me saisit par le bras.

— Si jamais elle est allée s’accuser du crime, elle aussi, c’est ma cervelle qui va exploser, me glissa-t-il à l’oreille.

13

Je n’imaginais pas un seul instant que Mrs Price Ridley eût pu nourrir semblable dessein mais me demandais néanmoins ce qui avait pu la pousser à se rendre au poste de police. Avait-elle des preuves de première importance, ou du moins se figurait-elle en avoir ? C’est ce que nous n’allions pas tarder à savoir.

Nous trouvâmes Mrs Price Ridley s’efforçant de convaincre un agent de police pour le moins abasourdi. Le tremblement qui secouait le nœud ornant son chapeau témoignait de son indignation. Mrs Price Ridley porte un de ces chapeaux de dames patronnesses dont la petite ville voisine de Much Benham a fait sa spécialité. Ils sont juchés sur une pyramide de cheveux et équilibrés par d’énormes nœuds de rubans. Griselda ne cesse de me menacer de s’affubler d’un de ces couvre-chefs.

À notre entrée, Mrs Price Ridley interrompit son déluge de mots.

— Mrs Price Ridley ? demanda Melchett en se découvrant.

— Voici le colonel Melchett, Mrs Price Ridley, dis-je. Le chef de police de St. Mary Mead.

Mrs Price Ridley me jeta un regard glacial et adressa au colonel un semblant de sourire qui se voulait aimable.

— Nous sommes passés chez vous, Mrs Price Ridley, expliqua-t-il, et avons appris que vous étiez ici.

Mrs Price Ridley redémarra aussitôt :

— Ah ! Je suis bien contente de voir que l’on s’intéresse à mon affaire. C’est une honte ! Une honte, vous m’entendez ?

Que le meurtre soit en effet honteux ne fait pas de doute, mais ce n’est pas, quant à moi, le terme que j’eusse utilisé pour le définir. Je pus constater qu’il surprenait également mon compagnon.

— Auriez-vous quelques indices sur cette malheureuse affaire ? demanda-t-il.

— N’est-ce pas là votre travail ? Le travail de la police ? À quoi servent nos impôts ? On se le demande ! Il faut dire que l’on a, chaque année, plus d’une occasion de se poser la question.

— Nous faisons tout ce que nous pouvons, Mrs Price Ridley, dit le chef de la police.

— Ce n’est pas le cas de cet homme qui ignorait tout de cette affaire avant que je lui en parle moi-même ! s’écria la dame.

Nous nous tournâmes vers l’agent.

— Si j’ai bien compris, cette dame est en colère parce qu’on lui a tenu des propos malséants au téléphone, expliqua-t-il.

— Ah ! Je vois, fit le colonel dont les traits se détendirent. Il y avait un malentendu. Vous voulez porter plainte, c’est cela ?

En homme avisé, Melchett n’ignore pas qu’il n’y a d’autre attitude à adopter face à une vieille dame furibonde que celle de l’écouter. Une fois qu’elle vous a exprimé le fond de sa pensée, vous avez une petite chance d’être écouté à votre tour.

Mrs Price Ridley se lança donc dans un discours :

— Il n’est pas permis que des incidents aussi scandaleux se produisent. Cela devrait être interdit. Que l’on vous téléphone ainsi, chez vous… oui, et que l’on vous insulte ! Je n’en ai pas l’habitude, même si depuis la guerre, le monde n’a plus de morale, et si l’on dit n’importe quoi, et si l’on s’habille n’importe comment !

— En effet, dit le colonel d’un ton sec. Mais que s’est-il passé au juste ?

Mrs Price Ridley reprit son souffle et embraya.

— J’ai reçu un coup de téléphone…

— Quand ?

— Hier… hier, en fin d’après-midi, vers 6 heures et demie. J’ai décroché sans rien soupçonner, et j’ai été aussitôt insultée, menacée même.

— Répétez-nous ce que l’on vous a dit, mot pour mot.

— Je me refuse à le répéter, fit Mrs Price Ridley en rougissant.

— Des grossièretés, souffla l’agent de police de sa voix de basse, l’air entendu.

— Vous a-t-on dit des grossièretés ? insista Melchett.

— Tout dépend de ce que vous entendez par là.

— Avez-vous compris de quoi il s’agissait ? demandai-je à mon tour.

— Bien sûr que j’ai compris.

— Dans ce cas, ce n’étaient pas des grossièretés. (Mrs Price Ridley me jeta un coup d’œil soupçonneux.) Une femme de goût n’est pas censée comprendre un tel langage, expliquai-je.

— C’est vous qui n’y comprenez rien, s’insurgea Mrs Price Ridley. Au début, je ne me suis pas méfiée, croyant à un véritable appel téléphonique. C’est alors… euh… que les propos sont devenus injurieux.

— Injurieux ?

— Très injurieux, et j’ai pris peur.

— Vous voulez dire que l’on vous a menacée ?

— Oui. Je n’ai pas l’habitude de recevoir des menaces.

— De quoi vous a-t-on menacée ? De vous faire du mal ?

— Pas exactement…

— Je suis obligé de vous demander d’être plus explicite, Mrs Price Ridley. Quelles étaient ces menaces ?

Mrs Price Ridley répugnait visiblement à donner plus de précisions.

— J’ai oublié… J’étais toute retournée. Mais à la fin… je me sentais vraiment très mal à l’aise, et ce… cette fripouille s’est mise à rire.

— Était-ce un homme ou une femme ?

— C’était une voix contrefaite, déclara Mrs Price Ridley avec dignité. Une voix perverse, tantôt basse, tantôt aiguë. Une voix très particulière.

— Sans doute une mauvaise plaisanterie, dit le colonel apaisant.

— Ce ne sont pas des choses à faire ! Et si j’avais eu une crise cardiaque ?

— Nous allons voir cela tout de suite, n’est-ce pas, inspecteur ? Vous ferez vérifier l’appel, s’il vous plaît. Maintenant pouvez-vous me dire, chère madame, les mots exacts que l’on a employés ?

Un combat s’engagea sous l’ample corsage noir de Mrs Price Ridley. Se taire ou se venger ? La vengeance l’emporta :

— Bien entendu, cela restera entre nous…

— Soyez-en assurée, Mrs Price Ridley…

— Cette créature a commencé par dire… je puis vous assurer que je dois me faire violence pour le répéter…

— Allons, allons, l’encouragea Melchett.

— Vous êtes une méchante vieille bonne femme médisante !… Moi, colonel Melchett… Une vieille bonne femme médisante. Mais cette fois, vous avez passé les bornes. Scotland Yard est sur vos traces. Vous serez pincée pour diffamation.

— Et c’est ce qui vous a fait peur, fit Melchett en mordillant les poils de sa moustache pour masquer son sourire.

— Si désormais vous ne tenez pas votre langue, il vous arrivera malheur… vous n’y couperez pas. Je suis incapable d’imiter le ton menaçant de ces propos. Je n’ai pu que demander faiblement : Qui êtes-vous ? Et la voix a ricané : Je suis le vengeur. J’en tremblais. C’était si effrayant, et… ce misérable a éclaté de rire. Oui, je l’ai entendu rire. C’est tout. Ensuite on a raccroché. J’ai aussitôt appelé le central pour savoir qui m’avait téléphoné mais ils n’ont pas pu me le dire. Vous savez comment sont les employés de l’administration… grossiers et peu aimables.

— C’est bien vrai, acquiesçai-je.

— J’étais très mal, continua Mrs Price Ridley. Si mal et si nerveuse que cette détonation dans les bois m’a fait sursauter. C’est pour vous dire !

— Une détonation dans les bois, fit Flem, soudain intéressé.

— J’ai presque cru à un coup de canon, tant j’étais énervée. J’ai poussé un cri et me suis littéralement effondrée sur mon sofa. Clara m’a forcée à boire un verre d’eau-de-vie de prune.

— Quelle honte ! fit Melchett. C’est honteux, en effet. Et combien éprouvant ? Et cette détonation… Était-elle très forte ? Très proche ?

— C’était à cause de mes nerfs.

— Bien sûr, bien sûr. Avez-vous une idée de l’heure qu’il était ? Pour nous aider à vérifier l’origine de ce coup de téléphone, comprenez-vous ?

— Il était aux alentours de 6 heures et demie.

— Vous ne pouvez pas être plus précise ?

— Eh bien, figurez-vous que la pendulette, sur le manteau de la cheminée, venait à peine de sonner la demie et je me suis dit : « Elle doit avancer. » C’est son défaut, à cette pendulette. J’ai regardé ma montre qui disait 6 h 10 ; je l’ai portée à mon oreille, et j’ai compris qu’elle était arrêtée. Puis j’ai pensé : « Je verrai bien si cette pendulette avance quand j’entendrai la demie, au clocher. » C’est alors que le téléphone a sonné et j’en ai oublié l’heure.

Elle s’interrompit, hors d’haleine.

— Je crois que ce sera suffisant, Mrs Price Ridley, fit le colonel Melchett. Nous allons régler cela.

— On aura voulu vous jouer un mauvais tour, croyez-moi. Ne vous faites pas de souci, ajoutai-je.

Elle me jeta un regard glacial. J’aurais parié que l’incident du billet d’une livre lui était resté sur le cœur.

— Il se passe de drôles de choses à St. Mary Mead, ces jours-ci, ajouta-t-elle pour le colonel Melchett. De bien drôles de choses. Le colonel Protheroe était sur le point de les élucider et que lui est-il arrivé, à ce pauvre homme ? Peut-être suis-je la prochaine ?

Sur ce, elle se retira en branlant mélancoliquement du chef.

— Ce serait trop beau, souffla Melchett entre ses dents.

Puis son visage redevint grave et il adressa à l’inspecteur Flem un coup d’œil interrogateur.

L’autre hocha la tête d’un air entendu :

— L’étau se resserre, monsieur. Voilà trois personnes qui ont entendu la détonation. Reste à découvrir son auteur. Nous avons pris du retard à cause des faux aveux de Redding, mais nous avons plusieurs pistes et rien ne nous empêche de les suivre, à présent. Et d’abord, il faut vérifier ce fameux coup de téléphone.

— Celui de Mrs Price Ridley ?

L’inspecteur fit la grimace :

— Non… quoique, à mon avis, nous ayons intérêt à faire un rapport, sinon cette vieille toupie n’est pas près de nous lâcher. Mais je voulais parler du prétendu coup de téléphone qui aurait appelé le pasteur hors de chez lui.

— Vous avez raison, fit Melchett. Voilà un point important.

— Ensuite, il nous faut établir l’emploi du temps de toutes les personnes concernées entre 18 et 19 heures. À Old Hall, et même au village.

Je soupirai.

— Quelle belle énergie, inspecteur !

— Il suffit de s’y mettre. Nous commencerons par vous, Mr Clement.

— Volontiers. Eh bien, j’ai reçu ce coup de fil vers 5 heures et demie.

— D’un homme ou d’une femme ?

— C’était une voix de femme. C’est du moins ce que je crois, mais j’étais persuadé qu’il s’agissait de Mrs Abbott.

— N’avez-vous pas reconnu sa voix ?

— Je ne dirais pas que je l’ai reconnue. À vrai dire, je n’y ai pas fait très attention.

— Et vous êtes parti sur-le-champ. À pied, c’est bien cela ? Vous n’allez donc pas à bicyclette ?

— Non.

— Combien vous a-t-il fallu de temps ?

— Il y a trois bons kilomètres, quel que soit le chemin que l’on emprunte.

— Mais le plus court est celui qui coupe à travers bois, en passant par Old Hall, non ?

— En effet, mais c’est loin d’être le plus aisé. J’ai pris un sentier à travers champs.

— Celui qui part juste en face de la grille du presbytère.

— Vous avez deviné.

— Et Mrs Clement ?

— Mon épouse était à Londres. Elle est revenue par le train de 18 h 50.

— Bien. J’ai déjà vu la bonne ; j’en ai donc fini avec le presbytère. Je vais passer à Old Hall, et ensuite j’aurai une petite conversation avec Mrs Lestrange pour éclaircir cette visite au colonel Protheroe, la veille du meurtre. Les choses bizarres ne manquent pas dans cette affaire.

J’étais bien forcé d’en convenir.

Jetant un coup d’œil à la pendulette, je constatai qu’il était presque l’heure du déjeuner. Je conviai Melchett à venir partager notre repas à la bonne franquette, mais il s’esquiva sous prétexte qu’il avait affaire au Sanglier Bleu. Il faut reconnaître que l’on y sert un excellent rôti accompagné de deux légumes, aussi ne pouvais-je le blâmer de son choix judicieux. Quant à nous, Dieu sait dans quel état nous allions retrouver Mary après l’interrogatoire de la police.

14

Sur le chemin du presbytère, je ne pus éviter miss Hartnell qui me retint pendant près de dix minutes pour se plaindre, avec sa voix de basse profonde, de l’insouciante négligence et de l’ingratitude des classes les plus défavorisées. Ce qui la chagrinait, c’était de voir que les pauvres ne voulaient pas lui laisser mettre le nez dans leurs affaires. J’étais de tout cœur avec eux, même si ma position m’empêchait d’exprimer ma façon de penser aussi vigoureusement. Je m’efforçai de la réconforter par quelques paroles apaisantes et la plantai là.

La voiture de Haydock me rattrapa au coin de la rue qui mène au presbytère.

— Je viens de raccompagner Mrs Protheroe, me dit le médecin.

Puis il m’attendit au portail de sa maison et me pria d’entrer un instant. J’acceptai son invitation.

— C’est une affaire bien extraordinaire, fit-il en jetant son chapeau sur une chaise.

Il poussa la porte de son cabinet, se laissa tomber sur une chaise en cuir fatiguée et resta un moment, le regard dans le vague. Il paraissait exténué et inquiet.

Je lui racontai que nous avions réussi à préciser l’heure du coup de feu. Il m’écouta sans manifester le moindre intérêt.

— Anne Protheroe est donc tirée d’affaire, dit-il. Tant mieux, je préfère savoir qu’ils ne sont coupables ni l’un ni l’autre. J’ai de la sympathie pour ces deux-là.

J’en étais convaincu, aussi je me demandai bien pourquoi la proclamation de leur innocence le jetait dans cette humeur noire. Le matin même, il semblait s’être libéré d’un grand poids et voilà qu’il était à présent accablé par le découragement.

Pourtant, je ne mettais pas en doute sa sincérité ; il avait de l’amitié pour Anne Protheroe et pour Lawrence Redding. Pourquoi donc cet air de préoccupation attristée ?

— Au fait, vous savez, pour Hawes…, commença-t-il en se levant avec effort.

Toute cette histoire me l’avait fait oublier.

— Est-il très mal ?

— Non, rien de bien sérieux mais vous devez savoir qu’il a souffert d’une encephalitis lethargica… ou si vous préférez, de la maladie du sommeil ?

— Je l’ignorais, dis-je fort surpris. Il ne m’en a jamais parlé. Quand a-t-il été malade ?

— L’an dernier, à cette même époque. Il s’en remet du mieux qu’il peut. C’est une étrange maladie… qui a la particularité d’affecter le caractère. C’est ainsi que vous pouvez changer du tout au tout. (Il garda le silence un court instant avant de reprendre 🙂 Nous n’évoquons pas sans frémir aujourd’hui l’époque où l’on brûlait les sorcières. Je sens que le jour viendra où l’on frémira à l’idée que l’on a pu pendre les criminels.

— Vous n’êtes donc pas favorable à la peine capitale ?

— Il ne s’agit pas de cela, mais…, ajouta-t-il pensif, je préfère mon travail au vôtre.

— Expliquez-moi cela.

— Tout votre travail est fondé sur la distinction entre ce que l’on appelle le bien et le mal… Or, pour ma part, je ne suis pas du tout sûr que le bien et le mal existent. Et si ce n’était qu’une question de sécrétion glandulaire ? Trop de sécrétion d’une certaine glande, pas assez d’une autre… et vous voilà meurtrier, voleur, repris de justice… Je sens que le jour viendra, Clement, où nous frémirons d’horreur à l’idée de tous ces siècles au long desquels nous avons distribué blâmes et malédictions, et puni des malheureux à cause de leurs maladies… Or, contre elles ils ne pouvaient rien eux-mêmes, les pauvres diables. On ne pend pas un homme sous prétexte qu’il est tuberculeux.

— Il n’est pas dangereux pour la communauté.

— Dans un sens, si : ne peut-il pas contaminer autrui ? Et si un homme se prend pour l’empereur de Chine, dites-vous pour autant qu’il a un penchant pour la cruauté ? Je suis d’accord avec votre point de vue sur la communauté ; elle a besoin d’être protégée. Enfermez ceux qui la menacent là où ils ne pourront plus faire de mal à personne, faites-les même disparaître de la circulation bien gentiment… Hé oui, je suis allé jusqu’à penser cela… mais n’allez pas prétendre qu’il faut voir là une juste punition ; n’allez pas jeter l’opprobre sur eux et sur leur famille innocente.

Je regardai mon ami avec curiosité :

— Je ne vous ai jamais entendu tenir ce langage.

— Je ne suis pas de ceux qui exposent leurs théories au grand jour, mais c’est ma marotte. Vous êtes un type bien, Clement, ce qui n’est pas le cas de tous les pasteurs. Vous n’irez peut-être pas jusqu’à affirmer l’inexistence de ce que l’on désigne sous le terme technique de « péché », mais vous êtes assez tolérant pour imaginer que cela n’existe pas.

— C’est le début de la fin pour tout ce en quoi nous croyons, dis-je.

— Nous sommes des pharisiens bornés et mesquins, tout juste bons à juger de tout sans rien savoir. Je crois au fond de moi que le crime est l’affaire des médecins, et non pas celle des policiers et des prêtres. Dans l’avenir… peut-être.

— Vous saurez le guérir ?

— Nous l’aurons guéri. N’est-ce pas une idée plutôt réconfortante ? Vous êtes-vous déjà penché sur les statistiques en matière de crime ? Non… C’est assez rare. Mais moi, je suis allé y regarder de plus près. Vous seriez effaré de voir le nombre de crimes commis par des adolescents… Ce sont les glandes, là encore. Souvenez-vous du jeune Neil, le meurtrier de la région d’Oxford, qui tua cinq fillettes avant d’être seulement soupçonné. C’était un brave garçon… qui n’avait jamais fait d’histoires. Et la petite Lily Rose, de Cornouailles, qui a fait son affaire à son oncle, sous prétexte qu’il rognait sur les confiseries. Elle l’a frappé pendant son sommeil avec un pic à charbon, et elle est revenue quinze jours après, pour assassiner sa sœur aînée qui l’avait contrariée pour une broutille. Ils n’ont pas été pendus, mais envoyés dans une maison où ils se sont peut-être rétablis… peut-être pas. J’ai un doute pour la jeune fille ; tout ce qui lui plaisait, c’était de regarder égorger des cochons. Et savez-vous que ce sont surtout les adolescents de quinze à seize ans qui se suicident ? Or, selon moi, il n’y a qu’un pas du suicide au meurtre, mais n’allez pas croire que c’est le sens moral qui fait défaut au criminel : il souffre bel et bien d’une carence physique.

— Ce que vous dites est terrible !

— Pas du tout, mais c’est nouveau pour vous. Il ne faut pas se voiler la face devant les vérités de notre temps, mais remettre nos vieilles idées en question. Et il est vrai que cela ne facilite pas la vie.

Il était assis là, avec une expression de grande concentration, mais étrangement las.

— Haydock, j’aimerais savoir, au cas où vous nourririez quelque soupçon, si vous dénonceriez celui que vous pensez être le meurtrier, ou si vous seriez tenté de le protéger ?

Je ne m’attendais pas à l’effet que produisit mon intervention. Il se tourna vers moi plein de colère et l’air méfiant :

— Avez-vous des raisons de me demander cela, Clement ? Vous avez quelque chose derrière la tête, hein ?

— Pas du tout, dis-je, interdit. C’est que… eh bien, nous pensons tous au meurtre en ce moment, et si, par hasard, vous aviez découvert la vérité… Enfin, je me demandais ce que vous en penseriez, c’est tout.

Sa colère tomba d’un coup. Il avait le regard fixe de celui qui s’efforce de décrypter la réponse à une énigme connue de lui seul.

— Si je nourrissais des soupçons contre quelqu’un, si je savais qui… Eh bien j’espère que je ferais mon devoir, Clement.

— Tout dépend de votre conception du devoir…

Son œil impénétrable me sonda :

— Cette question finit toujours par se poser dans la vie d’un homme, Clement. Et c’est à chacun d’y répondre en son âme et conscience.

— Vous n’avez pas la moindre idée ?…

— Non, je n’ai pas la moindre idée…

— Mon neveu est passionné par l’affaire, dis-je pour changer de sujet. Il s’évertue à découvrir des traces de pas et des cendres de cigarettes.

— Quel âge a-t-il ? demanda Haydock avec un sourire.

— Seize ans à peine. On ne prend pas la réalité au sérieux à cet âge-là. On se croit Sherlock Holmes ou Arsène Lupin.

— C’est un garçon bien, dit le médecin, pensif. Que comptez-vous en faire ?

— Je ne peux pas lui payer d’études à l’Université. Il aimerait entrer dans la marine marchande ; il a échoué à Navale.

— Ce n’est pas la voie la plus facile, mais il vaut mieux ça que mal tourner, croyez-moi !

— Je dois vous laisser ! m’exclamai-je en regardant ma montre. Je suis en retard d’une bonne demi-heure pour le déjeuner.

Griselda et Dennis étaient en train de passer à table lorsque j’arrivai au presbytère. Ils exigèrent un compte rendu détaillé des événements de la matinée et je le leur donnai, en songeant qu’il n’y avait pas de quoi se réjouir.

Dennis s’amusa beaucoup de la mésaventure téléphonique de Mrs Price Ridley, et ne put se retenir de rire lorsque j’évoquai sur le mode le plus réaliste le choc nerveux que la dame avait subi, et la nécessité où elle s’était trouvée de prendre un petit remontant.

— Autant pour ce vieux chameau ! s’exclama-t-il. C’est la pire commère du coin. Dommage que je n’aie pas eu cette idée en premier : lui filer la trouille par téléphone ! Ouah ! Dites, oncle Len, on ne pourrait pas recommencer le coup ?

Il n’en était pas question, décrétai-je. Les jeunes générations font de louables efforts pour nous marquer leur sympathie mais il faut s’en méfier comme de la peste.

Puis l’humeur de Dennis changea et il fronça les sourcils pour revenir aux mondanités.

— J’ai passé presque toute la matinée avec Lettice. Elle est très ennuyée, je vous assure, Griselda. Elle le cache bien mais c’est vrai.

— N’est-ce pas la moindre des choses ? fit ma femme avec un petit mouvement de la tête.

Griselda n’apprécie guère la jeune fille.

— Vous êtes injuste avec Lettice, voilà ce que je pense.

— Vraiment ?

— Elle n’est pas la première à refuser de prendre le deuil. (Griselda ne fit aucun commentaire et, comme je me taisais moi aussi, Dennis enchaîna 🙂 Elle ne se livre pas volontiers mais elle me parle, à moi. Elle est très inquiète, et pense qu’on devrait agir.

— Elle ne va pas tarder à constater que l’inspecteur Flem partage son point de vue, dis-je. Il sera à Old Hall cet après-midi et mettra tout le monde sur le grill jusqu’à ce qu’il découvre la vérité.

— La vérité, Len ? Qu’appelez-vous la vérité ? s’exclama mon épouse.

— Voilà bien la question, ma chérie. Et en ce qui me concerne, je ne connais pas la réponse.

— Ne disiez-vous pas que l’inspecteur devait vérifier l’origine du fameux coup de téléphone qui vous a expédié chez les Abbott ?

— En effet.

— Mais n’est-ce pas très difficile à vérifier ?

— Non, car le central téléphonique garde la liste des appels.

— Ah ! fit ma femme avant de se perdre dans ses pensées.

— J’aimerais savoir pourquoi vous étiez si en colère contre moi, ce matin, oncle Len, reprit mon neveu. Je voulais rire en disant que vous aviez souhaité la mort du colonel Protheroe.

— Il y a un temps pour toute chose, Dennis, dis-je. L’inspecteur Flem est imperméable à l’humour et il a pris ce que tu lui as dit pour argent comptant ; il pourra le vérifier auprès de Mary et obtenir un mandat d’arrêt contre moi.

— Il ne comprend donc pas la plaisanterie ?

— Non, il ne la comprend pas. Il est arrivé à la position qu’il occupe aujourd’hui à force de travail et grâce à un zèle sans faille. Il n’a jamais perdu son temps à s’amuser.

— Est-ce que vous aimez l’inspecteur, oncle Len ?

— Non, je dirais même que je l’ai détesté dès le premier abord, mais je ne doute pas de ses compétences professionnelles.

— Pensez-vous qu’il découvrira le meurtrier du vieux ?

— S’il échoue, ce ne sera pas faute de s’être efforcé d’y parvenir.

— Mr Hawes veut vous voir, intervint Mary en apparaissant sur le seuil. Je l’ai mis au salon, et il y a un message. On attend un mot de réponse.

Je déchirai l’enveloppe et lus :

Cher Mr Clement,

Je vous serais très reconnaissante de passer chez moi aussitôt que vous le pourrez, cet après-midi. J’ai besoin de votre avis sur un sujet qui me préoccupe.

Bien à vous,

Estelle Lestrange.

— Faites dire que je passerai dans une demi-heure environ, répondis-je à Mary.

Puis j’allai rejoindre Hawes au salon.

15

Hawes avait une mine affreuse et j’en fus bouleversé. Ses mains tremblaient et son visage était tout agité de tics. À mon avis, il aurait dû s’aliter et je le lui déclarai sans ambages, mais il rétorqua qu’il se sentait tout à fait bien, et même mieux que jamais.

C’était à ce point contraire à la vérité que j’en restai coi. J’admire ceux qui refusent de céder à la maladie, mais Hawes passait les bornes.

— Je voulais vous dire combien j’étais navré… Pour ce qui s’est passé au presbytère.

— En effet, dis-je. C’est bien malheureux.

— C’est affreux… vraiment affreux. Mais Mr Redding a été relâché.

— Oui. Il avait été arrêté par erreur car il avait fait… euh… une déclaration stupide à la police.

— Et ils le croient innocent ?

— Parfaitement.

— Et pourquoi, si je puis me permettre ? Est-ce à dire que… enfin… soupçonne-t-on quelqu’un d’autre ?

Je ne me serais jamais douté que Hawes pût manifester un si vif intérêt pour une affaire de meurtre. Peut-être était-ce parce que le drame était survenu au presbytère ; en tout cas, il se montrait aussi curieux qu’un journaliste.

— Je ne suis pas dans le secret de la police, mais d’après ce que je sais, l’inspecteur Flem n’en est encore qu’au stade de l’enquête.

— J’entends bien, mais il est difficile d’imaginer quelqu’un commettant ce crime odieux. (C’était bien mon avis.) Il est vrai que le colonel Protheroe n’était guère populaire, mais de là à aller l’assassiner ! Pour tuer, il faut avoir une bonne raison.

— C’est bien mon avis !

— La police a-t-elle une idée de l’identité de celui qui aurait eu une bonne raison d’assassiner le colonel Protheroe ?

— Je serais bien en peine de vous le dire.

— Il devait avoir des ennemis, non ? Quand on y pense, il était homme à avoir des ennemis. Il passait pour être sévère, au tribunal.

— Cela ne m’étonne pas.

— Pas plus tard qu’hier, il vous racontait qu’un homme l’avait menacé. Vous vous souvenez ? Un dénommé Archer.

— Vous avez raison, cela me revient en effet. Vous étiez là, vous aussi, du reste.

— J’ai entendu ce qu’il disait, par la force des choses, n’est-ce pas ? Il avait la voix qui portait… mais c’est votre réponse qui m’a frappé, quand vous lui avez dit que, l’heure venue, il risquait à son tour de subir un juste châtiment au lieu d’un pardon miséricordieux.

— Je lui ai dit cela ? Ce n’est pas tout à fait ce dont je me souviens, fis-je en fronçant les sourcils.

— Votre façon de vous exprimer m’a vivement impressionné. C’est une chose terrible que la justice. Quand on pense que ce pauvre colonel a été frappé le lendemain… c’était presque une prémonition de votre part.

— Je n’ai eu aucune prémonition, protestai-je d’un ton sec.

J’ai une véritable aversion pour le côté visionnaire de Hawes et sa tendance au mysticisme.

— Avez-vous parlé d’Archer à la police, Mr Clement ?

— Je ne connais pas Archer.

— Mais… avez-vous mentionné les propos du colonel au sujet… des menaces qu’Archer avait proférées contre lui ?

— Je n’ai rien mentionné de tel, articulai-je nettement.

— Et comptez-vous le faire ?

Je ne répondis pas. Il me déplaît de m’acharner sur un homme qui a déjà la justice et la police à ses trousses. Non que je prisse le parti d’Archer, un incorrigible braconnier… un de ces propres à rien comme on en trouve dans toutes les paroisses. Quoi qu’il ait pu dire sous l’effet de la colère en entendant la sentence, rien ne me permettait d’affirmer qu’il était le même homme à sa sortie de prison.

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