AGATHA CHRISTIE L’AFFAIRE PROTHERO

J’étais d’autant plus frappé par ma découverte que ma conversation de l’après-midi avec Lettice m’avait convaincu qu’il y avait quelque chose entre elle et le jeune homme ; et pour moi, Lettice était à mille lieues de se douter des sentiments du peintre pour sa belle-mère.

Grave erreur ! Je m’inclinai donc bon gré mal gré devant la clairvoyance et la perspicacité de miss Marple, qui n’était pas passée très loin de la vérité. Force m’était de reconnaître que je m’étais totalement mépris sur le sens de son coup d’œil à Griselda.

L’idée qu’il pût s’agir de l’épouse du colonel ne m’avait pas effleuré. Calme et réservée comme elle l’était, incapable de passion, Mrs Protheroe passait pour un modèle de vertu.

J’en étais à ce point de ma réflexion lorsqu’un coup frappé au carreau me fit sursauter. Je me levai pour aller voir et découvris Mrs Protheroe devant ma fenêtre. Elle entra sans attendre d’y être invitée, marcha droit sur le sofa où elle s’effondra.

Je me trouvai devant une inconnue. La femme placide et retenue que je croyais connaître avait cédé la place à une créature désespérée, au souffle court.

Pour la première fois, je m’avisai qu’Anne Protheroe était une belle brune au teint pâle, aux grands yeux d’un gris profond. Les joues en feu, elle haletait. On eût dit une statue qui se fût soudain animée. Je n’en croyais pas mes yeux.

— J’ai jugé préférable de venir vous parler, dit-elle. Vous… vous nous avez vus, n’est-ce pas ? (J’acquiesçai d’un signe de tête.) Nous nous aimons, ajouta-t-elle simplement.

Et malgré son désarroi et son trouble, elle ne put retenir un sourire, celui d’une femme ravie contemplant quelque merveilleuse vision.

Comme je demeurais silencieux, elle ajouta :

— Cela doit vous paraître très mal…

— Je ne puis vous dire le contraire, Mrs Protheroe.

— Oui, oui… bien sûr.

Je poursuivis, sur le ton le plus aimable possible :

— Vous êtes une femme mariée, Mrs Protheroe.

— Oh ! Je sais ! Je sais ! Figurez-vous que je n’ai cessé de ruminer tout cela ! Mais je ne suis pas une mauvaise femme ! lança-t-elle. Et les choses ne sont pas ce que vous pourriez croire.

— Je suis heureux de vous l’entendre dire, fis-je d’un ton grave.

— Allez-vous le rapporter à mon mari ? me demanda-t-elle avec une sorte de timidité.

— À vous entendre, les membres du clergé ne savent pas se conduire en hommes du monde, dis-je plutôt sèchement. Mais il n’en est rien.

Elle me lança un regard plein de gratitude.

— Je suis si malheureuse, si effroyablement malheureuse ! Cela ne peut pas durer ! Je n’en peux plus. Et je ne sais pas quoi faire. (Sa voix monta dans les aigus.) Vous ne pouvez pas savoir ce qu’est ma vie. J’ai toujours été malheureuse avec Lucius, depuis le début. Il est incapable de faire le bonheur d’une femme. J’aimerais le voir mort. C’est terrible mais c’est ainsi. Je suis désespérée, je vous le jure, je suis désespérée ! (Elle se leva brusquement et regarda par la fenêtre.) Qu’est-ce que c’était ? J’ai cru entendre quelqu’un. Lawrence, peut-être ?

Je sortis par la porte-fenêtre que je n’avais pas refermée comme je l’avais cru, et scrutai en vain le fond du jardin. Il me semblait moi aussi avoir entendu quelqu’un. À moins que ce ne fût une suggestion de ma visiteuse.

Quand je rentrai, je la trouvai effondrée, tête basse, vivante image du désespoir.

— Je ne sais pas quoi faire, répéta-t-elle.

J’allai m’asseoir près d’elle et lui dis ce que je croyais devoir lui dire, avec toute la conviction nécessaire, mais je ne parvenais pas à me débarrasser de l’opinion que j’avais moi-même émise au déjeuner : le monde ne se porterait pas plus mal sans le colonel Protheroe.

Je la suppliai de ne pas agir sous le coup d’une impulsion : quitter son mari et son foyer eût été une folie.

Je doutais de l’avoir convaincue, sachant d’expérience que c’est en pure perte que l’on raisonne les amoureux, mais j’aime à penser que mes paroles lui apportèrent un peu de réconfort.

Lorsqu’elle se leva pour partir, elle me remercia et me promit de réfléchir.

Son départ me laissa néanmoins très inquiet. Je m’étais lourdement trompé sur son compte et la voyais désormais comme une femme désespérée, capable de tout, totalement sous l’emprise de la passion, et éperdument amoureuse de Lawrence Redding, un garçon beaucoup plus jeune qu’elle. Et je n’aimais pas cela du tout.

4

J’avais bel et bien oublié que nous attendions Lawrence Redding à dîner ce soir-là. Aussi, lorsque Griselda fit irruption dans mon bureau pour me réprimander et me donna deux minutes pour passer à table, je restai pantois.

— J’espère que tout ira bien, me lança-t-elle dans l’escalier. J’ai réfléchi à notre petite conversation de midi et j’ai choisi quelque chose de délicieux pour le dîner.

Je dois avouer au passage que notre dîner devait s’avérer la confirmation éclatante de l’opinion énoncée un peu plus tôt par ma femme : les choses étaient encore pires lorsqu’elle s’en mêlait. Le menu était d’une conception ambitieuse et Mary semblait avoir pris un malin plaisir à faire alterner les mets trop cuits et à moitié crus. Nous fûmes hélas dans l’impossibilité de goûter les huîtres que Griselda avait commandées, et qui étaient censées échapper à l’incompétence de notre bonne, car nous n’avions aucun instrument dans la maison qui nous permît de les ouvrir, et nous ne nous aperçûmes de cette lacune que lorsque nous eûmes les coquillages dans notre assiette.

À dire vrai, je n’eusse pas été étonné si notre invité avait trouvé une excuse pour ne pas paraître au dîner, mais il arriva à peu près à l’heure et nous passâmes à table.

Il faut reconnaître que Lawrence Redding est fort sympathique. La trentaine, brun aux yeux bleus, il a un regard d’une telle intensité qu’il en est presque effrayant. C’est le genre d’homme à qui tout réussit. Sportif, habile au tir et excellent acteur amateur, il n’a pas son pareil pour vous raconter une histoire et s’y entend à merveille pour animer une soirée. Je jurerais que du sang irlandais coule dans ses veines. Il est à cent lieues de l’image conventionnelle de l’« artiste », et bien que je n’y connaisse rien, je crois qu’il compte parmi les bons peintres actuels.

J’eusse trouvé naturel qu’il fût quelque peu distrait ce soir-là. Au contraire, il joua son rôle à la perfection et je ne pense pas que Dennis ni ma femme aient pu deviner quoi que ce soit. Je n’aurais moi-même rien remarqué si je n’avais été au courant.

Griselda et Dennis étaient en verve et rivalisaient d’esprit au sujet de miss Cram et du Pr Stone, notre petit scandale local ! Je m’avisai soudain avec une pointe d’angoisse que Dennis était plus proche de mon épouse par son âge que moi-même. Pour lui, je suis « oncle Len » tandis qu’il appelle Griselda par son prénom, ce qui me donne parfois un profond sentiment de solitude.

À croire que la scène avec Mrs Protheroe m’avait troublé car il n’est pas dans mes habitudes de m’abandonner à ce genre de vaines pensées.

Griselda et Dennis poussaient le bouchon un peu loin parfois, mais je n’étais pas d’humeur à les refréner. Je déplore de passer pour un rabat-joie du seul fait d’appartenir au clergé.

Lawrence se mêla gaiement à la conversation mais je notai que son regard revenait immanquablement sur moi, aussi ne fus-je pas autrement étonné quand, à la fin du dîner, il manœuvra pour m’entraîner dans mon bureau.

Dès que nous nous trouvâmes en tête-à-tête, son attitude changea du tout au tout, et son visage devint grave et anxieux.

— Vous avez découvert notre secret, dit-il, presque hagard. Que comptez-vous faire à présent ?

Je n’avais pas besoin d’y mettre les formes avec lui, comme avec Mrs Protheroe, mais il ne m’en tint pas rigueur.

— Bien sûr, dit-il quand j’en eus terminé, c’est votre rôle de pasteur de dire ces choses-là. Ne le prenez pas en mauvaise part. Vous avez raison sur toute la ligne, mais ce qu’il y a entre Anne et moi est au-dessus de tout cela.

Je lui fis remarquer que bien d’autres avant lui avaient prononcé ces mêmes mots depuis la nuit des temps, et un petit sourire bizarre étira ses lèvres.

— Vous voulez dire que chacun se croit unique au monde ? Peut-être, mais vous devez me faire confiance sur un point.

Et il me déclara qu’il ne s’était rien passé entre eux de répréhensible. Anne, me confia-t-il, était la femme la plus honnête et la plus droite qui soit au monde. Il se demandait quel tour allaient prendre les choses.

— Si nous étions dans un roman, fit-il d’un ton funèbre, le vieux mourrait et tout le monde pousserait un ouf ! de soulagement. Je ne dis pas que je vais lui planter un couteau dans le dos, ajouta-t-il comme je désapprouvais sa remarque. Mais je remercierais du fond du cœur quiconque s’en chargerait. Il n’y aurait pas grand monde pour aller lui graver une belle épitaphe. Dieu sait pourquoi Mrs Protheroe, la première, ne l’a pas expédié ad patres. Je l’ai rencontrée il y a des années, et elle était de taille à le faire… C’était une de ces femmes impassibles et capables de tout. Quant à ce vieux démon de Protheroe, il passe son temps à fulminer et cherche noise à tout le monde, avec son caractère de cochon ! Vous n’imaginez pas ce qu’il fait endurer à Anne. Je n’ai pas un sou vaillant, sinon je l’enlèverais sans autre forme de procès.

Ce fut à mon tour de lui parler du fond du cœur. Je le suppliai de quitter St. Mary Mead ; s’il restait, il ne ferait que nuire à Mrs Protheroe qui était déjà en fâcheuse posture. Les rumeurs finiraient par parvenir aux oreilles du colonel, et ce serait un drame pour Anne.

— Personne ne sait rien, mon père, sauf vous, protesta Lawrence.

— Jeune homme, vous sous-estimez le goût des habitants d’un petit village comme le nôtre pour l’espionnage. À St. Mary Mead, tout le monde sait tout de votre vie privée. Il n’est pas, en Angleterre, de fin limier capable de rivaliser avec une vieille fille désœuvrée.

Heureusement pour lui, déclara-t-il, on croirait qu’il était amoureux de Lettice.

— Vous êtes-vous avisé que Lettice pourrait être la première à le croire ? lui demandai-je.

Cette idée le surprit car, à son avis, Lettice se souciait de lui comme d’une guigne.

— Je reconnais que c’est une drôle de fille, fit-il. Elle paraît distraite mais, au fond, je la soupçonne d’avoir les pieds bien sur terre. Son air de tomber de la lune est une pose ; en fait, elle sait où elle va et c’est une fichue rancunière. Aussi bizarre que cela paraisse, elle déteste Anne, elle la déteste littéralement alors qu’Anne est un ange avec elle.

Je ne me laissai pas abuser ; je n’ignore pas que tous les amoureux voient leur dulcinée sous les traits d’un ange du paradis. Néanmoins, pour ce que j’en savais, Anne avait toujours traité sa belle-fille avec affection et gentillesse. Un peu plus tôt dans l’après-midi, j’avais moi-même été surpris par le ton amer de Lettice.

Dennis et Griselda firent irruption dans mon bureau, alléguant que je n’avais pas le droit d’accaparer Lawrence comme si nous étions de vieux amis, et notre conversation s’arrêta là.

— Ah ! s’écria Griselda en se jetant dans un fauteuil. Comme j’aimerais qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire ! Un meurtre ! Un cambriolage !

— Je crains qu’il n’y ait pas grand-chose à cambrioler, hormis le dentier de miss Hartnell, dit Lawrence pour se mettre au diapason.

— Il claque avec un bruit horrible, dit Griselda. Mais vous avez tort de croire que rien ne vaille la peine d’être volé. Et l’argenterie de Old Hall ? Des salières, une coupe Charles II, et j’en passe. Il y en a pour plusieurs milliers de livres, paraît-il.

— Le vieux n’hésiterait pas à se servir de son revolver d’ordonnance, dit Dennis. Il n’attend que ça.

— Oh ! mais nous prendrions la précaution de le ficeler, dit Griselda. Qui a un revolver ?

— J’ai un Mauser, dit Lawrence.

— Ah oui ? C’est passionnant ! Et pourquoi avez-vous un revolver ?

— Souvenir de guerre, répondit Lawrence, laconique.

— Aujourd’hui, le père Protheroe a montré son argenterie à Stone qui était tout émoustillé, intervint Dennis.

— Je croyais qu’ils s’étaient disputés au sujet des fouilles, fit Griselda.

— Ils se sont réconciliés ! s’exclama mon neveu. De toute façon, je me demande bien pourquoi les gens s’acharnent à farfouiller dans la terre.

— Curieux, ce Pr Stone, non ? dit Lawrence. Et distrait avec ça… ou alors totalement incompétent.

— C’est l’amour, reprit Dennis qui se mit à fredonner : « Oh ! ma belle Gladys Cram, vous n’en faites pas un drame. J’aime votre sourire carnassier, qui vous sied. Envolez-vous avec moi, ma promise en émoi. Et su’ le plancher d’la chambre à coucher… »

— Ça suffit, Dennis, coupai-je.

— Bien, fit Lawrence Redding. Je dois vous quitter. Je vous remercie infiniment, Mrs Clement, pour ce délicieux dîner.

Griselda et Dennis le raccompagnèrent, mais mon neveu revint seul dans mon bureau. Quelque chose avait dû le contrarier car il se mit à tourner sans but dans la pièce, donnant des coups de pied dans les meubles et fronçant les sourcils.

Notre pauvre mobilier ne risquait plus rien depuis longtemps, mais je me sentis obligé de protester, pour la forme.

— Excusez-moi, dit Dennis. (Puis, après un silence, il explosa 🙂 Il n’y a rien de pire que les commérages !

Je fus quelque peu surpris par ce comportement qui ne ressemblait pas à Dennis, et lui demandai à quoi il faisait allusion.

— Je ne sais pas si je dois le répéter. (Ma surprise allait croissant.) C’est ignoble, répéta-t-il. Colporter ça partout… sans affirmer les choses clairement mais les insinuer. Bon Dieu ! Pardonnez-moi… Je ne peux pas le répéter, c’est trop ignoble.

Je le regardai avec curiosité mais me gardai de le presser de poursuivre : c’était si peu dans son caractère de prendre ainsi les choses à cœur.

Griselda reparut bientôt.

— Miss Wetherby est passée nous faire savoir que Mrs Lestrange était sortie à 8 heures et quart et n’était toujours pas rentrée chez elle. Personne ne sait où elle est allée.

— Et pourquoi devrait-on le savoir ?

— Une chose est sûre : elle n’est pas allée chez le Dr Haydock. Miss Wetherby est formelle : elle a pris la peine d’appeler miss Hartnell, qui est la voisine du docteur et qui n’aurait pas manqué de la voir rentrer et sortir.

— Je me demande quand les gens d’ici trouvent le temps de manger, dis-je. À croire qu’ils prennent leurs repas debout derrière les rideaux, pour ne rien perdre de ce qui se passe dans la rue.

— Et ce n’est pas tout, dit Griselda avec délectation. Il y a du nouveau au sujet du Sanglier Bleu : miss Cram et le Pr Stone logent dans des chambres contiguës mais… (Elle agita un index significatif.)… sans porte de communication !

— J’en connais plus d’une qui a dû être déçue, dis-je.

Griselda éclata de rire.

La journée du jeudi commença mal. Deux de mes paroissiennes se chamaillèrent au sujet de la décoration de l’église et je me vis contraint d’arbitrer la querelle entre ces dames, tremblantes de rage. N’était le caractère navrant du débat, j’aurais pu le considérer comme un intéressant phénomène biologique.

Ensuite j’adressai un blâme à deux enfants de chœur qui suçaient des bonbons pendant tous les offices, mais je sentis bien que je ne m’acquittais pas de ma tâche avec tout le sérieux requis.

Puis ce fut au tour de notre organiste – homme très soupe-au-lait, il est vrai – que je dus réconforter après je ne sais quelle anicroche.

J’eus enfin à subir les doléances de miss Hartnell qui avait essuyé une rébellion ouverte de quatre de mes paroissiens parmi les plus pauvres.

Sur le chemin de la maison, je tombai sur un colonel Protheroe de la meilleure humeur qui soit car il venait, en qualité de magistrat, de faire condamner trois braconniers.

— De la poigne ! criait-il de sa voix de stentor. (Étant un peu dur d’oreille, il a tendance à hausser le ton.) Voilà ce qu’il faut, de nos jours. De la poigne ! Il faut faire un exemple. Il paraît que ce vaurien d’Archer est sorti hier en proférant des menaces contre moi. Le chenapan ! Mais les menaces n’ont jamais tué personne. Je lui ferai voir, moi, ce que valent ses menaces, la prochaine fois que je le pincerai à l’affût de mes faisans ! Ah ! le laxisme ! Nous sommes trop laxistes, par les temps qui courent ! Pour moi, il faut juger les gens sur leurs actes et non pas s’apitoyer sur le sort de leur famille. Foutaise ! Bagatelles ! Pourquoi un homme serait-il soustrait aux conséquences de ses actes sous prétexte qu’il a femme et enfants ? Le résultat est le même à mes yeux, et peu importe que j’aie affaire à un médecin, à un avocat, à un pasteur, à un braconnier ou à un ivrogne désœuvré ; si vous l’agrafez du mauvais côté de la barrière, la loi vaut pour lui comme pour les autres. N’êtes-vous pas d’accord avec moi ?

— Vous oubliez, dis-je, que les obligations de mon ministère me font un devoir de placer le pardon au-dessus de tout.

— Moi, je suis un homme de justice et personne ne peut dire le contraire. (Comme je ne soufflais mot, il poursuivit d’un ton sec 🙂 Vous ne répondez pas, hein ? Je paierais cher pour savoir ce que vous avez dans le crâne, cher pasteur.

J’hésitai encore, mais finis tout de même par m’expliquer.

— Je songeais que je ne serais pas très fier si pour justifier mes actes, à l’heure du Jugement Dernier, je ne pouvais invoquer que le seul fait d’avoir été juste ; car je n’aurais rien d’autre à espérer pour moi-même que la justice.

— Peuh ! Il suffit de faire preuve d’un peu de charité chrétienne. J’ai toujours fait mon devoir, du moins je le crois. Eh bien, assez parlé ! Je passerai chez vous ce soir, comme convenu. Comptez plutôt sur 6 heures et quart si cela ne vous dérange pas. Je dois voir quelqu’un au village.

— Cela m’ira très bien.

Il brandit sa canne et s’en fut à grands pas. Tournant les talons, je me heurtai à Hawes dont la mauvaise mine me frappa. J’avais eu l’intention d’évoquer différents sujets de son ressort et qu’il n’avait fait qu’embrouiller, voire négliger purement et simplement, mais son teint cireux me donna à penser qu’il était réellement souffrant.

Il s’en défendit, quoique sans conviction, quand je pris de ses nouvelles, et finit par convenir qu’il ne se sentait pas d’aplomb. Se rangeant à mon avis, il accepta d’aller se mettre au lit.

Je déjeunai sur le pouce et sortis faire mes visites. Griselda avait profité du train du jeudi pour se rendre à Londres.

J’étais de retour au presbytère vers 4 heures moins le quart, avec la ferme intention de travailler à mon sermon du dimanche ; c’est alors que Mary m’annonça que Mr Redding m’attendait dans mon bureau.

Je le trouvai en train de faire les cent pas, le visage pâle et défait ; il se tourna vers moi comme j’entrais.

— Écoutez ! j’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit hier soir. Je n’en ai pas dormi de la nuit. Vous avez raison : je dois la quitter, et je dois quitter St. Mary Mead.

— Vous êtes un brave garçon, dis-je.

— Vous voyez juste au sujet d’Anne. Ce serait lui nuire que de rester ici. Elle est… elle est trop bonne pour mériter ça. Je dois partir. Je lui ai déjà rendu les choses bien assez difficiles… Dieu me pardonne.

— C’est la seule solution, dis-je. Je sais que ce n’est pas la plus facile mais, croyez-moi, c’est la meilleure, et vous en conviendrez bientôt.

C’était facile à dire, pour un homme comme moi, et il n’en était pas dupe.

— Vous veillerez sur Anne ? Elle a besoin d’un ami.

— Soyez sûr que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.

— Merci, Mr Clement, dit-il en me broyant les doigts. Je sais que je peux compter sur vous. Je dois lui dire au revoir ce soir et je ferai mes bagages pour partir demain matin. Rien ne sert de prolonger l’agonie. Merci pour l’atelier. Je suis désolé de laisser le portrait de Mrs Clement inachevé.

— Ne vous inquiétez pas pour cela, mon garçon. Au revoir, et que Dieu vous bénisse.

Une fois seul, j’essayai de m’atteler à mon sermon, sans résultat. La pensée de Lawrence Redding et d’Anne Protheroe me tourmentait.

J’avalai une tasse de thé exécrable, froid et trop fort, et à 5 heures et demie le téléphone sonna. On m’informait que Mr Abbott de Lower Farm était mourant et on me demandait de venir toute affaire cessante.

J’appelai aussitôt Old Hall car Lower Farm était à trois kilomètres de là, et je ne serais jamais de retour à 6 heures et quart. J’avoue humblement n’avoir jamais pu apprendre à monter à bicyclette.

Le colonel Protheroe venait de partir en voiture, me dit-on, aussi me mis-je en route, non sans avoir prévenu Mary que je ferais mon possible pour être au presbytère à 6 heures et demie.

5

Il n’était pas loin de 7 heures lorsque je fus en vue de la grille du presbytère. C’est alors qu’elle s’ouvrit à la volée tandis que Lawrence Redding sortait en trombe. Il s’arrêta net à ma vue et je fus immédiatement frappé par son apparence ; il était comme hébété, les yeux fous, blanc comme un linge, tremblant de tous ses membres et agité de tics.

La pensée qu’il avait bu m’effleura mais je la chassai bien vite.

— Bonsoir, dis-je. Vous vouliez me parler ? Je suis désolé de vous avoir fait faux bond, j’arrive à l’instant et il faut encore que je voie le colonel Protheroe pour les comptes de l’église, mais je ne devrais pas en avoir pour très longtemps.

— Protheroe ! rétorqua-t-il dans un éclat de rire. Protheroe ? Vous devez voir Protheroe ? Oh ! pour le voir, vous le verrez. Ah ! ça, oui…

J’étais ébahi. D’instinct, je lui tendis la main mais il s’écarta d’un bond.

— Non ! cria-t-il presque. Je dois vous quitter… j’ai besoin de réfléchir !… de réfléchir, vous entendez ?

Il s’élança et disparut au bas de la rue, en direction du village ; je restai planté là, et l’idée qu’il pût être ivre revint s’imposer à mon esprit. Puis, perplexe, je m’acheminai vers le presbytère.

La porte d’entrée est toujours ouverte, je sonnai néanmoins, et Mary apparut, s’essuyant les mains sur son tablier.

— Vous voilà enfin ! fit-elle.

— Le colonel Protheroe est là ? demandai-je.

— Il poireaute depuis 6 heures et quart dans votre bureau.

— Mr Redding est venu ?

— Il a demandé après vous, il y a un instant. Je lui ai dit que vous ne tarderiez plus et que le colonel Protheroe vous attendait déjà ; il a dit qu’il attendrait lui aussi et l’a rejoint dans votre bureau.

— Il est reparti. Je viens de le croiser dans la rue.

— Ah ! bon. Je ne l’ai pas entendu. C’était une visite éclair… Madame n’est pas encore revenue de Londres.

J’acquiesçai machinalement et Mary retourna à la cuisine. Je pris le couloir et poussai la porte de mon bureau.

Après la pénombre du corridor, le soleil de cette fin de journée qui inondait la pièce me fit cligner des yeux. J’avançai d’un pas et stoppai net.

Pendant un bref instant, je ne pus en croire mes yeux.

Le colonel Protheroe était couché en travers de mon bureau, dans une horrible posture qui n’avait rien de naturel, et sa tête baignait dans une mare de sang noir qui dégouttait lentement sur le sol avec un affreux « Ploc ! Ploc ! Ploc ! ».

Je me ressaisis et m’approchai de lui. Il était froid, sa main, que je soulevai, retomba inerte. Il était mort… d’un coup de pistolet tiré en pleine tête.

J’allai à la porte, appelai Mary et lui ordonnai de se précipiter chercher le Dr Haydock, qui habite au coin de la rue. Je me bornai à lui dire qu’il y avait eu un accident.

Puis je refermai la porte de mon bureau et attendis le médecin.

Par bonheur, Mary trouva Haydock chez lui. Notre médecin est un solide gaillard, avec une bonne bouille aux traits rudes.

Il haussa un sourcil bourru quand je lui montrai sans un mot le cadavre du doigt, mais, en véritable homme de l’art, il ne manifesta aucune émotion. Il se pencha sur le corps pour un examen rapide et se redressa, fixant les yeux sur moi.

— Eh bien ? demandai-je.

— Il est bel et bien mort… depuis une demi-heure, à mon avis.

— Il s’est suicidé ?

— C’est impossible, mon vieux ! Regardez où est la plaie… Et puis, s’il s’était tué, où serait passée l’arme ?

Rien en effet ne permettait de déduire qu’il se fût suicidé.

— Il vaut mieux tout laisser en l’état, dit Haydock. J’appelle la police.

Il décrocha le téléphone, exposa les faits en termes laconiques et raccrocha avant de revenir vers moi.

— C’est embêtant, cette affaire ! Comment lui êtes-vous tombé dessus ?

Je le lui racontai.

— C’est embêtant, cette affaire ! répéta-t-il.

— Est-ce… un meurtre ? demandai-je d’une voix éteinte.

— C’est ce qu’on dirait. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre, à votre avis ? C’est incroyable ! Je me demande qui pouvait bien en vouloir à ce pauvre Protheroe. Je sais bien qu’il était plutôt impopulaire, mais ce n’est pas une raison pour se faire assassiner… Il n’a pas eu de chance !

— Il y a un détail bizarre, dis-je. On m’a appelé au chevet d’un mourant cet après-midi, mais quand je suis arrivé, tout le monde a semblé très surpris de me voir. Le malade s’était remis depuis quelques jours, et sa femme a juré ses grands dieux qu’elle ne m’avait pas téléphoné.

Haydock fronça les sourcils :

— C’est bizarre, en effet… très bizarre, même. On a voulu vous éloigner d’ici. Où est votre femme ?

— Elle est allée passer la journée à Londres.

— Et la bonne ?

— Mary est à la cuisine… à l’autre bout de la maison.

— Elle n’aura rien entendu. C’est embêtant, cette affaire ! Qui savait que Protheroe avait rendez-vous avec vous ce soir ?

— Il l’a fixé lui-même ce matin, en pleine rue, et en beuglant, comme à son habitude.

— Tout le village était donc au courant ! Ce qui aurait été le cas de toute façon. Vous voyez qui pouvait avoir une dent contre lui ?

Le souvenir du visage livide et des yeux fous de Redding me revint en mémoire, mais un bruit de pas dans le couloir m’épargna la peine de répondre.

— Voilà la police, dit Haydock en se levant.

L’agent Hurst, représentant local des forces de police, entra, l’air important et préoccupé.

— Bonsoir, messieurs, nous dit-il. L’inspecteur sera là d’une minute à l’autre et, en l’attendant, permettez-moi de suivre ses instructions. Si je comprends bien, le colonel Protheroe a été découvert assassiné au presbytère… (Il s’interrompit et me jeta un coup d’œil soupçonneux et glacial tandis que je m’efforçais de soutenir son regard de l’air le plus innocent.) Interdiction de toucher à quoi que ce soit avant l’arrivée de l’inspecteur, ajouta-t-il en s’approchant du bureau.

J’ai cru bon, pour la gouverne de mes lecteurs, de tracer un plan de la pièce :

Ensuite l’agent Hurst sortit un calepin, mouilla sa mine de plomb et nous jeta un regard interrogatif.

Il consigna mon récit de la découverte du corps, ce qui prit un certain temps, puis se tourna vers le Dr Haydock :

— Je vous écoute, docteur. Avez-vous déterminé la cause du décès ?

— Un coup de revolver en pleine tête, à bout portant.

— Avec quelle arme ?

— Je ne pourrai pas me prononcer avant d’avoir extrait la balle, mais il semblerait que ce soit un petit calibre… Peut-être un Mauser 25.

Je sursautai au souvenir de notre conversation de la veille avec Redding, qui avait admis posséder une arme semblable. L’agent Hurst reporta sur moi son regard glacial.

— Vous disiez ?

— Rien, rien, fis-je.

Quels que soient les soupçons que je pouvais nourrir, ce n’étaient que de simples soupçons et ils ne regardaient que moi.

— À quelle heure a eu lieu le drame, à votre avis ?

— Il y a une demi-heure, dit Haydock après une brève hésitation. Pas davantage.

— La bonne a-t-elle entendu le coup de feu ? me demanda Hurst.

— Je ne pense pas, mais il vaudrait mieux le lui demander.

C’est alors que l’inspecteur fit son entrée ; il venait en voiture de Much Benham, à trois kilomètres de là.

Tout ce que je puis dire de l’inspecteur Flem, c’est que jamais homme porta aussi mal son nom. C’était un brun efficace dont les yeux noirs vous vrillaient jusqu’au tréfonds ; ses manières étaient rudes, voire grossières, et il ne tenait pas en place.

Il répondit à notre bonsoir par un bref hochement de tête, s’empara du calepin de son subordonné et le lut avec attention ; puis il échangea quelques mots à voix basse avec Hurst et se dirigea vers le corps.

— J’imagine que tout a été déplacé, dérangé…

— Je n’ai touché à rien, déclara Haydock.

— Moi non plus, fis-je en écho.

L’inspecteur examina longuement les objets qui encombraient le bureau et la mare de sang.

— Ah ! s’écria-t-il, triomphant. J’ai trouvé ! Il a renversé la pendulette en tombant, ainsi nous avons l’heure du crime : 18 h 22. À quelle heure faites-vous remonter le décès, docteur ?

— Il a dû se produire il y a une demi-heure, mais…

L’inspecteur consulta sa montre :

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