AGATHA CHRISTIE L’AFFAIRE PROTHERO

— Vous reconnaissez-vous dans ce tableau, Len ? me demanda Griselda.

— Pas du tout, répliquai-je, sincère.

— Et pourtant j’ai entendu dire que vous aviez souhaité sa mort, remarqua miss Marple.

Encore ce maudit Dennis ! Mais je l’avais bien cherché.

— Je dois reconnaître que c’est vrai, lâchai-je. C’était une réflexion stupide de ma part ; pour ma défense, je dois avouer que nous avions eu une matinée épouvantable.

— Quel dommage ! fit West. Car si vous aviez inconsciemment le projet de vous débarrasser de lui, vous n’auriez jamais laissé échapper cette remarque. Ma théorie s’effondre, soupira-t-il. Encore un de ces meurtres banals, vengeance de braconnier ou autre.

— J’ai eu la visite de miss Cram, cet après-midi, annonça miss Marple. Nous nous étions croisées au village et je lui avais proposé de venir voir mon jardin.

— Elle a donc du goût pour le jardinage ? demanda Griselda.

— Je n’irais pas jusque-là, fit miss Marple avec un clin d’œil, mais c’était un prétexte tout trouvé pour bavarder un peu, n’est-ce pas ?

— Vous en avez tiré quelque chose ? demanda Griselda. C’est une brave fille, je crois.

— Je n’ai pas eu besoin de lui poser de questions : elle m’a parlé d’elle, de sa famille, d’un tas de choses ! Ses parents sont morts ou vivent aux Indes. C’est bien triste ! Au fait, elle est à Old Hall pour le week-end.

— Comment ?

— Mrs Protheroe le lui a demandé, à moins qu’elle ne l’ait suggéré elle-même à Mrs Protheroe. Je ne connais pas les détails, mais c’est pour du secrétariat. Il y a du courrier à faire… vous savez ce que c’est. Et comme le Pr Stone est absent, miss Cram était inoccupée. On peut dire que ces fouilles ont été l’occasion d’un grand remue-ménage.

— Stone ? L’archéologue ? demanda West.

— C’est cela. Il a un chantier sur la propriété de Protheroe.

— C’est un homme qui connaît sa partie. Nous nous sommes rencontrés récemment dans un dîner, et nous avons eu une conversation passionnante. J’espère que je pourrai le voir.

— Malheureusement, dis-je, il est à Londres pour le week-end. D’ailleurs, cet après-midi, à la gare, vous l’avez bousculé.

— C’est vous que j’ai bousculé. N’étiez-vous pas avec un petit gros à lunettes ?

— C’était le Pr Stone.

— Mais pas du tout, mon cher ami !

— Ce n’était pas le Pr Stone ?

— Ce n’était pas l’archéologue que je connais, je puis vous l’assurer. Il ne lui ressemblait même pas.

Nous nous regardâmes, interloqués, et j’échangeai un coup d’œil avec miss Marple.

— C’est incroyable ! m’exclamai-je.

— La valise…, fit miss Marple.

— Je ne comprends pas…, commença Griselda.

— Je me souviens d’un homme qui s’était fait passer pour l’employé du gaz, il y a longtemps. Il avait récolté une petite fortune…, murmura miss Marple.

— Un imposteur, fit West. Voilà qui devient intéressant.

— Reste à savoir si c’est lié au meurtre, remarqua Griselda.

— Ce n’est pas sûr, dis-je en regardant miss Marple. Mais…

— C’est une de ces petites choses bizarres, dit-elle. Une de plus.

— Vous avez raison, et il faut en informer l’inspecteur tout de suite.

22

À peine avais-je exposé la situation à l’inspecteur Flem qu’il donna quelques ordres brefs et péremptoires : rien ne devait s’ébruiter ; miss Cram ne devait en aucun cas se douter de quoi que ce fût et, en attendant, il envoyait quelqu’un à la recherche de la valise.

Griselda et moi rentrâmes au presbytère, énervés par ces développements inattendus. Nous ne pouvions parler devant Dennis, puisque nous avions promis sur l’honneur de garder le silence. Et d’ailleurs mon neveu avait ses propres soucis ; il vint me rejoindre dans mon bureau et se mit à tripoter tout ce qui lui tombait sous la main, puis resta à se dandiner d’un pied sur l’autre, l’air embarrassé. Je finis par lui demander ce qui n’allait pas.

— Voilà ! Je ne veux plus faire carrière dans la marine marchande ! oncle Len.

— Mais tu y tenais tellement ! rétorquai-je, abasourdi, en songeant combien sa décision première m’avait toujours paru inflexible.

— J’ai changé d’avis.

— Et que comptes-tu faire ?

— Je veux travailler dans la finance.

— Qu’entends-tu par « la finance », demandai-je, de plus en plus éberlué.

— Je veux travailler à la City.

— Mais tu n’aimerais pas du tout cette vie-là, crois-moi ! Même si je pouvais te faire entrer dans une banque…

Mais Dennis ne voulait pas rentrer dans une banque. J’essayai alors de lui faire préciser son souhait mais, comme je m’y attendais, il ne savait pas exactement ce qu’il voulait.

Pour lui, « être dans la finance » signifiait en toute simplicité devenir riche, et vite ; ce qui, lorsqu’on est jeune et optimiste, se réalise à coup sûr et dans les plus brefs délais à condition de travailler à la City. Je m’efforçai en douceur de lui faire perdre ses illusions.

— Je te croyais fou de joie à l’idée d’entrer dans la marine, dis-je. Comment ce nouveau projet a-t-il germé dans ta tête ?

— J’ai réfléchi, oncle Len. Un jour, je me marierai et… vous savez… il faut être riche pour ça.

— La réalité est souvent bien différente de ta théorie.

— Je sais, mais s’il s’agit d’une vraie jeune fille, habituée à avoir tout ce qu’elle veut…

C’était vague mais je pensais néanmoins avoir compris.

— Tu sais, dis-je doucement, les filles ne sont pas toutes comme Lettice Protheroe.

— Vous êtes injuste avec elle ! s’emporta-t-il. Vous ne l’aimez pas, et Griselda la trouve exaspérante.

Si l’on se plaçait du point de vue d’une femme, Griselda n’avait pas tort : Lettice était exaspérante. Mais je comprenais qu’un jeune homme ne fût pas d’accord avec cette épithète.

— Les gens ne savent pas ce qu’est la tolérance. Même les Hartney Napier la harcèlent, dans un moment pareil. Sous prétexte qu’elle a quitté la partie de tennis avant la fin ! Et pourquoi aurait-il fallu qu’elle reste jusqu’à la fin si elle n’en avait pas envie ? C’était déjà bien gentil de sa part d’y être allée.

— Tu veux dire qu’elle leur faisait une faveur, sans doute ?

Dennis ne releva pas l’ironie. Il ne pensait qu’à prendre sa défense.

— C’est la personne la moins égoïste que je connaisse. La preuve ? Elle m’a obligé à rester chez les Hartney Napier. Je voulais la raccompagner mais elle n’a pas voulu en entendre parler ; ce serait incorrect vis-à-vis des Napier, m’a-t-elle dit. Je suis resté un quart d’heure de plus, juste pour lui faire plaisir. (La définition de la générosité a bien changé ! songeai-je.) Et maintenant, Suzanne Hartney Napier dit à qui veut l’entendre que Lettice a des mauvaises manières.

— Il ne faut pas t’inquiéter pour cela, Dennis.

— Je sais ! Mais je ferais n’importe quoi pour Lettice, explosa-t-il.

— Bien peu d’entre nous sont capables de faire n’importe quoi pour autrui, dis-je. Et même si c’est là ce que nous voulons, nous ne sommes pas toujours en mesure de le faire.

— Je voudrais être mort !

Pauvre Dennis ! Le premier amour est une maladie qui fait bien des ravages. J’évitai les platitudes habituelles et malheureusement trop vraies qui nous viennent à l’esprit dans ces moments-là, et lui souhaitai bonne nuit avant de monter me coucher.

Le lendemain matin, après le service de 8 heures, je rentrai au presbytère et trouvai Griselda attablée devant son petit déjeuner, une lettre à la main. Elle portait la signature d’Anne Protheroe.

Ma chère Griselda,

Je serais très heureuse de vous avoir à déjeuner avec votre mari, sans façon, aujourd’hui. Il s’est produit un incident très étrange et je voudrais connaître l’avis de Mr Clement.

N’en dites rien en arrivant ici car je n’en ai parlé à personne.

Affection, Anne Protheroe.

— Nous irons, n’est-ce pas ? Je me demande ce qui a bien pu se passer, dit Griselda.

Je me posais la même question.

— À mon avis, dis-je à mon épouse, cette affaire n’est pas finie.

— Il reste à démasquer l’assassin, bien sûr.

— Sans parler des prolongements et des aspects cachés. Il reste à démêler bien des choses avant de faire éclater la vérité.

— Vous faites allusion aux petits incidents anodins pris isolément mais qui ralentissent l’enquête ?

— Oui, c’est à cela que je pensais.

— Tout ça, c’est des histoires, fit Dennis en se servant de confiture. Le vieux Protheroe est mort et c’est tant mieux. Personne ne l’aimait. Je sais bien que la police est là pour éclaircir le mystère… mais j’espère qu’elle échouera. Je n’ai pas envie de voir Flem se pavaner avec de l’avancement.

Je ne suis qu’un homme et j’approuvais mon neveu sur ce dernier point. Un policier qui prenait un malin plaisir à vous maltraiter et à vous brimer ne pouvait tout de même pas s’attendre à être applaudi !

— Et le Dr Haydock est d’accord avec moi, poursuivit Dennis. Ce n’est pas lui qui irait donner un meurtrier ! C’est lui-même qui l’a dit.

Voilà bien l’effet pernicieux des théories de Haydock, qu’il eût d’ailleurs été le premier à déplorer. Ce n’est pas qu’elles soient mauvaises en soi – je ne suis pas à même d’en juger –, mais elles peuvent s’insinuer dans de jeunes esprits malléables, au risque de les pervertir.

Griselda jeta un coup d’œil au-dehors et nous fit remarquer que des journalistes avaient envahi le jardin.

— Ils sont encore à prendre des photographies des fenêtres de votre bureau, soupira-t-elle.

Nous avions déjà beaucoup pâti de cette affaire ; d’abord ç’avait été la curiosité désœuvrée des gens du village et un défilé incessant de badauds ; ensuite les journalistes armés de leurs appareils photo ; puis de nouveau les gens du village venant admirer les journalistes. Nous avions fini par demander la protection de la police et un homme montait la garde à notre porte.

— Heureusement, les funérailles sont pour demain, dis-je. Ensuite les choses se tasseront.

Des journalistes rôdaient autour de Old Hall lorsque nous y arrivâmes. Certains m’abordèrent pour me poser des questions et je leur servis la meilleure parade que nous avions trouvée : « Je n’ai aucune déclaration à faire. »

Le maître d’hôtel nous fit passer au salon où nous découvrîmes miss Cram, de très bonne humeur.

— Ça vous étonne, hein ? dit-elle en nous serrant la main. Je n’y aurais pas pensé mais Mrs Protheroe est si gentille. Une jeune fille comme moi, loger au Sanglier Bleu, seule, avec tous ces journalistes qui traînent… c’était un peu indécent. Et puis on a bien besoin d’une secrétaire ici, en ce moment, avec miss Protheroe qui ne lève pas le petit doigt…

Ainsi sa vieille animosité contre Lettice n’avait pas désarmé, songeai-je, amusé ; en revanche, Gladys était devenue une ardente partisane de Mrs Protheroe. J’allai jusqu’à me demander si le prétexte de son installation à Old Hall était bien celui qu’elle nous avait donné. L’initiative, selon elle, en revenait à Anne, mais je me permettais d’en douter. Peut-être la jeune fille s’était-elle plainte de se retrouver seule au Sanglier Bleu. Je continuais à penser qu’on ne pouvait pas lui faire tout à fait confiance.

C’est alors qu’Anne Protheroe entra dans la pièce, toute de noir vêtue ; elle tenait à la main le journal du dimanche qu’elle me tendit avec un regard peiné.

— Je manque d’expérience dans ce domaine, mais n’est-ce pas affreux ? À l’audience, j’ai fait comprendre à un journaliste qui m’interrogeait que j’étais bouleversée et que je ne pouvais rien dire de plus. À sa question « Voulez-vous à tout prix retrouver le meurtrier de votre mari ? », j’ai répondu : « oui ». Ensuite, il a voulu savoir si j’avais des soupçons et j’ai dit : « non ». « Ne pensais-je pas que le crime avait été commis par un familier ? » « Peut-être », ai-je dit. Et c’est tout. Et voilà le résultat !

Une photographie datant d’une bonne dizaine d’années s’étalait en pleine page — Dieu sait où ils étaient allés la dénicher. LA VEUVE DÉCLARE QU’ELLE N’AURA DE CESSE QUE NE SOIT DÉCOUVERT L’ASSASSIN DE SON MARI, lisait-on en gros titre. La veuve du colonel assassiné est convaincue que le meurtrier est à rechercher parmi les proches de son mari. Ses soupçons ne sont pas encore des certitudes. Très affligée, elle affirme néanmoins sa détermination à démasquer le coupable.

— C’est loin d’être ressemblant, n’est-ce pas ? soupira Anne.

— Je craignais que ce ne soit encore pire, répondis-je en lui rendant le journal.

— Quel culot ! s’écria miss Cram. Je voudrais bien qu’ils s’avisent de me cuisiner !…

Un clin d’œil de Griselda me fit comprendre que nous avions eu la même idée : miss Cram était sincère – elle eût adoré être interrogée par la presse.

Le repas était servi et nous passâmes à table dans la salle à manger. Lettice apparut à la moitié du repas et se glissa à sa place avec un sourire pour Griselda et un petit signe de tête pour moi. Je l’observai : elle était égale à elle-même, absente, très jolie aussi, il faut bien le dire. Elle n’avait pas encore pris le deuil et portait une robe vert pâle qui faisait ressortir son teint délicat.

— Je désirerais parler au pasteur, déclara Anne après le café. Si vous le voulez bien, nous pourrions monter dans mon petit salon…, ajouta-t-elle à mon adresse.

J’allais enfin connaître le fin mot de l’affaire. Je me levai et elle me précéda dans l’escalier jusqu’à une porte à l’étage. J’ouvrais la bouche pour parler mais elle me fit signe de me taire et tendit l’oreille.

— Ils sortent dans le jardin, tant mieux. Nous n’avons qu’à monter directement.

À mon grand étonnement, elle m’entraîna au bout du couloir où se trouvait un autre petit escalier, aussi raide qu’une échelle de meunier, et s’y engagea ; je la suivis et nous nous retrouvâmes bientôt dans un corridor poussiéreux aux murs couverts d’étagères. Anne poussa une porte et s’effaça pour me laisser pénétrer dans un vaste grenier mal éclairé où s’entassait tout un bric-à-brac de malles, de vieux meubles cassés, de peintures empilées, toutes les vieilleries que l’on remise habituellement dans ce genre d’endroit.

Mrs Protheroe eut un pauvre sourire devant ma mine stupéfaite.

— Vous comprendrez que je dors d’un sommeil très léger en ce moment. Or, la nuit dernière, à 3 heures du matin, il m’a semblé entendre quelqu’un marcher dans la maison. J’ai écouté pendant un long moment, puis j’ai fini par me lever pour aller voir sur le palier ; là je me suis aperçue que le bruit ne provenait pas du rez-de-chaussée mais du grenier. Je suis allée jusqu’au pied du petit escalier que nous venons d’emprunter et de nouveau il m’a semblé entendre un bruit. J’ai appelé mais personne ne m’a répondu. Tout était silencieux, aussi ai-je cru que mes nerfs m’avaient joué un tour et suis-je retournée me coucher. Mais ce matin, je suis montée ici… par curiosité, et regardez ce que j’ai trouvé !

Elle se pencha sur une toile, appuyée contre le mur, dont on ne voyait que le châssis, et la retourna.

J’eus un haut-le-corps quand je découvris un portrait à l’huile dont le visage avait été lacéré à coups de couteau et rendu méconnaissable. On voyait bien que les dégâts avaient été causés tout récemment.

— C’est incroyable ! dis-je.

— C’est le mot ! Qu’en pensez-vous ?

Je ne voyais aucune explication.

— C’est un acte de sauvagerie, dis-je, et je n’aime pas du tout cela. Il faut que son auteur ait été saisi d’une véritable folie furieuse.

— C’est ce que j’ai pensé, moi aussi.

— De qui est ce portrait ?

— Je l’ignore, d’ailleurs je ne l’avais jamais vu. Toutes ces vieilleries étaient déjà au grenier lorsque je suis venue m’installer à Old Hall, après mon mariage avec Lucius. Je n’étais jamais montée fureter ici.

— C’est incroyable ! répétai-je.

Je me baissai pour regarder les autres tableaux : paysages médiocres, chromos et reproductions mal encadrés mis au rancart.

Rien d’utile ou qui puisse nous aider. Un coffre ancien portait les initiales E.P. J’en soulevai le couvercle mais il était vide. Rien qui pût nous fournir le moindre indice.

— C’est incroyable ! répétai-je pour la troisième fois. C’est à n’y rien comprendre.

— J’avoue que cela me fait un peu peur, dit Anne.

Nous n’avions plus qu’à redescendre ; ce que nous fîmes pour aller nous enfermer au salon.

— À votre avis, dois-je alerter la police ?

J’hésitai sur le parti à prendre.

— Il est difficile de dire si…

— … si cela est en rapport avec le meurtre, conclut Anne. Bien sûr… Mais je n’en ai pas l’impression.

— Dans ce cas, nous sommes en présence d’une autre de ces petites choses bizarres.

Chacun se perdit dans ses pensées.

— Permettez-moi de vous demander ce que vous comptez faire, maintenant.

Mrs Protheroe me regarda :

— Je vais rester à Old Hall pendant six mois, répondit-elle sur un ton de défi. Non que j’en aie envie, la perspective de continuer à vivre ici m’est odieuse, mais je n’ai pas d’autre solution, sinon tout le monde dira que je me suis sauvée parce que j’avais quelque chose à me reprocher.

— Ne croyez pas cela !

— Mais si ! Surtout quand… (Elle s’interrompit un instant avant de poursuivre 🙂 Voyez-vous, dans six mois… j’épouserai Lawrence. (Nos yeux se croisèrent.) Nous ne tenons pas à attendre davantage.

— C’est ce que je pensais.

Soudain elle s’effondra et se prit la tête entre les mains.

— Je vous suis si reconnaissante !… J’ai la conscience tranquille car nous nous étions dit adieu, et Lawrence devait partir. Mais si nous avions projeté de nous enfuir et que Lucius soit mort à ce moment-là, ce serait terrible à présent. C’est vous, cher pasteur, qui nous avez aidés à comprendre que c’eût été une grave erreur, et vous avez toute ma gratitude.

— Vous m’en voyez très heureux, dis-je d’un ton grave.

— Néanmoins, dit-elle en se levant, tant que le meurtrier n’aura pas été démasqué, tout le monde continuera à soupçonner Lawrence. J’en suis sûre. Surtout quand nous nous marierons.

— Les conclusions du Dr Haydock ont levé tous les doutes, chère amie…

— Les gens ne s’attardent pas à ces détails ! Ils n’en ont même pas connaissance. Et d’ailleurs, que signifie le témoignage d’un médecin pour les profanes ? Voilà pourquoi je reste à Old Hall : je veux savoir la vérité, Mr Clement. (Ses yeux brillaient et elle ajouta 🙂 J’ai donc proposé à cette jeune fille de venir ici.

— Gladys Cram ?

— Oui.

— Ainsi, c’est vous qui le lui avez suggéré ?

— Mais oui. En fait, elle s’était ouverte de ses problèmes le jour de l’audience… Elle était arrivée avant moi. Mais la proposition est venue de moi.

— Je ne vois pas quel lien peut exister entre cette bécasse et le crime qui nous intéresse…

— Rien n’est plus facile que de passer pour une bécasse, Mr Clement. C’est à la portée de n’importe qui.

— Vous pensez que…

— Non, honnêtement, non. Mais je ne serais pas étonnée que cette fille sache quelque chose et je veux en avoir le cœur net.

— Et cette toile est lacérée au cours de la première nuit qu’elle passe sous votre toit, dis-je, pensif.

— Ce pourrait être elle, à votre avis ? Mais pourquoi ? C’est absurde ! C’est impossible !

— Pour moi, ce qui est absurde et impossible, c’est que votre mari ait été tué dans mon bureau ; et pourtant je ne puis le nier, rétorquai-je d’un ton amer.

— Je comprends, dit-elle en posant sa main sur mon bras. C’est terrible pour vous. J’en suis bien consciente même si je ne vous en ai rien dit.

Je plongeai la main dans ma poche, en sortis la boucle d’oreille en lapis-lazuli et la lui tendis :

— Elle est à vous, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui. Où l’avez-vous trouvée ? me demanda-t-elle en tendant la main, radieuse.

Je gardai le bijou dans ma paume.

— Verriez-vous un inconvénient à ce que j’en dispose pendant quelques jours ?

— Je vous en prie…, répondit-elle un peu intriguée.

Je ne lui fournis aucune explication mais cherchai à savoir quelle était sa situation financière.

— C’est très indiscret, je sais, mais ne le prenez pas en mauvaise part…

— Venant de vous, je ne crois pas que ce soit indiscret. Vous êtes, avec Griselda, mes amis les plus chers. J’aime aussi beaucoup miss Marple. Elle est originale, non ?… Vous devez savoir que Lucius était très riche… Il a partagé ses biens, à parts égales, entre Lettice et moi. Je garde Old Hall, mais Lettice peut choisir tous les meubles qu’elle veut pour installer une petite maison qu’elle pourra acheter. Ainsi les choses sont équitables.

— Vous a-t-elle dit ce qu’elle comptait faire ?

— Non, répondit Anne avec une drôle de petite moue. Je pense qu’elle partira dès que possible. Elle ne m’a jamais aimée et sans doute la responsabilité m’en incombe-t-elle, même si j’ai toujours été correcte avec elle. Les jeunes filles n’aiment pas leur belle-mère, c’est dans l’ordre des choses…

— Et vous, l’aimez-vous ? demandai-je de but en blanc.

Mrs Protheroe réfléchit un instant et je songeai que, décidément, c’était une femme honnête et sincère.

— Je l’ai aimée au début, dit-elle. C’était une adorable fillette. Mais je dois avouer que je ne l’aime plus, sans pouvoir dire pourquoi. Peut-être, si elle m’avait aimée… J’aime être aimée…

— C’est notre lot à tous, lui dis-je – ce qui la fit sourire.

J’avais encore quelque chose à faire à Old Hall ; je voulais parler à Lettice Protheroe et manœuvrai pour la rejoindre au salon, tandis que Griselda et Gladys Cram étaient au jardin.

— Je voulais vous demander quelque chose, Lettice, fis-je après avoir refermé la porte.

— Oui ? répondit-elle en levant vers moi son regard indifférent.

J’avais préparé ce que j’allais dire ; je sortis la boucle d’oreille et lui demandai d’une voix calme :

— Pourquoi avez-vous dissimulé ceci dans mon bureau ?

Elle se raidit mais se ressaisit si vite que je doutai presque de sa réaction, puis elle laissa tomber négligemment :

— Je n’ai rien dissimulé dans votre bureau. Elle n’est pas à moi, mais à Anne.

— Je le sais.

— Dans ce cas pourquoi me le demander ? Anne l’a peut-être perdue.

— Mrs Protheroe est revenue une seule fois au presbytère depuis le meurtre ; elle était en noir et n’aurait jamais eu l’idée de porter des boucles d’oreilles bleues.

— Elle a dû perdre celle-ci avant. C’est la seule explication logique.

— Apparemment, oui. Vous rappelez-vous la dernière fois que vous l’avez vue avec ces boucles d’oreilles ?

— Est-ce important ? fit-elle d’un air à la fois innocent et contrarié.

— Peut-être.

— Je vais y réfléchir, dit-elle.

Elle était assise, les sourcils froncés, ravissante.

— Ça y est ! s’écria-t-elle soudain. C’était jeudi, je m’en souviens maintenant.

— Jeudi ? soufflai-je. Le jour du meurtre ? Mais Mrs Protheroe s’est arrêtée devant la fenêtre de mon bureau sans entrer dans la pièce, c’est ce qu’elle a dit à l’audience.

— Où était la boucle ?

— Elle avait roulé sous le bureau.

— Donc elle a menti, dit la jeune fille froidement.

— Elle serait entrée dans la pièce et se serait approchée du bureau ?

— C’est ce qu’on pourrait croire, non ? (Nos regards se croisèrent.) J’ai toujours pensé qu’elle mentait, ajouta-t-elle d’une voix calme.

— Et moi, je sais que vous mentez en ce moment, Lettice.

— Je ne comprends pas…, commença-t-elle, interloquée.

— Je vais vous expliquer : la dernière fois que j’ai vu ces boucles d’oreilles, c’était vendredi matin, lorsque je suis venu à Old Hall avec le colonel Melchett. Elles étaient posées sur la coiffeuse de votre belle-mère ; je les ai même touchées.

Elle accusa le coup, s’effondra sur le bras du fauteuil et éclata en sanglots. Dans ce mouvement d’abandon inattendu, ses cheveux blonds touchaient presque le sol et elle était très belle.

Je la laissai sangloter un moment en silence, puis lui demandai avec douceur :

— Dites-moi pourquoi vous avez fait cela, Lettice ?

— Quoi ? (Elle bondit sur ses pieds, rejetant sauvagement ses cheveux en arrière. Elle avait l’air d’un animal aux abois.) Je ne comprends pas.

— Je veux savoir pourquoi vous avez fait cela, répétai-je. Par jalousie ? Par inimitié ?

— Par jalousie ! (Elle avait repoussé ses cheveux en arrière et s’était ressaisie.) Je l’ai toujours détestée, depuis son arrivée à Old Hall. Elle s’est installée comme une reine… J’espérai lui attirer des ennuis en cachant cette fichue boucle sous votre bureau. Et c’est ce qui se serait passé si vous ne vous étiez pas mêlé de fouiner sur sa coiffeuse. Depuis quand les pasteurs aident-ils la police ?

Elle n’était plus qu’une petite fille dépitée et pathétique.

Je lui dis que sa puérile tentative de se venger d’Anne n’était guère convaincante et que j’allais rendre le bijou à sa propriétaire sans préciser où et comment je l’avais déniché.

— C’est gentil à vous, dit-elle, touchée. (Elle s’interrompit un instant et ajouta sans me regarder, mais en choisissant ses mots avec soin 🙂 À votre place, j’éloignerais Dennis d’ici, Mr Clement.

— Dennis ? fis-je en haussant un sourcil amusé et surpris.

— Ce serait préférable, répéta-t-elle d’un air gêné. Je suis désolée pour Dennis. Je ne croyais pas qu’il… Je suis désolée.

Nous nous quittâmes sur ces mots.

23

Comme nous revenions au presbytère, je proposai à Griselda de faire un crochet pour aller voir les fouilles. Il me tardait de savoir si la police était à pied d’œuvre et si l’on avait découvert quelque chose. Mais Griselda avait à faire au presbytère et je me mis en route seul.

L’agent Hurst dirigeait les opérations.

— Toujours rien, Mr Clement, me dit-il. C’est pourtant une bonne gâchette. (Je sursautai à ce mot mais compris aussitôt qu’il avait voulu dire « cachette ».) C’est vrai ! Où la jeune fille a-t-elle bien pu aller par ce chemin ? Soit à Old Hall, soit ici, il n’y a pas d’autre solution.

— L’inspecteur Flem juge sans doute inutile de l’interroger en personne ?

— C’est qu’il ne veut pas lui mettre la puce à l’oreille. Imaginez qu’ils s’écrivent : l’un ou l’autre pourrait lâcher un renseignement quelconque ; mais si elle sait qu’on est après elle, elle restera bouche cousue, comme on dit.

Bouche cousue ! J’en doutais pour ma part, vu qu’elle était bavarde comme une pie.

— Quand vous avez affaire à un imposteur, vous mettez votre point d’honneur à le démasquer, énonça Hurst d’un ton docte.

— Je comprends.

— Et la réponse est dans ces fouilles… sinon pourquoi aurait-il toujours été à fouiner dans le coin ?

— Pensez-vous qu’il alléguait ce prétexte pour rôder dans les parages tout à son aise ?

Mais c’en fut trop pour l’agent Hurst qui se vengea de cette remarque affétée par une réplique désobligeante :

— On voit bien que vous êtes un amateur !

— En tout cas, la valise n’a pas reparu.

— Nous la trouverons, Mr Clement. Vous en faites pas pour ça !

— Je n’en suis pas si sûr. J’ai réfléchi à ce qu’a dit miss Marple : la jeune fille est ressortie du bois les mains vides, très peu de temps après y être entrée, et à mon avis, elle n’a pas eu le temps de faire l’aller et retour jusqu’ici.

— Si vous faites confiance aux radotages des vieilles filles ! Un rien suffit pour leur faire perdre la notion du temps ; et de toute façon, les femmes n’en ont pas la moindre notion.

Pourquoi avons-nous toujours tendance à généraliser ? C’est une question que je me suis souvent posée. Ce faisant, on s’éloigne de la vérité, et parfois même on lui tourne carrément le dos. Moi-même, je ne sais jamais l’heure qu’il est, d’où mon habitude d’avancer ma pendule, alors que miss Marple au contraire est d’une ponctualité rigoureuse en toute occasion.

Mais il n’était pas dans mon intention d’engager la discussion sur ce point avec Hurst, aussi lui souhaitai-je bonne chance et bon après-midi.

J’étais presque rendu lorsque j’eus une illumination. Ce n’était pas le fruit d’une réflexion, mais je tenais peut-être la solution.

Vous vous souvenez sans doute que lors de ma première expédition à travers bois, le lendemain du meurtre, j’avais trouvé les buissons piétinés à un certain endroit. J’avais alors pensé qu’ils avaient été écrasés par Lawrence qui avait eu la même idée que moi.

Puis nous avions suivi ensemble d’autres traces qui s’étaient révélées celles de l’inspecteur Flem.

Tout bien réfléchi, la première piste, celle de Lawrence, était beaucoup plus marquée que la seconde, comme si elle avait été empruntée par plusieurs personnes ; j’en conclus que ce devait être ce qui avait incité Lawrence à la suivre. Et si elle avait été frayée par le Pr Stone et par Gladys Cram ?

N’avais-je pas remarqué des branches cassées aux feuilles déjà fanées ? Si c’était le cas, ce sentier n’avait pas été tracé l’après-midi même.

J’étais tout près de l’endroit en question et le retrouvai sans difficulté. M’engageant de nouveau sous les taillis, je constatai que des branches avaient été fraîchement brisées ; quelqu’un d’autre avait suivi ce chemin depuis que Lawrence et moi l’avions découvert.

Je reconnus bientôt l’endroit où j’avais rencontré Lawrence et continuai jusqu’à une petite clairière dont le sol avait été récemment retourné. Je parle de clairière car la végétation était moins dense sur quelques mètres carrés, mais le feuillage des arbres se rejoignait au-dessus de ma tête et cachait le ciel.

En face de moi, la végétation se refermait et on aurait pu jurer que personne ne s’était aventuré là au cours des derniers jours. Un seul coin semblait avoir été dérangé.

Je m’avançai et m’agenouillai, écartant les buissons de mes mains. Un reflet brun récompensa mes efforts et je me mis à fouiller fiévreusement la terre pour en extirper à grand-peine une petite valise marron.

Je poussai un cri de joie. J’avais raison. L’agent Hurst avait voulu me remettre à ma place mais j’étais sur la bonne voie et j’en avais la preuve. Je tenais la valise qu’avait transportée miss Cram. J’essayai en vain de l’ouvrir ; elle était bouclée.

Je me relevai quand j’aperçus par terre un petit cristal brunâtre – on eût dit du sucre candi. Je le ramassai machinalement et le glissai dans ma poche.

Puis j’empoignai la valise et fis demi-tour.

Comme j’enjambais la barrière pour prendre l’allée, je m’entendis héler avec enthousiasme par une voix toute proche.

— Vous l’avez trouvée ! Ah ! on peut dire que vous êtes malin, Mr Clement.

Décidément miss Marple excellait dans l’art de voir sans être vue. Je fis passer ma trouvaille par-dessus la barrière.

— C’est bien celle-là, dit miss Marple. J’en mettrais ma main au feu.

N’exagérait-elle pas un peu ? Les valises en carton verni bon marché étaient légion, et nul n’aurait été capable d’en identifier une formellement, surtout de loin et la nuit. Mais après tout, miss Marple pouvait se vanter d’être à l’origine de cette découverte et je pouvais passer sur ce petit manque de modestie.

— Elle est fermée à clef, bien sûr ?

— Oui, et je vais de ce pas la porter au poste de police.

— Peut-être vaudrait-il mieux téléphoner.

C’était le bon sens ! Nous n’avions nul besoin de la publicité indésirable que n’aurait pas manqué de nous procurer ma petite promenade à travers le village, la valise à la main.

Je poussai la grille du jardin de miss Marple et entrai chez elle. Là, bien à l’abri derrière les portes closes du salon, j’appelai l’inspecteur Flem qui arriva presque aussitôt et de la plus méchante humeur :

— Comme ça, vous l’avez trouvée, hein ? Faut-il que je vous dise que vous n’avez pas le droit de garder ces choses-là pour vous ? Si vous aviez une idée de cette cachette, vous auriez dû en informer l’autorité compétente.

— C’était un pur hasard. J’ai eu une illumination.

— C’est vous qui le dites ! Le bois s’étend sur près de cent hectares mais vous allez droit au but, et il ne vous reste qu’à vous baisser pour ramasser la valise.

Il avait réussi à me contrarier, comme d’habitude, aussi me refusai-je à lui expliquer le raisonnement qui m’avait conduit sur les lieux.

— Bon, eh bien, dit-il en lorgnant la valise avec une feinte indifférence, voyons au moins ce qu’il y a là-dedans.

Il avait apporté avec lui un trousseau de clefs et du fil de fer. La serrure ne valait pas grand-chose et ne résista pas longtemps.

Nous nous attendions sans doute à faire une découverte sensationnelle, mais la première chose que nous vîmes apparaître fut une écharpe écossaise crasseuse. L’inspecteur l’extirpa de la valise, révélant ainsi un vieux pardessus bleu foncé immettable et une casquette à carreaux.

— Fichue camelote, fit l’inspecteur.

Il y avait encore une paire de bottines éculées et, tout au fond, un paquet enveloppé dans du papier journal.

— Il ne manque que la chemise, observa Flem d’un ton amer en déchirant le papier journal.

Mais il hoqueta de stupéfaction.

Le paquet contenait de petits objets en argent et une coupe du même métal.

Miss Marple poussa un cri aigu en les reconnaissant :

— Les salières et la coupe Charles II du colonel Protheroe… Voyez-vous cela !

L’inspecteur était devenu écarlate.

— C’était donc ça, murmura-t-il. Un vol ! Mais il y a quelque chose qui cloche : personne ne s’est plaint du vol de ces objets.

— Peut-être ne s’est-on pas encore avisé qu’ils manquaient, suggérai-je. On ne se sert pas tous les jours de telles pièces de valeur. Le colonel les gardait peut-être dans son coffre-fort.

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