AGATHA CHRISTIE L’AFFAIRE PROTHERO

— Ce n’est pas une mince affaire de mettre la main sur ce que je cherche, parfois, fit-il en me lançant un coup d’œil rapide. D’un autre côté, j’ai tout sous la main, tout est là…

— Je ne le nierai pas, dis-je. Mais peut-être ce revolver aurait-il dû être rangé quelque part.

— J’étais sûr que j’aurais droit à une pique de la part du coroner. Les coroners sont tellement idiots ! Je l’attendais au tournant.

— Le revolver était-il chargé ?

— Je ne suis pas fou, fit Lawrence avec un signe de dénégation, mais il y avait une boîte de cartouches à côté.

— Le chargeur contenait six balles dont une seule a été tirée.

— Et qui a tiré ? enchaîna Lawrence. J’aimerais bien le savoir car, à moins de trouver le meurtrier, c’est moi qui serai soupçonné jusqu’à la fin de mes jours.

— Allons, allons, mon garçon…

— C’est pourtant la vérité ! (Il réfléchit un instant, puis finit par lâcher 🙂 Je vais vous raconter ce que j’ai fait, hier soir. Je ne vous apprendrai rien si je vous dis que miss Marple est au courant de tout.

— Et je sais qu’on a tendance à lui en vouloir à cause de ça, admis-je.

Suivant le conseil de la vieille demoiselle, Lawrence s’était donc rendu à Old Hall, et là, avec la caution d’Anne, il avait interrogé la petite bonne.

— Mr Redding aimerait vous poser une ou deux petites questions, Rose, avait dit Mrs Protheroe avant de les laisser seuls.

Lawrence se sentait un peu nerveux. Rose était une jolie fille de vingt-cinq ans environ, et elle posait sur lui un regard innocent qui n’était pas fait pour l’enhardir.

— C’est au sujet de… de la mort du colonel…

— Oui, monsieur.

— Je tiens par-dessus tout à découvrir la vérité, comprenez-vous ?

— Oui, monsieur.

— Peut-être que quelqu’un… quelque chose… Il a pu se produire un fait qui… que… (Il enrageait d’être aussi lamentable et, en son for intérieur, maudit l’instigatrice de cette entrevue.) Peut-être pourriez-vous m’aider, réussit-il à dire.

— Comment, monsieur ?

Le comportement de Rose était irréprochable ; elle était polie et attentive, mais rien ne l’atteignait.

— Bon sang ! fit enfin Lawrence. N’avez-vous donc pas parlé de cette affaire entre vous, à l’office ?

Cette attaque frontale fit monter le rouge aux joues de Rose. Sa belle indifférence avait été ébranlée.

— À l’office, monsieur ?

— Ou chez le gardien, ou à l’écurie, n’importe où… vous devez bien parler entre vous !

Rose parut soudain éprouver une furieuse envie de rire et ce fut un encouragement pour Lawrence.

— Vous êtes une bonne fille, Rose, mettez-vous à ma place : je ne tiens pas à être pendu. Ce n’est pas moi qui ai tué votre maître, quoi que continuent d’en penser bon nombre de personnes. Je vous en prie, aidez-moi !

J’eus une vision de Lawrence en cet instant, de son beau visage tendu, de ses yeux bleus suppliants… Il n’en avait pas fallu davantage pour que Rose baissât les armes.

— Oh ! monsieur, je suis sûre… Si nous pouvions être d’un quelconque secours… Nous ne pensons pas que vous l’avez tué. Ça, non !

— Je m’en doutais, ma fille. Mais votre certitude n’est d’aucune utilité aux yeux de la police.

— La police ! sursauta Rose. Je vais vous dire une chose, monsieur : nous n’aimons guère l’inspecteur, ici. L’inspecteur Flem, je crois… Si c’est ça, la police…

— Mais la police a tous les pouvoirs, Rose. Vous voulez m’aider ? Eh bien, je vais vous en donner l’occasion : parlez-moi de la dame qui est venue rendre visite au colonel, la veille du meurtre.

— Mrs Lestrange ?

— Voilà, Mrs Lestrange ! Pour moi, cette visite est suspecte.

— Vous avez bien raison, monsieur. C’est ce que nous avons pensé, nous aussi.

— Ah bon ?

— Venir à cette heure-là ! Et demander après le colonel… Bien sûr, nous en avons parlé entre nous… Nous ne l’avions jamais vue, ici. Mrs Simmons, la gardienne, a dit qu’elle était louche. Mais après ce que m’a rapporté Gladdie, je ne sais plus que penser.

— Gladdie vous a dit quelque chose ?

— Oh ! pas grand-chose, monsieur. C’est juste que… enfin, on en a parlé, vous voyez ?

Lawrence la regarda. Ne lui cachait-elle pas quelque chose ?

— Je serais curieux de savoir sur quoi portait la conversation entre Mrs Lestrange et le colonel.

— Oui, monsieur.

— Vous le savez, n’est-ce pas, Rose ?

— Moi ? Non, monsieur. Pas du tout. Comment pourrais-je le savoir ?

— S’il est vrai que vous voulez m’aider, Rose, et si vous avez entendu quoi que ce soit, n’importe quoi… même une petite chose… je vous serais très reconnaissant de bien vouloir me le dire. Après tout, il arrive qu’on ait l’occasion d’entendre un mot…

— Moi, je n’ai rien entendu, monsieur. Rien du tout !

— Mais peut-être quelqu’un d’autre…

— C’est que…

— N’ayez pas peur, Rose, dites-le-moi.

— Mais Gladdie va…

— Gladdie elle-même vous demanderait de me le répéter. Mais au fait, qui est Gladdie ?

— Elle aide à la cuisine, monsieur. Et justement, elle était sortie pour parler à un de ses amis, et elle passait devant la fenêtre du bureau, et le maître était là avec cette dame. Et, bien sûr, il parlait très fort, comme d’habitude. Et par curiosité, je veux dire…

— Je comprends ! Qui n’en eût fait autant ?

— Elle ne l’a répété à personne, sauf à moi, et nous avons trouvé ça plutôt bizarre. Gladdie ne pouvait rien dire à personne, car si on avait su qu’elle était sortie pour parler à… à son ami, Mrs Pratt, la cuisinière lui aurait sûrement tiré les oreilles. Mais je suis sûre qu’elle vous le racontera volontiers, à vous, monsieur.

— Je peux peut-être aller la voir à la cuisine ?

— Oh ! surtout pas, monsieur ! s’écria Rose horrifiée à cette idée. C’est impossible. Et puis, Gladdie est très timide.

Les choses finirent par s’arranger après une interminable discussion, et rendez-vous fut pris dans un bosquet du parc.

C’est là qu’à l’heure dite Lawrence rencontra la timide Gladdie, tremblante comme un petit animal peureux. Il ne fallut pas moins de dix minutes pour calmer la pauvre fille, dix minutes pendant lesquelles elle lui expliqua qu’elle n’aurait jamais dû… qu’elle ne devrait pas… qu’elle n’aurait pas cru que Rose… qu’elle n’avait pas voulu mal faire… et qu’elle risquait de se faire sermonner d’une belle manière si jamais Mrs Pratt avait vent de cette histoire.

Lawrence la rassura, la consola, la persuada, et Gladdie consentit enfin à parler :

— Je compte sur vous, monsieur, personne n’en saura rien ?

— Je vous le jure.

— Et on ne s’en servira pas contre moi au tribunal ?

— Du tout !

— Et Madame n’en saura rien ?

— En aucun cas.

— Si Mrs Pratt savait que…

— Elle ne le saura pas. Allez-y, je vous écoute.

— Vous êtes sûr que je dois…

— Mais oui. Un jour, vous serez bien contente de m’avoir sauvé la vie.

— Oh ! monsieur, je ne veux pas vous voir pendu ! s’étrangla Gladdie. Eh bien, voilà, je n’ai presque rien entendu… et c’était par hasard, je vous le jure.

— J’en suis sûr…

— Le colonel était hors de lui. « Après toutes ces années, vous osez venir ici, criait-il. C’est une honte… » Je n’ai pas entendu ce que la dame a répondu mais un moment après, il a dit : « Je refuse. Il n’en est pas question… pas-ques-tion ! » Je ne me souviens pas de tout, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils se disputaient comme des chiffonniers ; elle voulait quelque chose et lui n’était pas d’accord. « N’avez-vous pas honte de venir ici ? » a-t-il dit encore. Et aussi : « Vous ne la verrez pas… Je vous l’interdis. » Cela m’a fait dresser l’oreille. Peut-être que la dame elle voulait dire quelque chose à Mrs Protheroe et que le colonel il avait peur de ce qu’elle voulait lui dire. Voyez-moi ça ! Que j’me suis dit. Le maître… ce mal embouché. Et même pas beau, avec ça ! Les hommes sont bien tous les mêmes, comme j’ai dit à mon ami, un peu plus tard. Il y croyait pas lui : ça l’étonnait de la part du colonel… un marguillier qui faisait la quête à l’office et qui lisait la Bible le dimanche. « Ma mère, elle disait que c’étaient bien souvent les pires », voilà ce que je lui ai répondu.

Essoufflée, Gladdie s’interrompit et Lawrence s’évertua avec tact à la ramener au cœur du sujet.

— Avez-vous entendu encore autre chose ?

— Je ne m’en souviens pas bien, monsieur. Il répétait toujours la même chose : « Vous ne me le ferez pas croire » comme ça, et puis : « Je me fiche de ce que dit Haydock ; vous ne me le ferez pas croire. »

— Vous avez bien entendu : « Je me fiche de ce que dit Haydock » ?

— Il a même crié que c’était un complot contre lui.

— Et que disait la dame ?

— Je n’ai entendu que la fin. Elle avait dû se lever pour partir et elle s’était approchée de la fenêtre. Là, j’ai senti mon sang se glacer. « Il se pourrait que demain, à la même heure, on vous retrouve mort. » Voilà ce qu’elle a dit d’une voix mauvaise. Et dès que j’ai appris la nouvelle : « Tu te rends compte ! » que j’ai dit à Rose. « Tu te rends compte ! »

Lawrence resta un long moment perdu dans ses pensées. Jusqu’à quel point pouvait-il croire au récit de Gladdie ? Ce devait être la vérité grosso modo, mais n’avait-elle pas enjolivé la scène depuis le crime ? Cette dernière phrase, surtout… Il fallait s’en méfier. Elle avait pu être forgée de toutes pièces après le meurtre.

Il remercia Gladdie, la récompensa généreusement et la rassura de nouveau : Mrs Pratt n’en saurait rien. Puis il quitta Old Hall, pensif et tourmenté.

Une chose était claire : l’entrevue de Mrs Lestrange et du colonel Protheroe avait été orageuse, et le colonel l’avait cachée à sa femme.

La double vie du marguillier de miss Marple me revint à l’esprit. Était-ce le cas, cette fois encore ?

Et le rôle de Haydock dans l’affaire m’intriguait. N’avait-il pas épargné à Mrs Lestrange de paraître à l’audience ? Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour la protéger contre la police.

Jusqu’à quel point la défendrait-il ?

En supposant qu’il la soupçonne d’être l’auteur du crime, irait-il jusqu’à la couvrir ?

C’était une femme étrange et douée d’un puissant magnétisme. L’idée qu’elle pût d’une façon quelconque être mêlée au crime me révoltait.

Une voix en moi soufflait : ce ne peut pas être elle. Et pourquoi pas ? Parce que c’est une femme très belle et très séduisante, voilà pourquoi ! me chuchotait une autre petite voix. Miss Marple avait raison : un pasteur n’en est pas moins homme.

20

J’arrivai au presbytère en pleine querelle domestique. Griselda m’accueillit dans l’entrée, les larmes aux yeux, et m’entraîna au salon :

— Elle nous quitte.

— Qui nous quitte ?

— Mary, elle rend son tablier.

— Allons, allons ! dis-je, incapable de prendre cette nouvelle au tragique, nous en trouverons une autre.

C’était la solution la plus sage à mon sens : lorsqu’une bonne vous quitte, vous en engagez une autre ; aussi ne comprenais-je pas la raison des regards chargés de reproche que me lançait Griselda.

— Quel homme sans cœur vous faites, Len. On voit bien que cela vous importe peu.

Elle avait raison, et j’étais même soulagé à la perspective de ne plus avoir à ingurgiter des puddings brûlés et des légumes à moitié crus.

— Je serai obligée d’en chercher une autre et de tout lui apprendre, se lamenta Griselda.

— Mary a-t-elle jamais appris quoi que ce soit ?

— Mais oui ! s’exclama mon épouse.

— Quelqu’un l’aura entendue nous donner du « madame… monsieur » et lui aura prêté tous les mérites… il ne va pas tarder à déchanter…

— N’en croyez rien, personne ne veut nous la souffler, et d’ailleurs le contraire m’eût étonnée, mais elle a été piquée au vif car Lettice Protheroe lui a reproché de mal faire la poussière.

Griselda ne cesse de m’étonner par ses déclarations, mais cette fois, mon étonnement me poussa à lui demander des précisions. Miss Protheroe avait-elle eu le front de venir faire des reproches à notre bonne sur la qualité de ses prestations au presbytère ? Ce n’était guère de Lettice, et je le fis observer à Griselda.

— Je ne vois pas en quoi Lettice Protheroe est concernée par le ménage au presbytère.

— Moi non plus ! C’est ridicule et c’est pourquoi vous devriez aller voir Mary. Elle est à la cuisine.

Je n’avais aucune envie de voir Mary mais, sans me laisser le temps de protester, Griselda me poussa gentiment quoique fermement vers la porte capitonnée qui séparait la salle à manger de la cuisine.

Mary était occupée à peler des pommes de terre devant l’évier.

— Euh… bonjour, dis-je timidement.

Elle jeta un coup d’œil sur moi et renifla sans répondre.

— Mrs Clement me dit que vous auriez l’intention de nous quitter ?

Mary condescendit à répondre, la mine sombre :

— On n’est pas obligé de tout supporter.

— Je ne comprends pas…

— Hein ?

— Vous ne voulez pas me dire ce qui vous a contrariée de la sorte ?

— Ce sera vite fait ! (Elle exagérait un peu.) Il y a des gens qui viennent et fourrent leur nez partout ici, dès que j’ai le dos tourné, et qui farfouillent dans tous les coins. De quoi ils se mêlent, à dire que le ménage n’est pas fait dans le bureau, ou qu’il y a du désordre ? Si votre dame et vous ne vous plaignez de rien, ça ne regarde pas les autres. Si ça vous va, ça me va aussi.

Mais cela ne m’allait pas du tout et j’aurais de loin préféré que la maison soit impeccable et bien rangée. Se contenter de donner un coup de chiffon sur les tables basses était loin d’être suffisant à mes yeux, mais l’heure n’était pas à ces détails.

— Et ils m’ont convoquée à l’audience… moi, une fille respectable, répondre aux questions d’une douzaine d’hommes ! Laissez-moi vous dire une chose, monsieur : c’est la première et la dernière fois que je suis placée dans une maison où on tue un homme.

— Espérons-le ! mais si l’on en croit la loi des probabilités vous n’avez guère de chances…

— Je ne veux rien avoir à faire avec la loi, moi. Le colonel était magistrat, lui, et Dieu sait combien de pauvres gens sont allés en prison à cause de lui, pour avoir chopé un lapin, ou ses maudits faisans… Il n’est pas encore en terre et sa fille vient dire que je fais mal mon travail !

— Miss Protheroe est venue ici ?

— Je l’ai trouvée dans le bureau en revenant du Sanglier Bleu. « Je cherche mon petit béret jaune, qu’elle a fait. Un petit bibi jaune que j’ai oublié l’autre jour. » Moi, je n’ai pas vu de bibi quand j’ai fait le bureau, jeudi matin, et je le lui ai dit. « Pas étonnant, le ménage est vite fait, avec vous, hein ? » qu’elle m’a répondu. Et voilà qu’elle passe son doigt sur la tablette de la cheminée et le regarde… Comme si j’avais que ça à faire, ce matin-là, enlever tous les bibelots et faire la poussière, avec la police qui avait rouvert la porte juste la veille. « Si Madame et Monsieur sont contents de mes services, moi aussi, miss », que j’ai dit. Elle est sortie par la porte-fenêtre en riant et m’a demandé : « Et vous êtes bien sûre qu’ils en sont contents, de vos services ? »

— Je vois…

— Mais j’ai ma fierté, moi ! Je m’échine au travail pour vous et votre dame, et je suis toujours prête quand il faut essayer une nouvelle recette.

— Pour ça, oui, dis-je pour la calmer.

— Quelque chose sera parvenu aux oreilles de miss Protheroe sinon elle n’aurait jamais dit ça. Si vous n’êtes pas contents de moi, je préfère partir. Notez que je me fiche de ce qu’elle a dit, je sais qu’ils ne l’aiment pas beaucoup à Old Hall. Jamais un « s’il vous plaît », jamais un « merci » et il paraît qu’elle laisse tout traîner. Je me ficherais bien de miss Lettice Protheroe mais c’est Mr Dennis… Elle sait y faire pour entortiller les garçons.

Mary n’avait cessé, pendant son discours, d’extraire les yeux des pommes de terre si vigoureusement qu’ils sautaient à travers la cuisine et que l’un d’eux m’arriva dans l’œil, interrompant un instant notre conversation.

— N’avez-vous pas été trop prompte à vous sentir offensée ? risquai-je en me tamponnant l’œil avec mon mouchoir. Mrs Clement serait navrée de vous perdre, Mary.

— Je n’ai rien contre votre dame, ni contre vous, monsieur.

— Dans ce cas, ne soyez pas stupide…

— J’étais toute retournée après l’enquête et tout, renifla Mary. J’ai ma fierté mais je ne voudrais pas embêter Madame.

— C’est fini, allons ! conclus-je en quittant la cuisine.

Griselda et Dennis m’attendaient dans l’entrée.

— Eh bien ? fit ma femme.

— Elle ne part plus, soupirai-je.

— J’étais sûre que vous sauriez vous y prendre, Len.

Ce n’était du tout mon avis. Je restais convaincu qu’il n’y avait pire cuisinière que Mary, et que dans tous les cas, nous aurions gagné au change. Néanmoins, j’énumérai les griefs de Mary pour faire plaisir à Griselda.

— C’est tout Lettice, dit Dennis. Je me demande comment elle aurait pu laisser son béret jaune au presbytère, mercredi, puisqu’elle le portait jeudi au tennis.

— Cela paraît l’évidence même, dis-je.

— Elle perd tout, expliqua Dennis avec une sorte d’admiration affectueuse qui n’était guère de mise, selon moi. Elle perd un million de choses par jour !

— Belle qualité, en vérité, fis-je observer.

— Elle est pleine de qualités, soupira-t-il, imperméable à mes sarcasmes. On ne cesse de la demander en mariage… c’est elle-même qui me l’a dit.

— Ce sont sans doute des propositions malhonnêtes, remarquai-je, car il n’y a pas un seul garçon à marier dans les parages.

— Il y a le Pr Stone, dit Griselda avec un coup d’œil malicieux. (Je devais admettre qu’il l’avait invitée à visiter ses fouilles.) C’est tout naturel, Len, ajouta-t-elle, même les archéologues chauves peuvent s’apercevoir que Lettice est une beauté.

— Elle a du chien, dit Dennis d’un air de connaisseur.

— Pourtant, son charme laisse Lawrence Redding complètement indifférent, rétorqua Griselda avant d’expliquer : Il est très séduisant lui-même, mais ce qui lui plaît, ce sont les femmes puritaines… du genre quaker, réservées, froides. Anne est à mon avis la seule femme capable de le retenir. Ils sont faits l’un pour l’autre mais d’un autre côté, il s’est conduit comme un imbécile et n’a pas hésité à se servir de Lettice. Il ne s’est même pas aperçu qu’elle n’avait d’yeux que pour lui. C’est sa façon d’être modeste car à mon avis, il ne la laisse pas indifférente.

— Elle ne peut pas le sentir, dit Dennis, catégorique. Elle me l’a répété cent fois.

Je ne pus m’empêcher de noter le silence méprisant avec lequel Griselda accueillit cette remarque et me retirai dans mon bureau.

Une atmosphère inquiétante baignait la pièce. Je devais lutter contre cette impression car, si je m’abandonnais ne fût-ce qu’une fois à mon sentiment de malaise, je ne pourrais jamais y remettre les pieds. Pensif, je marchai jusqu’à ma table. C’est là que Protheroe s’était assis, avec son visage rougeaud et autoritaire. C’est là qu’il avait été abattu. Son ennemi s’était tenu là où je me tenais.

Et puis… ç’avait été la fin de Protheroe. Voilà le porte-plume qu’il avait tenu entre ses doigts.

On voyait encore une tache sombre sur le plancher… Le tapis avait été expédié chez le teinturier, mais le sang avait traversé les fibres.

— Il m’est impossible de travailler ici, dis-je tout haut en frissonnant. Impossible.

Puis mon regard fut attiré par quelque chose… Une tache bleu clair sur le sol. Je me baissai pour ramasser un petit objet sous le bureau.

Je le tenais dans ma paume ouverte et l’examinais quand Griselda entra.

— J’avais oublié, Len : miss Marple compte sur nous après le dîner pour distraire son neveu. Elle ne voudrait pas qu’il s’ennuie… J’ai accepté l’invitation.

— Très bien, ma chérie.

— Qu’avez-vous dans la main ?

— Rien, rien, dis-je en refermant le poing et, la regardant, je remarquai : si Mr Raymond West n’apprécie pas votre compagnie, ma chérie, c’est qu’il est bien difficile.

— Vous exagérez, Len, dit ma femme en rougissant.

Elle quitta la pièce et je me remis à examiner le petit objet, dans ma paume : c’était une boucle d’oreille bleue, ornée d’un lapis-lazuli serti de perles minuscules.

Le bijou était original et je me rappelais fort bien où je l’avais vu, la dernière fois.

21

Je mentirais en prétendant nourrir une vive admiration pour Mr Raymond West. Je sais qu’il passe pour un brillant romancier et qu’il s’est fait un nom comme poète. Il écrit des poèmes sans ponctuation, ce qui est, paraît-il, le comble du modernisme. Ses livres sont remplis de personnages odieux qui s’évertuent à sortir de leur médiocrité.

Il voue à sa « tante Jane » une affection un peu condescendante et la traite comme un vivant témoignage du passé. Elle-même l’écoute avec une attention flatteuse et, si ses yeux pétillants s’allument parfois d’une lueur amusée, Mr West n’a jamais fait mine de s’en apercevoir.

Il ne tarda pas à monopoliser Griselda et ils passèrent en revue toutes les pièces de théâtre contemporaines avant de définir le goût du jour en matière de décoration. Griselda affecte de se moquer de Raymond West, mais elle n’est pas insensible à sa conversation.

Pendant que je bavardais sans enthousiasme avec miss Marple, j’entendis son neveu répéter plusieurs fois : « … enterrée comme vous l’êtes dans ce trou… » et je sentis la moutarde me monter au nez.

— Vous nous croyez sans doute totalement coupés du monde, ici ? lui demandai-je à brûle-pourpoint.

— Pour moi, St. Mary Mead est une mare d’eau stagnante, fit-il, pontifiant, en agitant mollement sa cigarette.

Il nous regarda, prêt à essuyer une grêle de protestations, mais sa provocation tomba à plat, à son vif dépit.

— La comparaison est impropre, mon cher Raymond, dit miss Marple d’un ton animé. Rien n’est plus vivant qu’une goutte d’eau provenant d’une mare stagnante vue au microscope.

— Vivant… d’une drôle de vie, concéda l’écrivain.

— Mais c’est toujours la vie, dit miss Marple.

— Je ne savais pas que vous vous preniez pour un spécimen des eaux stagnantes, tante Jane.

— N’est-ce pas là le thème de votre dernier livre, mon cher ?

Aucun romancier digne de ce nom n’aime à se voir contredit par ses propres romans, et Raymond West ne faisait pas exception à la règle.

— Cela n’a rien à voir, aboya-t-il.

— Après tout, la vie n’est-elle pas toujours la vie ? reprit miss Marple avec sérénité. Naître, grandir, rencontrer ses semblables, s’affronter à eux, se marier, avoir des enfants…

— Et mourir, conclut West. Et parfois même sans certificat de décès. Devenir un mort vivant, en somme.

— Au fait, savez-vous qu’il y a eu un meurtre, à St. Mary Mead ? fit Griselda.

Raymond West balaya cette histoire de meurtre d’un revers de la main :

— Le meurtre est si vulgaire ! Aucun intérêt…

Je n’en croyais pas un mot. On dit que l’on aime ceux qui aiment, le même adage pourrait s’appliquer au meurtre : nul ne saurait rester indifférent à un meurtre. Des gens sans prétentions, comme Griselda et moi, sont tout prêts à l’admettre, mais un homme comme Raymond West se croit obligé de prétendre le contraire… du moins pendant cinq minutes, car il fut bientôt remis à sa place.

— Nous n’avons parlé que de cela durant tout le dîner, fit remarquer sa tante.

— Je suis passionné par les nouvelles locales, se hâta d’expliquer Raymond avec un sourire patelin.

— Et quelle est votre opinion ? demanda Griselda.

— Logiquement, énonça Raymond West en traçant des cercles avec sa cigarette, une seule personne a pu tuer Protheroe.

— Ah oui ? fit Griselda.

Nous étions suspendus à ses lèvres.

— Le pasteur, fit-il en pointant son doigt sur moi. (Je sursautai.) Bien sûr, me rassura-t-il aussitôt, je sais qu’il n’en est rien. Les choses ne sont jamais ce qu’elles devraient être. Mais quel scénario ! Le marguillier tué par le pasteur, dans le bureau du presbytère. Superbe !

— Et le mobile ? demandai-je.

— Ah ! voilà qui est intéressant. (Il laissa sa cigarette s’éteindre.) Peut-être un complexe d’infériorité… De la rancœur accumulée… Je devrais en faire un roman… d’une stupéfiante complexité. Semaine après semaine, année après année, le pasteur a vu son marguillier dans les réunions d’administration de la paroisse et lors des excursions des enfants de chœur ; il l’a vu faire la quête pendant les offices et rapporter les offrandes à l’autel ; il ne l’a jamais aimé et a toujours dû cacher son jeu. Ce n’est guère charitable et il lutte contre son antipathie. Mais elle couve, et un beau jour…

Il fit un geste expressif.

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