AGATHA CHRISTIE L’AFFAIRE PROTHERO

— J’en ai de belles à vous apprendre, Clement ! Vous n’allez pas le croire, mais laissons cela pour le moment. Et ici, du nouveau ? Ces dames sont toujours sur la brèche ?

— Elles font ce qu’elles peuvent. L’une d’elles a même trouvé la solution.

— C’est cette chère miss Marple, je parie ?

— Vous avez deviné.

— Ça croit toujours tout savoir, dit-il en sirotant son whisky-soda d’un air gourmand.

— Ma question vous paraîtra peut-être inutile, mais a-t-on interrogé le commis du poissonnier ? Il a peut-être vu le meurtrier sortir par la porte du presbytère.

— Vous pensez bien que Flem l’a interrogé, mais le garçon déclare n’avoir vu personne. D’ailleurs, cela ne m’étonne pas ; le meurtrier s’est bien gardé d’attirer l’attention et ce ne sont pas les cachettes qui manquent dans les parages ; il aura attendu le moment propice pour s’esquiver pendant que le commis du poissonnier était au presbytère, chez Haydock ou chez Mrs Price Ridley.

— Vous avez raison.

— En revanche, si ce gredin d’Archer est dans le coup, et si le jeune Fred Jackson l’a vu rôder dans le coin, je serais surpris qu’il le dénonce, car ils sont cousins.

— Vous croyez sérieusement qu’Archer… ?

— Vous savez bien que le vieux Protheroe s’était acharné contre lui, et l’autre devait lui garder un chien de sa chienne. Le colonel n’était pas connu pour sa magnanimité.

— Il était inflexible, au contraire.

— Moi, je suis d’avis de vivre et de laisser vivre. Nul n’est censé ignorer la loi, je le sais bien, mais on ne fait de mal à personne si on laisse à un homme le bénéfice du doute, ce que Protheroe n’aurait jamais fait.

— Et il en était fier. Au fait, qu’avez-vous appris de nouveau ? demandai-je après un silence.

— Quelque chose d’incroyable ! Le fameux message inachevé de Protheroe…

— Oui ?

— Il a été examiné par un expert qui devait établir si oui ou non la mention de 18 h 20 avait été rajoutée par une main étrangère. L’expert disposait bien sûr de spécimens de l’écriture de Protheroe, eh bien, figurez-vous que ce message n’a jamais été écrit par le colonel !

— On aurait donc imité son écriture ?

— Oui. La mention de 18 h 20 aurait peut-être été écrite par une autre personne, mais rien n’est sûr ; l’en-tête est d’une encre différente mais la lettre est un faux. Protheroe ne l’a jamais écrite.

— Les experts sont formels ?

— Autant qu’ils peuvent l’être ! Vous les connaissez, hein ? Mais c’est suffisant…

— Incroyable ! m’exclamai-je, quand soudain un souvenir m’assaillit.

Mrs Protheroe ne m’avait-elle pas dit que ce n’était pas l’écriture de son mari ? Je n’y avais pas prêté attention sur le moment. J’en fis part à Melchett, qui s’étonna.

— J’ai pensé que c’était une de ces idioties que disent parfois les femmes, expliquai-je. Pour moi, il n’y avait aucun doute, c’était le colonel Protheroe qui avait rédigé ce message. (Nous échangeâmes un coup d’œil.) C’est curieux, ajoutai-je encore, pensif. Miss Marple me disait justement ce soir que c’était un faux.

— Sacrée bonne femme ! À croire que c’est elle qui a commis le crime !

La sonnerie du téléphone nous interrompit et son insistance me parut revêtir une signification sinistre.

J’allai décrocher.

— Ici le presbytère. Qui est à l’appareil ?

Une voix aiguë, proche de l’hystérie, me parvint.

— J’ai quelque chose à avouer ! Mon Dieu, j’ai quelque chose à avouer ! entendis-je.

— Allô ? Allô ? répétai-je. Nous avons été coupés. Qui me demandait ?

L’opératrice me répondit d’une voix apathique qu’elle n’en savait rien et ajouta qu’elle était désolée de m’avoir dérangé. Je raccrochai et me tournai vers Melchett :

— Vous disiez que vous deviendriez fou si jamais un troisième larron s’avisait de s’accuser du meurtre ?

— Et alors ?

— Il y avait là quelqu’un qui voulait avouer, mais la communication a été coupée.

— Je vais leur dire deux mots, moi ! hurla Melchett en se ruant sur le téléphone.

— Vous aurez peut-être plus de succès que moi. Je vous laisse, je dois sortir ; je crois savoir qui a appelé.

28

Je descendis au village en toute hâte. Il était 11 heures du soir, et à cette heure-là, un dimanche, on ne croise guère de paroissiens à St. Mary Mead. Mais en passant, je vis de la lumière au premier étage d’une maison : Hawes était encore debout ; je m’arrêtai et enfonçai le bouton de sonnette.

Après ce qui me parut une éternité, la maîtresse du logis, Mrs Sadler, tira laborieusement deux verrous, manipula une chaîne et tourna la clef dans la serrure, avant de me jeter un coup d’œil soupçonneux.

— Oh ! mais c’est notre pasteur ! s’exclama-t-elle.

— Bonsoir, madame. Je voudrais voir Mr Hawes. Il y a encore de la lumière dans sa chambre ; est-il là ?

— Pour sûr ! Il n’a pas quitté son appartement depuis que je lui ai monté son dîner… personne n’est venu le déranger et il est resté là, bien tranquille.

Je passai devant Mrs Sadler et grimpai prestement à l’étage où Hawes occupait un salon et une chambre à coucher.

J’entrai dans la première pièce et trouvai Hawes profondément endormi dans un fauteuil. Une boîte de médicaments vide et un verre d’eau à moitié plein traînaient à côté de lui.

Une boule de papier noircie de pattes de mouche avait roulé près de son pied gauche ; je la ramassai et la défroissai. C’était une lettre qui m’était destinée.

Mon cher Mr Clement…, disait-elle.

Je la lus de bout en bout, la fourrai dans ma poche en poussant une exclamation, et revins à Hawes pour l’examiner.

Ensuite, saisissant le téléphone près de son coude, je réclamai le presbytère. Melchett s’évertuait toujours à retrouver l’origine du précédent appel car on m’informa que la ligne était occupée. Pouvait-on me rappeler ? demandai-je avant de raccrocher.

Je cherchai dans ma poche le message de Hawes pour le relire et tombai sur le courrier que j’avais trouvé dans ma boîte aux lettres, un peu plus tôt, et que je n’avais pas encore ouvert.

J’eus un coup au cœur : c’était l’écriture de la lettre anonyme que j’avais reçue au début de l’après-midi.

Je déchirai l’enveloppe et dus m’y reprendre à deux fois pour la lire. Je ne comprenais pas un traître mot.

J’en étais à ma troisième tentative quand le téléphone sonna. Je tendis machinalement la main vers le récepteur :

— Allô ?

— Allô !

— Melchett ?

— Oui. Où êtes-vous passé ? J’ai retrouvé l’origine de l’appel. C’est le numéro de…

— Je sais…

— Dieu de Dieu ! Vous êtes là-bas ?

— Oui !

— Il a avoué ?

— J’ai sa lettre entre les mains.

— Vous tenez le meurtrier ?

Je subis alors la tentation la plus forte de ma vie. Je regardai tour à tour Hawes, la lettre froissée, les inepties anonymes que je tenais à la main, la boîte de médicaments vide sur laquelle s’étalait le nom de notre pharmacien : Cherubin, et une conversation anodine me revint à l’esprit.

— Je ne sais pas, dis-je avec un effort surhumain. Vous devriez venir.

Je lui donnai l’adresse et m’assis sur une chaise en face de Hawes, histoire de mettre de l’ordre dans mes pensées.

Je n’avais pas beaucoup de temps. Melchett ne tarderait pas à arriver. Je relus la lettre anonyme pour la troisième fois, puis je fermai les yeux et réfléchis…

29

Je perdis la notion du temps mais il ne dut pas s’écouler plus de quelques minutes. Au bout de ce qui me parut une éternité, j’entendis la porte s’ouvrir et, tournant la tête, vis entrer Melchett.

La vue de Hawes endormi dans un fauteuil lui arracha une question.

— Qu’est-ce que cela signifie, Clement ?

Je lui tendis une des deux lettres que je tenais encore à la main et il la lut à mi-voix.

Mon cher Clement,

Je dois vous annoncer une chose très désagréable. Aussi je préfère vous l’écrire. Nous pourrons en reparler, ultérieurement. C’est au sujet des récents détournements de fonds. J’ai le regret de vous informer que j’ai identifié le coupable, sans nul doute possible. Aussi douloureux qu’il soit pour moi d’accuser un prêtre, membre de notre église, je me dois d’accomplir mon devoir. Il faut faire un exemple et…

Melchett me jeta un regard interrogateur car la ligne se perdait ensuite en un gribouillage illisible, là où le froid de la mort avait commencé à glacer la main de son auteur.

— C’était donc ça ! soupira Melchett en contemplant Hawes. Le seul qu’on n’ait jamais soupçonné… Poussé aux aveux par le remords.

— Je le trouvais bizarre, ces derniers temps.

En quelques pas Melchett fut auprès du dormeur. Il poussa un cri et saisit Hawes par l’épaule pour le secouer, d’abord en douceur, puis avec de plus en plus de vigueur.

— Il n’est pas endormi ! Il est drogué ! Qu’est-ce que ça signifie ? (Son regard se posa sur la boîte de médicaments vide, et il la ramassa.) Est-ce qu’il a…

— Je le crains, dis-je. Il en a pris devant moi, l’autre jour et m’a dit qu’on l’avait déjà mis en garde contre tout abus. C’était sa seule porte de sortie. Peut-être est-ce mieux ainsi. Ce n’est pas à nous de le juger.

Mais Melchett était avant tout le chef de la police du comté et il restait insensible aux arguments qui me touchaient. Il tenait son meurtrier et entendait qu’il fût pendu.

Il se rua sur le téléphone, malmenant le support du récepteur pour obtenir le central. Le silence tomba tandis qu’il attendait, l’oreille collée à l’écouteur et les yeux rivés sur la silhouette affaissée dans un fauteuil, qu’on lui passât le Dr Haydock.

— Allô ! Allô ! Je suis bien chez le Dr Haydock ? C’est pour une urgence dans High Street, chez Mr Hawes. Il peut venir ? Comment ? Quel numéro êtes-vous ? Oh ! excusez-moi. (Il raccrocha, exaspéré.) Faux numéro ! Faux numéro ! Toujours des faux numéros ! Quand c’est une question de vie ou de mort. Allô ! Vous m’avez donné un faux numéro… Oui… c’est urgent, donnez-moi le 3, 9,… 9 et non pas 2 ! (Il se remit à piaffer d’impatience mais on lui passa bientôt son correspondant.) Allô ? Haydock ? Melchett, à l’appareil. Venez d’urgence au 19 High Street, s’il vous plaît. Hawes a absorbé une forte dose d’une saloperie quelconque. C’est urgent, vous m’avez compris ? Il y va de sa vie.

Il raccrocha, se mit à faire les cent pas et me prit à partie :

— Pourquoi diable n’avez-vous pas appelé le médecin tout de suite, Clement ? Où aviez-vous la tête ? (Melchett était incapable de concevoir que l’on pût avoir des idées différentes des siennes sur la conduite à tenir ; je me gardai de lui répondre et il poursuivit 🙂 Où était cette lettre ?

— Elle avait dû lui glisser des mains…

— C’est incroyable !… Miss Marple avait raison : le premier message trouvé près du corps de Protheroe n’était pas le bon. Je me demande ce qui lui a mis la puce à l’oreille. Et pourquoi diable cet imbécile de Hawes n’a-t-il pas détruit celui-ci puisqu’il s’est donné la peine de le subtiliser pour le remplacer par un autre ? On ne conserve pas pareille pièce à conviction…

— Inconséquente et changeante nature humaine…

— Tant mieux pour nous, sinon bien malin qui pourrait coincer les meurtriers. Mais ils commettent toujours une erreur… Vous n’avez pas bonne mine, Clement. Vous êtes tourneboulé, c’est ça ?

— Oui, et puis je vous l’ai dit, Hawes n’était pas dans son assiette ces derniers temps, mais de là à penser…

— Hé oui ! Ah ! voilà la voiture. (Il alla ouvrir la fenêtre et se pencha au-dehors.) C’est Haydock.

Quelques secondes plus tard, le médecin pénétrait dans la pièce.

Melchett lui exposa la situation en quelques mots succincts.

Haydock n’est pas homme à faire étalage de ses sentiments et c’est à peine s’il fronça les sourcils. Il s’approcha de Hawes, lui tâta le pouls et lui souleva une paupière pour examiner l’œil.

— Vous voudriez que je le sauve pour le pendre, fit-il en se tournant vers Melchett. Il est plutôt mal en point, croyez-moi, et je ne peux pas prévoir le résultat.

— Faites tout ce qui est en votre pouvoir.

— J’essaierai.

Il s’affaira autour de sa mallette et prépara une injection, puis il piqua Hawes au bras et se releva.

— Il faut l’emmener d’urgence à l’hôpital de Much Benham. Aidez-moi à le transporter dans ma voiture.

« Vous ne pourrez pas le faire pendre, Melchett, dit encore Haydock en se glissant au volant.

— Vous pensez qu’il ne s’en sortira pas ?

— Je n’en sais rien, mais s’il s’en sort… eh bien, voilà : ce pauvre diable n’était pas responsable de ses actes et je pourrai le prouver.

— De quoi parlait-il ? me demanda Melchett tandis que nous remontions l’escalier.

Je lui expliquai que Hawes souffrait d’une encéphalite léthargique.

— La maladie du sommeil, hein ? Ce ne sont pas les bonnes raisons qui manquent pour excuser nos vilaines actions, de nos jours, vous ne trouvez pas ?

— Il faut compter avec les découvertes scientifiques.

— Au diable les découvertes scientifiques ! Pardonnez-moi, Clement, mais toutes ces salades sont assommantes. Moi, je ne vais pas chercher midi à quatorze heures. Bon ! Il ne nous reste plus qu’à jeter un coup d’œil chez Hawes.

C’est alors que, médusés, nous vîmes entrer miss Marple.

Elle était écarlate et passablement agitée mais s’avisa néanmoins de notre stupeur.

— Je vous demande bien pardon d’arriver ainsi, dit-elle. Bonsoir, colonel Melchett. Pardonnez-moi, mais quand j’ai compris que Mr Hawes était souffrant, j’ai préféré faire un saut… Si je pouvais lui être d’une aide quelconque…

Elle s’interrompit. Le colonel Melchett ne fit aucun effort pour cacher son mépris.

— C’est très aimable à vous, mais vous n’auriez pas dû vous donner cette peine, fit-il, cinglant. Peut-on savoir comment vous avez appris la nouvelle ?

J’étais curieux de le savoir, moi aussi.

— Par téléphone, expliqua miss Marple. Ils ne sont guère consciencieux, n’est-ce pas ? Tous ces faux numéros… C’est chez moi qu’ils ont appelé d’abord en croyant vous passer le Dr Haydock. Mon numéro est le 32.

— Tout s’explique ! m’écriai-je.

L’omniscience de miss Marple se justifie toujours de la façon la plus logique.

— C’est pourquoi j’ai cru nécessaire…

— C’est très aimable à vous, répéta Melchett de son ton cassant, mais c’était inutile. Haydock a emmené Hawes à l’hôpital.

— À l’hôpital ? Ah ! Tant mieux. Je préfère cela. Il y sera en sécurité, au moins. « C’était inutile », dites-vous… Dois-je comprendre qu’il n’y a plus d’espoir pour lui, qu’il ne se remettra pas ?

— Rien n’est sûr, hélas ! dis-je.

Le regard de miss Marple tomba sur la boîte de médicaments.

— Il a forcé la dose ? demanda-t-elle.

Melchett restait renfrogné et peut-être en eussé-je fait autant dans d’autres circonstances, mais la justesse des hypothèses et des raisonnements de miss Marple m’en empêchait, même si sa brusque apparition et sa curiosité avaient de quoi me heurter.

— Jetez donc un coup d’œil à ceci, dis-je en lui tendant la lettre inachevée de Protheroe.

Son visage ne trahit pas la moindre surprise tandis qu’elle la lisait.

— Aviez-vous deviné quelque chose de ce genre ? lui demandai-je.

— À peu près, mais un détail me chiffonne : puis-je savoir ce qui vous a amené ici, ce soir, Mr Clement ? Je ne m’attendais pas à vous trouver chez Mr Hawes avec le colonel Melchett.

— C’est un appel téléphonique, expliquai-je. Je croyais avoir reconnu sa voix.

Miss Marple prit l’air pensif.

— Ah ! Je vois ! Un appel providentiel en quelque sorte… Et vous êtes arrivé juste à temps.

— Juste à temps pour quoi ? demandai-je d’un ton aigre.

Miss Marple parut surprise.

— Pour sauver la vie de Mr Hawes, voyons ! s’exclama-t-elle.

— Ne serait-il pas préférable qu’il ne s’en remît pas ? Pour lui et pour tout le monde ? La vérité a éclaté et…

Je m’interrompis, soudain troublé par les mimiques de miss Marple.

— C’est en tout cas ce qu’on a voulu vous faire croire. Et vous l’avez cru, comme vous avez cru que cette solution était préférable pour tout le monde. Tout concorde… la lettre, les médicaments, le désarroi de ce pauvre Mr Hawes et son aveu. Tout s’emboîte à merveille… Mais tout est faux. (Nous la regardâmes, interloqués.) C’est pourquoi je préfère savoir Mr Hawes en sécurité, à l’hôpital, où personne ne risque de lui faire du mal. S’il s’en tire, il vous la dira, la vérité.

— La vérité ?

— Oui, Mr Clement, il vous dira qu’il n’a pas tué le colonel Protheroe.

— Mais le coup de téléphone, la lettre, les médicaments… tout cela n’est que trop parlant.

— C’est ce qu’il a voulu vous faire croire. Oh ! il est très habile. Garder la lettre et l’utiliser de cette façon… oui, c’était très habile, en effet.

— Qui ça, « il » ?

— Le meurtrier, dit miss Marple. Mr Lawrence Redding, ajouta-t-elle d’un petit ton tranquille.

30

Médusés, nous la fixions en pensant qu’elle était devenue folle, tant son accusation nous semblait absurde.

Le colonel Melchett retrouva sa langue le premier :

— Cela ne tient pas debout, miss Marple, dit-il avec une amabilité teintée de condescendance. Lawrence Redding a été lavé de tout soupçon.

— On peut dire qu’il a bien manœuvré dans ce but, dit miss Marple.

— Au contraire, rétorqua sèchement le colonel Melchett. Vous oubliez qu’il s’est accusé du meurtre.

— Je ne l’oublie pas et je m’y suis laissé prendre comme les autres. Vous vous souvenez de mon étonnement, Mr Clement, lorsque j’ai appris que Mr Redding s’était rendu à la police ? Cet aveu bouleversa mes conclusions et me fit croire à son innocence, alors que, dans un premier temps, j’étais sûre qu’il était coupable.

— Vous le soupçonniez ?

— Je sais bien que, dans les romans, l’assassin est toujours celui auquel on s’attend le moins, mais cette règle ne s’applique jamais dans la vie réelle, au contraire ; c’est bien souvent la solution la plus évidente qui se révèle exacte. Mon amitié pour Mrs Protheroe ne m’avait pas empêchée de constater qu’elle était bel et bien sous la coupe de Mr Redding, et prête à tout pour ses beaux yeux. Lui, de son côté, n’avait que faire de s’enfuir avec une femme sans fortune ; il fallait que le colonel Protheroe disparaisse… et il s’est chargé de le faire disparaître. Il est de cette race de séducteurs totalement dénués de sens moral.

Le colonel Melchett, qui émettait depuis quelque temps déjà des reniflements impatients, finit par exploser :

— Cessez de dire n’importe quoi ! Redding a un alibi jusqu’à 7 heures moins le quart, et Haydock affirme que Protheroe ne peut pas avoir été tué passé cette heure-là. Mais sans doute vous lui en remontreriez, n’est-ce pas ? Peut-être ment-il, lui aussi ? Ou que sais-je encore ?

— Le Dr Haydock est très compétent et il dit vrai. Du reste, c’est Mrs Protheroe qui a tué son mari et non pas Mr Redding.

Miss Marple n’avait pas fini de nous surprendre. Elle ajusta son fichu en dentelle, écarta le châle douillet qui enveloppait ses épaules et entreprit de nous exposer son aimable vision de vieille fille, énonçant les choses les plus épouvantables du ton le plus anodin.

— J’ai cru préférable de me taire jusqu’ici, car même si elle s’impose à vous, une idée personnelle ne constitue pas pour autant une preuve. Et, tant que votre hypothèse ne concorde pas avec tous les faits, comme je l’expliquais à ce cher Mr Clement un peu plus tôt dans la soirée, vous ne pouvez vous permettre de porter la moindre accusation. Et précisément, il me manquait une pièce du puzzle… C’est en quittant le bureau du pasteur que j’ai remarqué un petit palmier en pot près de la fenêtre et… et… tout est devenu lumineux.

— Elle est complètement toquée, me chuchota Melchett à l’oreille.

Miss Marple nous enveloppa d’un regard serein et continua de sa voix douce :

— J’étais navrée de penser ce que je pensais, croyez-moi, car je les aimais bien tous les deux, mais vous savez ce que c’est… Aussi, lorsqu’ils se sont livrés, l’un après l’autre, je vous avoue que je me suis d’abord sentie très soulagée ; on pouvait dire que je m’étais bien trompée ! C’est là que j’ai commencé à recenser la liste de tous ceux qui avaient quelque raison de souhaiter la disparition du colonel.

— Les sept suspects ? demandai-je dans un murmure.

— Mais oui, fit miss Marple en me souriant. Archer tout d’abord : c’était peu vraisemblable mais, sous l’effet de l’alcool, on ne sait jamais. Et votre bonne, Mary, qui avait fréquenté Archer pendant longtemps et qui a un fichu caractère ; elle avait un mobile et aurait pu profiter de l’occasion… N’était-elle pas seule au presbytère, cet après-midi-là ? Il aurait suffi que la vieille Mrs Archer leur glisse en douce le revolver de Mr Redding. Lettice, bien sûr, voulant à la fois conquérir sa liberté et disposer de l’argent qui lui servirait à faire ce que bon lui semble. Les jeunes filles, belles, éthérées et sans scrupules, ne manquent pas, croyez-moi, mais les hommes se refusent à l’admettre.

Je pris la remarque pour moi tandis qu’elle poursuivait :

— Sans parler de la raquette de tennis que la petite Clara de Mrs Price Ridley avait vue traîner dans l’herbe, à la grille du presbytère. Mr Dennis était donc rentré plus tôt qu’il ne l’avait dit de sa partie de tennis. À seize ans, les jeunes gens sont si ombrageux ! Mais le fait est qu’il était rentré plus tôt, que ce soit pour les beaux yeux de Lettice ou pour vous faire plaisir, Mr Clement. Restent enfin ce pauvre Mr Hawes et vous, cher pasteur, non pas ensemble, bien sûr, mais « si ce n’est toi c’est donc ton frère », comme l’on dit…

— Moi ! m’exclamai-je, anéanti.

— Je vous demande pardon – et je n’y ai d’ailleurs jamais cru –, mais il y avait eu ces petites sommes mystérieusement disparues… Ce ne pouvait être que le pasteur ou le vicaire. Or, Mrs Price Ridley faisait courir le bruit que c’était vous le voleur, vu que vous étiez opposé à l’ouverture d’une enquête sur ce sujet. Mais moi, j’avais deviné que c’était Mr Hawes… Il me rappelait le pauvre organiste, vous savez ? D’un autre côté, on n’est jamais sûr…

— Question de nature humaine, conclus-je d’un ton sévère.

— N’est-ce pas ? Et la dernière était cette chère Griselda.

— Mrs Clement n’avait rien à voir là-dedans, coupa Melchett. Elle est revenue de Londres par le train de 18 h 50.

— C’est en effet ce qu’elle a dit, rétorqua miss Marple, mais il faut toujours tout vérifier. Le train de 18 h 50 avait une demi-heure de retard, ce soir-là. Or, j’ai vu Griselda prendre le chemin de Old Hall à 5 heures et quart précises, c’est donc qu’elle était rentrée par le train précédent. D’ailleurs on l’avait vue, mais vous êtes bien placé pour le savoir, ajouta-t-elle à mon adresse, avec un regard interrogateur.

Quelque chose dans ses yeux m’obligea à sortir de ma poche la deuxième lettre anonyme que j’avais ouverte un peu plus tôt. Elle racontait en détail que Griselda avait été vue sortant de chez Lawrence Redding par la porte de derrière, à 6 heures et demie, le jour du drame.

Je ne devais jamais parler à quiconque du soupçon qui m’avait assailli un peu plus tôt, telle une vision de cauchemar : ayant eu vent de la liaison passée entre Lawrence et Griselda, Protheroe aurait voulu m’en informer et ma femme, désespérée, aurait réduit le colonel au silence après avoir dérobé le revolver. Vision de cauchemar, certes, mais j’avoue que j’y avais cru pendant un bref instant.

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