AGATHA CHRISTIE L’AFFAIRE PROTHERO

— Pas que je sache, dis-je.

Je n’attendis qu’un instant avant de voir apparaître Anne Protheroe. Nous prîmes les décisions qui s’imposaient puis elle s’exclama :

— Le Dr Haydock est un homme merveilleux !

— Haydock est le meilleur des hommes, renchéris-je.

— Il s’est montré si gentil à mon égard. Mais comme il est triste !

Je n’y avais jamais pensé et tournai un instant cette idée dans ma tête.

— Je ne l’avais jamais remarqué, dis-je.

— Moi non plus, jusqu’à aujourd’hui.

— Le malheur nous rend parfois plus attentif.

— Vous avez raison. (Elle s’interrompit un instant avant de reprendre 🙂 Mr Clement, si mon mari a été tué aussitôt après mon départ, je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas entendu la détonation.

— Il semblerait que le coup de feu ait été tiré un peu plus tard.

— Le message ne mentionne-t-il pas 6 h 20 ?

— L’heure a pu être rajoutée d’une autre main que la sienne… et que celle du meurtrier.

— C’est horrible ! s’écria-t-elle en pâlissant.

— La différence d’écriture entre la date et le message ne vous a-t-elle pas frappée ?

— Le message non plus n’était pas de sa main.

Sa remarque était judicieuse. La lettre n’était qu’un gribouillage illisible sans rapport avec l’écriture bien formée que je connaissais à Protheroe.

— Êtes-vous bien sûr que Lawrence soit hors de cause ? poursuivit-elle.

— Définitivement, je pense.

— Qui cela peut-il être, à votre avis, Mr Clement ? Certes, Lucius était plutôt impopulaire, mais je ne lui connaissais pas d’ennemis. En tout cas pas des ennemis capables de…

— Qui sait ? dis-je dubitativement.

Les sept suspects de miss Marple me revinrent à l’esprit. Qui étaient-ils ?

Après que j’eus quitté Mrs Protheroe, je passai à la réalisation d’un plan que j’avais concocté et quittai Old Hall par le sentier privé. Lorsque j’atteignis la barrière, je revins sur mes pas et, avisant un coin où les broussailles avaient été piétinées, j’abandonnai le sentier et me frayai un chemin dans les taillis. Les arbres étaient plantés serrés et les sous-bois très touffus. Je progressais lentement et m’aperçus soudain que quelqu’un marchait dans les buissons, non loin de moi. Comme je m’étais arrêté, indécis, Lawrence Redding surgit, une énorme pierre dans les mains.

Devant mon air surpris, il éclata de rire.

— Ne croyez pas que ce soit un indice, fit-il. C’est une offrande en signe de paix.

— Que voulez-vous dire ?

— De quoi ouvrir les négociations, si vous préférez. J’ai besoin d’un prétexte pour rendre visite à votre voisine, miss Marple, et je me suis laissé dire qu’elle serait sensible à un beau morceau de roche, pour agrémenter son jardin japonais.

— En effet, mais qu’espérez-vous obtenir d’elle en échange ?

— Je vais vous l’expliquer : si jamais il s’est produit quelque chose hier soir, miss Marple n’aura pas manqué de le voir, que ce soit ou non en rapport avec le crime. Je veux parler d’un fait inhabituel, d’un incident curieux, d’un événement anodin susceptible de nous donner la clef du mystère, un détail dont elle aurait négligé d’informer la police.

— Je vois.

— Je ne perdrai rien à tenter ma chance, de toute façon. Voyez-vous, Mr Clement, j’ai bien l’intention de connaître le fin mot de l’affaire. Ne serait-ce que pour Anne. Le fait est que je n’ai pas confiance en Flem… Il est plein de bonne volonté, mais cela ne tient pas lieu d’intelligence.

— Vous voulez jouer les détectives amateurs ; ils ont la faveur des romanciers, mais je ne sais si, dans la vie, ils peuvent se mesurer aux vrais professionnels.

Il me jeta un regard plein de malice et éclata de rire :

— Peut-on savoir ce que vous faites dans les bois, mon père ? (Je ne pus m’empêcher de rougir.) Je ne serais pas surpris si c’était la même chose que moi. Vous êtes-vous demandé, vous aussi, comment le meurtrier était allé jusqu’à votre bureau ? Première solution : il a suivi le sentier privé et a emprunté le portail de derrière. Deuxième solution : il est passé par la porte d’entrée. Troisième solution, si c’en est une, il est venu à travers bois. C’est pourquoi je voulais vérifier si les buissons avaient été piétinés ou les branches brisées quelque part, le long du mur du presbytère.

— C’est ce que je pensais faire, moi aussi, admis-je.

— Je ne me suis pas encore attelé à la tâche, continua Lawrence, car je jugeais plus utile de voir d’abord miss Marple, pour être sûr que personne n’avait pris le sentier pendant que nous étions dans l’atelier, hier soir.

— Elle a affirmé n’avoir vu personne.

— Personne qui fût digne d’intérêt à ses yeux. Cela peut paraître idiot mais comprenez-moi bien : peut-être le facteur est-il passé, ou le laitier, ou le commis du boucher… quelqu’un dont la présence lui serait parue si naturelle qu’elle n’aurait même pas songé à la mentionner.

— Je vois que vous avez pratiqué G.K. Chesterton.

Il ne nia pas mais insista :

— Honnêtement, n’est-ce pas là une idée à creuser ?

— Pourquoi pas ?

Sans rien ajouter, nous prîmes la direction de chez miss Marple. Elle était occupée à son jardin et vint à notre rencontre quand elle nous vit enjamber la barrière du chemin.

— Vous voyez, me souffla Lawrence, rien ne lui échappe.

Elle nous accueillit avec amabilité et fut touchée par l’offrande solennelle de Lawrence.

— Merci infiniment pour cette charmante attention, Mr Redding.

Encouragé par cette entrée en matière, Lawrence entama son interrogatoire. Miss Marple l’écouta avec attention.

— Oui, je vois très bien. Vous voulez parler de ces petites choses bizarres auxquelles nul ne songerait. Mais je puis vous affirmer qu’il ne s’est rien passé de tel.

— En êtes-vous bien sûre, miss Marple ?

— Tout à fait sûre.

— Avez-vous vu quelqu’un emprunter le sentier à travers bois, hier après-midi ? demandai-je.

— J’ai même vu plusieurs personnes. Le Pr Stone et miss Cram l’ont pris un peu après 2 heures, car c’est le plus court chemin qui mène aux fouilles. Le Pr Stone est revenu par le même chemin, mais cela, vous le savez, Mr Redding, puisqu’il vous a rejoints, vous et Mrs Protheroe.

— Au fait, Mrs Protheroe et Mr Redding ont dû entendre la détonation dont vous nous avez parlé, miss Marple, dis-je en jetant à Lawrence un regard interrogateur.

— Je crois en effet avoir entendu des coups de feu, dit-il en fronçant les sourcils. Mais je ne saurais dire si c’était un ou deux.

— Je n’en ai entendu qu’un seul, fit miss Marple.

— J’en garde un très vague souvenir, expliqua Lawrence. Bon sang ! Comme j’aimerais pouvoir être plus précis. Mais je ne pouvais pas deviner que… Enfin, j’étais si préoccupé par… par…

Il s’interrompit, gêné. Je toussotai discrètement et miss Marple changea de sujet avec tact.

— L’inspecteur Flem m’a questionnée pour me faire dire si j’avais entendu ce coup de feu avant ou après avoir vu Mrs Protheroe et Mr Redding sortir de l’atelier, mais j’ai dû avouer que je ne le savais pas. Pourtant… quand j’y pense… je crois bien que c’était après.

— Le célèbre Pr Stone est donc en dehors du coup, dit Lawrence en riant. D’ailleurs, pourquoi l’aurait-on soupçonné d’avoir tué ce pauvre vieux colonel.

— À mon avis, personne ne doit être à l’abri des soupçons. On ne sait jamais, fit miss Marple.

C’était tout miss Marple ! L’impression de Lawrence au sujet du coup de feu était-elle la même que celle ressentie par la vieille demoiselle ?

— Je ne saurais le dire. C’était une détonation ordinaire. Peut-être étions-nous dans l’atelier lorsque nous l’avons entendue, auquel cas, le bruit a dû nous parvenir assourdi. Nous n’avons pas dû y prêter grande attention.

Le contraire eut été étonnant, pensai-je.

— Je demanderai son avis à Anne, dit Lawrence. Si elle s’en souvient… Mais au fait, la visite de Mrs Lestrange, la mystérieuse dame de St. Mary Mead, au père Protheroe mercredi soir, après dîner, ne vous paraît-elle pas curieuse et mériter quelque explication ? Quelle en était la raison ? Le colonel n’en a soufflé mot ni à Lettice ni à sa femme.

— Peut-être Mr Clement sait-il quelque chose, fit miss Marple.

Comment savait-elle que j’étais passé chez Mrs Lestrange dans l’après-midi ? Décidément, elle savait toujours tout, comme par magie. Mais je niai pouvoir éclairer sa lanterne.

— Et qu’en pense l’inspecteur Flem ? insista-t-elle encore.

— Le maître d’hôtel ne s’est pas laissé intimider ; il faut croire qu’il n’a pas poussé la curiosité jusqu’à écouter aux portes. Nous devons nous rendre à l’évidence : personne ne sait rien.

— Il faut bien que quelqu’un sache quelque chose, fit miss Marple. Il y a toujours quelqu’un qui sait quelque chose. Et c’est ce que devrait s’employer à découvrir Mr Redding.

— Mrs Protheroe ne sait rien.

— Je ne pensais pas à Anne Protheroe mais aux bonnes. Elles n’aiment pas beaucoup avoir affaire à la police mais je ne serais pas étonnée si elles consentaient à tout raconter à un beau jeune homme comme vous – sans vous offenser, Mr Redding – et qui plus est, à un jeune homme qui a été injustement soupçonné.

— Je tenterai le coup ce soir, déclara Lawrence d’un ton ferme. Merci du conseil, miss Marple. J’irai après… après que le pasteur et moi-même aurons effectué une petite vérification.

Il valait mieux en rester là. Je saluai miss Marple et nous reprîmes le chemin des bois.

Nous remontâmes le sentier jusqu’à un embranchement ; là, quelqu’un l’avait abandonné pour prendre à droite au travers des taillis. Lawrence m’avoua qu’il avait suivi ces traces et qu’elles aboutissaient à une impasse, mais on ne risquait rien à renouveler l’expérience ; peut-être s’était-il trompé.

Pourtant, il n’avait pas tort. À vingt mètres de là, il n’y avait plus de trace de branches cassées ou piétinées. Lorsque nous nous étions rencontrés, un peu plus tôt, Lawrence sortait de ces fourrés.

De retour sur le sentier, nous le suivîmes un moment et découvrîmes bientôt un nouveau coin où les buissons avaient été foulés ; les traces n’étaient pas très apparentes mais on ne pouvait s’y tromper. Cette fois, la piste était plus sérieuse.

En dépit d’un long détour, elle menait au presbytère. Nous fûmes bientôt près du haut mur hérissé de tessons et où la végétation devenait très dense. Si quelqu’un avait appuyé une échelle contre le mur, à cet endroit, nous l’aurions aussitôt remarqué.

Nous longions lentement le mur quand nous fûmes surpris par un bruit de branches brisées. Je me frayai un chemin dans l’entrelacs des branchages… et tombai nez à nez avec l’inspecteur Flem.

— Ah ! Vous voilà avec Mr Redding, s’écria-t-il. Peut-on savoir ce que vous faites là, tous les deux ?

Penauds, nous lui exposâmes les raisons de notre présence dans les bois.

— Ah, ah ! Nous ne sommes pas aussi bêtes qu’on veut bien le croire… J’ai eu la même idée que vous et je cherche depuis une bonne heure, mais je vais vous faire une confidence.

— Je vous écoute, dis-je humblement.

— Le meurtrier du colonel Protheroe n’a pas emprunté ce chemin. Il n’y a pas de trace, ni de ce côté du mur ni de l’autre. Le meurtrier du colonel Protheroe est passé par la grande porte ; il n’y a pas d’autre solution.

— Impossible ! m’écriai-je.

— Et pourquoi donc ? Votre porte n’est jamais fermée, il suffit de la pousser pour entrer, sans être vu de la cuisine ; on savait que vous aviez débarrassé le plancher ; on savait aussi que Mrs Clement était à Londres et que Mr Dennis faisait une partie de tennis. C’était simple comme bonjour. Et on n’avait même pas besoin de traverser le village, car de l’autre côté de la rue, un chemin public vous permettait de vous esquiver dans les bois ; ni vu ni connu, sauf si Mrs Price Ridley choisissait de pointer son nez dehors à cet instant précis. Et c’était bien plus simple que d’escalader le mur du fond du jardin, où l’on risquait d’être vu depuis les fenêtres latérales du premier étage de la maison de Mrs Price Ridley. Non, croyez-moi, le meurtrier est passé par la grande porte.

Oui, il devait avoir raison.

17

Le lendemain matin, je vis arriver l’inspecteur Flem. Il s’humanisait à mon égard ; à la longue, il finirait par oublier l’incident de la pendulette.

— Figurez-vous que j’ai retrouvé l’origine du coup de téléphone que vous avez reçu, me lança-t-il en guise de salut.

— Non ! m’écriai-je, plein de curiosité.

— C’est plutôt bizarre. Il a été passé du pavillon nord de Old Hall. Les gardiens ayant été mis à la retraite et les remplaçants n’étant pas encore dans les lieux, ce pavillon était vide, vide et donc bien commode. Une fenêtre était ouverte sur l’arrière. Aucune empreinte sur le téléphone qui a été nettoyé avec soin. C’est tout dire.

— Je ne comprends pas…

— Cela veut dire qu’on vous a téléphoné exprès pour vous attirer hors de chez vous. Et cela veut dire aussi que le meurtre a été prémédité. Si vous aviez été victime d’une innocente plaisanterie, votre mauvais plaisant ne se serait pas donné tant de peine pour faire disparaître ses empreintes.

— Vous avez raison.

— C’est dire aussi que le meurtrier était un familier de Old Hall et des environs. Ce n’est pas Mrs Protheroe qui a téléphoné. J’ai reconstitué son emploi du temps de ce fameux après-midi : cinq ou six membres du personnel de Old Hall sont prêts à jurer qu’elle n’a pas quitté la maison avant 5 heures et demie, heure à laquelle elle s’est rendue au village en voiture avec son mari. Le colonel est passé au cabinet de Quinton, le vétérinaire, pour l’un de ses chevaux. Mrs Protheroe a fait des courses à l’épicerie et chez le poissonnier, et de là, elle a pris le chemin de derrière où miss Marple l’a vue. Tous les commerçants ont confirmé qu’elle ne portait pas de sac à main. La vieille demoiselle avait raison.

— Comme d’habitude, dis-je doucement.

— Et miss Protheroe était bien à Much Benham, à 5 heures et demie.

— En effet, avec mon neveu.

— Elle n’est donc pas dans le coup. Les bonnes m’ont l’air honnêtes, un peu survoltées mais c’est bien normal dans cette situation. Je garde l’œil sur le maître d’hôtel, bien sûr… il a tout de même donné son congé mais, à mon avis, il ne sait rien.

— On dirait que votre enquête n’a guère abouti, inspecteur.

— Oui et non, Mr Clement, oui et non. Il y a eu une chose bizarre… et plutôt surprenante.

— Ah ?

— Vous n’avez pas oublié l’esclandre de Mrs Price Ridley, votre voisine, hier matin, au sujet d’un appel anonyme ?

— Non, bien sûr.

— Nous en avons vérifié l’origine, juste pour la calmer… et savez-vous d’où diable venait le coup de téléphone ?

— D’une cabine téléphonique, hasardai-je.

— Vous n’y êtes pas du tout, Mr Clement. Il venait de chez Mr Redding.

— Quoi ! m’exclamai-je, estomaqué.

— Comme je vous le dis. Bizarre, hein ? Mr Redding n’a rien à y voir. À cette heure-là, soit 17 h 35, il se dirigeait vers le Sanglier Bleu en compagnie du Pr Stone, au vu et au su de tous. Et pourtant… c’est intéressant, hein ? On est entré chez lui et on a utilisé son téléphone. Qui ? Voilà la question. Ça nous fait deux coups de téléphone suspects en une seule journée. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’il y a un rapport entre les deux. Je vous fiche mon billet qu’ils ont été passés par la même personne.

— Je ne vois pas pourquoi !

— C’est ce que nous devons découvrir. Le second appel paraît gratuit mais il doit bien avoir une raison. Et remarquez qu’on a emprunté le téléphone de Mr Redding, tout comme on lui a emprunté son revolver. De quoi attirer les soupçons sur lui !

— Dans ce cas, le premier appel aurait dû être passé de chez lui, objectai-je.

— J’ai bien réfléchi à cette question, Mr Clement. Mr Redding avait l’habitude de se rendre à Old Hall en moto chaque après-midi pour travailler au portrait de miss Protheroe. Il prenait l’entrée nord. Comprenez-vous à présent pourquoi l’appel est parti du pavillon nord ? Le meurtrier ignorait que Mr Redding et le colonel Protheroe s’étaient disputés et qu’à la suite de cela, Mr Redding avait cessé de fréquenter Old Hall.

Je pris le temps d’assimiler les arguments de l’inspecteur Flem ; ils me paraissaient d’une indiscutable logique.

— A-t-on pu relever des empreintes sur le téléphone de Mr Redding ?

— Non, me répondit l’inspecteur, dépité. Cette maudite bonne femme qui lui fait son ménage les a époussetées hier matin. (Il rumina sa colère pendant un instant.) Cette vieille folle n’est même pas fichue de se souvenir quand elle a vu le revolver pour la dernière fois. Peut-être était-il sur l’étagère le matin du crime, mais en tout cas elle ne peut pas l’affirmer. Les femmes sont toutes les mêmes !

« J’ai fait une petite visite au Pr Stone, poursuivit-il. C’était pour la forme mais il s’est montré très aimable. Miss Cram l’avait accompagné à ce monticule… à ce tumulus, ou je ne sais comment vous appelez cela, vers les 2 heures et demie, hier, et ils y sont restés tout l’après-midi. L’archéologue est revenu le premier et n’a pas entendu de coup de feu ; il reconnaît volontiers qu’il est un peu dans la lune. Voyez-vous, tout concorde…

— Mais vous n’avez pas découvert de meurtrier.

— Hum ! C’est une voix de femme qui vous a appelé, et c’est sans doute une femme qui a appelé Mrs Price Ridley. Si ce coup de feu n’avait pas été tiré à la même heure que l’appel téléphonique, je vous jure bien que je saurais dans quelle direction chercher.

— Vous êtes sûr ?

— Ah, ah ! Vous ne croyez tout de même pas que je vais vous le révéler, Mr Clement !

J’offris sans vergogne à l’inspecteur un verre, d’un excellent vieux porto que je conserve précieusement. Il n’est pas d’usage de boire du porto à 11 heures du matin, mais je me doutais que l’inspecteur n’en prendrait pas ombrage. C’était du gâchis pour le vieux porto, mais il est des situations où les manières ne sont pas de mise.

Après son deuxième verre, l’inspecteur Flem se détendit et se montra même tout à fait jovial. À vieux porto rien d’impossible.

— Je peux bien vous le dire, à vous, Mr Clement. Vous savez garder un secret, hein ? Cela ne fera pas tout le tour de la paroisse ? (Je le rassurai.) Vu que les choses se sont passées dans votre propre maison, il me semble que vous avez le droit de savoir.

— Je le crois aussi.

— Dites-moi, Mr Clement, quelle est votre opinion sur cette dame qui a rendu visite au colonel Protheroe, la veille du crime ?

— Mrs Lestrange ? m’exclamai-je, stupéfait.

— Doucement, m’ordonna l’inspecteur sur un ton plein de reproche. Je la tiens à l’œil. Vous savez ce que je vous ai dit… Le chantage…

— De là à commettre un crime, tout de même ! Et si votre hypothèse était fondée, ce que je ne puis admettre un seul instant, ce serait tuer la poule aux œufs d’or.

L’inspecteur me fit un clin d’œil salace.

— C’est le genre de femme dont les hommes prennent la défense à tous les coups. Mais essayez d’imaginer qu’elle ait fait chanter le vieux avec succès dans le passé, Mr Clement, et que plusieurs années après, elle entende de nouveau parler de lui ; elle vient s’installer ici et tente le coup une deuxième fois. Mais entre-temps, les choses ont changé, la loi a été révisée, les victimes du chantage peuvent porter plainte tout en gardant l’anonymat. Imaginez encore que le colonel Protheroe l’ait menacée de la poursuivre en justice ? Elle est en mauvaise posture car les peines sont lourdes contre les maîtres chanteurs. La balle est dans le camp du colonel, et la dame n’a plus qu’une chose à faire : le liquider vite fait, bien fait.

Je ne répondis pas tout de suite. Force m’était de reconnaître que le scénario construit de toutes pièces par l’inspecteur Flem se tenait ; mais la personnalité de Mrs Lestrange ne cadrait pas avec cette hypothèse.

— Je ne puis vous suivre sur ce terrain, dis-je enfin. Mrs Lestrange n’est pas femme à faire chanter quiconque. Elle est… je vous accorde que c’est là un mot bien démodé, mais je dirai qu’elle est une vraie dame.

« Pauvre type ! » Voilà ce que signifiait le regard qu’il me lança.

— Ça va, ça va, dit-il avec indulgence. Vous êtes un membre du clergé, et vous ne connaissez pas vraiment la vie. Une dame ! Ah, ah !… vous seriez bien surpris si vous saviez tout ce que je sais.

— Ce n’est pas seulement une question de position sociale. Il se peut que Mrs Lestrange soit une déclassée, mais je parlais là de sa distinction naturelle.

— Vous ne la voyez pas comme je la vois, Mr Clement. Je suis un homme, certes, mais je suis aussi un policier. On ne me la fait pas avec la distinction. Cette femme vous embrocherait au bout d’un couteau sans broncher.

Curieusement, je croyais Mrs Lestrange capable de commettre un meurtre, mais sûrement pas de se livrer au chantage.

— Ce qui est sûr, c’est qu’il lui était impossible de téléphoner à la vieille Mrs Price Ridley et de faire son affaire au colonel Protheroe à la même heure, poursuivit l’inspecteur. (À peine avait-il prononcé ces mots qu’il frappa sauvagement du pied sur le parquet.) Ça y est ! hurla-t-il. J’y suis ! Le coup de téléphone est un alibi. Elle savait qu’on ferait le rapprochement avec le premier. Il faut creuser dans cette direction. Elle aura soudoyé un benêt qui aura téléphoné à sa place.

Sur ce, l’inspecteur se rua hors de chez moi.

— Miss Marple voudrait vous voir, m’annonça Griselda en pointant la tête. Elle a fait porter un message incohérent, griffonné à la hâte et tout souligné. C’est à peine si j’ai pu en déchiffrer la moitié. On dirait qu’elle est coincée chez elle. Allez-y vite ! Vous n’avez qu’à passer par le jardin. J’y serais bien allée moi-même mais j’attends un bataillon de vieilles biques. Je les déteste… avec leurs histoires de varices… savez-vous qu’elles sont toujours prêtes à vous les faire admirer ? C’est une chance pour vous que l’enquête ait lieu cet après-midi, Len ; vous échapperez au match de cricket du club des Jeunes.

Je me hâtai de sortir, curieux de savoir pourquoi j’étais ainsi convoqué.

Je trouvai une miss Marple écarlate et tenant des propos incohérents.

— Mon neveu, m’expliqua-t-elle, mon neveu Raymond West, l’écrivain… il arrive aujourd’hui. Mon Dieu, mon Dieu ! Pensez-donc… Je dois m’occuper de tout. Je ne fais pas confiance à la bonne pour faire son lit comme il faut. Et le dîner ? Il me faut de la viande pour mon dîner. Un jeune homme a besoin de manger de la viande, n’est-ce pas ? Et quelque chose à boire… et de l’eau de Seltz, aussi…

— Si je puis vous être de quelque utilité…, commençai-je.

— Oh ! comme c’est gentil à vous ! Mais ce n’est pas pour cela que je vous ai fait appeler. J’ai tout mon temps. Mon neveu apporte sa pipe et son tabac, heureusement ! Je n’ai pas à courir acheter telle ou telle marque de cigarettes. Mais c’est affreux, cette odeur de tabac dans les rideaux ! Bien sûr, je vais aérer tous les matins de bonne heure et je les secouerai par la fenêtre. Il se lève très tard… comme souvent les écrivains, je crois. Ses livres sont intéressants mais le monde n’est pas aussi affreux qu’il le dépeint dans ses romans. Ces jeunes gens manquent encore d’expérience…

— Faites-nous le plaisir de venir dîner au presbytère, dis-je, incapable de deviner le motif de ma convocation urgente.

— Oh ! je vous remercie beaucoup, mais ne vous donnez pas cette peine.

— Vous vouliez me voir, je crois, risquai-je.

— Oui, oui ! Mais cette visite m’a tourneboulée. (Elle s’interrompit pour appeler 🙂 Emily ! Emily ! ne prenez pas ces draps-là mais ceux qui sont brodés avec les initiales, et ne les approchez pas du feu. (Elle referma la porte et revint vers moi sur la pointe des pieds.) Il s’est passé quelque chose de très curieux hier soir. Je pensais que vous aimeriez le savoir, même si pour le moment cela ne signifie pas grand-chose. Comme j’étais encore éveillée, en train de réfléchir à cette malheureuse affaire, je me suis levée pour me mettre à la fenêtre et devinez ce que j’ai vu…

— Eh bien ? dis-je.

— Gladys Cram, fit miss Marple avec emphase. Aussi vrai que je vous le dis, Gladys Cram s’enfonçant dans les bois, une valise à la main.

— Une valise ?

— C’est incroyable ! Que pouvait-elle bien faire à minuit dans les bois, une valise à la main ? (Nous échangeâmes un regard et elle ajouta 🙂 Cela n’a peut-être rien à voir avec le meurtre mais c’est bizarre. N’est-ce pas une de ces petites choses bizarres qu’il ne faut pas négliger ?

— C’est incroyable. Pensez-vous qu’elle allait… euh… passer la nuit sur le site ?

— Sûrement pas, car un moment après elle réapparaissait les mains vides.

Nous échangeâmes de nouveau un long regard.

18

L’audience eut lieu à 2 heures de l’après-midi, au Sanglier Bleu. Nous étions samedi et tout St. Mary Mead, qui n’avait pas connu de crime depuis quinze ans, était en émoi. Il faut dire que le meurtre d’une personnalité comme le colonel Protheroe dans le bureau du presbytère était une véritable aubaine pour la population.

J’entendis plusieurs commentaires qui ne m’étaient sans doute pas destinés.

— Le pasteur est là. Il est tout pâle. Vous croyez qu’il est dans le coup ? Ça s’est passé au presbytère, après tout.

— Tu dérailles, Mary Adams. Il était chez Henry Abbott à l’heure du crime.

— Ça se peut, mais on dit qu’ils avaient eu des mots, lui et le colonel. Vous avez vu Mary Hill ? Elle fait sa fière sous prétexte qu’elle sert chez le pasteur. Chut ! c’est le coroner…

Le coroner était le Dr Roberts, de Much Benham. Il s’éclaircit la voix, ajusta ses lunettes et se rengorgea.

Pour ne pas paraître fastidieux, je me bornerai à dire que Lawrence Redding témoigna qu’il avait découvert le corps et identifia le revolver comme lui appartenant. La dernière fois qu’il l’avait vu chez lui, ce devait être le mardi, soit deux jours avant le meurtre, dans la bibliothèque ; il précisa qu’il ne fermait jamais sa porte à clef.

Mrs Protheroe raconta ensuite qu’elle avait vu son mari pour la dernière fois au village, vers 6 heures moins le quart, lorsqu’ils s’étaient séparés dans la rue principale. Elle convint qu’elle était allée le chercher plus tard, au presbytère, vers 6 heures et quart, en empruntant le petit chemin et le portail de derrière. Tout étant silencieux dans le cabinet de travail, elle en avait déduit qu’il était vide. Si son mari était alors assis au bureau, elle ne l’avait pas vu. Pour autant qu’elle sache, le colonel était égal à lui-même ce jour-là. Elle ne lui connaissait aucun ennemi sérieux.

Je fus le troisième témoin ; j’évoquai mon rendez-vous avec Protheroe et l’appel téléphonique en provenance de chez Abbott, puis je décrivis comment j’avais découvert le corps et fait prévenir le Dr Haydock.

— Qui savait que vous aviez rendez-vous au presbytère avec le colonel Protheroe ce soir-là, Mr Clement ?

— Ma femme et mon neveu le savaient, et tout le monde pouvait l’avoir entendu car le colonel, qui était un peu dur d’oreille, l’avait claironné, le matin même au village, lorsque nous nous étions croisés.

— Ce n’était donc pas un mystère ? insista le coroner.

— Certes pas, dis-je.

Le Dr Haydock s’avança ensuite, pour un témoignage capital. Il décrivit dans le détail et en termes techniques la position du corps et les blessures apparentes. Selon lui le colonel avait été tué pendant qu’il était en train d’écrire ; entre 18 h 20 et 18 h 30, en tout cas pas plus tard que 18 h 35. Il était formel sur ce point. Bien sûr, on ne pouvait parler de suicide ; il était impossible que le colonel se fût blessé lui-même de la sorte.

L’inspecteur fit une déposition à la fois discrète et laconique. Il avait été appelé sur les lieux, dit-il, et amené devant le corps. Le message inachevé du colonel Protheroe fut produit et ces messieurs insistèrent sur l’heure : 18 h 20. On montra aussi la pendulette, et 18 h 22 fut retenu comme l’heure de la mort. La police ne lâchait pas le morceau : Anne Protheroe devait me raconter ensuite qu’on l’avait pressée de faire comme si elle était arrivée au presbytère un peu avant 6 h 20.

Mary affirma sans ambages qu’elle n’avait rien entendu et ne voulait rien entendre. D’habitude, les gens en visite au presbytère ne se faisaient pas assassiner. Quant à elle, elle faisait son travail sans s’occuper du reste. Le colonel était arrivé à 6 heures et quart pétantes. Non, elle n’avait pas regardé l’heure, le quart avait sonné au clocher juste après qu’elle l’avait fait entrer dans le bureau. Non, elle n’avait pas entendu de détonation ; s’il y avait eu un coup de feu, elle l’aurait entendu. Oui, elle savait qu’il y avait eu un coup de feu puisque ce monsieur avait été trouvé mort… mais elle n’avait rien entendu.

En accord avec le colonel Melchett, le coroner n’insista pas.

Ensuite un certificat médical, signé par le Dr Haydock, fut produit, indiquant que Mrs Lestrange était souffrante et ne pouvait se présenter à la convocation.

Il ne restait plus que la vieille femme qui faisait le ménage chez Lawrence Redding, Mrs Archer.

On lui montra le revolver et elle le reconnut ; il venait du salon de Mr Redding.

— Le jeune monsieur le laissait traîner sur les rayons de la bibliothèque, dit-elle.

Il y était encore le jour du meurtre. Oui, elle était sûre qu’il y était à l’heure du déjeuner, le jeudi, à 1 heure moins le quart, quand elle était partie après son travail.

Les propos de l’inspecteur me revinrent à l’esprit et je m’étonnai. Mrs Archer était restée plutôt vague lorsqu’il l’avait interrogée, alors qu’elle était formelle aujourd’hui.

Le coroner résuma la situation d’un ton ferme et le verdict fut rendu en ces termes : homicide commis par un ou plusieurs inconnus.

Comme je quittais la salle, mon attention fut attirée par un petit groupe de jeunes gens à l’œil vif et intelligent ; le visage de plusieurs d’entre eux m’était familier car je les avais vus déambuler dans les parages, ces jours derniers. Je m’engouffrai au Sanglier Bleu pour leur échapper et, par chance, tombai nez à nez avec l’archéologue.

— Les journalistes, soufflai-je laconique en lui saisissant le bras. Aidez-moi à m’esquiver.

— Mais certainement, Mr Clement. Montons à l’étage, voulez-vous ?

Je le précédai par un escalier étroit et il me fit entrer dans un salon où miss Cram tapait à la machine avec dextérité. Elle sourit aimablement et en profita pour faire une petite pause.

— C’est terrible de ne pas savoir qui a fait le coup, non ? À part ça, je suis déçue ; cette audience était d’un rasoir ! À mon avis, il ne s’y est rien dit d’intéressant, du début à la fin.

— Vous y étiez donc ?

— Si j’y étais ! Et vous ne m’avez pas vue ? Vrai de vrai ? C’est vexant, tout de même, car un gentleman, même s’il est pasteur, devrait au moins avoir des yeux pour voir.

— Y étiez-vous, vous aussi ? demandai-je au Pr Stone pour couper court à ce petit jeu.

J’avoue que les jeunes filles comme miss Cram me mettent toujours très mal à l’aise.

— Non, me répondit l’archéologue. Je suis mauvais juge et… bien trop pris par mon dada.

— Une véritable passion, à ce que je crois.

— Avez-vous quelques notions d’archéologie ?

Je fus forcé de reconnaître que ce n’était pas le cas, mais le Pr Stone ne s’en formalisa pas ; comme si je lui eusse affirmé le contraire, il s’enflamma et se lança dans une véritable tirade : Fosses, tumulus, âge de pierre, âge de bronze, paléolithique, néolithique, dolmens et sarcophages… il se montrait intarissable. Je me contentais d’opiner du chef d’un air entendu… Je ne sais si j’y parvins mais l’archéologue ronronnait : c’est un petit homme au teint fleuri, au crâne chauve et à la face de lune ; ses petits yeux vous sourient à travers des verres épais comme des culs de bouteille. Je ne connais personne comme lui, capable de s’emballer sans qu’il soit besoin de l’aiguillonner. Il m’exposa sa théorie en long et en large et ne m’épargna aucun argument, quoique je n’y entendisse goutte. Après quoi il entreprit de m’expliquer ses divergences de vue avec le colonel Protheroe.

— Un vieux butor entêté, s’emporta-t-il. Je sais bien que le bonhomme est mort et qu’il n’est pas chrétien de médire des morts, mais la mort ne change rien à l’affaire. Un vieux butor entêté, voilà ce qu’il était. Sous prétexte qu’il avait lu quelques livres, il se prenait pour une autorité… quand vous pensez que j’ai passé toute ma vie à creuser le sujet ! Toute ma vie, Mr Clement, vous m’entendez ? Toute ma vie…

L’énervement le faisait bégayer. Gladys Cram le ramena sur terre d’une remarque anodine.

— Attention ! Vous allez rater votre train !

— Oh ! (Le petit homme s’arrêta net et sortit sa montre de sa poche.) Bon Dieu ! moins le quart ! Ce n’est pas possible.

— Quand vous vous lancez dans un de vos discours, le temps n’existe plus. Que feriez-vous si je n’étais pas là ?

— Vous avez raison, mon petit. (Il lui tapota l’épaule avec affection.) Elle est merveilleuse, Mr Clement. Elle pense à tout… On peut dire que j’ai de la chance de l’avoir dénichée.

— Allons, allons, Pr Stone, minauda la chère petite. Vous allez me pourrir !

Je ne pus m’empêcher de penser que ceux qui flairaient le mariage du Pr Stone et de miss Cram n’avaient peut-être pas tort. À sa façon, miss Cram était en effet du genre plutôt futé.

— C’est l’heure, dit-elle.

— C’est bon, c’est bon, j’y vais.

Il disparut dans la pièce voisine et revint chargé d’une valise.

— Vous partez ? m’étonnai-je.

— J’ai affaire à Londres, m’expliqua-t-il. Je dois voir ma vieille mère demain, j’ai rendez-vous avec mon avocat lundi et je reviens mardi. Au fait, j’espère que la mort du colonel ne changera rien à nos arrangements en ce qui concerne les fouilles, et que Mrs Protheroe consentira à me laisser poursuivre mon travail.

— Sans aucun doute.

Tout en l’écoutant, je me demandai à part moi qui prendrait désormais les rênes de Old Hall. Peut-être Lettice hériterait-elle. En tout cas il serait intéressant de connaître les dispositions prises par le colonel Protheroe.

— La mort cause bien des tracas, observa miss Cram d’un air mélancolique. Si vous saviez comme ça peut faire du mal dans une famille…

— Allons ! c’est l’heure, dit le Pr Stone en cherchant en vain à empoigner sa valise, un plaid et un parapluie géant.

Je vins à sa rescousse mais il protesta :

— Ne vous dérangez pas… Ne vous dérangez pas. Ça ira. Je demanderai à quelqu’un, en bas.

Mais en bas, il n’y avait plus âme qui vive. Les journalistes devaient payer à boire à toute la galerie, et l’heure tournait. Aussi prîmes-nous le chemin de la gare, le Pr Stone chargé de sa valise, et moi du plaid et du parapluie.

Nous nous hâtions, hors d’haleine.

— Vous êtes vraiment trop bon…, ahanait le Pr Stone. Je ne voulais pas… vous déranger. J’espère que nous n’allons pas manquer… le train… Gladys est une bonne fille… Elle est merveilleuse… et elle a bon caractère… elle n’est pas très heureuse chez elle… mais elle a un cœur d’or… un cœur d’or, je vous assure… Bien sûr, il y a la différence d’âge… mais nous avons beaucoup de points communs…

Si elle l’avait entendu, miss Marple ne se serait pas privée d’évoquer d’autres couples dans le même cas.

La maison de Lawrence Redding nous apparut juste comme nous tournions au coin de la rue menant à la gare. Elle est construite à l’écart et plutôt isolée. Deux jeunes gens bien mis se tenaient sur le seuil, et j’en aperçus deux autres à la fenêtre. Les journalistes étaient à la noce.

— Redding est un brave garçon, dis-je pour voir la réaction de mon compagnon.

Il était à bout de souffle et pouvait à peine parler, mais il souffla un mot que je ne compris pas tout d’abord.

— Dangereux, cracha-t-il quand je lui demandai de répéter. Très dangereux, même. Toutes les jeunes filles en sont folles… il n’y a pas pire… se laisser baratiner par un type comme ça… toujours à leur tourner autour… C’est très mauvais…

L’unique jeune homme de St. Mary Mead n’était apparemment pas passé inaperçu aux yeux de la blonde Gladys elle-même.

— Bon Dieu ! Le train, éructa Stone.

Nous n’étions plus qu’à deux pas de la gare et nous mîmes à courir. Le train venant de Londres était à quai et celui qui s’y rendait entrait en gare.

En franchissant le guichet, nous bousculâmes un beau jeune homme que je reconnus comme le neveu de miss Marple. Sa prestance et son air d’indifférence furent un instant assombris par cette promiscuité forcée, et il chancela. Je m’excusai brièvement et nous nous ruâmes sur le quai. Le Pr Stone grimpa dans le premier wagon et je lui passai ses bagages tandis que le train s’ébranlait dans un sursaut involontaire.

Je lui fis adieu de la main et revins sur mes pas. Raymond West avait disparu mais je rejoignis notre pharmacien, qui répond au nom évocateur de Cherubin, et qui s’acheminait lentement vers le village.

— Il a bien failli manquer son train, fit-il. Au fait, comment va notre enquête, Mr Clement ?

Je lui rapportai le verdict.

— Ah ! voilà… Je croyais que l’audience avait été ajournée. Et où partait si vite le Pr Stone ? Il a eu de la chance de ne pas le rater, m’expliqua-t-il après que je l’eus renseigné. On ne sait jamais, sur cette ligne. C’est une honte, je vous assure ! Un scandale ! Mon train avait dix minutes de retard. Et c’était un samedi… un jour où il n’y a pas grand monde. Et l’autre jour, mercredi… non, jeudi plutôt… oui, c’est bien cela, jeudi… le jour du meurtre. Je ne l’ai pas oublié car j’avais la ferme intention d’écrire une lettre salée à la compagnie des chemins de fer, mais cette histoire de meurtre me l’a complètement sorti de la tête. Alors, je vous disais, jeudi dernier, j’avais une réunion avec l’association des pharmaciens, eh bien, savez-vous combien le 18 h 50 avait de retard ? Une demi-heure ! Une demi-heure, vous m’entendez ? Qu’est-ce que vous dites de ça ? Dix minutes, passe encore, mais s’il arrive à 19 h 20, pourquoi parle-t-on du 18 h 50 ? Sans compter que vous n’êtes pas chez vous avant la demie.

— En effet, dis-je, me demandant comment m’esquiver.

Et je le plantai là, sous prétexte que j’avais quelque chose à dire à Lawrence Redding que je venais d’apercevoir, de l’autre côté de la rue.

19

— Je suis très heureux de vous rencontrer, fit Lawrence. Venez donc à la maison.

Nous franchîmes un petit portail rustique, longeâmes une allée et mon compagnon sortit une clef de sa poche pour l’introduire dans la serrure.

— Vous fermez donc à clef, fis-je observer.

— On ferme l’écurie lorsque le cheval est parti, ricana-t-il avec amertume. (Il s’effaça pour me laisser entrer et poursuivit 🙂 Il y a quelque chose de déplaisant dans cette affaire. C’est trop… comment dire ?… c’est l’œuvre de quelqu’un qui est trop au fait des choses. Quelqu’un connaissait l’existence du revolver ; ce qui signifie que le meurtrier, quel qu’il soit, était déjà venu chez moi, que je lui avais peut-être même offert un verre.

— N’en croyez rien, objectai-je. Je parierais que tout St. Mary Mead sait où vous rangez votre brosse à dents et connaît la marque de votre dentifrice.

— Et en quoi cela pourrait-il intéresser les gens d’ici ?

— Je l’ignore, mais ils se passionnent pour ces choses-là, et si vous venez à changer de crème à raser, il n’est plus question que de cela.

— Faut-il qu’on n’ait rien à faire dans ces villages !

— C’est bien là le drame. Il ne se passe jamais rien, ici.

— On ne peut plus en dire autant, à présent. Mais qui peut bien colporter des ragots sur les brosses à dents et les crèmes à raser ?

— Disons que c’est la vieille Mrs Archer.

— Ce vieux chameau ? Elle est un peu simple d’esprit, non ?

— C’est ce que vous croyez. Les pauvres gens passent souvent pour des imbéciles, mais vous vous apercevrez peut-être un jour que cette femme a toute sa tête. Au fait, elle affirme que le revolver était bien là jeudi à midi, et je me demande ce qui a pu l’en convaincre.

— Je n’en sais fichtre rien.

— Croyez-vous qu’elle a raison ?

— Encore une fois, je l’ignore. Je ne passe pas mes journées à faire l’inventaire…

J’examinai le petit salon : la moindre étagère, le moindre guéridon était encombré des objets les plus divers. Lawrence vivait entouré d’un désordre bohème qui m’eût rendu fou.

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