Au pays des brumes

Chapitre 3Le Pr Challenger donne son avis

Enid était déjà montée dans le taxi ;Malone allait la suivre quand il entendit quelqu’un l’appeler. Ungentleman de grande taille, entre deux âges, bien habillé et ayantbelle mine, accourait.

– Hello ! Malone !Attendez !

– Mais c’est Atkinson ! Enid, je vaisvous le présenter… M. Atkinson, de Sainte-Marie, dont jeparlais tout à l’heure à votre père. Est-ce que nous pouvons vousdéposer quelque part ? Nous allons à Victoria…

– Parfait !…

Le chirurgien s’installa à son tour dans letaxi avant d’ajouter :

– J’ai été surpris de vous voir à une réunionde spirites !

– Nous ne nous y sommes intéressés queprofessionnellement. Mlle Challenger et moi sommesjournalistes.

– Oh ! vraiment ? La DailyGazette, je suppose, comme autrefois… Eh bien ! vousaurez demain un lecteur de plus, car je suis curieux de savoir ceque vous direz de la réunion de ce soir.

– Il vous faudra patienter jusqu’à dimancheprochain. Cet article fait partie d’une série hebdomadaire…

– Ah ! mais je ne veux pas attendre silongtemps, moi ! Dites-moi tout de suite ce que vous enpensez.

– Je ne sais pas. Demain je relirai mes notesavec soin et j’y réfléchirai ; puis je comparerai mesimpressions avec celles de ma consœur. Elle a l’intuition de sonsexe, comprenez-vous ? Et l’intuition, pour tout ce qui toucheà la religion, joue un rôle considérable.

– Alors quelle est votre intuition,mademoiselle Challenger ?

– Favorable… Oh ! oui, favorable !Mais quel mélange extraordinaire !

– C’est vrai. Je suis déjà venu plusieursfois, et chaque séance m’a laissé dans l’esprit cette impressionmêlée. Il y a du grotesque, il y a peut-être du malhonnête et,cependant, il y a aussi quelque chose de tout bonnementmerveilleux.

– Mais vous n’êtes pas journaliste,vous ! Pourquoi donc assistez-vous à leurs réunions ?

– Parce qu’elles me passionnent. Vous savez,je me suis mis depuis quelques années à l’étude des phénomènespsychiques. Je ne suis pas un convaincu ; simplement unsympathisant du spiritisme. Et j’ai suffisamment le sens desproportions pour comprendre une nuance capitale : tandis quec’est moi qui ai l’air de me poser en juge, c’est peut-être moi quisuis jugé.

Malone fit un signe de tête approbateur.

– Il s’agit d’un sujet immense. Vous vous enrendrez compte lorsque vous l’approcherez de plus près. Un sujetqui en contient une demi-douzaine d’autres très importants. Et toutrepose depuis plus de soixante-dix ans entre les mains de cesbraves et humbles gens. On pourrait parler d’une réédition despremiers âges du christianisme. Le christianisme a été pratiqué àl’origine par des esclaves et des subalternes jusqu’à ce qu’il eûtatteint les rangs supérieurs de la société. Entre l’esclave deCésar et César touché par la grâce, trois cents ans se sontécoulés.

– Mais ce prédicateur ! protestaEnid.

M. Atkinson se mit à rire.

– Vous voulez parler de notre amiatlantéen ? Ah ! l’ennuyeux personnage ! J’avoue queje n’ai rien compris à son numéro. En tout cas, ce n’estcertainement pas un habitant d’Atlantis qui accomplit ce longvoyage pour nous gratifier d’une telle cargaison de platitudes.Ah ! nous voici arrivés.

– Il faut que je ramène cette jeune fillesaine et sauve à son père, dit Malone. Au fait, Atkinson, venezavec nous. Le professeur sera réellement enchanté de vous voir.

– Me voir, et à cette heure ? Il va mejeter du haut de l’escalier !

– On vous a raconté des histoires !sourit Enid. Je vous assure qu’il n’est pas si méchant. Il y a desgens qui l’ennuient, mais je parie que vous n’êtes pas de ceux-là.Voulez-vous risquer votre chance ?

– Puisque vous m’y encouragez,certainement !

Tous trois montèrent donc jusqu’àl’appartement du professeur.

Challenger, qui avait revêtu une robe dechambre d’un bleu étincelant, les attendait avec impatience. Ildévisagea Atkinson comme un bouledogue de combat regarde un chienqu’il ne connaît pas. Son examen dut cependant le satisfaire car ilgrogna qu’il était heureux de faire sa connaissance.

– J’ai entendu votre nom, monsieur, et on m’aparlé de votre réputation qui monte. Votre résection du cordon,l’an dernier, a fait quelque bruit, si je me souviens bien. Maisseriez-vous allé vous aussi chez les fous ?

– Puisque vous les appelez ainsi, alorsoui ! répondit Atkinson en riant.

– Grands dieux, et comment pourrais-je lesappeler autrement ? Je me rappelle à présent que mon jeuneami…

(Challenger, lorsqu’il faisait allusion àMalone, le traitait toujours comme un gamin de dix ans quipromettait.)

« … que mon jeune ami m’a dit que vousétudiiez ce sujet…

De sa barbe jaillit un rireinsultant :

– L’étude la plus utile à l’humanité est sansdoute celle des revenants, hé ! monsieur Atkinson ?

Enid intervint :

– Papa n’y connaît absolument rien !Alors je vous prie de ne pas vous formaliser… Mais je suis sûre,papa, que vous auriez été intéressé !

Elle commença un résumé de la séance et deleurs aventures ; récit qui fut interrompu par d’incessantsgrognements, grondements et ricanements. Mais lorsqu’elle en arrivaà l’épisode Summerlee, Challenger fut incapable de se contenir pluslongtemps. Le vieux volcan se réveilla et un torrent d’invectivesbrûlantes se déversa sur ses interlocuteurs.

– Coquins de l’enfer ! Mauditsblasphémateurs ! cria-t-il. Quand je pense qu’ils ne peuventpas laisser ce vieux Summerlee se reposer dans son tombeau !…Nous avons eu autrefois nos querelles et j’admets qu’il m’acontraint à ne lui accorder qu’un crédit modéré ; mais s’ilsortait du cimetière, ce serait assurément pour nous dire quelquechose de valable. Quelle absurdité ! Absurdité méchante,indécente ! Je m’élève de toutes mes forces contre le faitqu’un ami à moi soit transformé en pantin qui fasse rire unauditoire de fous… Quoi ! Ils n’ont pas ri ? Ils auraientdû bien rire en entendant un homme cultivé, un homme avec lequel jeme suis trouvé sur un pied d’égalité, proférer de tellesinepties ! Je répète : des inepties ! Et ne mecontredites pas, Malone, s’il vous plaît ! Son message auraitpu être aussi bien le post-scriptum d’une lettre écrite par uneécolière de douze ans ! Est-ce que ce n’est pas idiot de lapart d’un tel homme ? Voyons, monsieur Atkinson, n’êtes-vouspas d’accord avec moi ? Non ! Je m’attendais à mieux devotre part.

– Mais la description de Summerlee ?

– Seigneur ! Mais où avez-vous lacervelle ?… Les noms de Summerlee et de Malone n’ont-ils pasété associés avec le mien dans de minables livres qui ont déjàacquis une certaine notoriété ? N’est-il pas connu que vousdeux, pauvres innocents, visitez chaque semaine une sectenouvelle ? N’était-il pas fatal que tôt ou tard vousassistassiez à une séance chez les spirites ? Ceux-ci ont vuune chance de conversion ! Ils ont appâté le pauvre goujonMalone, qui s’est précipité et a avalé l’hameçon. Tenez,regardez-le, le crochet est encore enfoncé dans sa bouche idiote.Oh ! oui, Malone, idiote ! Vous avez besoin qu’on vousdise vos vérités ; vous les entendrez !

La crinière noire du professeur étaithérissée. Ses yeux jetaient des éclairs : ils se portaientalternativement sur Enid, Malone et Atkinson.

– Bien ! Chaque point de vue devant êtreexposé, dit Atkinson, vous me semblez particulièrement qualifié,monsieur, pour exprimer le point de vue négatif. Quant à moi, jeferai mienne une parole de Thackeray, qui disait à uncontradicteur : « Ce que vous dites est naturel, mais sivous aviez vu ce que j’ai vu, peut-être modifieriez-vous votreopinion. » Il est possible qu’un jour vous soyez à même devous intéresser à ces questions ; en tout cas, la place élevéeque vous occupez dans le monde scientifique donnerait à votreopinion un grand prix.

– Si j’occupe une place élevée dans le mondescientifique comme vous dites, c’est parce que je me suis concentrésur ce qui est utile et que j’ai laissé de côté ce qui est nébuleuxou absurde. Mon intelligence, monsieur, n’a pas d’arêtes émoussées,elle tranche net. Et elle a tranché net sur ceci : dans lespiritisme, il n’y a que de la fraude, de l’imposture et del’idiotie.

– On les trouve en effet parfois réunies, ditAtkinson. Et pourtant, pourtant… Ah ! Malone, je ne suis pasencore rendu chez moi et il est tard. Voulez-vous m’excuser,professeur ? Je suis très honoré de vous avoir rencontré.

Comme Malone s’en allait également, les deuxcamarades bavardèrent quelques instants avant de se séparer,Atkinson habitait Wimpole Street, et Malone South Norwood.

– Un grand bonhomme ! dit Malone avec unpetit rire. On ne doit jamais se sentir offensé par ce qu’il dit.Il n’est pas méchant. C’est un type formidable !

– Bien sûr ! Toutefois cette sorte desectarisme ferait de moi le plus enragé des spirites. Remarquez quece sectarisme est très commun, mais il s’exprime de préférence parle ricanement. À tout prendre, le rugissement me plaît davantage.Dites, Malone, si vous avez l’intention de creuser plusprofondément le sujet, je pourrais vous aider. Connaissez-vousLinden ?

– Linden, le médium professionnel ? Onm’a affirmé qu’il était la plus belle canaille qui n’ait pas encoreété pendue.

– Oui, c’est généralement ainsi qu’on parle delui. Vous en jugerez vous-même. L’hiver dernier, il s’était déboîtéla rotule et je la lui ai remise, ce qui a créé entre nous un liend’amitié. Il n’est pas toujours libre et, naturellement, il se faitpayer ; une guinée, je pense, ferait l’affaire. Si vousdésirez une séance, je m’en arrangerai.

– Vous le croyez sincère ?

Atkinson haussa les épaules.

– Ils choisissent tous la ligne de moindrerésistance ! Mais je ne l’ai jamais surpris en train defrauder. Il faut que vous jugiez par vous-même.

– Entendu ! répondit Malone. Cette pistem’intéresse. Elle fournira de la bonne copie. Quand j’aurai un peuéclairci mes idées, je vous écrirai, Atkinson, afin que nousapprofondissions le problème.

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