Au pays des brumes

Chapitre 16Challenger fait l’expérience de sa vie

Les filets étaient tendus, la fosse creusée,les chasseurs à l’affût. Toute la question était de savoir si legros gibier consentirait à se laisser mener dans la bonnedirection. Pour peu que Challenger apprît que la séance avait pourbut de lui administrer les preuves convaincantes de l’existence desesprits, voire de le convertir, il se livrerait à tous les excès dela fureur et de la raillerie. Mais l’adroit Malone, secondé par sacomplice Enid, mit en avant l’idée que sa présence constitueraitune protection contre la fraude et qu’il serait capable de leurmontrer comment et pourquoi ils avaient été abusés. Une fois quecette idée eut fait son chemin dans sa tête, Challenger donna sonaccord avec une condescendance hautaine : il honorerait de saprésence une séance qui, à l’entendre, conviendrait beaucoup mieuxà un sauvage de l’âge néolithique qu’à un représentant de laculture et de la sagesse du monde civilisé.

Enid accompagna son père, qui amena égalementavec lui un compagnon curieux que personne ne connaissait, un jeuneÉcossais grand et costaud, avec des taches de son sur la figure, ettaciturne au-delà de toute espérance. Il fut impossible de définirl’intérêt qu’il portait aux recherches psychiques ; tout cequ’on obtint de lui fut qu’il s’appelait Nicholl. Malone et Maileys’étaient dirigés ensemble vers le lieu du rendez-vous. Ilsretrouvèrent, à Holland Parc, Delicia Freeman, le révérend CharlesMason, M. et Mme Ogilvy, M. Bolsover,plus lord Roxton, qui poursuivait avec assiduité le cours de sesétudes psychiques et qui progressait rapidement. Ils étaient neufen tout pour constituer une assemblée disparate, aussi peuharmonieuse que possible. Quand ils entrèrent dans la pièce oùdevait se tenir la séance, Linden était assis sur un fauteuil, safemme à côté de lui ; il fut présenté à la compagniecollectivement, la majorité était composée par ses amis personnels.Challenger prit l’affaire en main tout de suite, avec l’air dequelqu’un qui ne tolérera aucune absurdité.

– Est-ce le médium ? demanda-t-il enregardant Linden plutôt défavorablement.

– Oui.

– A-t-il été fouillé ?

– Pas encore.

– Qui le fouillera ?

– Deux hommes de la société ont étéchoisis.

Challenger renifla.

– Quels hommes ? demanda-t-il, trèssoupçonneux.

– Voici notre suggestion : vous-même etvotre ami M. Nicholl vous le fouillerez. Il y a une chambre àcôté.

Le pauvre Linden s’en alla, encadré par sesdeux surveillants ; cette escorte et cette fouille luirappelaient fâcheusement la prison. Auparavant, déjà, il s’étaitmontré nerveux ; de tels procédés et la présence formidable deChallenger portèrent sa nervosité à son comble. Quand il reparut,il hocha la tête tristement à l’intention de Mailey.

– Je serais bien surpris si nous attrapionsquelque chose avec cette ambiance. Peut-être serait-il plus sage dereporter la séance à un autre jour.

Mailey alla vers lui et lui tapota l’épaule,tandis que Mme Linden lui prenait la main.

– Tout va bien, Tom ! dit Mailey.Rappelez-vous que vous avez une garde d’honneur composée d’amis quiveilleront à ce qu’il ne vous arrive rien…

Puis Mailey s’adressa à Challenger avec plusde fermeté qu’il n’aurait voulu en mettre dans sa voix :

– Je vous prie de vous souvenir, monsieur,qu’un médium est un instrument aussi délicat que tous ceux dontvous vous servez dans vos laboratoires. Ne le maltraitez pas. Jesuppose que vous n’avez rien trouvé sur lui decompromettant ?

– Non, monsieur, je n’ai rien trouvé. Et lerésultat en est qu’il nous assure que nous n’aurons rienaujourd’hui.

– Il dit cela parce que vos manières l’onttroublé. Vous devez le traiter avec plus de gentillesse.

L’expression de Challenger ne promettait nulamendement. Ses yeux se posèrent surMme Linden.

– Si j’ai bien compris, cette personne est lafemme du médium. Elle aussi devrait être fouillée.

– C’est l’évidence même, dit l’ÉcossaisOgilvy. Ma femme et votre fille vont le faire à côté. Mais je vousprie, professeur, de vous mettre autant que possible en harmonieavec nous, et de vous rappeler que nous sommes aussi intéressés quevous aux résultats possibles, si vous troubliez les conditions, ceserait toute la société qui en pâtirait.

M. Bolsover, l’épicier, se leva avecautant de dignité que s’il présidait aux cérémonies de son templefamilial.

– Je propose, dit-il, que lePr Challenger soit fouillé.

La barbe de Challenger s’agitafurieusement.

– Me fouiller ! Qu’entendez-vous par là,monsieur ? Bolsover n’était pas un homme à se laisserintimider.

– Vous êtes ici non comme notre ami, maiscomme notre ennemi. Si vous pouviez prouver une fraude, ce seraitun triomphe personnel pour vous, n’est-ce pas ? C’est pourquoimoi, du moins, je dis que vous devriez être fouillé.

– Insinuez-vous, monsieur, trompetaChallenger, que je suis capable de tricher ?

– Ma foi, professeur, chacun son tour !fit Mailey en souriant. Au début, nous nous sommes indignés, toutcomme vous. À la longue on s’habitue… J’ai été traité de menteur,de fou, de Dieu sait quoi. Qu’est-ce que ça peut faire ?

– C’est une proposition monstrueuse ! ditChallenger, en dévisageant tous les assistants.

– Eh bien ! monsieur, intervint Ogilvy,qui était un Écossais particulièrement entêté, vous êtes tout àfait libre de vous lever et de nous quitter. Mais si vous restez,monsieur, vous devez vous plier à ce que nous appelons desconditions scientifiques. Il n’est pas scientifique qu’un hommeconnu pour sa grande hostilité à notre mouvement s’assoie dans lenoir avec nous sans qu’ait été vérifié le contenu de sespoches.

– Allons, allons ! s’écria Malone. Il vasans dire que nous pouvons nous fier à l’honneur du professeurChallenger !

– Très bien ! fit Bolsover. Mais je n’aipas remarqué que le professeur Challenger se fût fié à l’honneur deM. et Mme Linden.

– Nous avons des motifs sérieux pour êtrevigilants, dit Ogilvy. Je puis vous assurer qu’il y a des fraudespratiquées sur des médiums comme il y a des fraudes pratiquées pardes médiums. Je pourrais vous citer de nombreux exemples. Non,monsieur, il faut que vous soyez fouillé !

– Ce sera fait en moins d’une minute, dit lordRoxton. Par exemple, ce sera le jeune Malone et moi quivérifierons.

– D’accord ! Allons-y ! commandaMalone.

C’est ainsi que Challenger, tel un taureau auxyeux rouges et aux naseaux dilatés, fut conduit hors de la pièce.Quelques instants plus tard, tous les préliminaires étant achevés,ils firent le cercle et la séance commença.

Mais déjà les conditions avaient étédétruites. Ces enquêteurs méticuleux qui insistent pour que lemédium soit attaché et ficelé comme une volaille qu’on va mettre àla broche, ou qui proclament leurs soupçons avant que les lumièresne soient éteintes, ne comprennent pas qu’ils ressemblent à desgens qui mouillent de la poudre et qui attendent quand même qu’elleexplose. Ils empêchent tout résultat ; et, quand les résultatssont nuls, ils s’imaginent que c’est leur propre astuce, et nonleur manque de compréhension, qui en a été la cause.

D’où il ressort qu’à ces humbles réunions quise tiennent dans tout le pays dans une ambiance de sympathie et derespect, il se produit des phénomènes qu’un homme de« science » n’a jamais le privilège de voir.

Tous les assistants étaient certes énervés parl’altercation du début, mais que dire de leur centresensible ! Linden sentait la pièce remplie de remous etd’élans de forces psychiques contradictoires, qui tourbillonnaientdans tous les sens ; il était aussi difficile pour lui denaviguer au milieu d’eux que pour un pilote de naviguer dans lesrapides qui précèdent le Niagara. Il gémit de désespoir. Tout étaitmêlé, confus. Il commença comme d’habitude par de la clairvoyance,mais les noms bourdonnaient dans ses oreilles sans suite ni ordre.Le nom de John semblait prédominer. Est-ce que John signifiaitquelque chose pour quelqu’un ? Un rire caverneux de Challengerfut la seule réponse qu’il obtint. Puis il eut le nom de Chapman.Oui, Mailey avait perdu un ami du nom de Chapman. Mais il y avaitlongtemps qu’il était mort, et sa présence ici était bienimprobable. Il ne put fournir le prénom. Alors Budworth ? Non,personne n’avait d’ami nommé Budworth. Des messages précissurvenaient, mais ils ne se rapportaient pas aux assistants. Toutallait de mal en pis, et les espoirs de Malone tombèrent à zéro.Challenger reniflait si bruyamment qu’Ogilvy lui adressa uneremontrance.

– Vous aggravez la situation, monsieur, enexhibant vos sentiments ! dit-il. Je vous certifie que, en dixannées d’une expérience constante, je n’ai jamais vu un médiumaussi égaré, et j’attribue ce résultat uniquement à votrecomportement.

– D’accord ! glapit Challenger avecsatisfaction.

– J’ai peur que ce ne soit inutile, Tom !fit Mme Linden. Comment te sens-tu maintenant, monchéri ? Veux-tu t’arrêter ?

– Non. Je crois que c’est la partie mentalequi ne va pas. Si j’entre en transe, j’irai au-delà. Les phénomènesphysiques seront peut-être meilleurs. De toute manière je vaisessayer.

Les lumières furent baissées ; il n’y eutplus qu’une faible lueur rouge. Le rideau du cabinet noir fut tiré.À côté, se profilant confusément pour l’assistance, Tom Linden, quirespirait dans sa transe par ronflements successifs, était retombédans son fauteuil en bois. Sa femme, de l’autre côté du cabinetnoir, veillait attentivement.

Mais rien ne se produisit.

Un quart d’heure passa. Puis un autre quartd’heure. La société était patiente, mais Challenger commençait àfrétiller sur sa chaise. Tout semblait être devenu froid et mort.Non seulement rien ne se produisait, mais on ne s’attendait plus àce que quelque chose se produisit.

– Inutile ! cria enfin Mailey.

– Je le crains, approuva Malone.

Le médium s’agita et gémit ; il seréveillait. Challenger bâilla avec ostentation.

– N’est-ce pas du temps perdu ?demanda-t-il.

Mme Linden passait sa main surle front et sur la tête du médium, qui avait ouvert les yeux.

– Pas de résultats ? interrogea-t-il.

– Inutile, Tom. Il nous faut reporter laséance à un autre jour.

– C’est aussi mon avis, dit Mailey.

– Il a subi une tension terrible, étant donnéles conditions contraires, observa Ogilvy en regardant Challengeravec colère.

– Je m’en doute ! fit le professeur avecun sourire de complaisance.

Mais Linden refusa de s’avouer vaincu.

– Les conditions ne sont pas bonnes, dit-il.Les vibrations ne s’accordent pas. Mais je vais essayer àl’intérieur du cabinet noir : l’énergie s’y sera mieuxconcentrée.

– Bon. C’est la dernière chance, décidaMailey. Aussi bien, pourquoi ne pas la tenter ?

Le fauteuil fut tiré sous la tente, et lemédium referma le rideau derrière lui. Ogilvy expliqua que cetteméthode permettait de condenser les émanations ectoplasmiques.

– Sans aucun doute, répondit Challenger. Maispar ailleurs, dans l’intérêt de la vérité, je dois signaler que ladisparition du médium est infiniment regrettable.

– Pour l’amour de Dieu, ne recommençons pas ànous disputer ! fit Mailey, qui avait perdu un peu de soncalme. Obtenons d’abord des résultats, nous les discuteronsensuite.

De nouveau ce fut une attente lourde. Puis del’intérieur du cabinet s’élevèrent quelques légers gémissements.Les adeptes du spiritisme se dressèrent sur leurs chaises.

– Voilà l’ectoplasme, dit Ogilvy. Son émissionest toujours douloureuse.

Il avait à peine fini de parler que lesrideaux s’écartèrent violemment, tous les anneaux cliquetèrent.Dans la sombre ouverture se dessinait une vague silhouette blanche.Elle avança lentement, en hésitant, vers le centre de la pièce.Sous la lumière rougeâtre, il était impossible de préciser soncontour, c’était une tache blanche qui se déplaçait dansl’obscurité. Avec une réserve qui trahissait de la crainte, elleapprocha, pas à pas, jusqu’à venir se placer en face duprofesseur.

– Allez ! hurla celui-ci d’une voix destentor.

Il y eut un cri, un hurlement et le fracasd’une chute.

– Je l’ai ! rugit une voix.

– Allumez ! cria quelqu’un.

– Attention ! vous pouvez tuer lemédium ! hurla un troisième.

Le cercle était rompu. Challenger se rua versle commutateur et la lumière jaillit ; elle jaillit avec untel éclat qu’il fallut quelques secondes aux spectateurs ahuris etéblouis pour voir la scène.

Elle parut déplorable à la majorité de lasociété. Tom Linden, tout pâle, hébété, fort mal en point, étaitassis par terre. À cheval sur lui se tenait le jeune Écossais quil’avait projeté sur le plancher. Mme Linden,agenouillée près de son mari, fusillait du regard son assaillant.Il y eut un moment de silence, qu’interrompit la voix duPr Challenger.

– Eh bien ! messieurs, je crois qu’il n’ya plus grand-chose à dire, n’est-ce pas ? Voilà votre médiumexposé comme il méritait de l’être. Vous pouvez voir maintenant lanature de vos fantômes. Je remercie M. Nicholl qui, je leprécise, est le célèbre joueur de football de ce nom, pour lapromptitude avec laquelle il a exécuté mes instructions.

– Je l’ai ceinturé, dit le grand jeune homme.Il s’est laissé faire.

– Vous l’avez ceinturé avec beaucoupd’efficacité. Vous avez rendu un véritable service public enm’aidant à démasquer un tricheur effronté. Je n’ai pas besoin devous dire que des poursuites seront engagées.

Mais Mailey intervint, et avec une telleautorité que Challenger fut obligé de l’écouter.

– Votre erreur est assez naturelle, monsieur.Mais la méthode que vous avez adoptée dans votre ignorance est decelles qui auraient pu être fatales au médium.

– Mon ignorance, vraiment ! Si vous meparlez sur ce ton, je vous avertis que je ne vous considérerai pascomme des dupes, mais comme des complices !

– Un instant, professeur Challenger ! Jevoudrais vous poser une question directe, qui exige une réponsedirecte. Est-ce que la silhouette que nous avons tous vue avant cetépisode était une silhouette blanche ?

– Oui.

– Vous voyez bien que le médium estentièrement habillé de noir. Où est le vêtement blanc ?

– Peu m’importe où il est ! Je me sersuniquement de mon bon sens. Cet homme est démasqué : il jouaitles esprits. Dans quel coin ou dans quel trou il a jeté sondéguisement, voilà qui n’a aucune importance.

– Au contraire ! C’est une questionessentielle. Ce que vous avez vu n’était pas une imposture, mais unphénomène tout à fait réel.

Challenger éclata de rire.

« Oui, monsieur ! reprit Mailey,tout à fait réel ! Vous avez vu une transfiguration, àmi-chemin de la matérialisation. Vous voudrez bien admettre que lesguides qui conduisent de telles affaires n’ont rien à craindre devos doutes ou de vos soupçons. Ils s’accordent pour obtenircertains résultats, et s’ils sont empêchés par les infirmités ducercle de les obtenir d’une façon, ils les obtiennent d’une autre,sans consulter vos préventions ou vos convenances. Ce soir,incapables de composer une forme ectoplasmique étant donné lesmauvaises conditions que vous avez créées vous-même, ils ontenveloppé le médium inconscient d’une sorte de couvertureectoplasmique et ils l’ont fait sortir du cabinet noir. Il estaussi peu coupable que vous d’une imposture.

– Devant Dieu je jure, dit Linden, que depuisle moment où je suis entré dans le cabinet jusqu’au moment où je mesuis trouvé par terre, je n’ai rien su !

Il s’était remis debout, et il était tellementsecoué par une agitation nerveuse qu’il ne pouvait pas garder dansses mains le verre d’eau que sa femme lui avait apporté.

Challenger haussa les épaules.

– Vos mauvaises raisons, dit-il,approfondissent encore les abîmes de la crédulité humaine. Monpropre devoir est évident, et je l’accomplirai jusqu’au bout. Toutce que vous pourrez dire sera accueilli, j’en suis sûr, par letribunal avec la considération qui vous est due.

Le Pr Challenger se retourna, et il seprépara ostensiblement à partir avec la satisfaction de quelqu’unqui aurait mené à bien la tâche pour laquelle il était venu.

– Viens, Enid ! ordonna-t-il.

C’est alors que se produisit un incident sisoudain, si imprévu, si dramatique, qu’aucun des assistants nepourra jamais l’oublier.

À l’interpellation de Challenger, Enid nerépondit pas.

Tout le monde s’était mis debout. Enid seuleétait restée sur sa chaise. Elle était assise et sa tête reposaitsur son épaule. Ses yeux étaient fermés. Ses cheveux s’étaientpartiellement dénoués. Quel merveilleux modèle pour unsculpteur !

– Elle s’est endormie, dit Challenger.Réveille-toi Enid ! Je pars.

La jeune fille ne répondit pas. Mailey sepencha vers elle.

– Chut ! Ne la dérangez pas ! Elleest en transe !

Challenger se précipita :

– Qu’est-ce que vous avez fait ? Votresupercherie l’a épouvantée. Elle s’est évanouie !

Mailey lui avait soulevé la paupière.

– Non, ses yeux sont révulsés. Elle est entranse. Votre fille, monsieur, est un médiumextraordinaire !

– Un médium ! Vous divaguez !Réveille-toi, ma fille !

– Au nom du ciel, laissez-la ! Si vous latouchez, vous pourriez le regretter toute votre vie ! Il nefaut jamais interrompre brutalement la transe d’unmédium !

Challenger resta immobile, complètementdésemparé. Pour une fois il ne savait plus quoi dire. Était-ilpossible que sa fille fût au bord du précipice mystérieux, et qu’ilpût l’y faire sombrer ?

– Qu’est-ce que je dois faire ?demanda-t-il.

– Ne craignez rien, tout ira bien.Asseyez-vous ! Asseyez-vous tous !… Ah ! elle vaparler !

La jeune fille avait remué. Elle s’assit toutedroite sur sa chaise. Ses lèvres tremblaient. Elle allongea unbras.

– Pour lui ! s’écria-t-elle en désignantChallenger. Il ne faut pas qu’il fasse du mal à mon médium !C’est un message pour lui !

Chacun retenait sa respiration.

– Qui parle ? demanda Mailey.

– Victor, Victor ! Il ne fera pas de malà mon médium. J’ai un message pour lui.

– Oui, bien ! Quel message ?

– Sa femme est ici.

– Oui.

– Elle dit qu’elle est venue déjà une fois.Qu’elle est venue par cette jeune fille. C’était après sonincinération. Elle a frappé, il l’a entendue frapper, mais il n’apas compris.

– Est-ce que cela signifie quelque chose pourvous, professeur Challenger ?

Ses grands sourcils étaient serrés au-dessusde ses yeux soupçonneux, interrogateurs ; il regardait commeune bête aux abois tous les visages qui l’entouraient. C’était untruc… un artifice ignoble ! Ils avaient corrompu sa proprefille. Ils étaient passibles de condamnation. Il les poursuivrait,tous ! Non, non, il n’avait pas de question à poser… Il voyaitclair dans ce jeu-là. Elle avait été conquise. Il n’aurait jamaiscru cela d’elle, mais le fait était là. Elle agissait aussi pourl’amour de Malone. Une femme ferait n’importe quoi pour l’hommequ’elle aimait. Oui, une bonne condamnation ! Loin d’êtreadouci, il devenait de plus en plus vindicatif. Son visage rouge defureur n’affichait plus que de la haine.

Une fois encore, le bras de la jeune fille setendit devant elle.

– Un autre message !

– Pour qui ?

– Pour lui. L’homme qui voulait faire du mal àmon médium. Il ne faut pas qu’il fasse du mal à mon médium. Unhomme ici… Deux hommes… Qui veulent lui transmettre un message.

– Bien, Victor. Communiquez-le.

– Le nom du premier homme est…

La tête de la jeune fille se pencha, et sonoreille se dressa, comme si elle écoutait.

– Oui, je l’ai, je l’ai ! C’est Al… Al…Aldridge.

– Est-ce que cela signifie quelque chose pourvous ?

Challenger chancela. Une expression desurprise totale passa sur son visage.

– Qui est le deuxième homme ?demanda-t-il.

– Ware. Oui, c’est cela. Ware.

Challenger s’affaissa sur sa chaise. Ilpromena sa main sur sa figure. Il était pâle. Mortellement pâle. Lasueur coulait de son front.

– Les connaissez-vous ?

– J’ai connu deux hommes qui s’appelaientainsi.

– Ils ont un message pour vous, dit la jeunefille.

Challenger parut se ramasser comme pourencaisser un coup.

– Bien. Quel message ?

– Trop personnel. Parlerai pas. Trop de mondeici.

– Nous attendrons dehors, dit Mailey. Venez,mes amis. Laissons le professeur recevoir son message.

Ils se dirigèrent tous vers la porte. Unenervosité incontrôlable avait l’air de s’être emparée tout à coupde Challenger.

– Malone, restez avec moi !ordonna-t-il.

La porte se referma, et tous trois restèrentseuls.

– Quel est ce message ?

– C’est à propos d’une poudre.

– Oui, oui.

– Une poudre grise ?

– Oui.

– Voici le message que ces hommes me demandentde transmettre : « Vous ne nous avez pas tués. »

– Demandez-leur… demandez-leur alors… Commentsont-ils morts ?

Sa voix se cassa. Une émotion terriblesecouait sa forte charpente.

– Ils sont morts de maladie.

– Quelle maladie ?

– Nie… Nie… Qu’est-ce que c’est ?…Pneumonie.

Challenger se rejeta en arrière en poussant unimmense soupir de soulagement.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il en s’épongeantle front. Malone, faites rentrer les autres !

Ils avaient attendu sur le palier ; ilsaccoururent : Challenger s’était levé pour aller à leurrencontre. Ses premiers mots furent pour Tom Linden. Il parla commeun homme dont tout l’orgueil venait d’être réduit en miettes.

– Pour vous, monsieur, je ne m’aventure plus àvous juger. Il vient de se produire une chose tellement étrange, etaussi tellement réelle puisque mes sens entraînés peuventl’attester, que je vois mal comment je pourrais écarterl’explication qui m’a été donnée quant à votre comportement de toutà l’heure. Je retire toutes les paroles offensantes que j’ai puprononcer.

Linden avait un caractère foncièrementchrétien. Son pardon fut immédiat et sincère.

– Je ne puis pas douter à présent que ma fillepossède un pouvoir étrange qui confirme ce que vous m’aviez dit,monsieur Mailey. Mon scepticisme scientifique était justifié, maisvous m’avez offert aujourd’hui une preuve irréfutable.

– Nous sommes tous passés par là, professeur.Nous doutons et puis, à notre tour, nous subissons le doute desautres.

– Je conçois mal comment ma parole pourraitêtre mise en doute ! répondit Challenger avec dignité. Je veuxseulement dire que j’ai reçu ce soir une information qu’aucunepersonne en vie sur cette terre n’aurait pu me donner. Ceci esthors de question.

– La jeune demoiselle se remet, interrompitMme Linden.

Enid s’était redressée ; elle regardatout autour d’elle avec des yeux étonnés.

– Qu’est-ce qui est arrivé, papa ? Jecrois que je me suis endormie.

– Tout va bien, ma chérie. Nous en parleronsplus tard. Rentre avec moi, maintenant. J’ai à réfléchir beaucoup.Peut-être voudrez-vous nous accompagner, Malone, il me semble queje vous dois une explication.

Quand le Pr Challenger eut regagné sonappartement, il avertit Austin qu’il ne voulait être dérangé sousaucun prétexte ; il se dirigea vers sa bibliothèque, et ils’assit dans un grand fauteuil ; Malone était à sa gauche, safille à sa droite. Il étendit sa grosse patte et la referma sur lapetite main d’Enid.

– Ma chérie, commença-t-il après un longsilence, je ne peux pas nier le fait que tu possèdes un pouvoirétrange ; cela m’a été démontré ce soir avec une plénitude etune clarté définitives. Puisque tu le possèdes, je ne saurais nierdavantage que d’autres le possèdent sans doute, si bien que l’idéegénérale du pouvoir médiumnique fait maintenant partie de mesconceptions du possible. Je ne débattrai pas cette question, carmes pensées sont encore troublées, et j’aurai besoin de la creuseravec vous, jeune Malone, et avec vos amis, avant de me la préciserdavantage. Je me bornerai à dire que mon esprit a reçu un choc etqu’une nouvelle œuvre du savoir semble s’être ouverte devantmoi.

– Nous serons vraiment très fiers, dit Malone,si nous pouvons vous aider.

Challenger grimaça un sourire.

– Oui, je suis certain qu’une manchette dansvotre journal : « Conversion duPr Challenger », serait un triomphe ! Je vousavertis que je n’en suis pas encore là.

– Nous ne nous livrerons sûrement pas à unemanifestation prématurée, et votre opinion peut demeurerstrictement privée.

– Le courage moral ne m’a jamais manqué pourproclamer mes opinions quand je les avais formées ! Mais pourcelle-ci il n’est pas temps encore. Ce soir toutefois, j’ai reçudeux messages, et je ne puis leur assigner une origineextracorporelle. Je tiens pour vrai, Enid, que tu étais réellementinconsciente ?

– Je vous affirme, papa, que je n’ai rien sude ce qui est arrivé.

– Parfait. Tu as toujours étais incapable deme mentir. Le premier message est venu de ta mère. Elle m’a assuréque c’était elle qui avait frappé comme je l’avais entendu et commeje vous l’avais dit. Il est évident à présent que tu étais lemédium et que tu ne dormais pas, mais que tu étais en transe. C’estincroyable, inconcevable, grotesquement merveilleux… Mais cela meparaît vrai.

– Crookes a employé presque les mêmes mots,dit Malone. Il a écrit que c’était « parfaitement impossibleet absolument vrai ».

– Je lui dois des excuses. Mais peut-êtredois-je des excuses à beaucoup de monde ?

– Personne n’en exigera, répondit Malone. Lesspirites ne se chauffent pas de ce bois-là.

– C’est le deuxième message que je voudraisexpliquer… fit le professeur en se tortillant sur son siège. C’estune histoire tout à fait privée… Je n’y ai jamais fait allusion.Personne n’aurait pu la connaître. Puisque vous en avez entendu unepartie, autant que vous sachiez le tout.

« J’étais un jeune physicien… Et cetteaventure a assombri toute ma vie ; avant ce soir, le nuage nes’était jamais levé. Que d’autres essaient d’expliquer l’événementpar la télépathie, par une action du subconscient, par ce qu’ilsvoudront ! Mais je ne saurais douter… Il m’est impossible dedouter qu’un message me soit venu du monde des morts.

« Il y avait à l’époque une nouvelledrogue dont on discutait ferme. Inutile d’entrer dans des détailsque vous seriez incapables d’apprécier à leur juste valeur. Qu’ilme suffise de vous dire que cette plante appartenait à une famillequi fournit des poisons mortels comme des médicaments puissants.J’en avais reçu un spécimen, l’un des premiers en Angleterre. Et jesouhaitais que mon nom fût associé à l’exploration de sespropriétés. J’en ai donné à deux hommes, Ware et Aldridge. Je leuren ai donné ce que je croyais être une dose sans danger. C’étaientdeux malades, comprenez-vous ? Deux malades dans ma salle degarde à l’hôpital. Au matin, tous deux étaient morts.

« Je les avais servis secrètement.Personne ne le savait. Il ne pouvait pas y avoir de scandale, cartous deux étaient de grands malades, et leur décès parut naturel.Mais au fond de mon cœur, j’ai eu peur. Je croyais que je les avaistués. Et cela a toujours été, dans toute ma vie, un arrière-plantrès sombre. Ce soir, vous avez entendu qu’ils sont morts demaladie et non pas de la drogue !

– Pauvre papa ! chuchota Enid, encaressant la grosse main aux poils rebelles. Comme vous avez dûsouffrir !

Challenger était trop fier pour supporter lapitié, même une pitié venant de sa propre fille. Il retira samain.

– Je travaillais pour la science !dit-il. La science doit prendre des risques. Je ne sais pas si jesuis blâmable. Et pourtant, pourtant, je me sens le cœur léger cesoir.

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