Au pays des brumes

Chapitre 13Le Pr Challenger part en guerre

Le Pr Challenger était de mauvaisehumeur. Et quand il était de mauvaise humeur, il le faisait savoirà toute sa maisonnée. Les effets de son courroux ne se limitaientd’ailleurs pas à son entourage immédiat, car la plupart des lettresterribles qui apparaissaient de temps à autre dans la presse, etdans lesquelles il étrillait jusqu’au sang un malheureuxadversaire, étaient autant de coups de foudre que lançait unJupiter offensé, assis dans une sombre majesté sur son trône detravail du haut de son appartement à Victoria. Les domestiquesosaient à peine pénétrer dans la pièce où, lançant des éclairs, latête chevelue et barbue s’arrachait de ses papiers comme un liond’un os. Seule Enid, dans de pareils moments, pouvaitl’affronter ; elle n’en éprouvait pas moins parfois cepincement au cœur que ressentent les dompteurs les plus témérairesquand ils pénètrent dans une cage. Elle n’évitait pas l’âcreté despropos, mais au moins elle n’avait pas à redouter de violencesphysiques : tout le monde ne pouvait en dire autant.

En certaines occasions, les crises du célèbreprofesseur avaient une cause matérielle : « Je suis unhépatique, monsieur ! Oui, un hépatique ! » Telleétait l’explication qu’il donnait à un accès exagéré. Mais cettefois-ci le foie n’était nullement responsable de sa mauvaisehumeur : c’était le spiritisme !

Il n’avait jamais réussi à s’affranchirmentalement de la maudite superstition qui allait à l’encontre detout le travail et de toute la philosophie de la vie. Il essayaitde la repousser avec mépris, d’en rire, de l’ignorerdédaigneusement, mais elle insistait toujours pour se placer surson chemin. Le lundi, il se jetait dans ses livres pour ne plus ypenser ; bien avant le samedi suivant, il se retrouvait plongédedans jusqu’au cou. C’était absurde ! Il avait l’impressionque son esprit se retirait des grands problèmes matériels pressantsde l’univers pour se gaspiller sur les contes de Grimm ou lesrevenants d’un romancier noir.

Puis la situation empira. D’abord Malone, quireprésentait pour lui le type moyen d’une humanité lucide, avaitété plus ou moins tourneboulé par les spirites, et il s’étaitrallié à leurs vues pernicieuses. Deuxièmement Enid, son petitagneau, son unique lien véritable avec le reste du monde, avait étécorrompue à son tour. Elle avait adhéré aux conclusions de Malone.Elle avait même déterré des faits qui constituaient des« preuves » cumulatives. Vainement s’était-il penchélui-même sur un cas précis : il avait démontré sans l’ombred’un doute que le médium était un bandit intrigant qui apportait àune veuve des messages de son mari défunt pour avoir la femme soussa coupe. Le cas était clair, et Enid l’avait admis. Mais ni elleni Malone ne consentaient à généraliser. Ils répondaient qu’il yavait des coquins dans toutes les professions, et qu’il fallaitjuger chaque mouvement par ce qu’il offrait de meilleur et non parce qu’il comportait de pire.

Tout cela était assez mauvais, mais le plusmauvais reste à dire. Challenger venait d’être publiquement humiliépar les spirites, par un homme qui avait reconnu qu’il étaitinculte, et que sur tout autre sujet il serait resté assis auxpieds du professeur comme un enfant sage ; et pourtant, aucours d’un débat public… Mais l’histoire mérite d’être contée.

Apprenez donc que Challenger, fort du méprisdans lequel il tenait toute opposition et ignorant la valeurvéritable des faits qui lui seraient soumis, avait récemmentdéclaré – moment fatal ! – qu’il descendrait de son olympe etqu’il rencontrerait, au cours d’un débat public, n’importe quelreprésentant du spiritisme.

« Je suis pleinement conscient,écrivit-il, que par une telle condescendance je cours le risque,comme tout autre homme de science d’un égal standing, d’accorder uncrédit de dignité à ces absurdes et grotesques aberrations del’esprit humain – dignité qu’ils seraient bien incapables derevendiquer autrement ! – mais nous devons accomplir notredevoir vis-à-vis du public ; nous devons périodiquement nousdétourner de notre travail sérieux, gâcher quelques instants pourdonner un coup de balai à ces toiles d’araignée éphémères quipourraient se réunir et devenir nocives si la science lesépargnait. »

Ainsi, de cette même manière trop confianteGoliath s’était avancé pour rencontrer son minusculeadversaire.

Les détails du débat sont tombés dans ledomaine public, et il n’est pas nécessaire de retracerminutieusement les phases de ce pénible événement. On rappelleraque le grand homme de science descendit au Queen’s Hall, accompagnépar de nombreux sympathisants rationalistes qui souhaitaientassister à la destruction impitoyable des visionnaires. De cespauvres créatures abusées, une foule considérable était égalementau rendez-vous, espérant contre toute espérance que leur championne serait pas complètement immolé sur l’autel de la scienceoutragée. Les deux clans remplissaient la salle et se défiaient duregard avec autant d’hostilité que les Bleus et les Verts mille ansplus tôt dans l’hippodrome de Constantinople. Sur la gauche del’estrade se tenaient les rangs serrés de ces farouchesrationalistes, qui accusent de crédulité les agnostiques victorienset qui rafraîchissent leur foi dans les collections de laGazette littéraire et du Libre Penseur.

Sur la droite de l’estrade, la barbe rousse deMailey flamboyait comme une oriflamme. Sa femme et Mervin, lejournaliste, étaient assis à côté de lui. Il était entouré de genssérieux : hommes et femmes de l’Alliance spirituelle de QueenSquare, du Collège psychique et de tous les temples éloignés,rassemblés pour encourager leur champion dans sa tâche ingrate. Surce mur solide d’humanité se détachaient les visages bienveillantsde Bolsover, l’épicier, accompagné de ses amis de Hammersmith, deTerbane, le porteur-médium, du révérend Charles Mason, aux traitsascétiques, de Tom Linden, qui venait de sortir du bagne, deMme Linden, du Dr Atkinson, de lord Roxton, deMalone, etc. Entre les deux camps était assis, solennel, impassibleet dodu, le juge Gaverson, de la Cour royale, qui avait accepté deprésider. Il était intéressant et symptomatique de noter que lesÉglises organisées s’étaient abstenues de participer à ce débatcritique qui mettait en cause le cœur et les centres vitaux de lavraie religion. Elles somnolaient, elles étaient à demiinconscientes ; elles ne pouvaient donc pas se rendre compteque l’esprit vivant de la nation s’interrogeait pour savoir sielles étaient condamnées à l’asphyxie, vers quoi elles tendaientdéjà, ou si une résurrection sous d’autres formes était possiblepour l’avenir.

Au premier rang, sur le côté, était assis lePr Challenger, monstrueux et menaçant, avec, derrière lui, sesdisciples au front large ; sa barbe assyrienne pointait, trèsagressive, un demi-sourire flottait sur ses lèvres, ses lourdespaupières retombaient insolemment sur ses yeux gris intolérants.Symétriquement, sur l’autre côté, était perché un personnage terneet sans prétention ; le chapeau de Challenger lui serait tombésur les épaules ; il était pâle, plein d’appréhension ;il jetait vers son adversaire léonin des regards où se lisaientl’excuse et la supplication. Toutefois, ceux qui connaissaient bienJames Smith n’avaient pas peur, ils savaient en effet que derrièreson apparence vulgaire et démocratique se dissimulait uneconnaissance à la fois pratique et théorique du sujet comme peud’êtres vivants en possédaient une. Les sages de la Société derecherche psychique n’étaient que des enfants en science psychique,par comparaison avec des spirites pratiquants comme James Smith,qui passaient leur vie dans diverses formes de communion avecl’invisible ; il leur arrivait de perdre tout contact avec lemonde où ils vivaient, et d’être inutilisables pour les tâchesquotidiennes ; mais la direction d’un journal plein de vie etl’administration d’une communauté étendue et dispersée avaientmaintenu James Smith les pieds solidement sur la terre. Ce quin’avait pas empêché ses excellentes facultés naturelles, noncorrompues par une culture superfétatoire, de se concentrer sur leseul terrain de savoir qui offrait à la plus grande intelligencehumaine une liberté d’action suffisante. Challenger avait pu s’ytromper : mais le débat allait mettre aux prises un brillantamateur discursif et un professionnel concis hautementspécialisé.

Toute l’assistance convint que le premiermorceau de Challenger fut pendant une demi-heure une exhibitionmagnifique de talent oratoire et de génie polémique. Sa voix avaitla profondeur des orgues ; seuls peuvent la sortir des hommesayant un mètre vingt-cinq de tour de poitrine ; elle s’élevaitet retombait selon une cadence parfaite qui enchanta son auditoire.Il était né pour diriger une assemblée ; c’était un chef,évidemment, pour l’humanité ! Tour à tour il fut descriptif,humoriste, convaincant. Il brossa le tableau du développementnaturel de l’animisme parmi des sauvages tremblants sous le cielnu, incapables de rendre compte du battement de la pluie ou durugissement du tonnerre, et voyant une intelligence bienveillanteou malveillante derrière ces opérations de la nature que la scienceavait à présent classées et expliquées.

De là, sur de fausses prémisses, s’échafaudacette foi dans des esprits ou dans des êtres invisibles hors denous ; par un curieux atavisme, voici qu’elles émergeaient ànouveau à notre époque, au sein des couches les moins cultivées del’humanité. C’était le devoir de la science de résister à depareilles tendances rétrogrades, et c’était le sentiment qu’ilavait de ce devoir qui l’avait tiré, lui, Challenger, malgré sarépugnance, du privé de son cabinet vers cette estradepublicitaire. Il fit une caricature rapide du mouvement tel que sescalomniateurs le décrivaient. De la façon dont il la conta, c’étaitune histoire de mauvais goût, une histoire de phalanges d’orteilsqui craquaient, de peinture phosphorescente, de fantômes enmousseline, d’un commerce nauséeux de commissions sordides entreles ossements des morts et les pleurs des veuves. Ces gens étaientles hyènes de l’espèce humaine qui s’engraissaient sur destombeaux. [Applaudissements des rationalistes, et rires ironiqueschez les partisans du spiritisme.] Ils n’étaient pas tous descoquins. [« Merci, professeur ! » cria une voix destentor.] Mais les autres étaient idiots. [Rires.] Était-ce exagéréd’appeler idiot l’homme qui croyait que sa grand-mère pouvaittransmettre des messages au moyen d’un pied de table àmanger ? Jamais des sauvages n’étaient descendus aussi basdans la superstition ! Ces gens avaient pris à la mort sadignité, et ils avaient souillé de leur propre vulgarité lasérénité des tombes. C’était vraiment une affaire haïssable !Il regrettait d’avoir à parler si fermement, mais seuls le scalpelou le cautère pouvaient arrêter la croissance de ce cancer.Certainement, l’homme n’avait pas besoin de se laisser troubler pardes spéculations grotesques sur la nature de la vie dans l’au-delà.N’avions-nous pas suffisamment à faire avec ce monde ? La vieétait une chose merveilleuse. L’homme qui appréciait les vraisdevoirs et les vraies beautés qu’elle comportait avait de quois’occuper sans barboter dans les pseudo-sciences qui avaient leursracines dans la fraude, ainsi que les tribunaux l’avaient prouvédes centaines de fois, et qui, néanmoins, trouvaient toujours denouveaux adeptes dont la crédulité folle et les préjugésirrationnels les rendaient imperméables à toute discussion.

Tel fut, en résumé cru et brutal, l’exposé quiouvrit le débat. Les matérialistes l’accueillirent avec deshurlements de joie. Les partisans du spiritisme paraissaientfurieux et mal à l’aise. Leur orateur se leva, pâle mais résolu,pour répondre à cet assaut massif.

Son physique, ses accents ne possédaientaucune des qualités qui rendaient Challenger si impressionnant,mais il parlait d’une voix nette et il exposa ses arguments avec laprécision d’un ouvrier à qui ses outils sont depuis longtempsfamiliers. Le début de son discours fut courtois et humble au pointqu’il donna l’impression que M. James Smith était fortintimidé. Il sentait bien toute la présomption qu’il y avait de sapart, à lui qui manquait tellement de culture, à se mesurer avec unantagoniste si célèbre qu’il avait lui-même si fort respecté. Illui paraissait pourtant que dans la longue liste des exploitsaccomplis par le Pr Challenger, exploits qui avaient rendu sonnom fameux dans le monde entier, il en manquait un ; orc’était malheureusement sur cette lacune de son savoir qu’il avaitété tenté de discourir. Il avait écouté le professeur avecadmiration quant à l’éloquence, mais avec surprise et même avecmépris, pourrait-il dire, quant aux affirmations qu’il avaitentendues. Il était clair que le professeur avait préparé saconférence en lisant toute la littérature antispirite qu’il avaitpu rassembler – et cette source d’information était bienimpure ! – mais qu’il avait négligé de prendre connaissancedes ouvrages d’auteurs parlant du haut de leur expérience comme deleurs convictions.

Toute cette histoire d’articulationscraquantes et d’autres trucs frauduleux remontait au milieu del’ère victorienne ; et dans l’anecdote de la grand-mèrecommuniquant par l’intermédiaire d’un pied de table il nereconnaissait rien qui ressemblât à une description équitable desphénomènes psychiques. De telles comparaisons lui rappelaient lesplaisanteries dont furent saluées les grenouilles dansantes deVolta, et qui retardèrent la prise en considération de sesexpériences sur l’électricité. Elles n’étaient pas dignes duPr Challenger ! Comment pouvait-il ignorer que le médiumfrauduleux était le pire ennemi des spirites, qu’il était dénoncésous son nom dans les journaux qui s’occupaient de psychisme chaquefois qu’il était découvert, et que cette sorte de révélation étaitle fait des spirites eux-mêmes, car ils stigmatisaient les« hyènes humaines » aussi sévèrement que son adversairel’avait fait ? On ne condamne pas les banques parce que desfaussaires s’en servent quelquefois pour des desseins néfastes.C’était perdre du temps devant un auditoire si distingué que dedescendre jusqu’à réfuter des arguments aussi puérils. Si lePr Challenger avait nié les implications religieuses duspiritisme tout en acceptant les phénomènes, il aurait été plusdifficile de lui répondre. Mais en niant tout il se plaçait dansune position absolument impossible. Sans doute lePr Challenger avait-il lu le récent travail du Pr Richet,célèbre physiologue. Ce travail avait requis trente années, maisRichet avait vérifié tous les phénomènes.

Peut-être le Pr Challengerconsentirait-il à révéler à l’assistance la nature des expériencespersonnelles auxquelles il s’était livré, et qui lui conféraient ledroit de parler de Richet, de Lombroso ou de Crookes comme d’autantde sauvages superstitieux ? Il était fort possible que sonadversaire eût poursuivi en privé des expériences dont nul nesavait rien. Mais dans ce cas, qu’il les porte à la connaissance dumonde ! Et jusqu’à ce qu’il le fît, il serait antiscientifiqueet réellement indécent de bafouer des hommes dont la réputationétait à peine inférieure à la sienne, et qui avaient procédé, eux,à des expériences qu’ils avaient révélées au public.

Quant à dire que le monde se suffit àlui-même, c’était peut-être un point de vue valable pour unprofesseur à succès doté d’un corps parfaitement sain, mais si l’onvivait dans une mansarde de Londres avec un cancer à l’estomac, onpourrait remettre en cause la doctrine selon laquelle point n’étaitutile de languir après tout autre état que l’actuel.

James Smith exécutait un travail d’ouvrier,illustré par des faits, des dates et des chiffres. Il avait beau nepas atteindre les cimes de l’éloquence, il énonçait quantitéd’idées qui sollicitaient une réplique. Or il apparut bientôt, nonsans tristesse, que Challenger n’était pas capable d’apporter cetteréplique. Il avait soigneusement lu ce qui étayait sa propre thèse,mais il avait négligé d’étudier celle de son adversaire ; ilavait trop facilement accepté les hypothèses spécieuses et puérilesdes écrivains incompétents qui avaient traité d’un sujet qu’ilsn’avaient pas exploré par eux-mêmes. Au lieu de répondre àM. James Smith, Challenger se mit en colère. Le lion commençaà rugir. Il secouait sa crinière sombre, et ses yeux étincelaienttandis que retentissait à nouveau dans la salle sa voix grave.Qu’étaient donc ces gens qui s’abritaient derrière des noms honoréscertes, mais qui s’étaient fourvoyés ? De quel droitattendaient-ils des hommes de science les plus sérieux qu’ilssuspendissent leurs travaux pour perdre leur temps à examiner leursfolles suppositions ? Il y avait des choses qui allaient desoi, qui ne nécessitaient pas de démonstration. C’était à ceux quilançaient des affirmations qu’il incombait d’apporter des preuves.Si son contradicteur, dont le nom lui échappait, déclare qu’il peutsusciter des esprits, alors qu’il en fasse surgir un tout de suite,devant cet auditoire sain et impartial ! S’il dit qu’il reçoitdes messages, alors qu’il nous donne des nouvelles en avance surles agences d’information et de presse ! [« Cela asouvent été fait ! » crièrent des spirites.] Vous leprétendez, mais moi je le nie ! J’ai trop l’habitude de vosassertions ridicules pour les prendre au sérieux. [Tumulte.L’orateur écrase les pieds du juge Gaverson.] S’il affirme qu’ilbénéficie d’une inspiration supérieure, alors qu’il apporte la cléde l’énigme policière de Peckham Rye ! S’il est en rapportavec les êtres angéliques, alors qu’il nous donne une philosophieplus haute que celle qu’un mortel est capable de concevoir !Cette fausse science, ce camouflage de l’ignorance, ces idioties àpropos de l’ectoplasme et d’autres produits mythiques del’imagination psychique n’étaient que des manifestations du pur etsimple obscurantisme, des bâtards nés de la superstition et du noirdes ténèbres. Partout où l’affaire avait été soumise à examen, onavait abouti à de la corruption et à de la putridité mentale. Tousles médiums étaient des imposteurs conscients. [« Et vous unmenteur ! » cria une voix de femme dans l’entourage desLinden.] Les voix des morts n’ont jamais prononcé autre chose quedes babillages enfantins. Les asiles regorgeaient de supporters dece culte, et ils en compteraient encore plus si chacun avait cequ’il méritait.

Son discours avait été violent, mais ils’avéra parfaitement inopérant. Le grand homme était consterné. Ilréalisait que l’affaire était sérieuse, et qu’il s’y était embarquéà la légère. Il s’était réfugié dans la colère, il avait tonné,procédé par affirmations définitives, ce qui ne peut être valableque lorsqu’il n’y a pas d’adversaire capable d’en tirer avantage.Les partisans du spiritisme semblaient plus amusés que mécontents.Les matérialistes s’agitaient, mal à l’aise, sur leurs sièges.James Smith se leva pour son dernier coup de batte. Il arborait unsourire malicieux. Tout dans son attitude était une menacevivante.

Il était obligé, dit-il, de réclamer de sonillustre contradicteur une attitude plus scientifique. N’était-cepas un fait extraordinaire que tant de savants, lorsque leurspassions ou leurs préventions étaient en cause, affichassent un siprofond mépris pour leurs propres principes ? De cesprincipes, le plus rigide était qu’un sujet devait être examinéavant d’être condamné. Nous avons vu récemment, dans des problèmestels que la télégraphie sans fil ou les machines plus lourdes quel’air, que les choses les plus invraisemblables pouvaient surveniret se vérifier. Il est extrêmement dangereux de dire apriori qu’une chose est impossible. Et pourtant lePr Challenger était tombé dans cette erreur. La réputationqu’il avait si justement gagnée à propos de problèmes qu’il avaitétudiés, il l’avait utilisée pour jeter le discrédit sur unproblème qu’il n’avait pas étudié. Un homme peut être un grandphysiologue et un grand physicien : n’en concluons pas pourcela qu’il fait autorité en science psychique.

Il était évident que le Pr Challengern’avait pas lu les ouvrages types qui avaient traité du sujet surlequel il se posait en autorité. Pouvait-il dire à l’auditoire lenom du médium de Schrenck Notzing ? Il marqua un temps d’arrêtpour la réponse. Pouvait-il dire alors le nom du médium duDr Crawford ? Non ? Pouvait-il dire quel avait étéle sujet des expériences du Pr Zollner à Leipzig ?Comment ! Son silence persistait ? Mais c’étaientpourtant les points essentiels du débat ! Il avait hésité àfaire des personnalités, mais le robuste langage du professeurexigeait de sa part une franchise correspondante. Le professeursavait-il que cet ectoplasme qu’il venait de tourner en dérisionavait été soumis à l’examen de vingt professeurs allemands – iltenait leurs noms à sa disposition – et que tous avaientauthentifié son existence ? Comment le Pr Challengerpouvait-il nier si légèrement ce que ses éminents collègues avaientaffirmé ? Avancerait-il qu’ils étaient eux aussi des criminelsou des idiots ? La vérité était que le professeur était venudans cette salle complètement ignorant des faits, et qu’il lesapprenait à présent pour la première fois. Il ne se doutaitabsolument pas que la science psychique avait déjà ses lois ;sinon il n’aurait pas formulé une requête aussi puérile que dedemander à une forme ectoplasmique de se manifester en pleinelumière sur cette estrade, alors que n’importe quel étudiant savaitque l’ectoplasme était soluble à la lumière. Quant à l’énigmepolicière de Peckham Rye, il n’avait jamais été question que lemonde des anges fût une succursale de Scotland Yard. Jeter de lapoudre aux yeux du public, voilà ce qui, de la part d’un hommecomme le Pr Challenger…

À cet instant, l’éruption se produisit.Challenger avait frétillé sur sa chaise. Challenger avait tiré sursa barbe. Challenger avait bombardé l’orateur de regardsmeurtriers. Mais soudain il bondit comme un lion blessé vers latable à côté du président qui, bien calé dans son fauteuil, étaitplongé dans un demi-sommeil, avait croisé ses mains dodues sur sonample bedaine et qui, devant cette subite apparition, sursauta sifort qu’il faillit tomber dans l’orchestre.

– Asseyez-vous, monsieur !Asseyez-vous ! cria-t-il.

– Je refuse de m’asseoir ! rugitChallenger. Monsieur, j’en appelle à vous, qui présidez cedébat ! Suis-je ici pour être insulté ? Ces procédés sontintolérables. Je ne les supporterai pas plus longtemps. Puisque monhonneur personnel est mis en cause, je me vois obligé de prendremoi-même l’affaire en main !

Comme beaucoup de ceux qui foulent aux piedsles opinions des autres, Challenger était extrêmement susceptibledès que quelqu’un s’avisait de prendre la plus petite libertévis-à-vis des siennes. Chacune des phrases incisives de soncontradicteur avait été une banderille pointue qui s’enfonçait dansle flanc d’un taureau écumant. Maintenant, dans sa fureur muette,il brandissait son énorme poing velu par-dessus la tête duprésident dans la direction de son adversaire, dont le sourireironique décuplait ses velléités de bagarre. À force de menacerJames Smith du poing, il tomba en avant et entraîna dans sa chutele président, qui s’étala de tout son long sur l’estrade. Du couple vacarme fut à son comble dans la salle. La moitié desrationalistes était scandalisée ; l’autre moitié, en signe desympathie à l’adresse de leur champion, criait : « C’estune honte ! » Les partisans du spiritisme avaient éclatéen clameurs de raillerie ; mais plusieurs s’étaient élancésvers l’estrade afin de protéger leur champion contre toute violencephysique.

– Il faut que nous sortions d’ici le chervieux ! dit Roxton à Malone. Il va assassiner quelqu’un sinous ne nous en mêlons pas. Je veux dire… Il va distribuer descoups tout autour de lui, hein ? et la police devra s’enmêler !

L’estrade était devenue une foule grouillanteet hurlante. Malone et Roxton jouèrent des coudes pour arriverjusqu’à Challenger. Soit en le poussant judicieusement, soit enusant d’éloquents artifices de persuasion, ils le conduisirent horsdu bâtiment. Il proférait encore toutes sortes de menaces. Dans lasalle, une adresse pour la forme fut votée en l’honneur duprésident, et la réunion se termina dans des rixes et desbagarres.

« Toute cette histoire, déclara lelendemain matin le Times,est déplorable, elle illustreavec force le danger de ces débats publics sur des questions quipassionnent les préjugés des orateurs et de l’auditoire. Des termestels que « idiot microcéphale ! » ou« survivant simiesque ! », quand ils sont proférés àl’adresse d’un contradicteur par un professeur de réputationmondiale, témoignent des distances qu’on se permet aujourd’hui defranchir. »

Après cette longue digression, revenons àl’humeur du Pr Challenger. Nous avons dit qu’elle étaitdétestable : il était assis derrière son bureau ; iltenait d’une main le Times, et ses sourcils ployaient sousle faix de la colère. Pourtant ce fut le moment que choisit lemaladroit Malone pour lui poser la question la plus intime qu’unhomme puisse soumettre à son semblable.

Soyons objectifs : il serait peut-êtreinjuste à l’égard du sens diplomatique de Malone de dire qu’ilavait « choisi » ce moment. En vérité, il était allés’assurer que l’homme pour lequel, en dépit de toutes sesexcentricités, il nourrissait autant de respect que d’affection,n’avait pas souffert des événements de la veille au soir. Sur cepoint du moins, il fut rapidement rassuré.

– Intolérable ! rugit le professeur.

À l’entendre, on aurait dit qu’il avait passéla nuit à vociférer. Challenger répéta :

– Intolérable ! Vous-même étiez-là,Malone. Malgré votre sympathie inexplicable et mal dirigée pour lesopinions imbéciles de ces gens-là, vous admettrez bien que toute latenue des débats était intolérable pour moi, et que ma protestationétait justifiée, plus que justifiée ! Il est possible quelorsque j’ai lancé la table présidentielle à la tête du directeurdu collège psychique j’aie outrepassé les limites de la courtoisie,mais la provocation avait été excessive ! Rappelez-vous que ceSmith ou Brown… son nom est le plus matériel du monde… osaitm’accuser d’ignorance, et jeter de la poudre aux yeux dupublic !

– C’est vrai ! dit Malone sur un tonapaisant. Mais quand même, professeur ! Vous leur avez flanquédeux ou trois coups terribles.

Les traits tirés de Challenger se détendirent,et il se frotta les mains de ravissement.

– Oui, je crois que quelques-uns de mes coupsont porté ! Je suppose qu’ils ne seront pas oubliés. Quandj’ai dit que les asiles de fous seraient remplis si chacun d’entreeux avait ce qu’il méritait, ils ont accusé le choc. Ils ont tousglapi, je m’en souviens, comme un chenil rempli de chiots. C’estleur absurde observation touchant au fait que j’aurais dû lire leurlittérature en peau de lapin qui m’a échauffé. Mais j’espère, mongarçon, que vous êtes venu me voir ce matin pour me dire que mondiscours d’hier soir a produit d’heureux effets sur votre cervelle,et que vous avez reconsidéré des opinions qui nuisent grandement,je l’avoue, à notre amitié.

Malone plongea hardiment.

– Quand je suis venu ici, j’avais autre chosedans la tête, dit-il. Vous devez savoir que votre fille Enid etmoi, nous avons beaucoup travaillé ensemble tous ces temps-ci. Pourmoi, monsieur, elle est devenue « l’unique », et je neserai heureux que du jour où elle sera ma femme. Je ne suis pasriche, mais un poste de rédacteur en chef adjoint dans un journalm’a été proposé, et je possède toutes les ressources pécuniairesnécessaires pour fonder un foyer. Vous me connaissez depuis quelquetemps ; j’espère que vous n’avez rien contre moi. J’ai donc debonnes raisons de croire que je puis compter sur votre approbationrelativement à mes projets.

Challenger frappa sa barbe et ses paupièresglissèrent dangereusement devant ses yeux.

– Mes facultés, dit-il, ne sont pas tellementamoindries que je n’aie rien remarqué des rapports qui se sontétablis entre ma fille et vous. Ce problème se trouve cependantétroitement mêlé à celui que nous étions en train de discuter. Vousavez tous deux, je le crains, sucé le lait empoisonné de cessophismes ; or je me sens de plus en plus enclin à consacrerle reste de mes jours à les extirper de l’humanité. Sur le seulplan de l’eugénisme, je ne pourrais donner mon consentement à uneunion basée sur de pareils fondements. Je dois donc vous prier deme donner l’assurance précise que vos opinions sont devenues plussaines. Je demanderai à Enid la même chose.

C’est ainsi que Malone se trouva enrôlé dansla noble phalange des martyrs. Le dilemme était cruel ; ill’affronta en homme.

– Je suis sûr, monsieur, que vous nem’estimeriez guère si mes opinions sur la vérité, qu’elles fussentjustes ou fausses, oscillaient au gré de considérationsmatérielles. Je suis incapable de modifier mes opinions, même pourconquérir Enid. Je suis sûr qu’elle serait de mon avis.

– Vous ne pensez pas que j’ai été hier soir lemeilleur ?

– J’ai trouvé que votre discours était trèséloquent.

– Ne vous ai-je pas convaincu ?

– Pas contre le témoignage de mes propressens.

– N’importe quel imposteur pourrait trompervos sens.

– Je crains, monsieur, que sur ce point monopinion ne soit arrêtée.

– Alors la mienne l’est aussi ! rugitChallenger, avec un mauvais éclat dans le regard. Vous allezquitter cette maison, monsieur, et vous n’y reviendrez que lorsquevous aurez recouvré la santé.

– Un moment ! s’écria Malone. Je vousprie, monsieur, de ne pas précipiter les choses. J’attache trop devaleur à votre amitié pour risquer de la perdre si cette pertepeut, de quelque façon que ce soit, être évitée. Il est possibleque sous votre direction je comprenne mieux ces phénomènes quim’embarrassent. Si je pouvais m’arranger, accepteriez-vous d’êtrepersonnellement présent à l’une de ces démonstrations au coursdesquelles vos puissantes facultés d’observation pourraient jeterun rayon de lumière sur les choses qui me déroutent ?

Challenger était très sensible à la flatterie.Il fit la roue comme un paon royal.

– Mon cher Malone, dit-il, si je puis vousaider à expulser ce virus – comment l’appellerons-nous,Microbus spiritualensis – de votre organisme, je me mets àvotre disposition. Je serai heureux de consacrer un peu de montemps à démonter ces erreurs spécieuses dont vous avez été siaisément une victime. Je ne dirai pas que vous êtes complètementdépourvu de cervelle, mais je dirai que votre bonne nature selaisse trop facilement influencer. Je vous avertis que je serai unenquêteur précis et que j’apporterai à cette enquête les méthodesde laboratoire où, comme on veut bien généralement en convenir, jesuis passé maître.

– C’est ce que je désire.

– Alors faites naître l’occasion et je ne lamanquerai pas. Mais jusque-là, vous comprendrez que j’insiste pourque vos projets avec ma fille ne soient pas poussés plus avant.

Malone hésita.

– Je vous en donne ma promesse pour sixmois ! fit-il enfin.

– Et que ferez-vous passé ce laps detemps ?

– Je prendrai ma décision, répondit-il avecdiplomatie.

Ainsi se sortit-il honorablement d’unesituation qui avait été, à un moment donné, périlleuse.

Il eut la chance, lorsqu’il se trouva sur lepalier, de rencontrer Enid, qui revenait d’un shopping matinal.Comme tout Irlandais, il avait la conscience large, il pensa queces six mois n’étaient pas à quelques minutes près, et il persuadaEnid de descendre avec lui dans l’ascenseur. C’était l’un de cesascenseurs que seuls peuvent diriger leurs utilisateurs ; enl’occurrence, il se coinça entre deux paliers d’une manière àlaquelle Malone uniquement pouvait remédier. Malgré plusieursappels impatients, il demeura coincé un bon quart d’heure. Quand ilconsentit à fonctionner correctement, quand Enid put enfin regagnerson étage, et Malone la rue, les amoureux s’étaient préparés àattendre six mois, et tous deux partageaient l’espoir que cetteexpérience connaîtrait un dénouement heureux.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer