Au pays des brumes

Chapitre 4Dans Hammersmith, il s’en passe de drôles !

L’article signé « de nos envoyésspéciaux » suscita autant d’intérêt que de controverses. Ilétait précédé d’un « chapeau » qu’avait rédigé lerédacteur en chef adjoint pour calmer les susceptibilités de laclientèle orthodoxe, et qu’on pourrait résumer ainsi :« Ces choses méritaient d’être observées et exactementrapportées ; mais, entre nous, ça sent le roussi ! »Un courrier considérable s’abattit aussitôt sur Malone. Lescorrespondants étaient pour ou contre, et leur abondance montraitquelles passions entraient en jeu. Les articles précédentsn’avaient provoqué que des réactions insignifiantes : de tempsà autre un grognement que poussait soit un bigot, soit unprotestant évangélique zélé. Mais cette fois la boîte aux lettresde Malone ne désemplissait pas. La plupart de ses correspondantsmettaient en doute l’existence des forces psychiques, dont ilsfaisaient des gorges chaudes ; beaucoup d’ailleurs, quoiqu’ils pensassent des forces psychiques, n’avaient jamais apprisl’orthographe ! Les tenants du spiritisme n’étaient guèremoins sévères : car Malone n’avait pas dénaturé la vérité,mais il avait usé du privilège journalistique de mettre l’accentsur les aspects humoristiques qui n’avaient pas manqué.

Dans la semaine qui suivit la publication del’article, Malone, qui se trouvait à son bureau de laGazette, prit subitement conscience d’une présenceimposante qui s’était installée devant lui. Il leva ses yeux, quidécouvrirent d’abord une carte de visite portant ces mots :« James Bolsover, marchand de comestibles, High Street,Hammersmith. » Il les leva plus haut, derrière la carte setenait, plutôt en chair qu’en os, le président de l’assemblée qu’ilavait visitée dimanche soir. Bolsover agita vers Malone un journalaccusateur, mais son visage lui tressait des sourires.

– Allons ! allons ! lui dit-il. Jevous avais dit que vous seriez séduit par le côté amusant…

– Trouveriez-vous que mon compte rendu n’estpas loyal ?

– Ma foi, monsieur Malone, je crois que lajeune demoiselle et vous avez fait pour nous de votre mieux. Maisvous ignoriez tout, et vous avez été impressionné par lepittoresque. Réfléchissez pourtant qu’il serait bien surprenant quetous les hommes intelligents qui ont quitté la terre n’aient pasmis au point un procédé pour venir nous dire un mot par-cipar-là.

– C’est souvent un mot bien stupide !

– Hé ! oui, mais il n’y a pas que desgens intelligents qui aient quitté notre monde. Il y a aussiquantité de médiocres : ils ne changent pas. Et puis, qui peutsavoir de quel message on a le plus besoin ? Hier, unclergyman est venu voir Mme Debbs. Il avait le cœurbrisé parce qu’il avait perdu sa fille. Mme Debbs aalors obtenu plusieurs messages : la jeune fille étaitheureuse : seul le chagrin de son père lui faisaitvéritablement de la peine. Le clergyman a alors déclaré que cesmessages ne l’intéressaient pas, que n’importe qui aurait pu lesprononcer, que ce n’était pas sa fille, etc. Alors, subitement,Mme Debbs a eu le message suivant :« Mais je vous en supplie, papa, ne portez jamais un col blancavec une chemise de couleur. » C’était un message plutôtbanal, n’est-ce pas ? Eh bien ! le clergyman a commencé àcrier : « C’est elle ! C’est elle ! Je lareconnais : elle me taquinait toujours au sujet de mescols ! » Ce sont les petites choses qui comptent danscette vie, monsieur Malone, simplement les choses intimes,modestes…

Malone ne s’avoua pas vaincu :

– N’importe qui aurait protesté contre unechemise de couleur et un col blanc chez un clergyman !

M. Bolsover se mit à rire :

– Vous vous cramponnez solidement à votreposition ! Mais je ne saurais vous en blâmer car, autrefois,j’étais comme vous… Dites-moi, je suis venu ici dans un butdéterminé : vous êtes un homme occupé, je le suis aussi, alorslimitons-nous aux faits. D’abord, je voulais vous dire que tous lesgens sensés qui ont lu votre article en ont été satisfaits.M. Algernon Mailey m’a écrit qu’il nous ferait du bien, s’ilest content, nous le sommes tous.

– Mailey l’avocat ?

– Mailey le réformateur religieux, c’est sousce titre qu’il sera célèbre.

– Bien. Quoi d’autre ?

– Simplement que nous ne demandons pas mieuxque de vous aider, vous et la jeune demoiselle, à approfondir leproblème. Pas pour une publicité, vous comprenez, mais juste pourvotre propre bien… Quoique évidemment nous ne crachions pas sur lapublicité ! Dans ma maison, j’organise des séances consacréesaux phénomènes psychiques sans médium professionnel. Si vousvouliez vous joindre à nous…

– Rien ne me plairait davantage.

– Alors venez ! Venez tous les deux. Jen’ai pas beaucoup de profanes. Je ne voudrais pas recevoir chezmoi, par exemple, l’un de ces personnages de la recherchepsychique. Pourquoi risquerais-je d’être insulté par des soupçonset par des pièges ? On croirait, ma parole, que nous sommesdépourvus de toute sensibilité ! Vous, vous avez du bonsens : nous n’en demandons pas plus.

– Mais je ne suis pas un convaincu. Est-ce quemon incroyance ne constituera pas un obstacle ?

– Pas du tout. Aussi longtemps que vous serezimpartial et que vous ne détruirez pas l’ambiance, tout ira bien.Les esprits hors des corps sont comme les esprits dans lescorps ; ils n’aiment pas les gens désagréables. Soyez aimableset courtois, ainsi que vous le seriez dans toute autre société.

– Cela, je puis vous le promettre.

– Ils sont parfois curieux, dit encoreM. Bolsover, en veine de réminiscences. Il vaut mieux se tenirsur leur droite. Ils n’ont pas la permission de faire du mal auxhumains, mais nous faisons tous des choses défendues, et ils sonttrès humains, vous verrez ! Rappelez-vous comment lecorrespondant du Times eut la tête fendue d’un coup detambourin au cours d’une séance chez nos frères de Davenport. Biendommage, sans doute ! Mais la chose arriva. Aucun ami n’a eula tête fendue. Il y a eu, au bas de Steppy Way, un autre cas. Unusurier se rendit à une séance. L’une de ses victimes, qu’il avaitacculée au suicide, entra dans le médium, celui-ci prit l’usurier àla gorge, et il s’en fallut de peu qu’il ne l’étranglât… Mais jepars, monsieur Malone. Nous tenons séance une fois par semainedepuis quatre ans sans interruption. Le jeudi à huit heures.Prévenez-nous un jour à l’avance, et je demanderai à M. Maileyde venir pour que vous vous rencontriez. Mieux que moi il saurarépondre à vos questions… Jeudi prochain ? Parfait !

Et M. Bolsover sortit de la pièce.

Il est possible, après tout, que Malone etEnid Challenger aient été plus impressionnés qu’ils n’aient voulul’admettre par leur brève expérience. Mais c’étaient tous deux desgens sensés, qui estimaient que toute cause naturelle du possibledevait être épuisée, et très complètement épuisée, avant que nefussent élargies les limites de ce possible. Tous deux professaientun profond respect pour l’intelligence formidable de Challenger, etses vues puissantes les influençaient. Toutefois Malone se trouvaobligé de convenir, au cours de fréquentes discussions, quel’opinion d’un homme intelligent sans expérience avait réellementmoins d’importance et de valeur que celle de l’homme de la rue« qui y était allé ».

Des discussions, il en eut, par exemple avecMervin, le directeur de la revue psychique L’Aube, quis’occupait des différents aspects de l’occultisme à travers lesâges. Mervin était un petit homme ardent, avec un cerveau depremier ordre qui l’aurait porté au faîte de sa profession s’iln’avait pas décidé de sacrifier les gloires de ce monde pour volerau secours de ce qui lui semblait être une grande vérité. CommeMalone était désireux d’apprendre et Mervin disposé à enseigner,les maîtres d’hôtel du Club littéraire avaient du mal à leur fairequitter le coin de table près de la fenêtre où ils déjeunaientensemble. Tout en contemplant la grande courbe de la Tamise et sonpanorama de ponts, ils s’attardaient devant leur café, fumaient descigarettes, et ils ne manquaient point d’aborder tous les aspectsde ce problème gigantesque et absorbant. De nouveaux horizonss’ouvraient déjà pour Malone.

Un avertissement donné par Mervin éveilla del’impatience et presque de la colère dans l’esprit de Malone. Ilétait trop irlandais pour ne pas se dresser contre toutecontrainte ; or cet avertissement lui donna l’impression qu’oncherchait à exercer sur lui une contrainte sournoise etparticulièrement regrettable.

– Vous allez assister à l’une des séancesfamiliales de Bolsover ? lui dit Mervin. Elles sont,naturellement, fort connues parmi nous, quoique à la vérité ellesn’aient lieu que pour un petit nombre d’élus. Aussi pouvez-vousvous considérer comme un privilégié. Il s’est entiché devous !

– Il a pensé que j’avais écrit sur eux deschoses équitables.

– Oh ! votre article ne cassaitrien ! Pourtant, au sein de la stupidité obtuse et morne quiest notre lot quotidien, il reflétait un souci de dignité,d’équilibre, avec un certain sens des valeurs.

Malone secoua la cendre de sa cigarette d’ungeste de désapprobation.

– Les séances de Bolsover et autres sont deséléments qui importent peu dans l’édifice de la véritable sciencepsychique. Elles ressemblent à ces fondations grossières qui aidentcertainement à soutenir le temple, mais qu’on oublie dès qu’on yest entré et qu’on l’habite. C’est à la superstructure plus hauteque nous nous intéressons. Si vous ajoutez foi à la littérature bonmarché dont se repaît l’amateur de sensations fortes, vous allezcroire que les phénomènes physiques – ceux que vous avez décrits,plus quelques histoires de revenants ou de maisons hantées –constituent tout le problème. Bien sûr, lesdits phénomènesphysiques ont leur utilité : ils attirent l’attention del’enquêteur et l’encouragent à aller de l’avant. Personnellement,je les ai tous vus, mais je ne traverserais pas la rue pour lesrevoir une autre fois ! En revanche, je ferais des kilomètressur les grandes routes pour obtenir des messages supérieurs del’au-delà.

– Oui, je comprends la distinction. Mais pourmoi, c’est différent ; car, personnellement, je ne crois niaux messages ni aux phénomènes physiques.

– D’accord ! Saint Paul était un bondocteur en sciences psychiques. Il argumente là-dessus avec unetelle habileté que ses traducteurs ont été incapables de déguiserle sens réel, alors qu’en d’autres cas ils y ont très bienréussi.

– Pouvez-vous me donner laréférence ?

– Je connais assez bien mon Nouveau Testament,mais je ne le sais pas par cœur. Il s’agit du passage dans lequelil dit que le don des langues, qui était évidemment une chosesensationnelle, était destiné aux non-instruits mais que lesprophéties, qui sont de véritables messages spirituels, étaient ledon des élus[2]. En d’autres termes, cela veut dire qu’unspirite expérimenté n’a pas besoin des phénomènes physiques.

– Je vérifierai ce passage.

– Vous le trouverez dans les Épîtres auxCorinthiens, je crois. D’ailleurs, la moyenne de l’intelligencedans ces vieilles congrégations doit avoir été assez élevée pourque les épîtres de Paul aient été lues à haute voix et parfaitementcomprises.

– Cela est généralement admis, non ?

– En tout cas, c’est un exemple concret… Maisje m’engage sur une ligne secondaire. Ce que je voulais vousrecommander, c’est de ne pas prendre trop au sérieux ce petitcercle de Bolsover. Ses voies sont honnêtes, mais elles sontdiablement courtes ! Cette chasse aux phénomènes, moi,j’appelle cela une maladie. Je connais des femmes qui s’activentconstamment dans ces séances en chambre, qui revoient toujours lamême chose, parfois réelle, parfois, je le crains, imitée… Non,quand vous avez le pied bien assuré sur le premier échelon, ne vousattardez pas, montez à l’échelon supérieur et là, assurez bienvotre pied.

– Je vous comprends. Mais moi, je suis encoresur la terre ferme.

– Ferme ? s’écria Mervin.Seigneur !… Hélas ! mon journal est aujourd’hui souspresse, et il faut que j’aille à l’imprimerie. Avec un tirage dedix mille exemplaires environ, nous agissons modestement… pas commevous, les ploutocrates de la presse quotidienne !Pratiquement, c’est moi qui fais tout.

– Vous avez parlé d’un avertissement.

– Oui, oui ! Je voulais vous avertir dequelque chose…

La figure de Mervin, mince et passionnée, sefit extrêmement sérieuse.

– Si vous avez des préjugés enracinés,religieux ou autres, qui vous amèneraient à démolir ce sujet aprèsenquête, alors n’enquêtez pas, ce serait dangereux.

– Dangereux ! En quoi ?

– Ils sont indifférents au doute honnête, à lacritique honnête, mais s’ils sont maltraités, ils deviennentdangereux.

– Qui « ils » ?

– Ah ! qui ? Je me le demande !Les guides, les contrôles, les entités psychiques en quelque sorte.Qui sont les agents chargés de la vengeance, ou plutôt de lajustice devrais-je dire ? Ce n’est pas là le point essentiel.Le point essentiel est qu’ils existent.

– Allons, Mervin, vous déraisonnez !

– Ne le croyez pas.

– Ce sont d’absurdes bêtises ! Lesvieilles histoires moyenâgeuses de revenants auraient-elles doncencore cours ? Je suis étonné que vous, un homme si sensé…

Mervin sourit ; il avait un sourirebizarre. Mais ses yeux, sous leurs gros sourcils jaunes, étaientdemeurés sérieux.

– Peut-être modifierez-vous votre opinion. Ceproblème comporte des données étranges. Amicalement, je vous enindique une.

– Allons, informez-moi tout à fait !

Ainsi encouragé, Mervin esquissa la carrièreet la destinée d’un certain nombre d’hommes qui avaient, selon lui,joué un jeu déloyal avec ces puissances, étaient devenus autantd’obstacles et en avaient été punis. Il parla de juges qui avaientrendu des décisions contraires à la cause, de journalistes quiavaient monté de toutes pièces des affaires sensationnelles pourjeter le discrédit sur le mouvement ; il insista sur le cas dereporters qui avaient interviewé des médiums pour les tournerensuite en dérision, ou qui, ayant amorcé une enquête, avaientreculé, effrayés, et conclu sur une note négative alors qu’en leurâme et conscience ils savaient que les faits étaient vrais. Mervinen dressa une liste imposante et précise, mais Malone n’était pasdisposé à se laisser bluffer.

– En choisissant soigneusement des exemples,on pourrait dresser une liste pareille sur n’importe quel sujet.M. Jones a dit que Raphaël était un barbouilleur, etM. Jones est mort d’une angine de poitrine ; donc il estdangereux de critiquer Raphaël. C’est bien votre syllogisme,n’est-ce pas ?

– Manière de parler ! Mais enfin…

– Par ailleurs, considérez le cas de Morgate.Il a toujours été un adversaire puisqu’il professe un matérialismedéclaré. Pourtant il prospère : regardez son collège…

– Ah ! c’est un sceptique honnête !Oui, certainement. Pourquoi pas ?

– Et Morgan, qui en une occasion a démasquédes médiums ?

– Si c’étaient des faux médiums, il a rendu ungrand service.

– Et Falconer, qui a écrit sur vous des chosessi désagréables ?

– Ah ! Falconer ! Ne connaissez-vousrien de la vie privée de Falconer ? Non ? Eh bien !croyez-moi si je vous affirme qu’il a reçu son dû ! Il n’ensoupçonne pas la raison. Un jour, ces messieurs se mettront àétablir certaines relations de cause à effet, et ils comprendrontpeut-être. En attendant, ils paient.

Il poursuivit en racontant l’histoire horribled’un homme qui avait consacré des talents considérables à attaquerle spiritisme – bien qu’au fond de lui-même il fût convaincu de lavérité qui y était incluse – parce qu’il y trouvait matériellementson compte. Sa fin avait été atroce… Trop atroce au goût deMalone.

– Oh ! finissons-en, Mervin !s’écria-t-il. Je dirai ce que je pense, ni plus ni moins, et nivous ni vos revenants ne me feront changer d’avis.

– Je ne vous l’ai jamais demandé.

– Presque !… Tous vos propos relèvent dela superstition pure et simple. S’ils étaient vrais, vous devriezavoir la police aux trousses.

– Oui, si c’était nous qui l’avions faite.Mais les choses se sont passées en dehors de nous… Bref, Malone, jevous ai mis en garde, prenez mon avertissement pour ce que vousvoulez, suivez votre chemin comme vous l’entendez. Byebye !… Vous pourrez toujours me joindre à mon bureau deL’Aube.

Voulez-vous savoir d’un homme s’il a dans lesveines du sang irlandais ? Il y a un test infaillible ;vous le placez en face d’une porte sur laquelle est écrit :Tirez, ou : Poussez. L’Anglais obéira à l’injonction commetout homme sensé. L’Irlandais, avec moins de bon sens mais avecplus de personnalité, accomplira aussitôt et violemment le gesteopposé. Avec Malone, ce fut ce qui se passa. La mise en gardesignificative de Mervin le révolta. Quand il alla chercher Enidpour l’emmener à la séance de Bolsover, sa sympathie pour lespiritisme s’était échauffée. Challenger leur souhaita une bonnesoirée en déversant sur eux une avalanche de brocards ; sabarbe pointait en avant, il avait presque fermé les yeux tout enrelevant les sourcils : c’était la mine qu’il prenait quand ilcherchait à être facétieux.

– Tu as ton poudrier, n’est-ce pas, ma chèreEnid ? Si au cours de la soirée tu aperçois un spécimend’ectoplasme particulièrement bien constitué, n’oublie pas tonpère. J’ai un microscope, des réactifs chimiques, tout ce qu’ilfaut. On ne sait jamais, peut-être rencontreras-tu un petitpoltergeist[3].J’accueillerai avec joie toute bagatelle de ce genre.

Son énorme rire les pourchassa jusque dansl’ascenseur.

Le magasin de M. Bolsover, marchand decomestibles, était tout simplement une épicerie classique, situéedans la partie la plus populeuse de Hammersmith. L’église prochecarillonnait les trois quarts de l’heure quand le taxi s’arrêtadevant la boutique encore pleine de monde. Enid et Malone firentdonc les cent pas sur le trottoir. D’un autre taxi émergea bientôtun homme de grande taille, ébouriffé, plutôt gauche, barbu, vêtud’un costume de tweed. Il regarda sa montre et arpenta lui aussi letrottoir. Il ne tarda pas à remarquer nos deux promeneurs, et ilalla droit vers eux.

– Puis-je vous demander si vous êtes lesjournalistes qui désirent assister à la séance ?… Je nem’étais pas trompé. Le vieux Bolsover est terriblementoccupé ; nous voilà forcés d’attendre. À sa manière, il estl’un des saints de Dieu.

– M. Algernon Mailey, jesuppose ?

– Oui. Je suis le monsieur dont la crédulitéprovoque une angoisse considérable chez mes amis…

Il éclata d’un rire si contagieux que Maloneet Enid se joignirent à lui. Sa taille athlétique, son visagepuissant quoique banal, sa voix mâle, étaient autant d’indices destabilité.

– Nous sommes tous étiquetés par nosadversaires, ajouta-t-il. Je me demande quelle sera votreétiquette.

– Nous ne naviguons pas sous un faux pavillon,répondit Enid. Nous ne figurons pas encore au nombre descroyants.

– Parfait ! Prenez votre temps. C’est lachose la plus importante au monde ; il vaut donc mieux ne passe presser. Moi-même, cela m’a pris plusieurs années. La négligenceserait coupable ; la prudence, non. Maintenant, je me donnecorps et âme, vous le savez, parce que je sais que la vérité estlà. Il y a une si grande différence entre croire et savoir !Je fais beaucoup de conférences. Mais je ne cherche jamais àconvertir. Je ne crois pas aux conversions soudaines. Ce sont desphénomènes peu profonds, superficiels. Je ne cherche qu’à exposer àmon public les choses aussi clairement que je le puis. Je lui dissimplement la vérité, et pourquoi nous savons que c’est la vérité.Ensuite, mon travail est achevé. Le public peut choisir, il prendraou il laissera. S’il est sage, il explore les chemins que je lui aiindiqués. S’il ne l’est pas, il passe à côté de sa chance. Jen’exerce sur lui aucune pression, je ne fais pas de prosélytisme.C’est son affaire, pas la mienne.

– Eh bien ! voilà qui me semble bienraisonné ! fit Enid, qui était séduite par les manièresfranches de leur nouvelle connaissance.

Ils se tenaient à présent sous la lumière d’uncandélabre. Par conséquent, elle pouvait le regarder à son aise,elle détailla le front large, les yeux curieusement gris, à la foisréfléchis et ardents, la barbe couleur de paille qui soulignait leprofil du menton agressif. Il était la solidité personnifiée, pasdu tout le fanatique qu’elle s’était imaginé. Son nom figurait dansles journaux parmi ceux des champions de ce long combat, et elle serappela que son père ne le prononçait jamais sans l’accompagnerd’un ricanement désobligeant.

– Je me demande, dit-elle à Malone, ce quiadviendrait si M. Mailey était enfermé avec papa dans unechambre !

Malone sourit.

– Cela me rappelle un problème d’écolier,dit-il. Qu’est-ce qui se produirait si une force irrésistiblebutait sur un obstacle insurmontable ?

– Oh ! vous êtes la fille duPr Challenger ? interrogea Mailey, intéressé. C’est unnom retentissant dans le monde de la science. Quel grand monde,celui-là, s’il consentait à reconnaître ses propreslimites !

– Je ne vous suis pas très bien…

– Le monde de la science est à la base denotre matérialisme. Il nous a aidés à nous procurer duconfort ; la question est de savoir si ce confort nous sert àquelque chose. Mais par ailleurs le monde scientifique s’estcomporté pour nous comme une véritable malédiction, il s’estsurnommé le progrès, et il nous a communiqué l’impression fausseque nous progressons, alors qu’au contraire nous sommes en pleinerégression.

– Là vraiment, monsieur Mailey, je ne suis pasd’accord avec vous ! dit Malone, qui se hérissait devant cequi lui apparaissait comme une assertion dogmatique. Songez à laTSF. Songez aux SOS en pleine mer. L’humanité n’en a-t-elle pasbénéficié ?

– Oh ! parfois le progrès travaillebien ! J’apprécie fort ma lampe électrique de bureau, et c’estun produit de la science. La science nous donne, comme je vous l’aidit, du confort, et occasionnellement de la sécurité.

– Alors pourquoi la dédaignez-vous ?

– Parce qu’elle met sous le boisseau lalumière principale : l’objet de notre existence. Nous n’avonspas été créés sur cette planète pour faire une moyenne dequatre-vingts kilomètres à l’heure en voiture sur les routes, nipour traverser l’Atlantique en avion, ni pour communiquer avec ousans fil. Ce sont là de simples accompagnements de la vie, desgarnitures… Mais les savants ont tellement rivé notre attention surces détails que nous avons oublié notre but essentiel.

– Je ne vous comprends pas.

– Ce qui importe, ce n’est pas la vitesse àlaquelle vous voyagez, c’est le but de votre voyage. Ce n’est pasla façon dont vous expédiez un message, c’est la valeur propre dece message. À tous égards ce soi-disant progrès peut être unecalamité, en ce sens que chaque fois que nous utilisons ce mot nousl’identifions faussement avec le progrès réel, et nous nousimaginons à tort que nous accomplissons la mission pour laquelleDieu nous a mis au monde.

– Et cette mission ce serait… ?

– De nous préparer à la phase suivante de lavie. Cette préparation doit être et mentale et spirituelle, or nousles négligeons autant l’une que l’autre. Nous sommes au monde pourdevenir plus tard meilleurs, moins égoïstes, plus larges d’esprit,plus cultivés, moins sectaires. La terre est une fabrique d’âmes etelle produit un article de médiocre qualité. Mais…

« Hello ! s’écria-t-il avec son rirecontagieux. Voilà que je fais une conférence dans la rue. La forcede l’habitude, vous voyez ! Mon fils déclare que si on appuiesur le troisième bouton de mon gilet, je fais automatiquement uneconférence. Heureusement, voici le bon Bolsover qui vient voussauver !

L’épicier les avait aperçus à travers lavitrine, et il sortait de sa boutique en détachant son tablierblanc.

– Bonsoir à tous ! Je n’aurais pas vouluque vous attendiez au froid… Mais il est l’heure. Et il ne faut pasles faire attendre. Soyons ponctuels envers tout le monde :tel est mon refrain et le leur. Mes garçons fermeront le magasin.Par ici ! Attention au tonneau de sucre !

Ils se faufilèrent parmi des caisses de fruitsséchés et des montagnes de fromages, passèrent entre deux énormesfûts et franchirent une porte étroite qui ouvrait sur la partierésidentielle de la maison. Bolsover les engagea dans un escalierau haut duquel il poussa une porte, dans une grande pièce, des gensétaient assis autour d’une table de bonne taille. Il y avaitMme Bolsover, forte, fraîche et enjouée comme sonmari, et trois filles bâties sur le même moule agréable. Il y avaitaussi une femme âgée, sans doute une parente, et deux autres damesbanales, qui furent présentées comme des voisines ferventes duspiritisme. Le seul autre représentant du sexe fort était un petitbonhomme à cheveux gris, au visage ouvert, au grand regard vif, quiétait assis devant un harmonium placé dans un angle.

– M. Smiley, notre musicien, ditBolsover. J’ignore ce que nous pourrions faire sans M. Smiley.Ce sont des vibrations, comprenez-vous ? M. Maileypourrait vous en parler. Mesdames, vous connaissez M. Mailey,notre très bon ami. Et voici les deux reporters,Mlle Challenger et M. Malone.

La famille Bolsover communia dans un mêmesourire, mais la dame âgée se leva d’un bond et inspecta lesnouveaux venus d’un œil sévère.

– Soyez ici les très bienvenus, vous les deuxétrangers ! fit-elle. Mais nous tenons à vous dire que nousexigeons du respect extérieur. Nous respectons les êtres delumière, et nous ne les laisserons pas insulter.

– Je vous assure que nous sommes très sérieuxet impartiaux, répondit Malone.

– Nous avons eu une leçon. Nous n’oublions pasl’affaire de Meadow, monsieur Bolsover.

– Non, non, madame Seldon. Cela ne sereproduira plus ! Nous en avons été assez émus, poursuivit-ilen se tournant vers ses visiteurs. Un homme vint ici en qualitéd’invité ; et, quand les lumières furent éteintes, il poussadu doigt les autres assistants pour leur faire croire que c’étaitla main d’un esprit. Puis il alla raconter cela dans un journal,alors que la seule fraude commise ici l’avait été par lui.

Malone fut choqué.

– Je puis vous donner ma parole que noussommes incapables de nous conduire de la sorte !assura-t-il.

La vieille dame se rassit, sans toutefoischasser de son regard l’ombre d’un soupçon persistant. Bolsovers’affaira pour quelques préparatifs.

– Asseyez-vous ici, monsieur Mailey. MonsieurMalone, voulez-vous prendre place entre ma femme et ma fille ?Quant à la jeune demoiselle, où désire-t-elle s’asseoir ?

Enid commençait à sentir la nervosité lagagner.

– Je crois, dit-elle, que je voudraism’asseoir à côté de M. Malone.

Bolsover eut un petit rire et fit un signe àsa femme.

– D’accord ! Tout à faitnaturel !

Ils s’installèrent à leurs places respectives.M. Bolsover avait éteint l’électricité, mais une bougiebrûlait au milieu de la table. Malone songea que ç’aurait été untableau rêvé pour Rembrandt : de grandes ombres baignant lapièce, mais la lueur jaune éclairant ce cercle de visages. Le mondeentier semblait s’être réduit à leur petit groupe qui seconcentrait intensément.

Sur la table étaient éparpillés divers objetscurieux qui paraissaient avoir beaucoup servi : un porte-voixcabossé en cuivre très décoloré, un tambourin, une boîte à musique,et quelques objets plus petits.

– On ne sait jamais ce qu’ils peuventdemander, dit Bolsover en promenant sa main au-dessus d’eux. Sinotre Petite réclame une chose qui n’est pas ici, elle nous le faitsavoir à tous d’une manière… oh ! oui, désagréable !

« C’est qu’elle a son caractère, notrePetite ! observa M. Bolsover.

– Et pourquoi ne l’aurait-elle pas, cettechérie ? dit la dame austère. Elle doit en avoir assez detomber sur des enquêteurs ou des je-ne-sais-quoi ! Je medemande souvent pourquoi elle vient encore.

– Notre Petite est notre petit guide, ditBolsover. Vous l’entendrez. Bientôt.

– J’espère qu’elle va venir, dit Enid.

– Elle ne nous a jamais manqué de parole, saufquand ce Meadow s’est emparé du porte-voix et l’a placé hors denotre cercle.

– Qui est le médium ? demanda Malone.

– Ma foi, nous n’en savons rien nous-mêmes.Nous aidons tous, je crois. Peut-être est-ce que je donne autantque n’importe qui. Et maman est une auxiliaire précieuse aussi.

– Notre famille est une coopérative, ditMme Bolsover.

Tout le monde rit.

– Je croyais qu’un médium étaitnécessaire.

– La coutume réclame un médium, mais pas lanécessité, fit Mailey de sa voix grave, autoritaire. Crawford l’amontré assez nettement dans les séances de Gallagher, quand il aprouvé, sur des bascules, que tous les membres du cercle perdaiententre une demi-livre et deux kilos au cours d’une séance, tandisque le médium, Mlle Kathleen, perdait cinq ou sixkilos. Ici une longue succession de séances… Depuis combien detemps ont-elles lieu, monsieur Bolsover ?

– Depuis quatre ans sans interruption.

– Cette longue succession de séances adéveloppé chaque participant jusqu’à un certain point : lerendement de chacun est ici d’une moyenne supérieure, au lieu quece soit un seul qui fournisse tout l’effort.

– Le rendement en quoi ?

– En magnétisme animal. En fait, en énergie.Le mot d’énergie est le plus compréhensible. Le Christ a dit :« Une grande énergie est sortie de moi. » C’est ladunamis des Grecs, mais les traducteurs se sont trompés etl’ont traduite par « vertu ». Si un bon élève de grec,doublé d’un sérieux étudiant en occultisme, se mettait à retraduirele Nouveau Testament, nous aurions les yeux ouverts sur bien deschoses ! Le cher vieil Ellis Powell a fait quelques pas danscette direction. Sa mort a été une perte cruelle pour le monde.

– Oui, vraiment ! confirma Bolsover d’unevoix pleine de considération. Mais maintenant, monsieur Malone,avant de nous mettre au travail, je voudrais vous signaler deux outrois choses. Vous voyez les points blancs sur le porte-voix et letambourin ? Ce sont des points lumineux qui nous permettent deles suivre des yeux. La table est la table sur laquelle nousmangeons, en brave chêne anglais. Vous pouvez l’examiner si le cœurvous en dit. Mais vous allez voir des phénomènes qui ne dépendentpas de la table. À présent, monsieur Smiley, j’éteins la bougie, etnous vous demandons de jouer le Rocher des âges.

Dans l’obscurité, l’harmonium bourdonna et lecercle se mit à chanter. À chanter très juste, même, car les fillesavaient des voix fraîches et de l’oreille. Le rythme solennel,grave et vibrant, devint d’autant plus impressionnant pour lesassistants que leur seul sens libre de s’exercer était l’ouïe.Leurs mains conformément aux instructions reçues étaient étendueslégèrement au-dessus de la table ; on leur avait recommandé dene pas croiser les jambes. Malone avait une main qui touchait celled’Enid, et il sentait de petits tremblements qui en disaient longsur sa tension nerveuse. La voix joviale de Bolsover détenditl’atmosphère.

– Cela devrait aller, dit-il. J’ail’impression que ce soir les conditions doivent être bonnes. Jevais vous demander de vous joindre à moi dans une prière.

Elle était saisissante, cette prière simple,sérieuse, dans l’obscurité… Une obscurité noire comme de l’encre,troublée uniquement par la lueur rougeoyante d’un feu àl’agonie.

– Ô Père très grand de nous tous, dit la voixde Bolsover, toi qui te tiens au-delà de nos pensées et quicependant animes nos existences, veuille que tout mal s’écarte denous ce soir et que nous jouissions du privilège de communiquer,même pendant une seule heure, avec ceux qui habitent sur un plansupérieur au nôtre. Tu es notre Père aussi bien que le leur.Permets-nous, pour un bref instant, de nous rencontrerfraternellement afin que nous puissions accroître notreconnaissance de la vie éternelle qui nous attend, ce qui nousaidera même à l’attendre sur cette terre.

Il termina par le Notre Père, quetous récitèrent avec lui. Puis ils demeurèrent silencieux. Dehorsmugissait la circulation ; par intermittence, une voitureexhalait au klaxon sa mauvaise humeur. Mais à l’intérieur de lapièce le calme et le silence étaient absolus.

– Rien à faire, maman, dit enfin Bolsover.C’est à cause des profanes. Il y a des vibrations nouvelles. Ilsdoivent donc s’accorder sur elles pour être en harmonie. Jouez-nousun autre air, monsieur Smiley.

À nouveau l’harmonium vrombit. Il jouaitencore quand une voix de femme cria :

– Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous ! Ilssont là !

Ils attendirent encore sans résultat.

– Si ! Si ! J’ai entendu notrePetite. Elle est ici, j’en suis sûre !

Le silence retomba, et puis soudain cela vint,une chose extraordinaire pour les visiteurs, et pour le cerclehabituel une chose toute naturelle.

– Bonsoâr ! s’écria une voix.

Du cercle jaillirent compliments et joyeuxrires. Ils parlaient tous à la fois : « Bonsoir, notrePetite ! – Ah ! vous voilà, chérie ? – Je savaisbien que vous viendriez ! – Bravo, petitguide ! »

– Bonsoir, bonsoâr à tous ! répondit lavoix. La Petite est heureuse de voir papa, maman et les autres.Oh ! ce gros homme avec une barbe ! Mailey, monsieurMailey, je vous ai déjà rencontré auparavant. Lui gros Mailey, moipetite Femmeley. Heureuse de vous revoir, monsieur Gros Homme.

Enid et Malone écoutaient stupéfaits, mais ilétait impossible d’être nerveux, étant donné la manièreparfaitement normale dont la société se comportait. La voix étaittrès fluette et très haute, plus fluette et plus haute qu’aucunevoix de tête artificielle. C’était la voix d’une petite fille.Incontestablement. Et il était incontestable qu’il n’y avait pas depetite fille dans la pièce. À moins qu’après l’extinction de labougie ?… Mais la voix semblait venir du milieu de la table.Comment un enfant aurait-il pu se loger là ?

– C’est facile de venir ici, monsieur NouveauVenu, dit la voix qui répondit à la question informulée de Malone.Papa est un homme fort. Papa a fait venir sa Petite dans la table.Maintenant, je montre ce que papa n’est pas capable de faire.

– Le porte-voix monte ! criaBolsover.

Le petit cercle de peinture lumineuses’élevait sans bruit dans l’air, et il se balançait au-dessus deleurs têtes.

– Monte et frappe le plafond ! criaBolsover.

Il monta plus haut, et tous entendirent lechoc du métal contre le plafond. Alors la voix fluette parlad’au-dessus d’eux :

– Comme il est malin, mon papa ! Papaavait une canne à pêche, et il a monté le porte-voix jusqu’auplafond. Mais comment a-t-il fabriqué la voix, ah ? Qu’est-ceque vous en dites, gentille demoiselle anglaise ? Tenez, voiciun cadeau de la Petite.

Quelque chose de léger tomba sur les genouxd’Enid. Elle posa la main dessus.

– C’est une fleur, un chrysanthème. MerciPetite !

– Est-ce un apport ? demanda Mailey.

– Non, non, monsieur Mailey ! réponditBolsover. Les chrysanthèmes étaient dans le vase sur l’harmonium.Parlez-lui, mademoiselle Challenger ! Maintenez lesvibrations.

– Qui êtes-vous, Petite ! interrogeaEnid, les yeux tournés vers la tache qui se déplaçait au-dessusd’elle.

– Une petite fille noire. Une petite fillenoire de huit ans.

– Allons, ma chérie ! protestaMme Bolsover de sa voix chaude et câline. Vousaviez déjà huit ans quand vous êtes venue ici pour la premièrefois, il y a des années de cela.

– Des années pour vous. Mais pour moi tout nefait qu’un seul temps. Mais je dois faire mon travail comme unepetite fille de huit ans. Quand j’aurai fait tout mon travail,alors la Petite deviendra la Grande. Nous n’avons pas un temps,ici, comme vous, vous le comptez. J’ai toujours huit ans.

– D’ordinaire, ils grandissent exactementcomme nous sur cette terre, dit Mailey. Mais s’ils ont à accomplirun travail spécial qui nécessite un enfant, ils restent enfants.C’est une sorte de développement suspendu.

– C’est moi. Moi, le développement suspendu,dit fièrement la voix. J’apprends du bon vocabulaire quand leM. Gros Homme est ici.

Ils se mirent tous à rire. C’étaitl’association la plus ingénue, la plus libre du monde. Maloneentendit la voix d’Enid qui lui chuchotait à l’oreille :

– Pincez-moi de temps en temps, Edward. Justepour que je sois sûre que je ne rêve pas.

– Mais il faut que je me pince aussi,moi !

– Et votre chanson, Petite ? demandaBolsover.

– Oh ! oui, c’est vrai ! La Petiteva chanter pour vous.

Elle entama une chanson simplette mais la voixfaiblit, poussa un couic, tandis que le porte-voix retombait sur latable.

– Ah ! l’énergie est en perte devitesse ! dit Mailey. Je pense qu’un peu de musique nousremettra en forme. Conduis-nous, Douce Lumière,Smiley !

Ils chantèrent ensemble ce beau cantique. À lafin du verset, une chose stupéfiante survint… Stupéfiante au moinspour les novices, quoiqu’elle ne suscitât aucun commentaire de lapart du cercle.

Le porte-voix brillait encore sur la table,mais deux voix, apparemment celles d’un homme et d’une femme,fusèrent dans l’air au-dessus d’eux et se joignirentharmonieusement au chœur. Le cantique terminé, tout redevint unefois de plus silence et attente tendue.

Une voix grave s’éleva de l’obscurité. C’étaitla voix d’un Anglais cultivé ; une voix bien modulée quis’exprimait d’une manière que le pauvre Bolsover aurait été bienincapable de contrefaire.

– Bonsoir mes amis. L’énergie semble bonneaujourd’hui.

– Bonsoir Luc, bonsoir ! crièrent-ilstous.

– C’est notre guide qui nous enseigne,expliqua Bolsover. Un esprit supérieur qui vient de la sixièmesphère pour nous instruire.

– Je vous semble peut-être supérieur, dit lavoix. Mais que suis-je en revanche à l’égard de ceux quim’instruisent ? Il ne s’agit pas de ma sagesse. Ne me créditezpoint d’une sagesse personnelle. Je ne fais que la transmettre.

– C’est toujours comme cela, dit Bolsover.Jamais de prétention ni d’épaté. Voilà un signe de supériorité.

– Je vois que vous avez avec vous deuxjournalistes. Bonsoir, jeune demoiselle ! Vous ne savez riende votre propre pouvoir ni de votre destinée. Vous lesdécouvrirez ! Bonsoir, monsieur. Vous voici au seuil du grandsavoir. Y a-t-il un sujet sur lequel vous désireriez que je disequelques mots ? Je vois que vous prenez des notes…

De fait, Malone avait libéré sa main dansl’obscurité et il notait en sténo les divers épisodes de lasoirée.

– De quoi parlerai-je ?

– De l’amour et du mariage, suggéraMme Bolsover, en poussant son mari du coude.

– Eh bien ! je dirai donc quelques motslà-dessus. Je ne parlerai pas longtemps car d’autres attendent, lapièce est bondée d’esprits. Je voudrais vous faire comprendre qu’ilexiste un homme, mais seulement un, pour chaque femme ; etseulement une femme pour chaque homme. Quand ces deux êtres serencontrent, ils s’envolent ensemble et ne font qu’un à travers lachaîne sans fin de l’existence. Jusqu’à leur rencontre, toutesleurs unions respectives ont été de simples accidents sanssignification. Plus ou moins tôt, chaque couple se compose. Il sepeut que ce ne soit pas ici. Il se peut que ce soit dans la sphèresuivante, où les sexes se rencontrent comme sur la terre. Ou encoreplus tard. Mais chaque homme, chaque femme possède sa propreaffinité et la trouvera. Des mariages sur la terre, à peine un surcinq demeure éternel. Les autres sont des accidents. Le mariageréel est celui de l’âme et de l’esprit. Les actes sexuels sont dessymboles purement externes qui ne signifient rien et sontridicules, voire pernicieux, quand manque l’objet qu’ils devraientsymboliser. Suis-je clair ?

– Très clair, répondit Mailey.

– Certains, dans cette pièce, ont un mauvaispartenaire. D’autres n’en ont pas du tout, ce qui est préférable àne pas avoir le bon. Mais tous, tôt ou tard, auront le bonpartenaire. Ne croyez pas que vous serez obligatoirementaccompagnée de votre mari actuel quand vous changerez desphère.

– Ah ! que Dieu en soit loué ! Dieusoit béni ! cria une voix.

– Madame Melder, ici c’est l’amour, l’amourréel et vrai, qui nous unit. En bas, votre mari va son chemin. Vousallez du vôtre. Vous êtes sur des plans séparés. Un jour voustrouverez chacun votre partenaire, quand votre jeunesse serarevenue… ici !

– Vous parlez de l’amour. Entendez-vous par làl’amour sexuel ?

– Où allons-nous ! grommelaMme Bolsover.

– Ici, il n’y a pas d’enfants qui naissent.Ils ne naissent que sur le plan de la terre. C’est à cet aspect dumariage que se référait le Grand Professeur quand il disait :« Il n’y aura plus de mariages ni de dots demariage ! » Non, il s’agit de quelque chose de plus pur,de plus merveilleux : une unité d’âmes, une fusion d’intérêtset de savoir sans que l’individu en pâtisse. Quand vous enapprochez-vous le plus près ? À la première passion élevée,trop belle pour s’exprimer physiquement, qu’éprouvent deux amants àl’âme supérieure lorsqu’ils se rencontrent. Ils trouvent ensuiteune expression moins haute, mais toujours ils sauront au fond deleurs cœurs que leur première communion d’âmes était la plus belle.Ainsi en est-il pour nous. Avez-vous une question à meposer ?

– Et si une femme aime également deux hommes,qu’advient-il ? demanda Malone.

– Cela arrive rarement. Presque toujours ellesait lequel est le plus proche d’elle. Si elle en aime pourtantdeux également, ce serait alors la preuve qu’aucun de ces deuxn’est son affinité réelle, car celui qui lui est« promis » se tient très au-dessus de tous les autreshommes. Bien sûr, si elle…

Ici la voix s’évanouit et le porte-voixtomba.

– Chantons Les anges sont tout autour denous, cria Bolsover. Smiley, tapez sur ce vieil harmonium. Lesvibrations sont à zéro !

Un peu de musique, un peu de silence, puis unevoix lugubre. Jamais Enid n’avait entendu de voix aussi triste. Lessons s’égrenaient comme des mottes de terre retombant sur uncercueil. D’abord ce ne fut qu’un murmure grave qui se transformaen une prière, sans doute une prière en latin car par deux fois,revint le mot Domine et une fois le motpeccavimus. La pièce baignait dans une atmosphèreindescriptible de désolation.

– Au nom du Ciel, qu’est-ce que c’estça ? cria Malone. Le cercle partageait son étonnement.

– Un pauvre diable qui est sorti des sphèresinférieures, j’imagine ! répondit Bolsover. Les orthodoxesdisent que nous devrions les éviter. Moi, je pense que nousdevrions les aider.

– Bien parlé ! fit Mailey. Essayons,vite !

– Pouvons-nous faire quelque chose pour vous,ami ?

Un silence fut la seule réponse.

– Il ne sait pas. Il ne comprend pas ce qui sepasse. Où est Luc ? Lui saura quoi faire.

– Qu’y a-t-il, ami ? demanda aussitôt lavoix agréable du guide.

– Il y a ici un pauvre type. Nous voudrionsl’aider.

– Ah ! oui. Il est venu des ténèbresextérieures, expliqua Luc avec un intérêt sympathique. Il ne saitpas. Il ne comprend pas. On arrive ici avec une idée fixe et, quandon s’aperçoit que la réalité est très différente de ce qui a étéenseigné dans les temples ou les églises, on se trouve impuissant.Il y en a qui s’adaptent ; ils évoluent. D’autres nes’adaptent pas et ils continuent à errer, inchangés, comme cethomme. C’était un clergyman à l’esprit très étroit, très bigot…

– Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

– Il ne sait pas qu’il est mort. Il marchedans des brumes. Tout lui est un mauvais rêve. Depuis des années ilest ainsi. Il a l’impression que c’est une éternité.

– Pourquoi ne lui dites-vous pas… nel’instruisez-vous pas ?

– Nous ne pouvons pas. Nous…

Le porte-voix tomba.

– Musique, Smiley, musique !… Maintenant,les vibrations devraient être meilleures.

– Les esprits supérieurs ne peuvent atteindreles esprits liés à la terre, expliqua Mailey. Ils sont dans deszones de vibrations différentes. C’est nous qui sommes près d’eux,et qui pouvons les aider.

– Oui ! Vous ! cria la voix deLuc.

– Monsieur Mailey, parlez-lui. Vous leconnaissez !

Le murmure avait repris avec la même monotonieobsédante.

– Mon ami, je voudrais vous dire un mot…commença Mailey d’une voix ferme et forte.

Le murmure s’arrêta ; chacun sentit quela présence invisible concentrait son attention.

– Ami, reprit Mailey, nous sommes navrés devotre condition. Vous avez suivi votre chemin. Vous nous voyez etvous vous demandez pourquoi nous ne nous voyons pas. Vous êtes dansl’autre monde. Mais vous ne le savez pas, parce qu’il ne ressembleguère à celui que vous attendiez. Vous n’y avez pas été reçu commevous vous l’étiez imaginé. C’est parce que votre imagination étaiterronée. Comprenez que tout est bien et que Dieu est bon et quetout le bonheur est à votre portée si vous élevez votre esprit etpriez pour demander du secours. Par-dessus tout, pensez moins àvotre propre état, et davantage aux pauvres âmes qui vousentourent.

Un silence s’ensuivit et Luc reprit laparole.

– Il vous a entendu. Il voudrait vousremercier. Il a maintenant un aperçu de son état. Cet aperçu sedéveloppera en lui. Il désire savoir s’il peut revenir ici.

– Oui ! oui ! s’écria Bolsover. Nousen avons déjà plusieurs qui nous mettent au courant de leursprogrès. Que Dieu vous bénisse, ami ! Venez aussi souvent quevous le pourrez.

Le murmure avait cessé ; un sentiment depaix flottait dans l’air. Et la voix aiguë de la Petite se fitentendre à nouveau :

– Il y a encore beaucoup d’énergie. Nuagerouge est ici. Il peut montrer ce qu’il est capable de faire, sipapa le désire.

– Nuage rouge est notre contrôle indien, notrespécialiste des phénomènes purement physiques. Vous êtes ici, Nuagerouge ?

Trois bruits mats, retentissants comme descoups de marteau sur du bois, surgirent de l’obscurité.

– Bonsoir, Nuage rouge !

Une nouvelle voix, lente, saccadée,travaillée, résonna au-dessus d’eux.

– Bonsoir, chef ! Comment va lasquaw ? comment vont les papouses ? Il y a des visagesbizarres ce soir dans ton wigwam.

– Ils cherchent à savoir, Nuage rouge.Pouvez-vous montrer ce que vous êtes capable de faire ?

– Je vais essayer. Attends un peu. Je ferai ceque je pourrai. De nouveau un long silence s’écoula dans l’attente.Puis les novices se trouvèrent encore face au miraculeux.

Une lueur rouge terne brilla dans l’obscurité.Apparemment, c’était une traînée de vapeur lumineuse. Elles’inclinait en planant d’un côté à l’autre. Puis elle se condensaprogressivement pour former un disque circulaire de la taille d’unelanterne sourde. Elle ne projetait aucune réflexion autourd’elle : elle n’était qu’un cercle bien dessiné dans la nuit.Une fois elle s’approcha du visage d’Enid, et Malone la vitnettement de profil.

– Mais il y a une main qui la tient !s’écria-t-il.

Tous ses soupçons revinrent.

– Oui, il y a une main matérialisée, confirmaMailey. Je l’ai vue distinctement.

– Voudriez-vous qu’elle vous touche, monsieurMalone ?

– Oui.

La lueur s’éteignit ; un instant plustard, Malone sentit une pression sur sa main. Il ouvrit sa paume etsentit nettement trois doigts qui se posaient dessus : desdoigts doux et chauds d’adulte. Il referma ses propresdoigts ; la main sembla se fondre, se dissoudre sous cetteétreinte.

– Elle est partie ! murmura-t-il enhaletant d’émotion.

– Oui ! Nuage rouge n’est pas très fortpour les matérialisations. Peut-être ne lui donnons-nous pasl’énergie convenable. Mais ses lumières sont excellentes.

D’autres lueurs avaient jailli de l’obscurité.Il y en avait de différentes sortes : des vapeurs lumineusesqui se déplaçaient lentement, des petites étincelles qui dansaientcomme des feux follets. Au même moment, les deux visiteurssentirent qu’un vent froid passait sur leurs figures. Ce n’étaitpas une illusion, car les cheveux d’Enid flottèrent en travers deson front.

– Vous sentez le vent qui s’engouffre, ditMailey. Quelques-unes de ces lueurs pourraient passer pour deslangues de feu, n’est-ce pas ? La Pentecôte ne paraît doncplus une chose si éloignée dans le temps, ni si impossible…

Le tambourin s’était élevé dans l’air, et latache des points lumineux révélait qu’il tournait sur lui-même.Bientôt il redescendit et toucha leurs têtes à tour de rôle. Puis,avec un tintement bizarre, il se reposa sur la table.

– Pourquoi un tambourin ? observa Malone.On dirait qu’il faut toujours un tambourin.

– C’est un petit instrument qui convientparticulièrement, expliqua Mailey. Le seul dont le bruit montreautomatiquement où il vole. Je n’en vois pas d’autre qui soit plusefficace, sauf une boîte à musique.

– Notre boîte qui vole est quelque chosed’assez étonnant, dit Mme Bolsover. Elle estlourde !

– Elle pèse neuf livres, dit Bolsover. Ehbien ! je crois que nous avons terminé. Je ne pense pas quenous obtenions davantage ce soir. Ça n’a pas été une mauvaiseséance : plutôt ce que j’appellerais une séance d’une bonnemoyenne. Mais nous devons attendre un peu avant de rallumerl’électricité… Alors, monsieur Malone, qu’en pensez-vous ?Élevez vos objections avant que nous nous séparions. Je préfère quece soit maintenant car, vous autres reporters, vous vous mettezsouvent des choses dans la tête, vous les y enfouissez quitte à lesressortir plus tard, alors qu’il aurait été si simple d’en discutersur le moment ! Devant nous, les journalistes sont charmantset très aimables, mais, sitôt le dos tourné, ils nous traitent defilous et d’escrocs…

Malone avait mal à la tête ; il promenasa main sur son front en sueur.

– Je suis ahuri, dit-il. Et impressionné.Impressionné, cela oui ! J’avais lu certaines choses, maisc’est très différent quand on les voit. Ce que je considère commele plus important, c’est votre sincérité évidente, à vous tous, etvotre équilibre mental. Personne ne peut les mettre en doute.

– Allons, nous progressons ! souritBolsover.

– J’essaie d’imaginer les objections quesoulèveraient les gens qui n’ont pas assisté à cette séance.J’aurai à leur répondre. Tout cela est si différent de nos idéespréconçues sur le peuple des esprits !

– Nous devons adapter nos théories aux faits,dit Mailey. Jusqu’à maintenant, nous avons fait le contraire, etadapté les faits à nos théories. Rappelez-vous que nous avons euaffaire, ce soir – avec tout le respect que nous devons à nos chershôtes ! – à un type d’esprits simples, primitifs, liés à laterre, qui a ses coutumes bien définies, mais qui ne doit pas êtrepris pour le type moyen. Vous ne prenez pas pour l’Anglais moyen leporteur que vous voyez sur le quai en débarquant…

– Il y a Luc, interrompit Bolsover.

– Ah ! oui ! Luc est, bien sûr, debeaucoup supérieur. Vous l’avez entendu et pouvez juger. Quoid’autre, monsieur Malone ?

– Eh bien ! l’obscurité ! Tout sepasse dans le noir. Pourquoi toute l’activité médiumnique sedéroule-t-elle obligatoirement dans l’obscurité ?

– Vous voulez dire : toute l’activitémédiumnique physique ? C’est la seule activité qui exigel’obscurité. Il s’agit d’une nécessité simplement chimique, commeune chambre noire pour la photographie. Elle préserve la substancephysique délicate qui, tirée du corps humain, est la base de cesphénomènes et, à la lumière, se dissoudrait. Un cabinet noir estutilisé dans le but de condenser cette substance vaporeuse et del’aider à prendre corps. Ai-je été suffisamment clair ?

– Oui, mais tout de même c’est dommage !L’obscurité donne à toute l’affaire un air de supercherieeffroyable.

– Nous travaillons de temps en temps à lalumière, dit Bolsover. Je ne sais pas si notre Petite est déjàpartie. Attendons un peu. Où sont les allumettes ?

Il alluma la bougie, dont la flamme leséblouit après cette obscurité prolongée.

– Maintenant, ajouta M. Bolsover, voyonsce que nous pouvons faire.

Il y avait parmi les divers objets éparpilléssur la table une écuelle en bois ; Bolsover la fixa. Tous lafixèrent. Ils s’étaient mis debout, mais personne ne se trouvait àmoins d’un mètre d’elle.

– S’il vous plaît, Petite, s’il vousplaît ! s’écria Mme Bolsover.

Malone eut du mal à en croire ses yeux.L’écuelle commençait à bouger. Elle frémissait, puis elle tapota latable, exactement comme un couvercle au-dessus d’une casseroled’eau bouillante.

– En l’air, Petite !

Ils battaient tous des mains.

L’écuelle ronde de bois, sous la pleinelumière de la bougie, se souleva et s’arrêta de trembler, comme sielle cherchait son équilibre.

– Trois saluts, Petite !

L’écuelle s’inclina à trois reprises. Puiselle retomba à plat et demeura inerte.

– Je suis très heureux que vous ayez vu cela,dit Mailey. Il s’agit de télékinésie dans une forme simple etdécisive.

– Je ne l’aurais jamais cru ! s’écriaEnid.

– Moi non plus, ajouta Malone. MonsieurBolsover, vous avez élargi mon horizon !

– Bravo, monsieur Malone !

– La puissance qui se tient derrière, jel’ignore encore. Mais en ce qui concerne les phénomènes eux-mêmes,je n’ai plus et je n’aurai jamais plus le moindre doute. Je saisqu’ils sont vrais. À tous je souhaite bonne nuit. Il est peuvraisemblable que Mlle Challenger et moi nousoubliions un jour la soirée que nous avons passée sous votretoit.

Quand ils se retrouvèrent dans l’air glacé,c’était un tout autre monde ; les taxis chargeaient lesamateurs de plaisirs qui revenaient du théâtre ou du cinéma. Maileydemeura avec eux tandis qu’ils attendaient une voiture libre.

– Je sais exactement ce que vous ressentez,leur dit-il en souriant. Vous regardez tous ces gens affairés,contents d’eux-mêmes, et vous vous émerveillez de penser comme ilssavent peu de chose des possibilités de la vie. Vous avez envie deles arrêter, de leur parler. Mais si vous le faisiez, ils vousprendraient pour un menteur ou pour un fou. Amusante situation,non ?

– Pour l’instant, je suis complètementdérouté.

– Demain matin, vous ne le serez plus. Cesimpressions sont éphémères. Vous en arriverez à vous persuader quevous avez rêvé. Allons, au revoir… Et faites-moi savoir si je puisvous être de quelque utilité pour vos études ultérieures.

Sur le chemin du retour, les deux amis – onaurait à peine pu les appeler des amoureux – restèrent absorbésdans leurs pensées. À Victoria Gardens, Malone accompagna Enidjusqu’à la porte de l’appartement, mais il ne rentra pas. Lesricanements de Challenger, qui l’amusaient généralement, luiauraient porté, ce soir-là, sur les nerfs. D’ailleurs il entenditcomment, de l’autre côté de la cloison, le professeur accueillaitsa fille.

– Alors, Enid, où as-tu mis tonrevenant ? Sors-le de ton sac, que je l’examine unpeu !

Son aventure de ce soir se termina comme elleavait commencé : sur un énorme rire qui le pourchassa jusquedans l’ascenseur.

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