Au pays des brumes

Chapitre 17Les brumes se dissipent

Malone avait perdu son emploi ; dansFleet Street, le bruit de son indépendance s’était répandu, et sesperspectives étaient sombres. Sa place au journal avait été prisepar un jeune juif qui se soûlait, qui avait gagné ses galons enécrivant une série d’articles humoristiques sur les problèmespsychiques, et qui n’avait cessé dans ses papiers de répéter qu’ilavait abordé le sujet avec un esprit ouvert et impartial. Ilconclut en offrant cinq mille livres si les esprits des morts luiindiquaient les trois premiers chevaux dans le prochain Derby.Auparavant, il avait démontré que l’ectoplasme était en réalité lamousse d’une bouteille de bière brune soigneusement dissimulée parle médium. Ces arguments comptent parmi les pièces rares du muséedu journalisme ; ils sont encore dans la mémoire dulecteur.

Mais la voie qui s’était bouchée à uneextrémité s’ouvrit à l’autre. Challenger, absorbé par ses rêvesaudacieux et d’ingénieuses expériences, avait depuis longtempsbesoin d’un homme actif, à l’esprit clair, pour gouverner sesintérêts, et pour contrôler les brevets qu’il avait pris un peupartout dans le monde. Il y avait beaucoup d’appareils – fruits desa vie de labeur – qui lui rapportaient un revenu, mais dontl’exploitation devait être surveillée. Son signal d’alarmeautomatique pour les navires familiers des eaux profondes, sonappareil pour éviter les torpilles, sa méthode nouvelle etéconomique pour séparer l’azote de l’air, les améliorationssensationnelles qu’il avait apportées à la transmission par radioet son nouveau traitement de la pechblende faisaient de l’argent.Mis en fureur par l’attitude de Cornélius, le professeur confia lagérance de ses intérêts à son futur gendre, il n’eut pas à s’enrepentir.

Challenger n’était plus le même homme. Sescollègues et ses proches observaient sa transformation sans endeviner la cause. Il était plus gentil, plus modeste, plusspirituel dans le sens supérieur du mot. Au fond de son âmes’étalait une conviction pénible : lui, champion de la méthodescientifique et de la vérité, il avait été en fait pendant delongues années tout le contraire d’un scientifique dans sesméthodes ; il s’était rendu coupable d’un obstructionformidable, à rencontre du progrès de l’âme humaine dans la junglede l’inconnu. Cette condamnation de soi suscita le changement deson caractère. Par ailleurs avec l’énergie qui le caractérisait, ils’était plongé dans la magnifique littérature qui traitait de cesujet neuf. Débarrassé des préjugés qui avaient obscurci sonesprit, il lut les témoignages lumineux de Hare, de Morgan,Crookes, Lombroso, Barett, Lodge, et de tant d’autres grandshommes. Alors il s’émerveilla d’avoir pu un instant imaginer qu’untel concours d’opinions pouvait être fondé sur une erreur. Sanature violente et impulsive l’entraîna à embrasser la cause dupsychisme avec la même véhémence et parfois le même sectarismequ’il avait déployés à la dénoncer. Le vieux lion montra les dentset rugit à l’adresse de ses associés d’autrefois.

Voici le début de son article remarquable dansle Spectator :

« L’incrédulité obtuse et la déraisonopiniâtre des prélats qui ont refusé de regarder dans le télescopede Galilée et d’observer les lunes de Jupiter ont été de loinsurpassées, de nos jours, par ces bruyants polémistes qui exprimentà la légère des avis définitifs sur les problèmes psychiques qu’ilsn’ont eu ni le temps ni le désir d’examiner. »

Et dans la conclusion il déclarait que sescontradicteurs « ne représentaient pas en vérité la pensée duXXe siècle, mais qu’ils pouvaient bien plutôt êtreconsidérés comme des fossiles mentaux exhumés de quelque antiquehorizon du pliocène ». Les critiques horrifiés levèrent lesbras, le robuste langage du professeur les embarrassait beaucoupplus que les violences qui accablaient depuis tant d’années lespartisans du spiritisme.

Nous pouvons laisser là Challenger. Sacrinière noire vire lentement au gris. Mais son grand cerveaus’affermit encore et devient plus lucide devant les problèmes quel’avenir tient en réserve. Cet avenir n’est plus limité parl’étroit horizon de la mort ; il s’étend au loin parmi lespossibilités et les développements infinis d’une survivance de lapersonnalité, du caractère, de l’œuvre.

Le mariage a eu lieu. Ce fut une cérémoniepaisible, mais quel prophète aurait pu prédire les invités que lepère d’Enid avait rassemblés dans les salons de Whitehall ?Ils formaient une foule joyeuse, bien soudée par l’opposition dumonde, et unie dans un savoir commun. Il y avait le révérendCharles Mason qui avait officié à la cérémonie ; si jamais unsaint consacra une union, ce fut bien le cas ce matin-là ! Àprésent, dans son costume noir, avec ce sourire qui lui découvraitles dents, il faisait le tour de la foule, distribuant à tous lapaix et la bonté. Mailey à la barbe rousse, vieux combattant auxcicatrices innombrables, qui aspirait encore à de nouveaux combats,était là avec sa femme. Le Dr Maupuis était venu deParis ; il essayait de faire comprendre au maître d’hôtelqu’il désirait du café, et on lui présentait des cure-dents, ce quifaisait beaucoup rire lord Roxton. Il y avait aussi le bonBolsover, qu’avaient accompagné plusieurs membres de son cercle defamille de Hammersmith ; et Tom Linden avec sa femme ; etSmith, le bouledogue du Nord ; et le Dr Atkinson ;et Marvin, le journaliste « psychiste » ; et lesdeux Ogilvy ; et la petite Mlle Delicia, avecson sac et ses prospectus ; et le Dr Ross Scotton, tout àfait guéri ; et le Dr Felkin, qui l’avait si bien soignéqu’à présent la nurse Ursule pouvait vaquer à tout. Oui, ilsétaient tous là, visibles sur notre spectre de couleurs et audiblessur nos quatre octaves sonores. Mais combien d’invités, àl’extérieur de ces limites, ajoutèrent leur présence et leursvœux ?… Nul ne le sait.

Une dernière scène avant de terminer. Elle sepassa dans un salon de l’Impérial Hôtel, à Folkestone. Devant unefenêtre sont assis M. et Mme EdwardMalone ; Mme Malone regarde la Manche versl’est ; le ciel du soir est mécontent, de grands tentaculespourprés, avant-coureurs menaçants de ce qui se cache invisible etinconnu derrière l’horizon, se tordent vers le zénith. Au-dessous,le petit bateau de Dieppe s’essouffle pour rentrer au plus vite.Plus loin, les grands navires demeurent au milieu de la Manchecomme s’ils subodoraient un danger. Ce ciel incertain agit surl’esprit des deux jeunes mariés.

– Dis-moi, Enid, de toutes nos merveilleusesexpériences psychiques, laquelle reste la plus vivace dans tamémoire ?

– C’est curieux que tu me le demandes,Ned ! Justement, j’étais en train d’y réfléchir. Je supposeque c’est par association d’idées avec ce ciel terrible… Je pensaisà Miromar, cet étrange bonhomme mystérieux avec ses accents dejugement dernier.

– Moi aussi.

– As-tu de ses nouvelles depuis ?

– Une seule fois. C’était un dimanche matin,dans Hyde Park. Il parlait à un petit groupe d’hommes. Je me suismêlé aux gens et j’ai écouté. C’était le même avertissement.

– Comment l’ont-ils pris ? Ont-ilsri ?

– Écoute, tu l’as vu et entendu !Pouvais-tu rire ?

– Non, mais tu ne le prends pas au sérieux,Ned, dis-moi ? Regarde cette vieille terre solide del’Angleterre. Regarde notre grand hôtel et tous ces gens dehors.Pense à ces journaux indigestes, à l’ordre bien établi d’un payscivilisé. Crois-tu vraiment qu’il pourrait arriver quelque chosequi détruirait tout cela ?

– Qui sait ! Miromar n’est pas le seul àprophétiser sur le thème.

– Est-ce qu’il appelle cela la fin dumonde ?

– Non, une nouvelle naissance du monde. Naîtraalors le vrai monde, le monde conforme aux désirs de Dieu.

– C’est un message épouvantable. Maisqu’est-ce qui ne vas pas ? Pourquoi un jugement aussi terribleserait-il prononcé ?

– Le matérialisme, le formalisme rigide desÉglises, l’altération de tous les mouvements de l’esprit, lanégation de l’Invisible, le scepticisme méprisant qui accueillecette nouvelle révélation… Telles sont, selon lui, les causes.

– Mais le monde a été sûrement pireauparavant !

– Mais jamais avec autant d’atouts. Jamaisavec l’éducation, le savoir, la soi-disant civilisation quiauraient dû mener l’homme sur des plans supérieurs. Regarde commetout a été dévié vers le mal. Nous avons conquis la science del’aéronautique : nous nous en servons pour bombarder desvilles. Nous avons appris à naviguer sous l’eau : nous enprofitons pour massacrer des marins. Nous maîtrisons les produitschimiques : c’est pour en faire des explosifs ou des gazasphyxiants. Tout va de mal en pis. Actuellement, chaque nation surla terre recherche secrètement comment elle peut le mieuxempoisonner les autres. Est-ce que Dieu a créé la planète pourcette fin, et est-il vraisemblable qu’il tolérera une pareilledégradation ?

– Est-ce que c’est toi ou Miromar qui parlemaintenant ?

– Ma foi, j’ai beaucoup médité là-dessus, ettoutes mes pensées s’accordent avec ses conclusions. J’ai lu unmessage spirituel écrit par Charles Mason : « Pour unhomme comme pour une nation, le danger commence à partir du momentoù l’intelligence se développe au détriment de l’esprit. »N’est-ce pas exactement l’état actuel du monde ?

– Et comment cela arrivera-t-il ?

– Ah ! là, il n’y a que les paroles deMiromar ! Il dit que tous les mauvais philtres se répandrontsur la terre : nous aurons la guerre, la famine, la peste, untremblement de terre, des inondations, des raz de marée… le tout seterminant dans une paix et une gloire indestructibles.

Les grandes banderoles pourprées traversaienttout le ciel. Vers l’ouest s’étendait une lueur rougeâtre, avec deséclats cuivrés menaçants. Enid frissonna.

– Nous avons appris une chose, dit Malone.C’est que deux âmes en qui existe l’amour véritable poursuiventleur éternité sans être séparées à travers toutes les sphères.Pourquoi dès lors toi et moi redouterions-nous la mort ? oucraindrions-nous ce que la vie ou la mort peuvent nousapporter ?

– Pourquoi, en effet ?murmura-t-elle.

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