Au pays des brumes

Chapitre 6Dévoilons les mœurs d’un criminel notoire !

Quittons maintenant ce petit groupe encompagnie duquel nous avons procédé à une première exploration desrégions peut-être ternes et mal délimitées – mais combienimportantes ! – de la pensée et des expériences humaines, etpassons des enquêteurs aux enquêtes. Suivez-moi. Je vais vous menerchez M. Linden ; là s’étaleront les lumières et lesombres dont s’assortit la vie d’un médium professionnel.

Pour nous rendre dans son logis, nousdescendrons la grande artère de Tottenham Court Road, que jalonnentles grands magasins de meubles, et nous tournerons dans une petiterue aux maisons tristes qui aboutit au British Museum. Cette petiterue s’appelle Tullis Street. Arrêtons-nous au numéro 40. Voici unemaison aplatie, grise, banale, des marches avec une rampe grimpentvers une porte défraîchie ; par la fenêtre de la pièce dudevant le visiteur aperçoit, ce qui le rassure, une grosse Bibledorée sur tranche qui repose sur une petite table. Grâce aupasse-partout de l’imagination, ouvrons la porte, enfilons uncouloir obscur et montons un escalier étroit. Il est près de dixheures. Pourtant c’est encore dans sa chambre à coucher que noustrouverons le célèbre faiseur de miracles. Le fait est que, commenous l’avons vu, il a eu la veille au soir une séanceépuisante ; il se repose donc le matin.

Lorsque nous entrons pour lui faire une visiteinopportune mais invisible, il est assis sur son séant, calé entredes oreillers, et le plateau de son petit déjeuner est posé sur sesgenoux. Le tableau qu’il nous offre amuserait beaucoup les gens quiont prié avec lui dans les humbles temples du spiritisme, ou quiont assisté, non sans effroi, à ces séances où il a exhibél’équivalent moderne des dons de l’Esprit. Sous la faible lumièrematinale, il paraît d’une pâleur malsaine, ses cheveux boucléss’élèvent en pyramide bancale au-dessus de son front intelligent.Sa chemise de nuit entrouverte dénude un cou de taureau. Sa fortepoitrine et ses épaules puissantes en disent long sur sa forcemusculaire. Il dévore avec avidité son petit déjeuner, tout enbavardant avec une petite bonne femme ardente aux yeux noirs quiest assise sur le côté de son lit.

– Tu penses que c’était une bonne réunion,Mary ?

– Entre les deux, Tom. Il y avait ceschercheurs qui grattaient avec leurs pieds et qui dérangeaient lesautres. Est-ce que tu crois que les gens dont parle la Bibleauraient accompli leurs merveilles s’ils avaient eu des bonshommescomme ça sur les lieux ? « D’un commun accord… »voilà ce qui est écrit dans le Livre.

– Naturellement ! s’écria Linden avecchaleur. Est-ce que la duchesse était contente ?

– Oui, je crois qu’elle était très satisfaite.Et aussi M. Atkinson, le chirurgien. Il y avait un nouveau, unjournaliste du nom de Malone. Et puis lord et lady Montnoir ont euune visite, tout comme sir James Smith et M. Mailey.

– Je n’étais pas content de la clairvoyance,dit le médium. Ces imbéciles n’arrêtaient pas dem’influencer : « C’est sûrement mon oncle Sam »,etc. Cela me brouille, je ne peux rien voir de clair.

– Oui. Et dire qu’ils s’imaginent qu’ilst’aident ! Ils t’aident à t’embrouiller et à se trompereux-mêmes. Je connais le genre !

– Mais j’ai quand même continué, et pas tropmal ; après, il y a eu de bonnes matérialisations. Seulement,ils m’ont vidé ! Je suis une loque ce matin.

– Ils te font trop travailler, mon chéri. Jevais t’emmener à Margate pour que tu te remontes.

– Oui. Peut-être qu’à Pâques nous pourrions ypasser une semaine. Les lectures, la clairvoyance ne me fatiguentpas, mais les phénomènes physiques me tuent. Je ne me sens pasaussi mal que Hallows. On dit qu’il est tout blanc et qu’il halètesur le plancher pour les appeler.

– Oui ! s’écria la femme. Alors on court,on lui apporte du whisky, on lui apprend à se fier à la bouteille,et le résultat ? On a un nouveau médium ivrogne. Tu t’engarderas bien, Tom ?

– Sois tranquille ! Dans notre métier, ilfaut se cantonner dans les boissons douces. Et le mieux est d’êtrevégétarien. Mais je ne peux pas le conseiller, moi qui dévore desœufs au jambon. Oh ! sapristi, Mary ! Il est plus de dixheures et j’ai du monde ce matin. Je vais me faire un peu d’argentaujourd’hui.

– À peine gagné, tu le dépenses,Tom !

– Bah ! du moment que nous pouvonsjoindre les deux bouts, quelle importance ? J’espère qu’ilss’occuperont de nous, Mary.

– Ils ont laissé tomber quantité d’autrespauvres médiums qui, en leur temps, avaient bien travaillé.

– Ce sont les riches qui sont à blâmer ;pas le peuple des esprits, répondit Tom Linden. Je vois rouge quandje me souviens que des gens comme lady Ceci et la comtesse Celaproclament tout le soulagement qu’elles ont eu, puis laissentmourir comme des chats de gouttière ceux qui le leur ont donné. Jepense au pauvre vieux Tweedy ou à Soames, à tous les médiums quifinissent leurs jours dans des maisons de retraite. Je pense à cesjournaux qui clabaudent sur les fortunes que nous avons gagnées,alors qu’un maudit prestidigitateur en gagne plus que nous tousréunis en nous imitant bassement avec deux tonnes de machineriepour l’aider !

– Ne te tracasse pas, chéri ! s’écria lafemme du médium en caressant amoureusement la crinière de son mari.Tout s’égalise en fin de compte, et chacun paie pour ce qu’il afait.

Linden éclata de rire.

– Quand je me mets en colère, c’est mon sanggallois qui bout. Après tout, que les prestidigitateurs ramassentleurs sales pourboires, et que les riches gardent leurs boursesfermées ! Je me demande ce qu’ils bâtissent sur la valeur del’argent. Si j’avais le leur…

On frappa à la porte :

– Pardon, monsieur, votre frère Silas est enbas.

Ils se regardèrent tous deux avecconsternation.

– Encore, un ennui ! fit tristementMme Linden.

Linden haussa les épaules.

– Bien, Suzanne ! cria-t-il. Dites-luique je descends. Maintenant, chérie, va lui tenir compagnie, je terejoins dans un quart d’heure.

Avant même que ce délai ne fût écoulé, ilentrait dans la pièce du devant, qui lui servait de cabinet deconsultations. Mme Linden éprouvait des difficultésévidentes à avoir un entretien agréable avec le visiteur. SilasLinden était gros, pesant ; il ressemblait à son frère aîné,mais ce qui n’était que rondeur chez le médium s’était épaissi chezle cadet pour donner une impression de brutalité pure. Il portaitla même pyramide de cheveux bouclés, sa mâchoire lourde trahissaitde l’entêtement borné. Il était assis près de la fenêtre, et ilavait posé sur ses genoux ses mains énormes, marquées de taches derousseur. Il avait été un très bon boxeur professionnel, candidatau titre national des poids mi-moyens. À présent, son costume detweed usé et ses souliers éculés indiquaient qu’il traversait unemauvaise passe ; il essayait de la franchir en soutirant del’argent à son frère.

– Salut Tom !…

Il avait la voix enrouée.Mme Linden quitta la pièce. Aussitôt après sondépart, Silas enchaîna :

– Y’aurait pas une goutte de scotch dans tamaison ? Ce matin, j’ai une de ces gueules de bois ! J’airencontré hier soir à l’Amiral-Vernon quelques copains, on nes’était pas vus depuis ma belle époque…

– Je regrette, Silas ! répondit le médiumen s’asseyant derrière son bureau. Je n’ai jamais de whisky chezmoi.

– En fait de spiritueux, tu n’as que desesprits, hein ? Et pas de la meilleure qualité… Bon. Écoute,le prix d’un verre fera aussi bien. Si tu as un petit billet detrop, je m’en arrangerai, car je ne vois rien venir àl’horizon.

Tom Linden tira d’un tiroir un billet d’unelivre.

– Voilà, Silas. Tant que j’en aurai, tu aurasta part. Mais la semaine dernière je t’avais donné deux livres. Ilne t’en reste plus rien ?

– Plus rien ! répondit Silas enenfouissant le billet d’une livre dans sa poche. Maintenant, Tom,je voudrais te parler très sérieusement, d’homme à homme.

– Vas-y, Silas.

– Regarde ça…

Il montra une bosse sur le revers de samain.

– C’est un os ! Tu vois ? Ma main nese remettra jamais. Je me suis fait ça quand j’ai knock-outé CurlyJenkins au troisième round, au Sporting Club. Ce soir-là, je mesuis knock-outé, moi, pour la vie. Je puis encore parader enexhibition, mais pour les combats c’est terminé. Ma droite estfichue.

– C’est moche, Silas !

– Plutôt moche, oui ! Mais en tout cas,il faut que je gagne ma croûte, et je voudrais savoir comment. Unpugiliste à la retraite ne trouve pas beaucoup de filons. À larigueur un emploi de chasseur ou de portier dans une boîte de nuit,on boit à l’œil. Mais ça ne suffit pas. Ce que je voudrais, Tom,c’est ton avis : pourquoi ne deviendrais-je pasmédium ?

– Médium ?

– Qu’est-ce que tu as à me regarder commeça ? Puisque ce job te convient, il pourrait également meconvenir, non ?

– Mais tu n’es pas médium ?

– Oh ! ça va ! Garde ta salade pourles journaux. Nous sommes entre nous, hein ? Alors comment t’yprends-tu ?

– Je ne m’y prends pas. Je ne fais rien…

– Et par semaine tu gagnes tes quatre ou cinqlivres en ne faisant rien ? Pas mal ! N’essaie pas de meraconter des blagues, Tom. Je ne suis pas de ces cinglés qui tepaieront une livre pour une heure dans le noir. Nous sommes àégalité, toi et moi. Allons, comment t’y prends-tu ?

– M’y prendre pour quoi faire ?

– Eh bien ! les coups dans les murs oudans les meubles, par exemple. Je t’ai vu assis à ton bureau et, àdes questions posées les réponses venaient de là-bas par des coupsdans ta bibliothèque. C’était rudement bien ! Tu épatais tonmonde à chaque fois. Comment t’y prenais-tu ?

– Mais je ne m’y prends pas, comme tudis ! Cela se produit en dehors de moi-même.

– Tu blagues ! Tu peux bien me le dire,Tom. Je serai muet comme la tombe. Si je pouvais faire comme toi,ça me remettrait en selle pour la vie.

Une deuxième fois ce matin-là, l’héréditégalloise du médium fut la plus forte.

– Canaille ! Tu es une canaille, unblasphémateur, Silas Linden ! Ce sont des types comme toi qui,en entrant dans nos rangs, nous font une réputation détestable. Tudevrais me connaître suffisamment pour savoir que je ne triche pas.Fiche le camp ! Sors de cette maison, ingrat !

– Ferme ça ! gronda la brute.

– Fiche le camp ! Ou je te flanquedehors, que tu sois mon frère ou non !

Silas serra ses gros poings, et la fureur ledéfigura. Puis songeant à l’avenir et aux bienfaits qu’il pourraitsoutirer à son frère, il se radoucit.

– Bon, bon ! grommela-t-il en sedirigeant vers la porte. Inutile de te fâcher. J’ai l’impressionque je pourrai me débrouiller sans toi…

Mais sur sa prudence la colère reprit ledessus :

– Tu n’es qu’un truqueur, un maudithypocrite ! Je te revaudrai cela bientôt !

Et il claqua la porte.

Mme Linden accourut vers sonmari.

– L’ignoble personnage ! cria-t-elle. Jel’ai entendu. Qu’est-ce qu’il te voulait exactement ?

– Il voulait que je l’initie à mon métier. Ils’imagine que j’emploie des trucs que je pourrais luiapprendre.

– L’imbécile ! Enfin, c’est une bonnechose, car il n’osera plus remettre les pieds ici, jepense !

– Oh ! je n’en sais rien.

– S’il vient, il recevra ma main sur lafigure… Quand je pense qu’il te met sens dessus dessous : tevoilà tout tremblant !

– Je suppose que je ne serais pas médium si jen’étais pas sensible. Quelqu’un a dit que nous étions des poètes,et même un peu plus. Mais ça tombe mal quand il faut se mettre autravail.

– Je vais te donner un remède.

Elle plaça sur le large front de son mari despetites mains abîmées par le travail.

– Cela va mieux ! fit-il au bout d’unmoment. Bon remède, Mary ! Je vais fumer une cigarette dans lacuisine. Et nous n’en parlerons plus.

– Non. Il y a quelqu’un qui attend. Es-tu enforme pour la voir ? C’est une femme.

– Oui, je vais très bien maintenant. Fais-laentrer.

Une femme entra, forme humaine vêtue de noir,au visage tragique, blême ; il suffisait de la regarder pourcomprendre son histoire. Linden lui indiqua une chaise àcontre-jour. Puis il fouilla dans ses papiers.

– Vous êtes Mme Blount,n’est-ce pas ? Vous aviez rendez-vous ?

– Oui… Je voulais vous demander…

– Je vous en prie : ne me demandez rien.Cela m’embrouille.

Il l’examina de ses yeux gris clair, avec leregard du médium qui cherche et qui voit plutôt à travers lesobjets que les objets eux-mêmes.

– Vous avez bien fait de venir. Très bienfait. À côté de vous, il y a quelqu’un qui a un message urgent.Très urgent. J’obtiens un nom… Francis… Oui, Francis.

La femme joignit les mains.

– Oui, oui ! C’est son nom !

– Un homme brun, très triste, très sérieux…Oh ! très sérieux ! Il va parler. Il doit parler !C’est urgent. Il dit : « Cloclo… » Qui estCloclo ?

– Oui, il m’appelait ainsi. Oh ! Frank,parle-moi ! Parle !

– Il parle. Il pose sa main sur votre tête. Ildit : « Cloclo, si tu fais ce que tu as l’intention defaire, cela creusera entre nous un fossé tel qu’il faudra plusieursannées pour le combler. » Est-ce que cela signifie quelquechose pour vous ?

Elle bondit de sa chaise :

– Oh ! oui ! Oh ! monsieurLinden, c’était ma dernière chance ! Si elle avait échoué… Sij’avais découvert que j’avais réellement perdu Frank, j’avaisl’intention d’aller le rejoindre. Ce soir, j’aurais pris dupoison !

– Remerciez Dieu, parce que je vous ai sauvée.C’est une chose terrible, madame, que de supprimer une vie :c’est aller contre les lois de la nature, et quiconque va contreles lois de la nature est puni. Je me réjouis qu’il ait été capablede vous sauver. Il a davantage à vous dire. Son messagecontinue : « Si tu vis et fais ton devoir, je serai pourtoujours à côté de toi, beaucoup plus près que nous ne l’avonsjamais été tandis que j’étais en vie. Ma présence t’entourera et tegardera, toi et nos trois petits. »

Ah ! il tint du miracle, le changementqui s’opéra en cette femme ! À présent elle se tenait droite,le sang affluait à ses joues, elle souriait. Des larmes coulaientencore sur son visage, mais c’étaient des pleurs de joie. Ellebattit des mains. Elle esquissa quelques petits mouvementsconvulsifs, comme si elle allait danser.

– Il n’est pas mort ! Il n’est pasmort ! Comment pourrait-il être mort puisqu’il me parle,puisqu’il sera plus près de moi que jamais ? Oh !monsieur Linden, que puis-je faire pour vous ? Vous m’avezsauvée de la mort la plus honteuse ! Vous m’avez rendu monmari ! Oh ! vous avez la puissance de Dieu !

Le médium avait du cœur en tout cas ; àson tour il sentit des larmes humecter ses yeux.

– Chère madame, n’en dites pasdavantage ! Ce n’est pas moi. Je ne fais rien. Remerciez Dieuqui, dans sa miséricorde, permet à certains de ses mortels de voirun esprit ou de communiquer son message. Donnez-moi une guinée, sicela ne vous gêne pas. Et revenez ici si vous êtes en souci.

– Maintenant, s’écria-t-elle, je mecontenterai d’attendre la volonté de Dieu et de faire mon devoirici-bas jusqu’au moment où nous serons réunis de nouveau !

La veuve quitta la maison du médium comme sielle flottait dans l’air. Tom Linden sentit que les nuages seméspar la visite de son frère avaient été chassés par cet épisodeheureux : y a-t-il plus belle joie que de donner de la joie etd’assister à l’ouvrage bénéfique de son propre pouvoir ? Àpeine avait-il repris place à son bureau qu’un nouveau client futintroduit. Cette fois, c’était un homme du monde, élégant, enredingote et guêtres blanches, avec l’air bousculé de quelqu’undont les minutes sont précieuses.

– Monsieur Linden, je crois ? J’aientendu parler, monsieur, de votre pouvoir. Je me suis laissé direque mis en présence d’un objet et le tenant dans votre main, vouspouviez donner certaines indications quant à sonpropriétaire ?

– Cela m’est arrivé. Mais je ne puis lecommander.

– Je voudrais vous mettre à l’épreuve. Voiciune lettre que j’ai reçue ce matin. Pourriez-vous exercer votrepouvoir sur elle ?

Le médium s’empara de la lettre pliée ;il s’adossa à sa chaise et pressa la missive contre son front. Ildemeura ainsi pendant plus d’une minute. Puis il rendit lalettre.

– Je ne l’aime pas, dit-il. J’ai un sentimentde malheur. Je vois un homme vêtu de blanc. Son visage est brun. Ilécrit sur une table de bambou. J’obtiens une sensation de chaleur.La lettre vient d’une région tropicale.

– Oui, de l’Amérique centrale.

– Je ne puis pas vous en dire davantage.

– Les esprits sont-ils donc si bornés ?Je croyais qu’ils savaient tout.

– Ils ne savent pas tout. Leur pouvoir et leursavoir sont aussi limités que les nôtres. D’ailleurs, ceci n’estpas une affaire pour le peuple des esprits. Je n’ai fait que de lapsychométrie, qui est une possibilité de l’âme humaine.

– Jusqu’ici, vous ne vous êtes pas trompé. Cethomme qui m’a écrit voudrait que je mette de l’argent à part égaledans un forage de pétrole. Est-ce que je dois le faire ?

Tom Linden secoua la tête.

– Certains pouvoirs nous sont donnés,monsieur, pour consoler l’humanité et pour prouver l’immortalité.Jamais il n’a été question de les utiliser pour un usage de cemonde. Si par malheur ils sont utilisés pour de tels desseins, ils’ensuit automatiquement des difficultés pour le médium et pour sonclient. Je ne m’occuperai pas de cette affaire.

– Si c’est une question d’argent… dit levisiteur en tirant un portefeuille de sa poche.

– Non, monsieur, pas pour moi. Je suis pauvre,mais je n’ai jamais usé de mes dons.

– Je me demande à quoi ils servent, cesdons-là ! fit l’homme en se levant. Tout le reste, je puisl’obtenir de n’importe quel pasteur licencié, et vous ne l’êtespas. Voilà votre guinée, mais je n’en ai pas reçu lavaleur !

– Je regrette, monsieur, mais je ne puis pasaller contre la règle. Il y a près de vous une dame, monsieur, unedame… près de votre épaule gauche… une dame âgée…

– Tut ! Tut ! interrompit lefinancier, en se dirigeant vers la porte.

– Elle porte une grande médaille d’or avec unecroix d’émeraude sur sa poitrine.

L’homme s’arrêta, se retourna, et parutstupéfait.

– Où avez-vous trouvé cela ?

– Je le vois devant moi.

– Ah ! ça, mon vieux, c’est ceque ma mère a toujours porté ! Voudriez-vous me dire que vouspouvez la voir ?

– Non, elle est partie.

– Comment était-elle ? Qu’est-ce qu’ellefaisait ?

– Elle était votre mère. Elle me l’a dit. Ellepleurait.

– Pleurer ? Ma mère ! Quoi ! sijamais une femme a mérité d’être au ciel, elle y est. Et au ciel onne pleure pas !

– Pas dans le ciel de votre imagination. Dansle ciel vrai, on pleure. Et c’est nous qui faisons pleurer lesmorts. Elle a laissé un message.

– Donnez-le moi !

– Le voici : « Oh ! Jack,Jack ! Tu t’éloignes toujours davantage demoi ! »

L’homme eut un geste de mépris.

– J’ai été un sacré imbécile de vous donnermon nom quand j’ai pris rendez-vous. Vous vous êtes renseigné. Vousne m’aurez pas avec vos trucs ! J’en ai assez ! Vousm’entendez : assez !

Et pour la deuxième fois de la matinée, laporte du médium claqua brutalement.

– Il n’a pas aimé le message que j’avais reçupour lui, expliqua Linden à sa femme. Il venait de sa pauvre maman.Elle se fait du souci à son sujet. Seigneur ! Si seulement lesgens étaient au courant, ils deviendraient meilleurs…

– Mais, Tom, ce n’est pas ta faute s’ils nesavent pas, répondit Mme Linden. Il y a deux femmesqui t’attendent. Elles n’ont pas pris rendez-vous, mais ellessemblent bien ennuyées.

– J’ai un peu mal à la tête. Je n’ai pasencore récupéré la séance d’hier soir. Silas et moi nous avons cecien commun : notre travail de la nuit se répercute toujours surle lendemain matin. Je vais simplement recevoir ces deux-là etpersonne d’autre ; je n’aime pas éconduire des gens qui sonten peine, si je puis leur venir en aide.

Les deux femmes furent introduites ;toutes deux étaient d’apparence austère et vêtues de noir, l’unepouvait avoir cinquante ans, l’autre vingt-cinq.

– Je crois que votre tarif est d’une guinée,dit la plus âgée en posant une pièce sur la table.

– Une guinée pour les clients qui peuventpayer ce prix, répondit Linden.

– Oh ! oui, moi je puis payer ! ditla femme. J’ai de gros ennuis, et on m’a dit que vous pourriezm’aider.

– Je vous aiderai si je le puis. Je suis làpour ça.

– J’ai perdu mon pauvre mari à la guerre. Il aété tué à Ypres. Pourrais-je entrer en relation avec lui ?

– Vous n’apportez pas avec vous beaucoupd’influx, il me semble. Je n’ai aucune impression. Je suis désolé,mais il s’agit de phénomènes auxquels nous ne pouvons commander.J’ai un nom : Edmond. Était-ce son nom ?

– Non.

– Ou Albert ?

– Non.

– Je regrette, mais cela me paraît bienembrouillé, des vibrations contraires, peut-être, et un méli-mélode messages comme des fils de télégraphe entremêlés.

– Est-ce que le nom de Pedro vousaiderait ?

– Pedro ! Pedro ! Non, je n’ai rien.Pedro était-il un homme âgé ?

– Non, il n’était pas âgé.

– Je n’ai aucune impression.

– C’est en réalité au sujet de ma fille quej’ai besoin d’un conseil. Mon mari m’aurait dit quoi faire. Elleest fiancée à un ajusteur ; il y a une ou deux choses qui sontcontre ce projet, et je voudrais être éclairée.

– Donnez-nous un conseil ! insista lajeune femme, en regardant le médium avec dureté.

– Je le ferai si je le puis, ma chère.Aimez-vous cet homme ?

– Oh ! oui, il est très bien.

– Eh bien ! si vous ne ressentez pasdavantage, laissez-le à son sort. D’un tel mariage, il ne peutsortir que du malheur.

– Alors vous voyez du malheur quil’attend ?

– Je vois qu’il y a des chances de malheur. Jecrois qu’elle devrait être prudente.

– Ne voyez-vous personne d’autre àl’horizon ?

– Tout le monde, hommes et femmes, rencontreun partenaire à un moment donné quelque part.

– Alors elle aura un partenaire ?

– Elle en aura un très certainement.

– Je me demande si j’aurai aussi unefamille ? demanda la jeune fille.

– Je ne sais pas : c’est plus que je nesaurais dire.

– Et l’argent ?… Aura-t-elle del’argent ? Nous sommes très déprimées, monsieur Linden, etnous voudrions un peu de…

Une interruption imprévue lui coupa laparole : la porte s’était ouverte, et la petiteMme Linden s’était ruée dans la pièce avec unefigure décomposée et des yeux étincelants.

– Ce sont des policières, Tom ! Je viensd’avoir un avertissement à leur sujet. Sortez d’ici, paired’hypocrites ! Et vous vous lamentiez encore ! Oh !que j’ai été bête ! Quelle idiote de ne pas vous avoirflairées plus tôt !

Les deux femmes s’étaient levées.

– Vous avez du retard, madame Linden !ricana la plus âgée. Il a reçu de l’argent.

– Reprenez-le ! Reprenez-le ! Il estsur la table.

– Non, pas du tout ! Il l’a reçu et ilnous a dit la bonne aventure. Vous entendrez reparler de ceci,monsieur Linden !

– Vous mentez ! Vous pourchassez lesfraudes, mais c’est vous qui fraudez ! Jamais il ne vousaurait reçues s’il n’avait pas eu pitié de vous…

– Inutile de protester, répondit la policière.Nous faisons notre métier, et ce n’est pas nous qui fabriquons leslois. Aussi longtemps qu’elles figurent dans le Code, nous avons àles appliquer et à les faire respecter. Nous soumettrons notrerapport à nos supérieurs.

Tom Linden semblait assommé par ce coup, maisquand les policières eurent disparu, il passa son bras autour de safemme en pleurs, et il la consola du mieux qu’il put.

– C’est la dactylo du commissariat qui m’afait avertir, dit-elle. Oh ! Tom, c’est la deuxièmefois ! Cela signifie la prison et les travaux forcés pourtoi.

– Eh bien ! ma chérie, du moment que noussommes certains de n’avoir pas fait de mal et d’avoir au contraireaccompli l’ouvrage de Dieu au mieux de notre pouvoir, nous devonsprendre de bon cœur ce qu’il nous envoie.

– Mais où étaient-ils ? Comment ont-ilspu te laisser tomber de cette manière ? Où était tonguide ?

– Au fait, Victor ? dit Tom Linden, ensecouant la tête et en regardant au-dessus de lui. Victor, oùétiez-vous ? J’ai un compte à régler avec vous !…

« Tu sais, chérie, poursuivit-il ens’adressant à sa femme, un médium est un peu comme unmédecin : le médecin ne se traite jamais lui-même, et lemédium est désarmé devant ce qui lui arrive. Telle est la règle.Tout de même, j’aurais dû deviner ! J’étais dans la nuit. Jen’avais aucune sorte d’inspiration. C’est uniquement par pitié etpar compassion que j’ai continué alors que je n’avais vraiment pasde message à communiquer. Ma chère Mary, nous allons réagir aveccourage. Peut-être les faits ne sont-ils pas assez prouvés pourqu’on m’intente un procès ; peut-être le commissaire de policeest-il moins ignorant que les autres… Espérons !

En dépit de son courage apparent, le médiumfrissonnait et tremblait. Sa femme l’avait entouré de ses bras etelle essayait de l’apaiser. La bonne, Suzanne, qui ne se doutait derien, introduisit un nouveau visiteur dans le bureau deLinden : Edward Malone en personne.

– Il ne peut pas vous voir, dit brièvementMme Linden. Le médium est malade. Il ne verrapersonne ce matin.

Mais Linden avait reconnu son visiteur.

– C’est M. Malone, ma chérie. Malone, dela Daily Gazette, qui était hier soir avec nous. Nousavons eu une bonne séance, n’est-ce pas, monsieur ?

– Excellente ! s’exclama Malone. Maisqu’est-ce qui ne va pas ?

Le ménage Linden lui raconta la scène quivenait de se dérouler.

– Quel sale métier ! s’écria Malone avecdégoût. Je suis sûr que le public ne se rend absolument pas comptede la façon dont cette loi est appliquée. Sinon, il y aurait uneémeute. Cette histoire d’agent provocateur est tout à faitétrangère à la justice britannique. Mais en tout cas, Linden, vousêtes un vrai médium. La loi a été faite pour supprimer lesfaux.

– Il n’existe pas de vrais médiums au regardde la loi anglaise, répondit lugubrement Linden. Je crois même queplus l’on est un vrai médium et plus grand est le crime. Si l’onest médium et si l’on se fait payer, on est coupable. Mais commentun médium vivrait-il s’il ne se faisait pas payer ? C’est untravail qui nécessite toute la force physique d’un homme.Impossible d’être charpentier pendant le jour et médium de premièreclasse la nuit !

– Quelle loi ignoble ! On dirait qu’elleécarte délibérément toutes les preuves physiques de l’énergiespirituelle.

– Exactement. Si le diable avait voulu faireune loi, il ne l’aurait pas faite autrement. On prétend qu’elle apour but de protéger le public, or personne n’a jamais portéplainte ! Tous les procès ont été intentés à la suite depièges tendus par la police. Et pourtant la police saitparfaitement qu’il n’y a pas de garden-party de charité organiséeau bénéfice de telle ou telle Église qui n’ait sa voyante ou sondiseur de bonne aventure !

– C’est monstrueux ! Et maintenant, queva-t-il arriver ?

– J’attends une citation. Puis un procèsdevant le tribunal de simple police. Puis une amende ou la prison.C’est la deuxième fois, comprenez-vous ?

– Eh bien ! vos amis viendront témoigneren votre faveur, et nous aurons un bon avocat pour vousdéfendre.

Linden haussa les épaules.

– Vous ne savez jamais qui sont vos amis. Ilsglissent entre vos doigts comme de l’eau, quand l’affaire segâte.

– S’il n’y en a qu’un qui ne le fera pas,déclara Malone, ce sera moi ! Tenez-moi au courant desévénements. Mais j’étais venu parce que j’avais quelque chose àvous demander.

– Désolé ! fit Linden. Mais je ne suispas en état.

Il montra sa main qui tremblait encore.

– Non, il ne s’agit pas de psychisme àproprement parler. Je voulais vous demander simplement si laprésence d’un sceptique endurci stopperait tous les phénomènes quevous produisez.

– Pas nécessairement. Mais bien sûr, saprésence compliquerait les choses. S’il demeurait tranquille etraisonnable, nous pourrions obtenir des résultats. Mais la plupartne savent rien, agissent contre les règles, et détruisent lesconditions sine qua non. L’autre jour, il y avait le vieuxSherbank, le médecin. Quand il entendit des petits coups sur latable, il sauta en l’air, posa sa main sur le mur et cria :« Maintenant, je vous donne cinq secondes pour que ces coupsme frappent la paume de la main ! » Et parce qu’il neressentit pas de coups dans la paume de sa main, il déclara quej’étais un farceur et il partit furieux. Les gens n’admettent pasqu’il y ait des règles fixes pour cela comme pour le reste.

– Eh bien ! je dois vous avouer quel’homme auquel je pensais est aussi peu raisonnable que votremédecin. Il s’agit du grand Pr Challenger.

– Ah ! oui, j’ai déjà entendu dire quec’était un cas difficile.

– Accepteriez-vous qu’il vienne à uneséance ?

– Oui, si vous le désirez.

– Il ne viendrait pas chez vous, ni dans toutautre endroit que vous lui proposeriez. Il imaginerait tout un tasde fils et de truquages… Pourriez-vous venir à sa maison decampagne ?

– Je ne refuserai pas si je puis leconvertir.

– Et quand ?

– Je ne peux rien faire avant que soit régléecette histoire abominable. C’est-à-dire d’ici un mois ou deux.

– Bien. Je garderai le contact avec vousjusque-là. Quand tout sera redevenu comme avant, nous établirons unplan, et nous verrons si nous pouvons le placer devant des faitscomme je l’ai été moi-même. En attendant, permettez-moi de vousdire combien je suis en sympathie avec vous. Nous allons constituerun comité d’amis et tout ce qui sera possible sera fait.

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