Au pays des brumes

Chapitre 7Le criminel notoire reçoit le châtiment que, selon la loi anglaise,il mérite

Avant de reprendre le récit des aventures denos héros dans le domaine du psychisme, sans doute serait-il bon desavoir comment la loi anglaise a traité l’individu pervers etdangereux qui s’appelait M. Tom Linden.

Les deux policières regagnèrent triomphalementBardley Square Station, où l’inspecteur Murphy, qui les avaitenvoyées au 40 de Tullis Street, attendait leur rapport. Il étaitassis derrière sa table de travail jonchée de papiers. Gaillardrubicond à la moustache noire, Murphy usait avec les femmes demanières volontiers paternelles, que ne justifiaient d’ailleurs nison âge ni sa virilité.

– Alors, les filles ? demanda-t-il à sescollaboratrices. Ça a marché ?

– Du tout cuit ! répondit la plus âgée.Nous avons le témoignage que vous vouliez.

L’inspecteur s’empara d’un questionnairemanuscrit.

– Vous avez bien suivi mon plangénéral ?

– Oui. J’ai dit que mon mari avait été tué àYpres.

– Bon. Qu’a-t-il fait ?

– Il a paru désolé pour moi…

– Naturellement. Ça fait partie du jeu. Ilaura le temps de se désoler pour lui-même avant qu’il s’en sorte.Il n’a pas dit : « Vous êtes une femme seule et vousn’avez jamais eu de mari ! »

– Non.

– Dites donc, voilà un mauvais point pour lesesprits, hein ? De quoi impressionner le tribunal ! Etensuite ?

– Il a cherché des noms. Ils étaient tousfaux.

– Parfait !

– Il m’a crue quand je lui ai dit queMlle Bellinger était ma fille.

– Excellent ! Avez-vous tâté du truc« Pedro » ?

– Oui, il a réfléchi sur le nom, mais il n’arien dit.

– Dommage ! Enfin, de toutes manières, ilne savait pas que « Pedro » était le nom de votre toutou.Il a réfléchi sur le nom ? Pas mal ! Faites rire le jury,le verdict est dans la poche. Maintenant au sujet de la bonneaventure : avez-vous fait comme je vous l’avaissuggéré ?

– Oui. Je l’ai questionné sur le fiancé d’Amy.Il ne m’a rien répondu de précis.

– Rusé bonhomme ! Il connaît sonaffaire !

– Mais il a déclaré qu’elle serait malheureusesi elle l’épousait.

– Tiens, tiens ! Vraiment ? Bon, sinous délayons un peu cela, nous aurons ce qui est nécessaire. Alorsasseyez-vous, et dictez votre rapport pendant que les faits sontencore frais dans votre mémoire. Puis nous le reverrons ensemble etnous l’arrangerons pour le mieux. Amy, vous en écrirez un, vousaussi.

– Très bien, monsieur Murphy.

– Ensuite, nous solliciterons un mandat. Toutdépend du magistrat qui sera commis. Le mois dernier,M. Dalleret a fait grâce à un médium, donc il ne nous serad’aucune utilité. Et M. Lancing s’est plus ou moins compromisavec les spirites. En revanche, M. Melrose est un matérialisteendurci. Si nous avons affaire avec lui, nous obtiendrons un mandatd’arrêt. Il ne faudrait pas qu’il s’en tire sans condamnation.

– Il n’y aurait pas moyen d’avoir destémoignages du public pour corroborer les nôtres ?

L’inspecteur éclata de rire.

– Nous sommes censés protéger le public ;mais de vous à moi, le public n’a jamais demandé à être protégé.Aucune plainte n’a été déposée. Donc c’est à nous qu’il appartientde faire respecter la loi du mieux possible ; tant que cetteloi existe, il nous faut l’appliquer… Allons, bonsoir, lesfilles ! Votre rapport pour quatre heures, hein ?

– Et… gratuitement, je suppose ? demandal’aînée des policières en souriant.

– Attendez, ma chère ! Si nous obtenonsvingt-cinq livres d’amende, ces vingt-cinq livres iront quelquepart… dans la caisse de la police par exemple. Mais il y en aurapeut-être une partie qui s’égarera en route. De toute façon,couchez-moi ça par écrit, et après nous verrons.

Le lendemain matin, une bonne affolée pénétradans le modeste bureau de Linden :

– Monsieur ! Il y a un agent de policequi vous demande.

L’homme en bleu la suivait sur ses talons.

– V’s appelez Linden ?

Il lui tendit une feuille de papier ministrepliée en deux.

Le malheureux couple qui consacrait son tempsà apporter du réconfort à autrui avait bien besoin d’êtreréconforté ! Mme Linden passa ses bras autourdu cou de son mari, et ils lurent ensemble le documentsinistre.

À Thomas Linden, 40, Tullis Street,N. W.

Un rapport établi ce jour par PatrickMurphy, inspecteur de police, affirme que vous, ledit ThomasLinden, le 10 novembre et à l’adresse ci-dessus, avez exercé devantHenrietta Dresser et Amy Bellinger le métier de diseur de bonneaventure afin de tromper et d’abuser certains sujets de Sa Majesté,à savoir ceux mentionnés ci-dessus.

Vous êtes subséquemment cité à comparaîtredevant le magistrat du tribunal de simple police à Bardley Squaremercredi prochain, le 17 novembre, à onze heures du matin, pourrépondre à l’instruction ouverte contre vous.

Le 10 novembre,

B.-J. Withers.

L’après-midi de ce même jour, Mailey se renditchez Malone, et ils discutèrent de ce texte. Puis ils allèrentensemble voir un avoué ; Summerway Jones avait l’esprit fin,et il était passionné de psychisme. De surcroît, il adorait lachasse à courre, il boxait bien ; dans toutes les enceintes dejustice, il apportait un parfum d’air frais et pur. Il se penchasur la citation.

– Le pauvre diable a de la chance !dit-il. D’habitude la police obtient un mandat. Aussitôt l’hommeest emmené, il passe la nuit dans une cellule, et il est jugé lelendemain matin sans personne pour le défendre. La police va êtreassez habile, bien sûr, pour choisir comme magistrat un catholiqueromain ou un matérialiste. Puis, en vertu du beau jugement dulord-président Lawrence – le premier arrêt, je crois, qu’il a renduà ce poste élevé – la profession de médium ou de faiseur demiracles sera considérée en soi comme un crime vis-à-vis de la loi,que le médium soit authentique ou non, si bien qu’aucune défensefondée sur les bons résultats obtenus n’aura de chances de se faireentendre. C’est un mélange de persécution religieuse et de chantagepolicier. Quant au public, il s’en fiche ! Que lui importe unecondamnation ! Les gens qui ne veulent pas consulter un médiumne se dérangent pas, voilà tout ! Ce genre d’affaire est unehonte pour notre législation.

– Je l’écrirai ! fit Malone, dont lesyeux étincelaient. Mais qu’est-ce que vous appelez laloi ?…

– Il y a deux actes, deux décrets si vouspréférez, aussi infects l’un que l’autre, et tous deux ont étésignés bien avant les débuts du spiritisme. D’abord le décretcontre la sorcellerie qui remonte à George II ; comme il étaitdevenu par trop désuet et absurde, il n’est plus invoqué que commeaccessoire. Puis le décret réprimant le vagabondage qui date de1824. Il avait pour but de contrôler les gitans et les romanichelssur les routes, et ses auteurs n’avaient jamais pensé qu’ilpourrait servir contre les médiums…

Il fureta parmi ses papiers.

– Voici cette idiotie : « Toutepersonne exerçant le métier de diseur de bonne aventure ouemployant des procédés subtils pour tromper et abuser un sujet deSa Majesté sera jugée pour vagabondage, etc. » Ces deuxdécrets auraient fait autant de ravages chez les premiers chrétiensque la persécution romaine.

– Par chance, il n’y a plus de lions !murmura Malone.

– Mais il y a beaucoup d’imbéciles !ajouta Mailey. Les imbéciles d’aujourd’hui remplacent les lionsd’hier. Que pouvons-nous faire ?

– Rien ! répondit l’avoué en se grattantla tête. C’est un cas parfaitement désespéré.

– Oh ! tout de même, s’écria Malone. Nousn’allons pas abandonner la partie aussi facilement. Nous savons queLinden est un honnête homme…

Mailey se tourna vers Malone et lui serra lamain.

– Je ne sais pas si vous vous considérez déjàcomme spirite, dit-il, mais vous êtes bien le genre d’homme dontnous avons besoin. Dans notre mouvement, il y a trop de gens à foieblanc : ils se ruent chez le médium quand tout va bien, mais àla première accusation ils l’abandonnent. Dieu merci, il y a aussiquelques vaillants ! Brookes, Rodwin, sir James Smith… Nouspouvons réunir entre nous cent ou deux cents livres.

– Parfait ! fit joyeusement l’avoué. Sivous vous sentez dans cet état d’esprit, nous vous en donneronspour votre argent !

– Qu’est-ce que vous penseriez d’un conseillerdu roi ?

– À quoi vous servirait un membre éminent dubarreau de Londres ? Devant le tribunal de simple police, onne plaide pas. Si vous laissez l’affaire entre mes mains, je croisque je me débrouillerai aussi bien que n’importe qui, car j’ai déjàeu pas mal d’affaires semblables. Et puis, je ne vous coûterai pascher.

– Eh bien ! d’accord ! Et nousaurons un certain nombre de braves gens derrière nous.

– À défaut d’autre chose, nous diffuseronsl’affaire, dit Malone. Je fais confiance au bon vieux publicanglais. Il est lent et stupide, mais le cœur est solide. Si on luiapporte la vérité, il se dressera contre l’injustice.

– Les Anglais auraient bien besoin d’unetrépanation pour en arriver là ! fit l’avoué. En tout cas,faites votre besogne, je ferai la mienne, et nous verronsbien !

Le matin décisif arriva. Linden se trouva dansle box des accusés face à un homme d’âge moyen, tiré à quatreépingles et doté de mâchoires qui ressemblaient à un piège à rats.C’était M. Melrose, redoutable magistrat. M. Melroseavait la réputation d’être très sévère pour tous les diseurs debonne aventure et les gens qui prévoyaient l’avenir ; pourtantil occupait ses loisirs à lire les prophètes sportifs, car ils’intéressait vivement à l’amélioration de la race chevaline, et sasilhouette était bien connue sur les champs de courses. Cematin-là, il n’était pas d’une humeur particulièrement bonne ;il regarda d’abord le dossier, puis examina le prisonnier.Mme Linden s’était faufilée derrière le box, et detemps en temps elle caressait la main que son mari avait posée surle rebord. La salle était bondée ; beaucoup de clients dumédium avaient tenu à lui manifester leur sympathie.

– Y a-t-il une défense ? interrogeaM. Melrose.

– Oui, monsieur le juge, répondit SummerwayJones. Puis-je, avant l’ouverture du débat, soulever uneobjection ?

– Si vous pensez qu’elle est valable, oui,monsieur Jones.

– Je sollicite respectueusement votre décisionsur un point de droit avant que ne s’engage le procès. Mon clientn’est pas un vagabond, mais un membre respectable de lacommunauté ; il vit dans sa propre maison ; il paie desimpôts et des contributions, comme n’importe quel autre citoyen. Levoici maintenant poursuivi en vertu du quatrième alinéa du décretde 1824 réprimant le vagabondage. Ce décret s’intitule ainsi :« Acte pour punir les personnes inoccupées et turbulentes, etles vagabonds. » Le but de ce décret était, comme ces motsl’impliquent, de mettre un frein à l’activité illégale desbohémiens et autres romanichels qui à l’époque infestaient le pays.Je vous demande, monsieur le juge, de déclarer que mon client n’estpas du tout une personne visée par le champ d’application de cedécret, ni exposée à la pénalité qu’il comporte.

Le magistrat secoua la tête.

– Je crois, monsieur Jones, qu’il y a eu tropde précédents pour que le décret puisse être considéré sous cetangle restrictif. Je demande à l’avoué poursuivant pour le comptedu commissaire de police de produire ses témoins.

Une petite boule à favoris et à voix rauque seleva :

– J’appelle Henrietta Dresser.

L’aînée des policières surgit à la barre avecl’empressement d’une habituée. Elle tenait à la main un carnet denotes ouvert.

– Vous êtes agent de police, n’est-cepas ?

– Oui, monsieur.

– Vous avez surveillé la maison du prisonnierla veille du jour où vous vous êtes rendue chez lui, jecrois ?

– Oui, monsieur.

– Combien de personnes sont entrées ?

– Quatorze, monsieur.

– Quatorze personnes ! Et je crois que letarif moyen du prisonnier est de six shillings et six pence.

– Oui.

– Sept livres en un seul jour ! Voilà debeaux appointements, alors que beaucoup d’honnêtes gens secontentent de cinq shillings !

– C’étaient des fournisseurs ! criaLinden.

– Je dois vous prier de ne pas interrompre.Vous êtes déjà très efficacement représenté, dit sévèrement lemagistrat.

– À présent, Henrietta Dresser, repritl’avoué, poursuivant en agitant son pince-nez, dites-nous ce quis’est passé quand vous avez été introduite, vous et Amy Bellinger,chez le prisonnier.

La policière donna alors un compte rendu assezexact, qu’elle lut sur son carnet. Elle n’était pas une femmemariée, mais le médium avait tenu pour vraie sa déclaration qu’ellel’était. Il avait jonglé avec plusieurs noms et il avait parugrandement troublé. Le nom d’un chien, Pedro, lui avait été soumis,mais il ne l’avait pas reconnu pour tel. Finalement, il avaitrépondu à un certain nombre de questions touchant l’avenir de safille supposée qui, en fait, n’était nullement une parente, et illui avait prédit qu’elle ferait un mariage malheureux.

– Avez-vous des questions à poser, monsieurJones ? demanda le juge.

– Êtes-vous venue trouver cet homme commequelqu’un qui aurait besoin de réconfort et de consolation ?Et a-t-il essayé de vous en donner ?

– Je crois que vous pouvez présenter leschoses sous ce jour.

– D’après ce que j’ai compris, vous avez faitétat d’un profond chagrin ?

– J’ai tenté de donner cette impression.

– Vous ne considérez pas que c’était làhypocrisie pure ?

– J’ai accompli mon devoir.

– Avez-vous remarqué des signes de forcepsychique, ou quoi que ce soit d’anormal ? demanda lepoursuivant.

– Non. Il m’a paru être un homme très simple,tout à fait ordinaire.

Amy Bellinger fut le deuxième témoin. Elle seprésenta avec un carnet de notes à la main.

– Puis-je vous demander, monsieur le juge,s’il est dans l’ordre que les témoins lisent leurdéposition ?

– Pourquoi pas ? répliqua le magistrat.Nous tenons à avoir des faits précis, n’est-ce pas ?

– En effet. Nous y tenons. Mais peut-êtreM. Jones n’y tient-il pas, lui ? demanda lepoursuivant.

– Nous nous trouvons clairement devant uneméthode destinée à faire concorder les deux témoignages, dit Jones.J’allègue que ces rapports ont été soigneusement préparés etcollationnés.

– Il est naturel que la police prépare unprocès, répondit le juge. Je ne vois pas que cela vous fasse dutort, monsieur Jones. À présent, témoin, disposez !

Le témoignage ressemblait comme un frère auprécédent.

– Vous avez posé des questions à propos devotre fiancé ? demanda M. Jones. Or vous n’avez pas defiancé.

– C’est exact.

– En fait, vous avez toutes deux échafaudé unelongue suite de mensonges ?

– Pour une bonne cause.

– Vous pensez donc que la fin justifie lesmoyens ?

– J’ai appliqué les instructions que j’avaisreçues.

– Qui vous avaient été communiquéesauparavant ?

– Oui. On nous avait dit ce qu’il fallaitdemander.

– Je pense, déclara la juge, que les agents depolice ont fourni un témoignage équitable et documenté. Avez-vousfait citer des témoins pour la défense, monsieur Jones ?

– Il y a dans cette salle, monsieur le juge,plusieurs personnes qui n’ont eu qu’à se louer de la qualité demédium du prisonnier. J’ai assigné une personne qui a été sauvée dusuicide, selon sa propre déposition, le matin même où la police estvenue chez lui. J’ai également un ancien athée qui avait perdutoute foi en la vie future et qui a été converti par son expériencedes phénomènes psychiques. Je puis produire encore des hommeséminents de la science et de la littérature qui témoigneront de lavéritable nature des pouvoirs de M. Linden…

Le juge secoua la tête.

– Vous devez savoir, monsieur Jones, que detels témoignages seraient tout à fait hors de la question. Il a étéclairement établi par le lord-président et par d’autres autoritésque la loi de ce pays ne reconnaît nulle part les pouvoirssurnaturels quels qu’ils soient, et que la revendication de telspouvoirs qui s’exerceraient contre de l’argent constitue un crimeen soi. Par conséquent, lorsque vous suggérez de citer des témoins,je ne vois pas que ce procédé aboutisse à autre chose qu’à faireperdre son temps à la cour. Parallèlement je suis prêt, bien sûr, àécouter toutes les observations que vous estimeriez devoir faireaprès que l’avoué poursuivant aura parlé.

– Puis-je m’aventurer à vous faire remarquer,monsieur le juge, dit Jones, qu’une semblable législationsignifierait la condamnation de toute personne sainte ousacrée ? Car les saints eux-mêmes doivent vivre, et doiventdonc recevoir de l’argent.

– Si vous vous référez aux temps apostoliques,répondit avec brusquerie le magistrat, je vous rappelleraiseulement que le temps des apôtres est révolu, et aussi que lareine Anne est morte. Un tel argument est à peine digne de votreintelligence. À présent, monsieur, si vous avez quelque chose àajouter…

Ainsi encouragé, le poursuivant fit une courteharangue ; à intervalles réguliers, il trouait l’air avec sonpince-nez, comme si chaque coup devait ponctuer son inspiration. Ilbrossa un tableau de la misère dans les classes laborieuses, alorsque des charlatans, grâce à des abus de confiance et à desprétentions blasphématoires, gagnaient richement leur vie.Détenaient-ils ou non des pouvoirs réels ? Le fait n’était paslà, comme on l’avait observé. Mais cette excuse même ne pouvaitêtre valablement alléguée dans le cas présent, puisque les deuxagents de police qui avaient accompli de la manière la plusexemplaire un devoir plutôt déplaisant n’avaient reçu contre leurargent qu’un tissu d’absurdités. Était-il vraisemblable qued’autres clients fussent mieux traités ? Ces parasites de lasociété croissaient en nombre ; ils basaient leur commerce surles nobles sentiments de parents dépossédés d’une affection ;il était grand temps qu’un châtiment exemplaire les avertît d’avoirà choisir un métier plus honorable.

M. Summerway Jones répliqua du mieuxqu’il put. Il commença par mettre en lumière le fait que lesdécrets étaient appliqués dans un but qui n’avait jamais été dansl’esprit du législateur…

– Ce point a déjà été soulevé ! aboya lemagistrat.

L’avoué de la défense poursuivit en déclarantque toute l’affaire n’était pas nette : les témoignagesn’émanaient-ils pas d’agents provocateurs qui, en admettant qu’uncrime eût été commis, l’avaient évidemment incité et y avaientparticipé ? Quant aux amendes, elles étaient souvent infligéeslorsque la police y avait un intérêt direct.

– J’espère, monsieur Jones, que vousn’entendez pas jeter la suspicion sur l’honnêteté de lapolice ?

La police était humaine : naturellement,elle avait tendance à soulever des problèmes où son intérêt étaitengagé. Tous ces procès étaient artificiels. Jamais, à aucunmoment, le public n’avait porté plainte, et n’avait demandé à êtreprotégé. Dans toutes les professions, il y avait desfraudeurs ; mais si quelqu’un payait et perdait une guinéechez un faux médium, il n’avait pas plus le droit de réclamerd’être protégé que s’il avait investi de l’argent dans de mauvaisesvaleurs à la Bourse. La police avait mieux à faire que de perdreson temps dans des affaires pareilles, et ses agents pourraientêtre plus utilement employés qu’à jouer les pleureuses avec deslarmes de crocodile : d’autres crimes ne méritaient-ils pas derequérir toute leur attention ? La loi était parfaitementarbitraire dans ses applications. Lorsque la police donnait unepetite fête pour ses œuvres charitables, il y avait toujours undiseur de bonne aventure ou une femme qui lisait dans les lignes dela main.

Quelques années auparavant, le DailyMail avait crié haro sur les diseurs de bonne aventure. Ungrand homme aujourd’hui décédé, feu lord Northcliffe, avait étécité par la défense, et il avait été établi qu’un autre de sesjournaux publiait une colonne de publicité pour la chiromancie, etque les recettes des chiromanciens étaient équitablement diviséesen deux parts : l’une leur revenant, l’autre allant auxpropriétaires du journal. Il mentionna ce fait non pour ternir lesouvenir d’un grand homme, mais pour souligner l’absurdité de laloi telle qu’elle était appliquée. Quelle que pût être l’opinionpersonnelle des membres de la cour, il était irréfutable qu’ungrand nombre de citoyens utiles et intelligents considéraient lepouvoir d’un médium comme une manifestation remarquable du pouvoirde l’esprit qui ne pouvait que profiter à l’espèce humaine. En cesjours dominés par le matérialisme, n’était-ce pas une abominablepolitique d’abattre au moyen de la loi ce qui, dans samanifestation la plus élevée, pouvait œuvrer pour la régénérationde l’humanité ? Restait le fait indubitable que lesinformations données aux agents étaient inexactes, et que leursfausses déclarations n’avaient pas été détectées par lemédium : mais c’était une règle psychique que des conditionsharmonieuses fussent réunies pour l’obtention de vrais résultats,et que la tromperie d’un côté entraînait chez l’autre de laconfusion mentale. Si la cour pouvait admettre un instantl’hypothèse spiritiste, elle réaliserait l’imbécillité qu’il yaurait d’espérer que des hôtes angéliques descendraient du cielpour répondre aux questions posées par deux mercenaireshypocrites.

Tel fut en résumé le plan général de ladéfense présentée par M. Summerway Jones. Ce discours plongeaMme Linden dans les larmes, et le greffier dutribunal dans le sommeil. Le juge ne tarda pas à mettre un pointfinal à la controverse.

– Votre réquisitoire, monsieur Jones, m’a toutl’air de s’adresser à la loi, et dépasse par conséquent macompétence. J’applique la loi telle que je la trouve. J’ajouted’ailleurs que je me sens en parfait accord avec elle. Des hommescomme le prisonnier me font l’effet de champignons vénéneux quiprolifèrent sur une société corrompue. Toute tentative pourassimiler leurs grossiers artifices aux miracles des saints desanciens âges, ou pour leur attribuer des dons équivalents, doitsusciter la réprobation de tous les hommes qui pensent bien.

Et il ajouta, en fixant ses yeux sévères surle prisonnier :

– Pour vous, Linden, je crains que vous nesoyez un récidiviste endurci, puisqu’une condamnation antérieuren’a pas suffi pour vous remettre sur le droit chemin. Je vouscondamne donc à deux mois de travaux forcés sans substitutiond’amende.

Mme Linden poussa unhurlement.

– Au revoir, ma chérie ! Ne te fais pasde mauvais sang, dit doucement le médium.

Un instant plus tard, il était précipité dansune cellule.

Summerway Jones, Mailey et Malone seretrouvèrent dans le hall, et Mailey s’offrit comme volontaire pourescorter la pauvre femme jusque chez elle.

– Qu’a-t-il jamais fait d’autre que desoulager son prochain ? gémissait-elle. Il n’y a pas meilleurcœur dans tout Londres !

– Et je ne crois pas qu’il y ait d’homme plusutile, dit Mailey. J’ose affirmer que pas un archevêque ne pourraitprouver comme Tom Linden la vérité de la religion.

– C’est une honte ! Une honteaffreuse ! explosa Malone.

– L’allusion à la grossièreté est amusante,commenta Jones. Je me demande s’il s’imagine que les apôtresétaient des gens cultivés. Hélas ! j’ai fait de mon mieux. Jen’avais pas d’espoir, et la conclusion a été celle à laquelle jem’attendais. Ç’a été du temps perdu, voilà tout.

– Pas du tout ! rétorqua Malone. Cemalheur sera diffusé. Il y avait des journalistes dans la salle.Quelques-uns d’entre eux ne manquent pas de bon sens. Ilsrelèveront l’injustice.

– N’y comptez pas ! fit Mailey. Jen’attends aucun secours de la presse. Mon Dieu, quellesresponsabilités ces gens-là encourent ! Et comme ils sedoutent peu du prix qu’il leur faudra payer ! Je le sais. J’aidiscuté tout à l’heure avec eux.

– Eh bien ! moi, au moins, jeparlerai ! fit Malone. Et je crois que d’autresm’accompagneront. La presse est plus indépendante et plusintelligente que vous ne semblez le supposer.

Mais Mailey avait raison. Après avoir conduitMme Linden chez elle, Malone se dirigea une fois deplus vers Fleet Street. Il acheta La Planète. Quand ill’ouvrit, ce titre lui sauta aux yeux :

UN IMPOSTEUR DEVANT LE TRIBUNAL

Un chien est pris pour un homme. Qui étaitPedro ?

Un verdict exemplaire.

Il chiffonna le journal dans sa main.

– Rien d’étonnant à ce que les spirites soientaigris ! pensa-t-il. Ils ont de bons motifs pour l’être.

Oui, le pauvre Tom Linden eut une mauvaisepresse ! Il rejoignit la prison sous le mépris universel.La Planète, un journal du soir dont le tirage étaitfonction des pronostics sportifs du capitaine Touche à Tout,s’étendit sur l’absurdité qu’il y avait à prévoir l’avenir.Honest John, un hebdomadaire qui avait été compromis dansl’une des grandes filouteries du siècle, émit l’avis que lamalhonnêteté de Linden était un scandale public. Un richeecclésiastique de province écrivit au Times pours’indigner de ce que quelqu’un s’avisait de vendre les dons del’esprit. L’Anglican observa que de tels incidentstémoignaient d’une infidélité grandissante envers les commandementsdivins, tandis que le Libre Penseur y voyait un retour àla superstition. De son côté M. Maskelyne montra au public, augrand bénéfice de son bureau de location, comment l’escroquerieétait perpétrée. Tant et si bien que pendant quelques jours TomLinden fut un sujet d’exécration. Mais comme la terre continuait àtourner, il fut abandonné à son destin.

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