Au pays des brumes

Chapitre 10De profundis

Ils étaient encore en train de prendre le théquand M. Charles Mason fut introduit. Rien ne rapproche mieuxles gens que la recherche psychique pour l’intimité d’âme :c’est pourquoi Roxton et Malone, qui ne l’avaient connu qu’àtravers un bref épisode, se sentirent aussitôt plus proches de cethomme que de tant d’autres qu’ils connaissaient depuis des années.Cette camaraderie à la fois fidèle et grave est l’une descaractéristiques principales d’une telle communion. Quand apparutsa silhouette de clergyman longue, mince, dégingandée, insouciante,dominée par une figure lasse et décharnée qu’illuminaient unsourire merveilleusement humain et deux yeux étincelants desérieux, ils eurent l’impression qu’un vieil ami venait les voir.Et les mots qu’il eut à leur adresse révélaient une cordialitéégale.

– Encore en exploration ? s’exclama-t-ilen leur serrant la main. Espérons que nos nouvelles expériences netendront pas nos nerfs autant que la dernière.

– Sapristi, padre ! répliqua Roxton.Depuis le Dorsetshire, j’ai usé le bord de mon chapeau en le tirantmentalement devant vous !

– Qu’est-ce qu’il a fait ? s’enquitMme Mailey.

– Rien, rien ! s’écria Mason. À mamisérable façon, j’ai essayé de guider une âme hors des ténèbres.N’en parlons plus ! Mais cependant nous ne sommes pas iciréunis pour autre chose ; et voilà ce que font ces braves gensune fois par semaine. C’est de M. Mailey que j’ai appriscomment y parvenir.

– Il est de fait que nous ne manquons pas depratique ! dit Mailey. Vous en avez vu assez, Mason, pour entémoigner.

– Mais je bute encore sur quelque chose !s’écria Malone. Pouvez-vous m’éclairer sur un point ? Pourl’instant, j’accepte votre hypothèse que nous sommes environnés pardes esprits de matière liés à la terre, qui se trouvent dansd’étranges conditions qu’ils ne comprennent pas, et qui ont besoinde conseils. C’est à peu près cela, n’est-ce pas ?

Les Mailey approuvèrent de la tête.

– Bien. Leurs amis et leurs parents décédéssont probablement dans l’au-delà, et ils n’ignorent pas leur état.Ils savent la vérité. Ne peuvent-ils donc pas s’entremettre pourpourvoir aux besoins de ces malheureux beaucoup mieux que nous nele pouvons nous-mêmes ?

– Question bien naturelle ! réponditMailey. Et tout naturellement nous leur avons soumis cetteobjection. Nous ne pouvons mieux faire qu’accepter leur réponse. Ilsemble qu’ils soient ancrés à la surface de cette terre, troplourds, trop charnels pour s’élever. Les autres sont, sans doute,sur un plan spirituel très éloigné du leur. Ils nous ont expliquéqu’ils se trouvent bien plus proches de nous, qu’ils nousconnaissent, mais qu’ils ne connaissent rien des plans supérieurs.Par conséquent, nous sommes les plus capables de les contacter.

– Il y avait une pauvre chère âme enpeine…

– Ma femme aime tout et tous, expliqua Mailey.Elle serait capable de parler d’un pauvre cher vieux diable.

– Mais ils méritent sûrement de la pitié et dela tendresse ! s’écria Mme Mailey. Ce pauvretype, nous l’avons bercé, cajolé pendant des semaines. Réellement,il venait des ténèbres profondes ! Puis, un jour, il s’écria,éperdu de joie : « Ma mère est venue ! Maman estici ! » Naturellement, nous lui avons dit :« Mais pourquoi n’est-elle pas venue auparavant ? »Et il nous a répondu : « Comment l’aurait-elle pu lorsquej’étais dans des ténèbres si sombres qu’elle aurait été incapableme voir ? »

– Tout cela est bel et bon, dit Malone.Cependant, pour autant que je puisse suivre vos méthodes, c’est unguide, ou un contrôle, ou un esprit supérieur qui réglemente toutel’affaire, et qui vous amène le patient à guérir. S’il peut en êtreinstruit, d’autres esprits supérieurs pourraient l’être également,non ?

– Justement non, répondit Mailey. C’est samission particulière. Pour vous montrer à quel point lesséparations sont nettes, je puis vous citer un exemple. Ici, nousavions une âme en peine. Nos invités venaient et ne savaient pasqu’elle était là ; nous avons dû attirer leur attention surelle. Quand nous avons dit à cette âme en peine :« Est-ce que vous ne voyez pas nos amis à côté devous ? » Il a répondu : « Je vois une lumière,mais je ne distingue rien d’autre. »

À ce moment, la conversation se trouvainterrompue par l’arrivée de M. John Terbane, qui venait deVictoria Station, où il accomplissait ses tâches terrestres. Ilavait revêtu un costume de ville. Il était pâle, triste, imberbe,dodu ; il avait des yeux rêveurs, mais aucune autre indicationn’eût trahi ses dons remarquables.

– Avez-vous mon compte rendu ?

Telle fut sa première question. En souriant,Mme Mailey lui tendit une enveloppe.

– Nous vous l’avions préparé, mais vouspourrez le lire chez vous… Comprenez, ajouta-t-elle, que ce pauvreM. Terbane est en transe, et qu’il ignore tout du merveilleuxtravail dont il est l’instrument. Voilà pourquoi, après chaqueséance, mon mari et moi lui écrivons un compte rendu.

– Et je suis toujours très étonné quand je lelis ! commenta Terbane.

– Et très fier aussi, je suppose ?interrogea Mason.

– Ma foi, je n’en sais rien ! répondithumblement Terbane. Je ne vois pas pourquoi l’instrument seraitfier de ce que l’ouvrier l’emploie. Pourtant, c’est un privilège,bien sûr !

– Bon vieux Terbane ! dit Mailey enposant affectueusement ses mains sur les épaules du porteur.Meilleur est le médium, moins il est égoïste ; c’estl’expérience qui m’a enseigné cette vérité. Le médium est celui quis’abandonne complètement pour que d’autres se servent de lui :cet abandon est incompatible avec l’égoïsme. Eh bien ! il mesemble que nous pourrions nous mettre au travail, sinonM. Chang nous grondera.

– Qui ? demanda Malone.

– Oh ! vous ferez bientôt la connaissancede M. Chang ! Nous n’avons pas besoin de nous asseoirtout autour de la table, un demi-cercle devant le feu fera aussibien l’affaire. Lumières réduites. Très bien. Prenez vos aises,Terbane : installez-vous dans les coussins.

Le médium se cala dans l’angle d’un canapéconfortable, et aussitôt il s’assoupit. Mailey et Malone avaientchacun un carnet de notes sur leurs genoux et attendaient.

Ils n’attendirent pas longtemps. Tout à coup,Terbane se mit sur son séant, et il cessa d’être le rêveur qu’ilavait paru être jusqu’ici, il se transforma en un individu trèsalerte et impérieux. Un changement subtil s’était opéré sur saphysionomie. Un sourire ambigu flottait sur ses lèvres, ses yeux sefendirent obliquement et se rétrécirent, son visage se porta enavant, il enfonça ses deux mains dans les manches de sa vestebleue.

– Bonsoir ! dit-il d’un ton tranchant,saccadé. De nouvelles têtes ! Qui est-ce ?

– Bonsoir, Chang ! répondit le maître demaison. Vous connaissez M. Mason. Je vous présenteM. Malone, qui étudie notre problème. Et voici lord Roxton,qui m’a rendu un grand service aujourd’hui.

– Lord Roxton ! répéta-t-il. Un milordanglais ! Je connaissais lord… lord Macart… Non… Je… Je nepeux pas le prononcer. Hélas ! Je l’appelais « Démonétranger » alors… Chang, lui, aussi, avait beaucoup àapprendre.

– Il parle de lord Macartney. Cela remonte àune centaine d’années. Chang était un grand philosophe de sonvivant, expliqua Mailey.

– Ne perdons pas de temps ! s’écria lecontrôle. Beaucoup à faire aujourd’hui. La foule attend. Des vieux,des nouveaux. J’ai péché des gens bizarres dans mon filet. Je m’envais.

Il retomba parmi les coussins.

Une minute plus tard, il se redressa.

– Je veux vous remercier, dit-il dans unanglais parfait. Je suis venu il y a deux semaines. J’ai réfléchi àtout ce que vous m’avez dit. Ma route s’éclaire.

– Étiez-vous l’esprit qui ne croyait pas enDieu ?

– Oui ! Je l’ai dit dans ma colère.J’étais si las, si las ! Oh ! le temps, le temps sansfin, la brume grise, le poids pesant du remords ! Sansespoir ! Sans espoir ! Alors vous m’avez apporté leréconfort, vous et ce grand esprit chinois. Vous m’avez faitentendre les premières douces paroles depuis ma mort.

– Quand êtes-vous mort ?

– Oh ! cela me semble une éternité !Nous ne mesurons pas comme vous. C’est un long rêve horrible,uniforme, sans interruption.

– Qui était roi en Angleterre ?

– Victoria était reine. J’avais accordé monesprit avec la matière, il était cramponné à la matière. Je necroyais pas à une vie future. Maintenant, je sais que j’avais tort,mais je ne pouvais pas adapter mon esprit à de nouvellesconditions.

– Là où vous êtes, est-ce mauvais ?

– C’est tout… tout gris ! Voilà le plusaffreux. L’ambiance est horrible.

– Mais vous n’êtes pas seul : il y en abeaucoup d’autres.

– Ils ne savent pas plus que moi. Eux aussiricanent, doutent et sont malheureux.

– Vous en sortirez bientôt !

– Pour l’amour de Dieu, aidez-moi à ensortir !

– Pauvre âme ! ditMme Mailey, de sa voix douce, caressante.

Sa voix aurait fait coucher à ses piedsn’importe quel animal.

– Vous avez grandement souffert. Mais nepensez pas à vous seul. Pensez à ces autres qui sont avec vous.Essayez d’en relever un, et c’est ainsi que vous vous aiderez lemieux.

– Merci, madame, je le ferai. Il y en a un icique j’ai amené. Il vous a entendus. Nous poursuivrons ensemblenotre route. Peut-être trouverons-nous un jour la lumière.

– Aimez-vous que l’on prie pourvous ?

– Oh ! oui !

– Je prierai pour vous, dit Mason.Pourriez-vous dire maintenant Notre père… ?

Il murmura la vieille prière universelle, maisavant qu’il eût fini, Terbane était à nouveau retombé parmi lescoussins. Il se remit droit pour interpréter Chang.

– Il progresse, dit le contrôle. Il a laissédu temps aux autres qui attendent. Cela est bon. Maintenant, j’aiun cas difficile. Oh !…

Il poussa un cri de découragement comique etsombra en arrière.

Quelques secondes plus tard, il étaitredressé ; son visage s’était allongé pour une apparence desolennité, ses mains étaient jointes paume contre paume.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-ild’une voix pointue et pointilleuse. Je serais bien curieux desavoir de quel droit ce personnage chinois m’a fait venir ici.Pourriez-vous me renseigner ?

– Peut-être parce que nous pourrions vousaider.

– Quand je désire d’être aidé, je réclame del’aide. À présent, je ne le désire pas… On en use bien librementavec moi !… D’après ce que ce Chinois a été capable dem’expliquer, je suis le spectateur involontaire d’une sorte deservice religieux ?

– Nous sommes un cercle de spirites.

– Une secte très pernicieuse. Des méthodestout à fait blasphématoires. En tant que modeste desservant deparoisse, je proteste contre de telles profanations.

– Vous êtes retenu en arrière, ami, par cettevision étroite. C’est vous qui souffrez. Nous voulons voussoulager.

– Souffrir ? Qu’entendez-vous par là,monsieur ?

– Avez-vous réalisé que vous étiez dansl’au-delà ?

– Vous dites des bêtises !

– Comprenez-vous que vous êtes mort ?

– Je ne suis pas mort puisque je cause avecvous.

– Vous causez avec nous parce que vousempruntez le corps de cet homme.

– Certainement, je suis tombé dans un asile defous !

– Dans un asile, oui. Un asile pour mauvaiscas. Je crains que vous ne soyez un mauvais cas. Êtes-vous heureuxlà où vous êtes ?

– Heureux ? Non, monsieur. Mon milieuactuel m’apparaît comme tout à fait inexplicable.

– Avez-vous le souvenir d’avoir étémalade ?

– J’ai été très malade.

– Si malade que vous en êtes mort.

– Vous êtes évidemment hors de tout bonsens.

– Comment savez-vous que vous n’êtes pasmort ?

– Monsieur, je vois bien qu’il me faut vousdonner des rudiments d’instruction religieuse. Quand on meurt aprèsavoir mené une vie honorable, on revêt un corps glorieux et onjouit de la compagnie des anges. Or je suis toujours pourvu du mêmecorps que pendant ma vie, et je me trouve dans un endroit trèstriste, très terne. La compagnie dont je jouis ne ressemble en rienà celle dont j’avais rêvé, et je chercherais en vain un ange autourde moi. Votre hypothèse absurde peut donc être écartée.

– Ne continuez pas à vous abuser vous-même.Nous désirons vous secourir. Vous ne ferez jamais aucun progrèstant que vous n’aurez pas compris votre état.

– Réellement, monsieur, vous poussez à bout mapatience. Ne vous ai-je pas dit…

À ces mots, le médium retomba dans sescoussins. Un peu plus tard, le contrôle chinois, avec un sourirebizarre et les mains engoncées dans ses manches, s’adressait denouveau au cercle :

– Lui brave homme… Un homme fou… Il apprendrabientôt… Je le ramènerai. Ne perdons pas davantage de temps.Oh ! mon Dieu ! Au secours ! Pitié ! Ausecours !

Il était retombé tout à plat sur le canapé, levisage tourné vers le plafond, et ses cris étaient si terribles quele petit cercle se mit debout.

– Une scie ! Une scie ! Allezchercher une scie ! criait le médium, dont la voix défaillitdans un gémissement.

Mailey lui-même était troublé, les autresétaient horrifiés.

– Quelqu’un l’a hanté. Je n’y comprends rien.Il doit s’agir d’un puissant esprit mauvais.

– Voulez-vous que je lui parle ? demandaMason.

– Attendez un moment ! Laissez sedérouler les événements. Nous verrons bientôt.

Le médium se tordait dans les affres del’agonie.

– Oh ! mon Dieu ! Pourquoin’êtes-vous pas allé chercher une scie ? criait-il. C’est là,sur ma poitrine. Elle craque. Je le sens ! Hawkin !Hawkin ! Tire-moi de dessous ! Hawkin ! soulève lapoutre ! Non, non, comme ça c’est pire ! Et voilà lefeu ! Oh ! c’est horrible ! Horrible !

Ses hurlements glaçaient le sang. Ilsrestaient pétrifiés dans l’horreur. Puis, en un clin d’œil, leChinois reparut avec son regard oblique.

– Qu’est-ce que vous en pensez, monsieurMailey ?

– C’était effroyable, Chang ! Ques’est-il passé ?

– C’était pour lui ! répondit Chang endésignant Malone du menton. Il voulait une histoire pour sonjournal, je lui ai donné une histoire pour son journal. Ilcomprendra. Pas le temps d’expliquer maintenant. Il y en a trop quiattendent. Un marin, d’abord. Le voici.

Le Chinois disparut, et un rire jovial,embarrassé, passa sur le visage du médium. Il se gratta latête.

– Eh bien ! zut alors ! dit-il.J’aurais jamais cru que j’recevrais des ordres d’un Chinetok. Maisil a fait : « Psitt ! » et je n’ai pas purésister : plus question de discuter !… Bon. Ehben ! me v’là ! Qu’est-ce que vous m’voulez ?

– Nous ne voulons rien.

– Ah ! Le Chinetok semblait croire quevous m’vouliez quèque chose, car il m’a lancé ici.

– C’est vous qui avez besoin de quelque chose.Vous avez besoin de savoir.

– Oui, j’ai perdu mon cap, c’est vrai !J’sais que j’suis mort, parce que j’ai vu mon lieutenant debatterie, et il a volé en éclats sous mon nez. S’il est mort, jesuis mort. Et tous les autres aussi sont morts. Nous sommes tous del’autre côté. Mais on se paie la tête du pilote parce qu’il estaussi ahuri que nous. Sacré pauvre pilote, je l’appelle ! Noussommes tous en train de prendre le fond…

– Comment s’appelait votre bateau ?

– Le Monmouth.

– Il a sombré pendant la guerre avec lesAllemands ?

– C’est ça. En plein dans les eaux del’Amérique du Sud. Un bel enfer ! Oui, c’était l’enfer…

Il y avait un monde d’émotions dans sa voix.Il ajouta plus gaiement :

– On m’a dit que nos copains les avaient eusensuite. Est-ce que c’est vrai, monsieur ?

– Oui, les Allemands ont coulé par lefond.

– De ce côté-ci, on ne les a pas vus. C’estaussi bien, peut-être. Nous n’oublions rien, vouscomprenez ?

– Mais vous devez oublier ! fit Mailey.Voilà ce qui ne va pas avec vous. Voilà pourquoi le contrôlechinois vous a mené ici. Nous sommes ici pour vous enseigner. Voustransmettrez notre message à vos copains.

–… mande pardon, m’sieur : ils sont tousderrière moi.

– Eh bien ! je vous dis, à vous et à euxaussi, que le temps des batailles et de la guerre mondiale estrévolu. Ne regardez plus derrière vous, mais devant vous. Quittezcette terre qui vous retient encore par les liens de la pensée, etque tous vos désirs se bornent à devenir moins égoïstes, plusdignes d’une vie meilleure, supérieure, paisible, merveilleuse.Comprenez-vous cela ?

– J’comprends, m’sieur. Et les autres aussi.On voudrait un gouvernail, m’sieur, car vraiment on nous a donné debien mauvaises indications. Jamais on ne s’était attendu à setrouver rejetés comme ça ! On avait entendu parler du ciel, del’enfer, mais on est loin de l’un comme de l’autre. Allons, voilàque ce Chinetok nous dit que c’est l’heure… Nous pourrons venir aurapport la semaine prochaine ? Merci ben, m’sieur, pour vouset pour la compagnie. Je reviendrai !

Il y eut un instant de silence.

– Quelle conversation incroyable !balbutia Malone.

– Si nous publiions ce discours du marin etson argot en disant que cela émane du peuple des esprits, quedirait le public ?

Malone haussa les épaules.

– Qu’importe ce que le public dirait ?Quand j’ai commencé cette enquête, j’étais plutôt sensible auxcritiques ; à présent, je ferais aussi peu de cas des attaquesd’un journal qu’un char d’assaut d’une balle de carabine. À vraidire, elles ne m’intéressent même plus. L’essentiel est de coller àla vérité le plus près possible !

– Je ne prétends pas être grand connaisseur deces choses, dit Roxton. Mais ce qui me frappe le plus, c’est queces gens sont des gens du peuple très ordinaires et très polis,hein ? Pourquoi se promènent-ils comme ça dans les ténèbres etsont-ils halés par ce Chinois s’ils n’ont rien fait spécialement demal dans leur vie ?

– Chaque cas révèle une forte attache à laterre et l’absence de toute envolée spirituelle, expliqua Mailey.Nous avons vu un clergyman embrouillé dans ses formules et sesrites, un matérialiste qui s’est volontairement accroché à lamatière, un marin qui nourrit des idées de vengeance… Il y en a desmillions et des millions !

– Où ? demanda Malone.

– Ici, répondit Mailey. Sur la surface de laterre. Vous vous en êtes aperçu, je pense, au cours de votrerandonnée dans le Dorsetshire ! C’était bien à la surface,n’est-ce pas ? Il s’agissait d’un cas typique, grossier, cequi le rendait plus visible et plus probant, mais il n’a pasmodifié la loi générale. Je crois que tout le globe est infesté pardes esprits liés à la terre et que, lorsque viendra le jourprophétisé du grand nettoyage, ils en tireront autant de bénéficeque les vivants.

Malone songea à l’étrange visionnaire, du nomde Miromar, dont il avait entendu le discours dans le templespirite le premier soir de son enquête.

– Croyez-vous donc à quelque événementimminent ? demanda-t-il.

– Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet,répondit Mailey en souriant. Je crois… Mais voici à nouveauM. Chang.

Le contrôle se joignit à la conversation.

– Je vous ai entendus. Je m’assieds etj’écoute, dit-il. Vous parlez maintenant de ce qui doit venir.Laissez venir ! Laissez venir ! Le temps n’est pas encoreproche. Vous serez avertis quand il sera bon que vous le sachiez.Rappelez-vous ceci : tout est au mieux. Quoi qu’il arrive,tout sera au mieux. Dieu ne commet pas d’erreurs. Pour l’instant,comme d’autres désirent votre aide, je vous laisse.

Plusieurs esprits défilèrent rapidement. L’unétait un architecte qui dit qu’il avait vécu à Bristol. Il n’avaitpas été un mauvais homme, mais il avait simplement banni de sespensées tout souci du futur. À présent, il était dans les ténèbreset avait besoin d’être dirigé. Un autre avait habité Birmingham.C’était un homme cultivé, mais un matérialiste. Il refusad’accepter les assurances de Mailey, et il n’admit pas qu’il étaitréellement mort. Puis se présenta un homme aussi bruyant queviolent, dont la religion était fruste et étroite : tout àfait le genre sectaire ; il avait constamment le mot« sang » sur les lèvres.

– À quoi rime cette idiotie ?demanda-t-il plusieurs fois.

– Ce n’est pas une idiotie. Nous sommes icipour vous aider, répondit Mailey.

– Qui voudrait être aidé par lediable ?

– Est-il vraisemblable que le diable cherche àaider des âmes en peine ?

– Cela fait partie de ses ruses. Je vous disque c’est une diablerie ! Attention ! Je ne marchepas !

Le Chinois placide surgit comme unéclair :

– Un brave homme. Un fou, répéta-t-il. Il abeaucoup de temps devant lui. Un jour, il apprendra. Maintenant,voici un mauvais cas, un très mauvais cas. Oh !…

Il fit retomber sa tête dans les coussins etne la releva pas quand une voix, une voix très féminine, résonnadans la pièce :

– Janet ! Janet !

Il y eut un silence.

– Janet, voyons ! Mon thé !Janet ! C’est intolérable ! Voilà dix fois que je vousappelle ! Janet !

Le médium se mit sur son séant et se frottales yeux.

– Qu’est-ce que c’est ? cria la voix. Quiêtes-vous ? De quel droit êtes-vous ici ? Savez-vous quec’est ma maison ?

– Non, amie, ceci est ma maison.

– Votre maison ! Comment cette maisonpourrait-elle être la vôtre, puisque ceci est ma chambre àcoucher ? Voulez-vous vous en aller !

– Non, amie. Vous ne comprenez pas votresituation.

– Je vais vous faire sortir. Quelleinsolence ! Janet ! Janet ! Personne ne s’occupedonc de moi ce matin ?

– Regardez autour de vous, madame. Est-cevotre chambre à coucher ?

Terbane regarda autour de lui avec deux yeuxfurieux.

– C’est une chambre que je n’ai jamais vue dema vie. Où suis-je ? Qu’est-ce que cela signifie ? Vousavez l’air d’une femme honnête. Pour l’amour du Ciel, dites-moi ceque cela signifie. Oh ! J’ai peur ! J’ai tellementpeur ! Où sont John et Janet ?

– Quel est votre dernier souvenir ?

– Je me rappelle avoir grondé sévèrementJanet. C’est ma femme de chambre, comprenez-vous ? Elle estdevenue si négligente ! Oui, j’étais très mécontente d’elle.J’étais si mécontente que je suis tombée malade. Je me suis mise aulit avec le sentiment que j’étais malade. On m’a dit que je nedevais pas me mettre dans des états pareils. Mais comments’empêcher de se mettre en colère ? Oui, je me rappelle avoirétouffé. C’était après que la lumière eut été éteinte. J’essayaisd’appeler Janet. Mais pourquoi serais-je dans une autrechambre ?

– Dans la nuit vous êtes passée dansl’au-delà, madame.

– Passée ? Vous voulez dire que je suismorte ?

– Oui, madame, vous êtes morte.

Au bout d’un silence prolongé, un cri sauvageretentit :

– Non, non, non ! C’est un rêve ! Uncauchemar ! Réveillez-moi ! Réveillez-moi ! Commentpourrais-je être morte ? Je n’étais pas prête à mourir !Jamais je n’avais pensé que je mourrais ! Si je suis morte,pourquoi ne suis-je pas au ciel ou en enfer ? Quelle est cettechambre ? Cette chambre est une vraie chambre !

– Oui, madame. Vous avez été conduite ici avecl’autorisation d’emprunter le corps de cet homme…

– Un homme…

Elle toucha convulsivement la veste et passaune main sur son visage.

– Oui, c’est un homme ! Et je suismorte ! Je suis morte ! Qu’est-ce que je vaisfaire ?

– Vous êtes ici pour que nous puissions vousexpliquer. Vous avez été, je pense, une femme du monde… unemondaine. Vous avez toujours vécu pour des biens matériels.

– J’allais à l’église. J’étais chaque dimancheà Saint-Sauveur.

– Cela ne veut rien dire. C’est la vieintérieure de tous les jours qui compte. Vous étiez matérialiste.Maintenant, vous êtes retenue en bas vers le monde. Quand vousaurez quitté le corps de cet homme, vous retrouverez votre proprecorps et votre ancien milieu. Mais personne ne vous verra. Vousresterez là, impuissante à vous montrer. Votre corps de chair seraenterré. Et cependant vous persisterez, la même qu’autrefois.

– Que dois-je faire ? Oh ! qu’est-ceque je peux faire ?

– Vous accueillerez bien tout ce qui seprésentera, et vous comprendrez que vous en avez besoin pour votrepurification. Ce n’est qu’en souffrant que nous nous libérons de lamatière. Tout ira bien. Nous prierons pour vous.

– Oh ! oui ! J’en ai besoin !Oh ! mon Dieu !…

La voix s’éteignit.

– Mauvais cas ! fit le Chinois en seredressant. Femme égoïste, méchante ! A vécu pour son plaisir.Dure avec son entourage. Aura beaucoup à souffrir. Mais vous l’avezmise sur la voie. Maintenant, son médium est fatigué. Beaucoupattendent, mais ce sera tout pour aujourd’hui.

– Avons-nous bien agi, Chang ?

– Très bien. Beaucoup de bien vous avezfait.

– Où sont tous ces esprits, Chang ?

– Je vous l’ai déjà dit.

– Oui, mais je voudrais que ces messieursl’entendent.

– Sept sphères autour du monde, la plus lourdeen bas, la plus légère en haut. La première sphère est sur laterre. Ces esprits appartiennent à la première sphère. Chaquesphère est séparée de la suivante. C’est pourquoi il vous est plusfacile à vous qu’aux esprits des sphères supérieures de parler àceux de la sphère inférieure.

– Et plus facile pour eux de nousparler ?

– Oui. Voilà pourquoi vous devez faire trèsattention quand vous ne savez pas à qui vous parlez. Essayez lesesprits.

– À quelle sphère appartenez-vous,Chang ?

– Je viens de la sphère numéro 4.

– Laquelle est réellement la première sphèrede bonheur !

– La sphère numéro 3. Le pays de l’été. LaBible l’appelle le troisième ciel. Très sensée, la Bible !Mais peu l’entendent.

– Et le septième ciel ?

– Ah ! c’est où se trouve le Christ. Toutle monde y monte à la fin. Vous, moi, tout le monde…

– Et après cela ?

– Vous m’en demandez trop, monsieur Mailey. Lepauvre Chang n’en sait pas tant ! Allons, bonsoir ! QueDieu vous bénisse ! Je pars.

C’était la fin du cercle de sauvetage.Quelques minutes plus tard, Terbane se réveilla en souriant,parfaitement dispos ; mais il ne semblait avoir gardé aucunsouvenir de ce qui s’était produit. Il était pressé, car ilhabitait loin, aussi s’en alla-t-il avec pour tout salaire lesbénédictions des gens qu’il avait aidés. Humble cœurdésintéressé ! Où siégera-t-il quand tous nous trouverons nosplaces réelles dans l’au-delà selon l’ordre de lacréation ?

Le cercle ne se disloqua pas tout de suite.Les visiteurs désiraient parler, et les Mailey écouter.

– Ce que je veux dire, déclara Roxton, c’estque c’est passionnant et tout ce que vous voudrez, mais celaressemble à des numéros de music-hall, hein ? Difficile d’êtretout à fait sûr que ce soit réellement vrai,comprenez-vous ?

– C’est aussi ce que je ressens, dit Malone.Bien sûr, la valeur apparente de tout ceci est indicible, il s’agitde phénomènes si considérables que tous les événements ordinairesdeviennent d’une banalité insupportable. Mais l’esprit humain esttrès étrange. J’ai lu le cas qu’a analysé Moreton Prince, etMlle Beauchamp, et les autres ; et j’ai luégalement les résultats obtenus par Charcot, à la grande école deNancy. On pourrait transformer un homme en n’importe quoi. L’espritsemble être une corde qui peut se démêler en fils variés. Chaquefil étant une personnalité différente qui peut prendre une formedramatique, agir et parler en tant que tel. Cet homme est honnête,et il ne pourrait pas normalement provoquer ces effets. Maiscomment savoir s’il n’est pas hypnotisé par lui-même, et si dansces conditions l’un de ses fils devient M. Chang, un autre filun marin, un autre une femme du monde, etc. ?

Mailey rit de bon cœur :

– Chaque homme possède son propre Cinquevalli,dit-il. Mais l’objection est rationnelle, et il fautl’affronter.

– Nous avons vérifié quelques exemples, ditMme Mailey. Le doute n’est plus possible, noms,adresses, tout était conforme.

– Eh bien ! nous avons alors à considérerle problème des connaissances normales de Terbane. Commentpouvez-vous savoir exactement ce qu’il a appris ? Je seraisenclin à croire qu’un porteur est particulièrement capable derecueillir ce genre d’informations.

– Vous avez assisté à une séance, réponditMailey. Si vous en aviez vu autant que nous, la preuve cumulativevous interdirait d’être sceptique.

– C’est très possible, dit Malone. Je conçoisque mes doutes vous agacent. Et pourtant, dans une affaire commecelle-ci, il faut bien être brutalement honnête. Quoi qu’il en soitde la cause dernière, j’ai rarement passé une heure aussiexcitante. Grands dieux ! Si c’est vrai, et si vous aviez unmillier de cercles de sauvetage au lieu d’un seul, quellerégénération en résulterait ?

– Cela viendra ! murmura Mailey avec unedétermination patiente. Nous vivrons assez pour le voir. Je suisdésolé que cette séance n’ait pas affermi vos convictions.Toutefois, vous reviendrez, n’est-ce pas ?

Mais des circonstances firent qu’une nouvelleexpérience ne fut pas nécessaire. Le soir même, la conviction deMalone s’affermit brusquement et de manière bizarre. À peineétait-il rentré au journal et s’était-il mis à relire quelques-unesdes notes qu’il avait prises que Mailey se rua dans son bureau, sabarbe rousse s’agitait avec véhémence ; il avait à la main lesEvening News. Sans un mot, il s’assit à côté de Malone etdéplia le journal. Puis il commença à lire :

UN ACCIDENT DANS LA CITY

« Cet après-midi, peu après cinq heures,une vieille maison datant, dit-on du XVe siècle, s’estsubitement effondrée. Située entre Lesser Colman Street et ElliotSquare, elle était attenante au bureau de la Société desvétérinaires. Quelques craquements préliminaires avertirent lesoccupants de l’imminence du danger, et la plupart eurent le tempsde s’échapper. Trois d’entre eux cependant, James Beale, WilliamMoorson et une femme non identifiée furent ensevelis sous lesdécombres. Deux semblent avoir été tués sur le coup. Mais letroisième, James Beale, fut écrasé par une grosse poutre et cria ausecours. On alla quérir une scie, et l’un des locataires de lamaison, Samuel Hawkin, déploya un grand courage pour essayer delibérer le malheureux. Pendant qu’il sciait la poutre, toutefois,le feu se mit aux débris divers qui l’entouraient : il n’encontinua pas moins avec vaillance jusqu’à ce qu’il fût sérieusementbrûlé ; il lui fut impossible de sauver Beale, qui dût mourirasphyxié, Hawkin a été transporté à l’hôpital ; aux dernièresnouvelles, son état est sans gravité. »

– Voilà ! dit Mailey en repliant sonjournal. Maintenant, monsieur Thomas Didyme, je vous laisse le soinde conclure.

Et le fervent du spiritisme sortit du bureauaussi rapidement qu’il y était entré[9].

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