Au pays des brumes

Chapitre 14Challenger rencontre un étrange collègue

Le Pr Challenger n’avait pas l’amitiéfacile. Si vous vouliez devenir son ami, vous deviez consentir àêtre aussi son protégé. Il n’admettait pas d’égaux. Mais en tantque patron il était superbe. Avec son air jupitérien, sa colossalecondescendance, son sourire amusé, son allure générale d’un dieuqui visitait les mortels, il pouvait se montrer d’une amabilitéaccablante. Mais en retour il exigeait certaines qualités. Lastupidité le dégoûtait. La laideur physique le rebutait.L’indépendance lui faisait horreur. Il avait un faible pour l’hommeque le monde entier admirerait mais qui en retour admirerait lesuper-homme au-dessus de lui : par exemple le Dr RossScotton qui, pour cette raison, avait été l’élève favori deChallenger.

Maintenant, il était mourant. LeDr Atkinson, de Sainte-Marie, qui a déjà joué un rôle mineurdans ce récit, le soignait ; mais ses bulletins de santéaffichaient un pessimisme croissant. Le mal était une terriblesclérose généralisée ; Challenger savait qu’Atkinson ne setrompait guère lorsqu’il affirmait que la guérison était unepossibilité lointaine et peu vraisemblable. Quelle preuve plusatroce de la nature déraisonnable des choses qu’un jeune savant,ayant déjà publié deux ouvrages de grande valeur commeL’Embryologie du système nerveux sympathique ou LaFausseté de l’indice obsonique, dût bientôt se décomposer enses éléments chimiques sans laisser derrière lui le moindre résidupersonnel ou spirituel ! Le professeur haussait ses épaulesmassives, secouait sa grosse tête, et acceptait cependantl’inévitable. Aux dernières nouvelles, l’état du Dr RossScotton empirait ; finalement, ce fut le silence, un silencede mauvais augure. Challenger se rendit à l’appartement de sonjeune ami, dans Gower Street. Cette expérience s’avéra torturante,et il ne récidiva pas. Les crampes musculaires, qui sont lescaractéristiques du mal, nouaient des nœuds sur le patient, quimordait ses lèvres pour étouffer les hurlements qui l’auraientsoulagé mais qui auraient été indignes de l’homme qu’il était. Ilsaisit son mentor par la main comme le nageur qui se noie saisit lapremière planche venue.

– Est-ce bien réellement comme vous l’avezdit ? N’y a-t-il aucun espoir au-delà des six mois detourments que m’accorde encore la faculté ? Vous, avec toutevotre sagesse et toute votre science, est-il possible que vousn’aperceviez pas une étincelle de vie ou de lumière dans cette nuitéternelle où je vais me décomposer ?

– Faites face, mon garçon, faites face !dit Challenger. Il vaut mieux regarder les faits en face que de sebercer d’illusions.

Alors les lèvres du malade s’écartèrent pourlaisser échapper un hurlement long et sinistre. Challenger se levaet sortit en courant.

Mais voici qu’un épisode surprenant était encours : il avait commencé par l’apparition deMlle Delicia Freeman.

Un matin, on frappa à la porte del’appartement, à Victoria. Austin, toujours aussi austère ettaciturne, n’aperçut rien à hauteur de ses yeux lorsqu’il ouvrit.Abaissant son regard, il découvrit une petite demoiselle dont levisage délicat et les yeux brillants comme ceux d’un oiseau étaientlevés vers lui.

– Je désire voir le professeur, dit-elle enplongeant une main dans son sac pour en extraire une carte devisite.

– Peut pas vous voir ! réponditAustin.

– Oh ! si, il le peut très bien, insistala petite demoiselle, avec une invincible sérénité.

Aucune rédaction de journal, aucun sanctuaired’homme d’État, aucune chancellerie politique ne l’aurait retenuedu moment qu’elle croyait qu’il y avait une bonne œuvre àfaire.

– Peut pas vous voir ! répéta Austin.

– Oh ! mais, il faut que je le voie,figurez-vous ! dit Mlle Freeman. Elle plongeabrusquement sous le bras du maître d’hôtel et, avec un instinctinfaillible, fonça vers la porte du bureau sacré, frappa, entra. Latête du lion émergea derrière un bureau encombré de papiers. Lesyeux du lion lancèrent des éclairs.

– Que signifie cette intrusion ? rugit lelion.

La petite demoiselle était tout à faitpaisible. Elle sourit doucement au visage léonin.

– Je suis si heureuse de faire votreconnaissance ! dit-elle. Je m’appelle Delicia Freeman.

– Austin ! hurla le professeur.

La figure impassible apparut dansl’entrebâillement de la porte.

– Qu’est-ce que c’est, Austin ? Commentcette personne est-elle entrée ici ?

– Je n’ai pas pu l’en empêcher, gémit Austin.Venez, mademoiselle, en voilà assez !

– Il ne faut surtout pas que vous vous mettiezen colère ! Vraiment, vous auriez tort ! fit la petitedemoiselle avec une grande douceur. On m’avait dit que vous étiezun personnage tout à fait terrible, mais à mon avis vous êtesplutôt un chou !

– Qui êtes-vous ? Que mevoulez-vous ? Vous rendez-vous compte que je suis l’un deshommes les plus occupés de Londres ?

Mlle Freeman plongea une foisencore dans son sac. Elle péchait toujours quelque chose dans sonsac, tantôt un papillon publicitaire sur l’Arménie, tantôt unpamphlet contre la Grèce, tantôt une note sur les missionsévangéliques, et parfois un manifeste psychique. Ce jour-là, ce futune feuille de papier à lettres pliée qu’elle tira.

– De la part du Dr Ross Scotton,dit-elle.

Le feuillet avait été grossièrementgribouillé. Il était presque illisible. Challenger abaissa vers luison front puissant.

Je vous en prie, mon cher patron et ami,écoutez ce que la porteuse de ce billet a à vous dire. Je sais quevous ne partagez pas ses opinions. Et pourtant je vous l’envoie.Vous m’avez dit qu’il ne me restait plus d’espoir. Or j’ai essayéet il vient. Je sais que cette tentative paraît indigne d’uncivilisé, et folle. Mais n’importe quel espoir vaut mieux que pasd’espoir du tout. À ma place, vous auriez agi de même.Voudriez-vous ne pas brandir vos préjugés et vous rendre compte parvous-même ? Le Dr Felkin vient à troisheures ;

J. Ross Scotton.

Challenger lut le papier deux fois et soupira.Le cerveau devait être attaqué par la lésion.

– Il dit que je dois vous écouter. De quois’agit-il ? Soyez aussi brève que possible.

– Il s’agit d’un esprit médecin.

Challenger bondit sur son fauteuil.

– Bon Dieu ? cria-t-il. Ne parviendrai-jedonc jamais à échapper à ces absurdités ? Ne peut-on paslaisser tranquille ce pauvre diable sur son lit d’agonie sans luijouer des tours pendables ?

Mlle Delicia battit des mains,ses petits yeux vifs pétillèrent de joie.

– Ce n’est plus son lit d’agonie. Il vamieux.

– Qui dit qu’il va mieux ?

– Le Dr Felkin. Il ne se trompejamais.

Challenger renifla.

– Y a-t-il longtemps que vous l’avez vu ?interrogea-t-elle.

– Quelques semaines.

– Oh ! vous ne le reconnaîtriezpas ! Il est presque guéri.

– Guéri ! Guéri d’une sclérosegénéralisée en quelques semaines !

– Allez le voir.

– Vous voulez me pousser à être le compliced’un charlatanisme de l’enfer ! Et, tout de suite après, monnom serait inscrit parmi les garants de cette canaillerie ? Jeconnais la musique ! Si j’y vais, je le prendrai probablementpar le collet et je le jetterai dans l’escalier !

La visiteuse rit de bon cœur.

– Il dirait avec Aristide :« Frappe, mais écoute-moi ! » D’abord vouscommenceriez par l’écouter, j’en suis sûre. Votre élève est unmorceau de vous-même. Il semble tout à fait honteux de se mieuxporter grâce à une méthode si peu orthodoxe. C’est moi qui aiappelé le Dr Felkin à son chevet. Il ne voulait pas.

– Ah ! c’est vous qui… ? Vous nemanquez ni d’audace ni d’initiative !

– Je suis prête à prendre n’importe quelleresponsabilité, tant que je sais que j’ai raison. J’ai parlé auDr Atkinson. Il connaît un peu le psychisme. Il le considèreavec beaucoup moins de préjugés que la plupart des hommes descience… comme vous ! Il a émis l’opinion que lorsqu’un hommeétait mourant, tout pouvait être tenté. Alors le Dr Felkin estvenu.

– Et dites-moi donc comment ce charlatantraite son patient ?

– C’est ce que le Dr Ross Scotton désireque vous voyiez…

Elle tira des profondeurs de son sac unepetite montre qu’elle regarda.

– Dans une heure il sera là-bas. Je dirai àvotre ami que vous viendrez. Je suis sûre que vous n’allez pas ledésappointer. Oh !…

Elle replongea dans son sac avantd’ajouter :

– Voici une toute récente note d’informationsur le problème bessarabien. Problème beaucoup plus sérieux qu’onle croit généralement. Vous aurez juste le temps de la lire avantde venir. Bonsoir, professeur, et au revoir !

Elle s’inclina vers le lion grognant etsortit.

Mais elle avait réussi dans sa mission. Il yavait quelque chose de contraignant dans cet enthousiasmeabsolument désintéressé, et Challenger n’y résista pas. Peu aprèsle départ de cette petite demoiselle, il se fit conduire chez sonélève, clopina dans l’escalier étroit, et sa silhouette massivebloqua la porte de l’humble chambre où gisait son élève favori.Ross Scotton était allongé sur le lit, dans une robe de chambrerouge. Avec un élan de surprise joyeuse, son professeur vit qu’ilavait repris des joues, et que dans le regard brillait une flammede vie et d’espérance.

– Oui, je suis en train de gagner !s’écria-t-il. Depuis que Felkin a eu sa première consultation avecAtkinson, j’ai senti la force de vivre qui revenait en moi.Oh ! patron, c’est affreux de demeurer éveillé toute la nuit,de sentir ces maudits microbes qui vous grignotent jusqu’auxracines de la vie ! Je pouvais presque les entendre. Et cescrampes qui tordaient mon corps comme un squelette malarticulé ! Mais maintenant, en dehors d’un peu de dyspepsie etd’urticaire dans les paumes des mains, je ne souffre plus. Et celagrâce à ce cher médecin qui m’a aidé.

Il fit un geste de la main comme s’ildésignait une personne présente. Challenger se retourna avecirritation : il s’attendait à trouver derrière lui uncharlatan satisfait de lui-même. Mais il n’y avait pas de médecin.Une frêle jeune femme qui avait l’air d’une infirmière, calme,discrète, avec un trésor de cheveux noirs, sommeillait dans uncoin. Mlle Delicia, parée du sourire de saintenitouche, se tenait près de la fenêtre.

– Je suis heureux que vous alliez mieux, moncher garçon ! fit Challenger. Mais ne perdez pas votre raison.Un tel mal a naturellement sa systole et sa diastole.

– Parlez-lui, docteur Felkin.Éclairez-le ! dit le malade.

Le regard de Challenger fit le tour de lacorniche et des boiseries. Son élève s’adressait à un médecin dansla pièce, et pourtant, il n’y en avait aucun de visible. Sonaberration avait-elle atteint le point où il croyait que desapparitions flottantes gouvernaient sa cure ?

– En vérité, il a grand besoin d’êtreéclairé ! fit une voix grave et virile contre son coude.

Il fit un bond. C’était la frêle jeune femmequi lui avait parlé.

– Permettez-moi de vous présenter auDr Felkin, dit Mlle Delicia, avec un souriremalicieux.

– Qu’est-ce que c’est que cettebouffonnerie ? cria Challenger.

La jeune femme se leva et fouilla un côté desa robe. Puis elle eut un geste impatient de la main.

– Il fut un temps, mon cher collègue, où unetabatière faisait partie de mon équipement, tout comme ma troussede phlébotomie. J’ai vécu avant l’époque de Laennec, et nous nenous munissions pas d’un stéthoscope ; mais nous avions notrepetit attirail chirurgical, pas moins. Toutefois la tabatière étaitun symbole de paix, et j’allais vous offrir d’en user, mais,hélas ! elle a trépassé !

Pendant ce petit discours, Challenger setenait debout avec un regard fixe et les narines dilatées. Puis ilse tourna vers le lit :

– Dois-je comprendre que c’est votre médecin…que vous avez pris conseil de cette personne ?

La jeune fille se dressa très droit.

– Monsieur, je n’irai pas par quatre cheminsavec vous. Je perçois très clairement que vous êtes l’un de ceuxqui ont plongé si avant dans le savoir matériel que vous n’avez paseu le temps de vous pencher sur les possibilités de l’esprit.

– Je n’ai certainement pas de temps àconsacrer à des absurdités ! dit Challenger.

– Mon cher patron ! cria une voix venantdu lit. Je vous supplie de garder en mémoire tout ce que leDr Felkin a déjà fait pour moi. Vous avez vu comment j’étaisil y a un mois, vous voyez comment je suis maintenant. Vousn’offenserez pas mon meilleur ami !

– Je crois, professeur, que vous devez desexcuses à notre cher Dr Felkin ! ajoutaMlle Delicia.

– Me voilà dans un asile de fous privé !ricana Challenger. Puis, cédant à son penchant favori, il arboral’ironie éléphantesque qui était l’une de ses armes les plusefficaces envers des étudiants récalcitrants.

– Peut-être, jeune dame – à moins que je nedoive dire : très vénérable professeur ? –permettrez-vous à un modeste apprenti mal dégrossi, qui ne possèdeen fait de science que ce que le monde peut lui offrir, des’asseoir humblement dans un coin et d’essayer d’apprendre quelquechose d’après vos méthodes et votre enseignement ?

Il avait prononcé ces paroles avec les épaulesremontées jusqu’aux oreilles, les paupières occultant les yeux, etles mains ouvertes devant lui, une vraie statue du sarcasme !Toutefois, le Dr Felkin arpentait la chambre à pas lourds etimpatients, et ne se souciait guère de son apparence alarmante.

– D’accord ! fit-elle négligemment. Toutà fait d’accord ! Mettez-vous dans le coin et restez-y.Par-dessus tout, ne parlez plus ! Ce cas exige la plénitude detoutes mes facultés…

Le Dr Felkin se tourna avec un airdominateur vers le malade.

– Bien ! Bien ! Vous revenez… Dansdeux mois vous serez de nouveau dans votre amphithéâtre.

– Oh ! c’est impossible ! s’écriaRoss Scotton dans un sanglot étouffé.

– Pas du tout impossible. Je vous le garantis.Je ne fais pas de fausses promesses !

– Je réponds d’elle pour cela, ditMlle Delicia. Cher docteur, dites-nous donc quivous étiez lorsque vous viviez.

– Tut ! Tut ! Ô femme éternellementfemme ! De mon temps, elles bavardaient, et elles bavardentencore. Non ! Nous allons examiner notre jeune ami ici. Lepouls ?… L’irrégularité a disparu. Voilà quelque chose degagné. La température ?… Parfaitement normale. La pressionsanguine ?… Encore plus élevée que je ne le voudrais. Ladigestion ?… Laisse beaucoup à désirer. Ce que vous appelez,vous modernes, la grève de la faim, ne serait pas mal. Ehbien ! l’état général est acceptable. Maintenant, voyons lecentre local du méfait. Baissez votre chemise, monsieur !Couchez-vous sur le ventre. Parfait !

Elle promena ses doigts avec autant de forceque de précision le long de la partie supérieure de la colonnevertébrale, puis elle enfonça ses articulations dans la chair avecune violence subite qui fit gémir le malade.

– Voilà qui est mieux ! Il y a, comme jel’ai expliqué, un léger défaut d’alignement dans les vertèbrescervicales ; ce défaut a, je le sens, l’effet de rétrécir lespassages foraminés à travers lesquels émergent les racinesnerveuses. Ce qui a provoqué une compression. Comme ces nerfs sontles vrais conducteurs de la force vitale, l’équilibre total en aété bouleversé. Mes yeux sont les mêmes que vos maladroits rayonsX, j’aperçois que la position est presque rétablie et que laconstriction fatale disparaît…

« J’espère, monsieur, poursuivit-elle ens’adressant à Challenger, que je vous ai rendu intelligible lapathologie de ce cas.

Challenger grogna pour exprimer son hostilitéen général et son désaccord particulier sur « cecas ».

– Je vais dissiper les petites difficultés quihantent encore votre esprit. Mais en attendant, mon cher enfant,vous allez nettement mieux, et je me réjouis de vos progrès. Vousprésenterez mes compliments à mon collègue de cette terre, leDr Atkinson, et vous lui direz que je ne puis rien suggérer deplus. Le médium est une pauvre petite fille fatiguée ; aussine resterai-je pas plus longtemps aujourd’hui.

– Mais vous avez dit que vous nous diriez quivous étiez !

– Vraiment, il y a peu à dire. J’étais unmédecin très banal. Dans ma jeunesse, j’ai pratiqué sous le grandAbernethy, et peut-être me suis-je imprégné de ses méthodes. Quand,jeune encore, je suis passé dans l’au-delà, j’ai continué mesétudes et j’ai eu l’autorisation, à condition que je découvre unmoyen d’expression convenable, de faire ce que je pourrais pouraider l’humanité. Vous comprenez, naturellement, que c’estseulement en servant et en pratiquant l’abnégation que nousavançons dans le monde supérieur. Ceci est mon service, et je nepuis que remercier le destin d’avoir été capable de découvrir danscette jeune fille un être dont les vibrations correspondent auxmiennes si parfaitement que je peux facilement diriger le contrôlede son corps.

– Et où est-elle ? demanda le malade.

– Elle attend à côté de moi, et bientôt ellerécupérera son cadre personnel. Quant à vous, monsieur, dit-elle ense tournant vers Challenger, vous êtes un homme de caractère et desavoir, mais vous êtes nettement enlisé dans le matérialisme, cequi, à votre âge, est une véritable malédiction. Permettez-moi devous assurer que la profession médicale, qui est la plus haute surterre étant donné le travail désintéressé de ses membres, a tropconcédé au dogmatisme d’hommes comme vous ; elle a négligé àtort l’élément spirituel, qui est beaucoup plus important dansl’homme que toutes vos plantes et tous vos minéraux. Il y a uneforce vitale, monsieur, et c’est dans le contrôle de cette forcevitale que travaillera la médecine de l’avenir. Si vous lui fermezvotre intelligence, tant pis ! La confiance du publics’adressera aux savants disposés à adopter tous les moyens deguérir, qu’ils aient une approbation officielle ou non.

Jamais, sûrement, le jeune Ross Scotton nepourrait oublier cette scène ! Le professeur, le maître, lepatron, celui à qui il parlait le souffle coupé, était assis labouche ouverte, les yeux ahuris, le buste incliné en avant, et enface de lui la jeune femme secouait sa masse de cheveux noirs,agitait un doigt grondeur, parlait comme parle un père à un enfantrebelle. Son pouvoir était si intense que Challenger, l’espace d’unmoment, fut contraint d’accepter la situation. Il haletait, ilgrognait, mais il ne répliqua rien. La jeune fille lui tourna ledos et s’assit sur une chaise.

– Il s’en va, annonçaMlle Delicia.

– Pas encore ! fit le Dr Felkin ensouriant. Oui, je dois partir, car j’ai beaucoup à faire. Ellen’est pas mon unique médium d’expression, et je dois être àÉdimbourg dans quelques minutes. Mais soyez heureux, jeunehomme ! Je pourvoirai mon assistance de deux batteriessupplémentaires pour accroître votre vitalité, si votre organismele supporte… Pour vous, monsieur, dit-elle à Challenger, je voussupplie de vous méfier de l’égotisme cérébral et du repliement del’intelligence sur soi-même. Conservez ce qui est vieux, mais soyeztoujours réceptif à ce qui est neuf, et ne jugez pas comme voussouhaiteriez de le faire : jugez comme Dieu le désire.

Elle poussa un profond soupir et retomba sursa chaise. Il y eut une minute de silence pendant laquelle elleresta la tête reposant sur sa poitrine. Puis, avec un autre soupiret un frisson, elle ouvrit une paire d’yeux bleus très étonnés.

– Eh bien ! est-il venu ?demanda-t-elle d’une voix très féminine.

– Oui, vraiment ! s’écria le malade. Il aété magnifique. Il m’a dit que dans deux mois j’aurais repris maplace dans l’amphithéâtre.

– Merveilleux ! Rien de spécial pourmoi ?

– Juste le message spécial comme avant. Maisil va mettre en route deux nouvelles batteries d’énergie si je peuxles supporter.

– Ma parole, ce ne sera plus long,maintenant !

Soudain les yeux de la jeune fille se posèrentsur Challenger, et elle s’arrêta, confuse.

– Voici la nurse Ursule, ditMlle Delicia. Nurse, permettez-moi de vousprésenter au célèbre Pr Challenger.

Challenger avait de grandes manières avec lesfemmes. Surtout s’il se trouvait en présence d’une fille jeune etjolie. Il s’avança comme Salomon aurait pu s’avancer vers la reinede Saba, prit sa main et caressa sa chevelure avec une assurancepatriarcale.

– Ma chère, vous êtes beaucoup trop jeune etcharmante pour de telles tromperies. Finissez-en à jamais. Soyezsatisfaite d’être une nurse ensorcelante, et ne prétendez plusexercer les fonctions de médecin. Où avez-vous pris, dites-moi,tout ce jargon au sujet des vertèbres cervicales et des passagesforaminés ?

La nurse Ursule regarda tout autour d’ellecomme si elle se trouvait subitement entre les pattes d’ungorille.

– Elle ne comprend pas un mot de ce que vouslui dites ! s’exclama le malade. Oh ! patron, faites doncun effort pour voir la réalité ! Je sais quels réajustementscela nécessite. À mon humble manière, j’ai dû les entreprendremoi-même. Mais, croyez-moi, vous verrez toutes choses à travers unprisme et non à travers une glace sans tain, tant que vous ne ferezpas intervenir le facteur spirituel !

Mais Challenger continuait ses gentillessespaternelles ; la fille commença à reculer.

– Allons ! lui dit-il. Qui était l’habilemédecin avec qui vous jouiez le rôle d’infirmière ? L’hommequi vous a appris tous ces mots savants ? Vous sentez bien quevous ne parviendrez pas à me tromper ! Vous serez tellementplus contente, ma chère enfant, quand vous aurez tout avoué, etquand nous pourrons rire ensemble de la conférence que vous m’avezinfligée !

Une interruption imprévue mit en échecl’exploration par Challenger de la conscience de la jeune fille. Lemalade s’était assis sur son séant : une vraie tache rougecontre les blancs oreillers ! Il prit la parole avec uneénergie qui indiquait nettement qu’il était sur le chemin de laguérison.

– Professeur Challenger, criait-il, vous êtesen train d’insulter ma meilleure amie ! Sous ce toit au moins,elle sera à l’abri des ricanements d’une science imbue de préjugés.Je vous prie de quitter ma chambre si vous ne vous adressez pas àla nurse Ursule d’une manière plus respectueuse !

Challenger sursauta comme si un taon l’avaitpiqué ; mais la conciliante Delicia se mit àl’ouvrage :

– Vous allez beaucoup trop vite, cherDr Ross Scotton ! minauda-t-elle. Le Pr Challengern’a pas eu le temps de tout comprendre. Vous étiez aussi sceptiqueque lui, au début. Comment pourriez-vous le blâmer ?

– Oui, c’est vrai ! répondit le jeunedocteur. Il me semblait que j’ouvrais ma porte à tout lecharlatanisme du monde… En tout cas, les faits demeurent !

– Je ne sais qu’une chose : j’étaisaveugle, et à présent je vois, dit Mlle Delicia encitant l’Évangile. Ah ! professeur, vous pouvez lever lesourcil et hausser les épaules, mais nous avons semé cet après-mididans votre grosse tête un germe qui poussera, qui poussera si longque personne n’en pourra voir la fin !…

Elle plongea dans son sac.

– Voici un petit fascicule : LeCerveau contre l’Âme.J’espère, cher professeur, que vous lelirez et que vous le ferez lire autour de vous !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer