Contes et nouvelles en vers – Tome II

Le Fleuve Scamandre

Me voilà prêt à conter de plus belle ;

Amour le veut, et rit de mon serment ;

Hommes et dieux, tout est sous sa tutelle ;

Tout obéit, tout cède à cet enfant :

J’ai désormais besoin en le chantant

De traits moins forts, et déguisant la chose.

Car après tout, je ne veux être cause

D’aucun abus : que plutôt mes écrits

Manquent de sel, et ne soient d’aucun prix !

Si dans ces vers j’introduis et je chante

Certain trompeur et certaine innocente,

C’est dans la vue et dans l’intention

Qu’on se méfie en telle occasion :

J’ouvre l’esprit, et rends le sexe habile

À se garder de ces pièges divers.

Sotte ignorance en fait trébucher mille,

Contre une seule à qui nuiraient mes vers.

J’ai lu qu’un orateur estimé dans la Grèce,

Des beaux-arts autrefois souveraine maîtresse,

Banni de son pays, voulut voir le séjour

Où subsistaient encor les ruines de Troie ;

Cimon, son camarade, eut sa part de la joie.

Du débris d’Ilion s’était construit un bourg

Noble par ces malheurs ; la Priam et sa cour

N’étaient plus que des noms, dont le Temps fait sa proie.

Ilion, ton nom seul a des charmes pour moi ;

Lieu fécond en sujets propres à notre emploi.

Ne verrai-je jamais rien de toi, ni la place

De ces murs élevés et détruits par des dieux,

Ni ces champs où couraient la fureur et l’audace,

Ni des temps fabuleux enfin la moindre trace,

Qui pût me présenter l’image de ces lieux ?

Pour revenir au fait, et ne point trop m’étendre,

Cimon le héros de ces vers

Se promenait près du Scamandre.

Une jeune ingénue en ce lieu se vient rendre,

Et goûter la fraîcheur sur ces bords toujours verts.

Son voile au gré des vents va flottant dans les airs ;

Sa parure est sans art ; elle a l’air de bergère,

Une beauté naïve, une taille légère.

Cimon en est surpris, et croit que sur ces bords

Vénus vient étaler ses plus rares trésors.

Un antre était auprès : l’innocente pucelle

Sans soupçon y descend, aussi simple que belle.

Le chaud, la solitude, et quelque dieu malin

L’invitèrent d’abord à prendre un demi-bain.

Notre banni se cache : il contemple, il admire,

II ne sait quels charmes élire ;

Il dévore des yeux et du cœur cent beautés.

Comme on était rempli de ces divinités

Que la Fable a dans son empire,

II songe à profiter de l’erreur de ces temps,

Prend l’air d’un dieu des eaux, mouille ses vêtements

Se couronne de joncs, et d’herbe dégouttante,

Puis invoque Mercure, et le dieu des amants :

Contre tant de trompeurs qu’eût fait une innocente ?

La belle enfin découvre un pied dont la blancheur

Aurait fait honte à Galatée,

Puis le plonge en l’onde argentée,

Et regarde ses lis, non sans quelque pudeur.

Pendant qu’à cet objet sa vue est arrêtée,

Cimon approche d’elle : elle court se cacher

Dans le plus profond du rocher.

« Je suis, dit-il, le dieu qui commande à cette onde ;

Soyez-en la déesse, et régnez avec moi.

Peu de Fleuves pourraient dans leur grotte profonde

Partager avec vous un aussi digne emploi :

Mon cristal est très pur, mon cœur l’est davantage :

Je couvrirai pour vous de fleurs tout ce rivage

Trop heureux si vos pas le daignent honorer,

Et qu’au fond de mes eaux vous daigniez vous mirer.

Je rendrai toutes vos compagnes

Nymphes aussi, soit aux montagnes,

Soit aux eaux, soit aux bois, car j’étends mon pouvoir

Sur tout ce que votre œil à la ronde peut voir. »

L’éloquence du dieu, la peur de lui déplaire,

Malgré quelque pudeur qui gâtait le mystère,

Conclurent tout en peu de temps.

La superstition cause mille accidents.

On dit même qu’Amour intervint à l’affaire.

Tout fier de ce succès le banni dit adieu.

« Revenez, dit-il, en ce lieu :

Vous garderez que l’on ne sache

Un hymen qu’il faut que je cache :

Nous le déclarerons quand j’en aurai parle

Au conseil qui sera dans l’Olympe assemblé. »

La nouvelle déesse à ces mots se retire ;

Contente ? Amour le sait. Un mois se passe et deux,

Sans que pas un du bourg s’aperçut de leurs jeux.

Ô mortels ! est-il dit qu’à force d’être heureux

Vous ne le soyez plus ! le banni, sans rien dire,

Ne va plus visiter cet antre si souvent.

Une noce enfin arrivant,

Tous pour la voir passer sous l’orme se vont rendre

La belle aperçoit l’homme, et crie en ce moment :

« Ah ! voilà le fleuve Scamandre. »

On s’étonne, on la presse, elle dit bonnement

Que son hymen se va conclure au firmament ;

On en rit ; car que faire ? aucuns à coups de pierre

Poursuivirent le dieu qui s’enfuit à grand’erre

D’autres rirent sans plus. Je crois qu’en ce temps-ci

L’on ferait au Scamandre un très méchant parti

En ce temps-là semblables crimes

S’excusaient aisément : tous temps, toutes maximes.

L’épouse du Scamandre en fut quitte à la fin,

Pour quelques traits de raillerie ;

Même un de ses amants l’en trouva plus jolie :

C’est un goût : il s’offrit à lui donner la main :

Les dieux ne gâtent rien : puis quand ils seraient cause

Qu’une fille en valût un peu moins, dotez-la,

Vous trouverez qui la prendra :

L’argent répare toute chose.

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