Guerrier De Lumière – Volume 2

Chapitre 15A la recherche de mon île

Regardant la foule réunie pour ma soirée de signatures en mai2003 dans un megastore des Champs-Élysées, je pensais : parmi cespersonnes combien ont vécu une expérience semblable à celle quej’ai décrite dans mes livres?

Très peu. Une ou deux peut-être. Pourtant, la plupart ont pus’identifier au contenu des textes.

L’écriture est l’une des activités les plus solitaires au monde.Une fois tous les deux ans, je vais devant l’ordinateur, jecontemple la mer inconnue de mon âme, j’y vois des îles – des idéesqui se sont développées et sont prêtes à être explorées. Alors jeprends mon bateau – appelé Parole – et je décide de naviguer verscelle qui est la plus proche. En chemin, j’affronte des courants,des vents, des tempêtes, mais je continue à ramer, épuisé,conscient à présent que je me suis écarté de ma route, l’île danslaquelle j’avais l’intention d’aborder a disparu de monhorizon.

Pourtant, je ne peux plus revenir en arrière, je dois continuercoûte que coûte, ou bien je serai perdu au milieu de l’océan. A cemoment-là me traverse la tête une série de scènes terrifiantes, jeme vois passer le restant de ma vie à commenter mes succès passés,ou à critiquer amèrement les nouveaux écrivains, simplement parceque je n’ai plus le courage de publier de nouveaux livres. Mon rêven’était-il pas d’être écrivain ? Je dois donc continuer àinventer des phrases, des paragraphes, des chapitres, écrirejusqu’à la mort sans me laisser paralyser par le succès, parl’échec, par les pièges. Autrement, quel serait le sens de ma vie :pouvoir acheter un moulin dans le sud de la France et cultiver monjardin ? Me mettre à donner des conférences parce qu’il estplus facile de parler que d’écrire ? Me retirer du monde d’unemanière étudiée, mystérieuse, pour me créer une légende au prix debien des joies ?

Troublé par ces pensées effrayantes, je me découvre une force etun courage dont j’ignorais l’existence : ils m’aident à m’aventurerdans un coin inconnu de mon âme, je me laisse emporter par lecourant et je finis par ancrer mon bateau dans l’île vers laquellej’ai été conduit. Je passe des jours et des nuits à décrire ce queje vois, me demandant pourquoi j’agis de la sorte, me disant àchaque instant que mes efforts ne valent pas la peine, que je n’aiplus rien à prouver à personne, que j’ai déjà obtenu ce que jedésirais, et beaucoup plus que je ne l’avais rêvé.

Je note que depuis le premier livre le même processus se répète: je me réveille à neuf heures du matin, disposé à m’asseoir devantl’ordinateur à peine le café avalé ; je lis les journaux, jesors me promener, je vais jusqu’au bar le plus proche bavarder unpeu, je rentre chez moi, je regarde l’ordinateur, je découvre quej’ai plusieurs coups de téléphone à donner, je regardel’ordinateur, c’est déjà l’heure du déjeuner, je mange en pensantque je devrais être en train d’écrire depuis onze heures du matin,mais maintenant j’ai besoin de dormir un peu, je me réveille à cinqheures du soir, enfin j’allume l’ordinateur, je vais consulter moncourrier électronique et je me rends compte que j’ai détruit maconnexion à l’Internet, il ne me reste qu’à sortir et à me rendre àdix minutes de chez moi quelque part où il est possible de meconnecter, mais avant, rien que pour libérer ma conscience de cesentiment de culpabilité, ne pourrais-je pas écrire au moins unedemi-heure?

Je commence par obligation ; mais soudain “la chose”s’empare de moi, et je ne m’arrête plus. La bonne m’appelle pourdîner, je la prie de ne pas m’interrompre, une heure après ellem’appelle de nouveau, j’ai faim, mais encore une ligne, une phrase,une page. Quand je me mets à table, le plat est froid, je dînerapidement et je retourne à l’ordinateur – maintenant je necontrôle plus mes pas, l’île n’a plus de secrets pour moi, je m’yfraye un chemin, je rencontre des choses jusque-là impensables ouinimaginables. Je prends un café, je reprends un café, et à deuxheures du matin je cesse enfin d’écrire, parce que mes yeux sontfatigués.

Je me couche, je reste encore une heure à prendre note deséléments que j’utiliserai au paragraphe suivant, et qui se révèlenttoujours totalement inutiles – ils ne servent qu’à me vider latête, jusqu’à ce que vienne le sommeil. Je me promets de commencerdemain à onze heures sans faute. Et le lendemain c’est la mêmechose : promenades, conversations, déjeuner, sieste, culpabilité,colère d’avoir brisé la connexion à l’Internet, la première pagequi résiste, etc.

Dans « Le Zahir », le personnage principal se fait exactementcette réflexion : écrire, c’est se perdre en mer. C’est découvrirl’histoire que l’on ne s’est pas racontée, et tenter de la partageravec les autres. C’est me reconnaître au moment de montrer à desgens que je n’ai jamais vus ce qu’il y a dans mon âme. Dans lelivre, un écrivain célèbre, versé dans la spiritualité, qui pensetout avoir, perd précisément ce qui lui est le plus cher : l’amour.Je me suis toujours demandé ce qu’il en serait de l’homme s’iln’avait pas quelqu’un à qui rêver, et maintenant j’essaie derépondre à cette question pour ce qui me concerne.

Autrefois, quand je lisais des biographies d’écrivains, jepensais qu’ils essayaient d’enjoliver la profession en disant que «le livre s’écrit, l’écrivain n’est que le dactylographe ».Aujourd’hui je sais que c’est absolument vrai, aucun ne saitpourquoi le courant l’a porté vers une certaine île, et non là oùil rêvait d’aborder. Commencent les révisions obsessionnelles, lescoupes, et quand je ne supporte plus de relire les mêmes mots,j’envoie le manuscrit à l’éditeur, qui le révise encore une fois etle publie.

Et, ce qui ne cesse de me surprendre, d’autres personnes étaientà la recherche de cette île et elles la trouvent dans le livre. Onse passe le mot, la chaîne mystérieuse s’étend, et ce quel’écrivain prenait pour un travail solitaire devient un pont, unbateau, un moyen pour les âmes de circuler et de communiquer.

Dès lors, je ne suis plus l’homme perdu dans la tempête : je metrouve à travers mes lecteurs, je comprends ce que j’ai écrit quandje vois que d’autres le comprennent aussi, jamais avant. En derares moments, et c’est ce qui va arriver bientôt, je peux regarderquelques-uns d’entre eux dans les yeux, et comprendre que mon âmen’est pas seule.

Un jour j’ai vu un journaliste qui interviewait Paul McCartneylui demander : « Pourriez-vous résumer le message des Beatles enune seule phrase ? » Fatigué d’entendre toujours cettequestion, j’ai pensé que McCartney allait être ironique –finalement, comment est-il possible de résumer tout un travail,alors que l’être humain est tellement complexe ?

Mais Paul a répondu : « Je le peux. »

Et il a poursuivi :

« Vous n’avez besoin que d’amour (all you need is love). Dois-jedévelopper ce thème ? »

Le journaliste a dit non. En réalité, il avait tout dit, etc’est le sujet du « Zahir »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer