Guerrier De Lumière – Volume 2

Chapitre 8Des livres et des bibliothèques

Je n’ai pas beaucoup de livres : il y a quelques années, j’aifait certains choix dans la vie, guidé par l’idée de chercher unmaximum de qualité avec le minimum de choses. Je ne veux pas direque j’ai opté pour une vie monastique – bien au contraire, quandnous ne sommes pas obligés de posséder une infinité d’objets, nousavons une liberté immense. Certains de mes amis (et amies) seplaignent de perdre des heures de leur vie à tenter de choisir cequ’ils vont porter parce qu’ils ont trop de vêtements. Comme magarde-robe se résume à un «noir basique», je n’ai pas besoind’affronter ce problème.

Cependant je ne suis pas ici pour parler de mode, mais delivres. Pour revenir à l’essentiel, j’ai décidé de ne conserver que400 livres dans ma bibliothèque, certains pour des raisonssentimentales, d’autres parce que je les relis toujours. Cettedécision a été prise pour des motifs divers, l’un étant latristesse de voir comment des bibliothèques accumuléessoigneusement au cours d’une vie étaient ensuite vendues au poidssans aucun respect. Autre raison : pourquoi garder tous ces volumesà la maison ? Pour montrer à mes amis que je suiscultivé ? Pour orner le mur ? Les livres que j’ai achetésseront infiniment plus utiles dans une bibliothèque publique quechez moi.

Autrefois, j’aurais pu dire : j’en ai besoin parce que je vaisles consulter. Mais aujourd’hui, quand une information m’estnécessaire, j’allume l’ordinateur, je tape un mot-clé, et devantmoi apparaît tout ce dont j’ai besoin. Il y a là l’Internet, laplus grande bibliothèque de la planète.

Bien entendu je continue à acheter des livres – il n’existe pasde moyen électronique qui puisse les remplacer. Mais dès que j’enai terminé un, je le laisse voyager, je le donne à quelqu’un, ou jele remets à une bibliothèque publique. Mon intention n’est pas desauver des forêts ou d’être généreux : je crois seulement qu’unlivre a un parcours propre et ne peut être condamné à resterimmobile sur une étagère.

Étant écrivain et vivant de droits d’auteur, peut-être suis-jeen train de plaider contre ma propre cause – finalement, plus onachètera de livres, plus je gagnerai d’argent. Mais ce seraitinjuste envers le lecteur, surtout dans des pays où une grandepartie des programmes gouvernementaux d’achats pour lesbibliothèques ne tient pas compte du critère fondamental d’un choixsérieux : le plaisir de la lecture et la qualité du texte.

Laissons donc nos livres voyager, d’autres mains les toucher etd’autres yeux en jouir. Au moment où j’écris cet article, je merappelle vaguement un poème de Jorge Luis Borges qui parle deslivres qui ne seront plus jamais ouverts.

Où suis-je maintenant ? Dans une petite ville des Pyrénées,en France, assis dans un café, profitant de l’air conditionné cardehors la température est insupportable. Le hasard fait que j’ai lacollection complète de Borges chez moi, à quelques kilomètres dulieu où j’écris – c’est un écrivain que je relis constamment. Maispourquoi ne pas faire le test ?

Je traverse la rue. Je marche cinq minutes jusqu’à un autrecafé, équipé d’ordinateurs (un type d’établissement connu sous lenom sympathique et contradictoire de cybercafé). Je salue lepatron, je commande une eau minérale bien glacée, j’ouvre la paged’un moteur de recherche, et je tape quelques mots d’un seul versdont je me souviens, avec le nom de l’auteur. Moins de deux minutesplus tard, j’ai devant moi le poème complet :

Il y a un vers de Verlaine dont je ne me souviendrai plusjamais.

Il y a un miroir qui m’a vu pour la dernière fois.

Il y a une porte fermée jusqu’à la fin des temps.

Parmi les livres de ma bibliothèque

Il y en a un que je n’ouvrirai plus.

En réalité, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de livres quej’ai donnés que je n’aurais plus jamais ouverts – parce que l’onpublie sans cesse des ouvrages nouveaux, intéressants, et j’adorelire. Je trouve formidable que les gens aient desbibliothèques ; en général le premier contact que les enfantsont avec les livres naît de leur curiosité pour quelques volumesreliés, avec des personnages et des lettres. Mais je trouve celaformidable aussi de rencontrer, dans une soirée de signatures, deslecteurs avec des exemplaires très usés qui ont été prêtés desdizaines de fois : cela signifie que ce livre a voyagé commel’esprit de son auteur voyageait, tandis qu’il l’écrivait.

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