Guerrier De Lumière – Volume 2

Chapitre 16Dans un bar de Tokyo

Le journaliste japonais pose la question habituelle :

« Et quels sont vos écrivains favoris ? »

Je donne la réponse habituelle :

« Jorge Amado, Jorge Luis Borges, William Blake, et HenryMiller. »

La traductrice me regarde avec étonnement :

« Henry Miller ? »

Mais elle se rend compte aussitôt que son rôle n’est pas deposer des questions, et elle continue son travail. À la fin del’interview, je veux savoir pourquoi ma réponse l’a tellementsurprise. Je dis qu’Henry Miller n’est peut-être pas un écrivain «politiquement correct », mais c’est quelqu’un qui m’a ouvert unmonde gigantesque – ses livres ont une énergie vitale que l’onrencontre rarement dans la littérature contemporaine.

« Je ne critique pas Henry Miller, j’en suis fan, moi aussi,répond-elle. Saviez-vous qu’il a été marié avec uneJaponaise ? »

Oui, bien sûr : je n’ai pas honte d’être fanatique de quelqu’un,et je veux tout savoir de sa vie. Je suis allé à une Foire du livreseulement pour connaître Jorge Amado, j’ai fait 48 heures d’autocarpour rencontrer Borges (ce qui finalement n’est pas arrivé par mafaute : quand je l’ai vu, je suis resté paralysé, et je n’ai riendit), j’ai sonné à la porte de John Lennon à New York (le portierm’a demandé de laisser une lettre expliquant le pourquoi de mavisite, il a dit qu’éventuellement Lennon téléphonerait, ce qui nes’est jamais produit). Je projetais d’aller à Big Sur voir HenryMiller, mais il est mort avant que je ne trouve l’argent duvoyage.

« La Japonaise s’appelle Hoki, je réponds fièrement. Je saisaussi qu’à Tokyo il y a un musée consacré aux aquarelles deMiller.

– Désirez-vous la rencontrer ce soir ? »

Mais quelle question ! Bien sûr que je désire être près dequelqu’un qui a vécu avec l’une de mes idoles. J’imagine qu’elledoit recevoir des visites du monde entier, des demandesd’interviews ; finalement, ils sont restés près de dix ansensemble. Ne sera-t-il pas très difficile de lui demander degaspiller son temps avec un simple fan ? Mais si latraductrice dit que c’est possible, mieux vaut lui faire confiance– les Japonais tiennent toujours parole.

J’attends anxieusement le restant de la journée, nous montonsdans un taxi, et tout commence à paraître étranger. Nous nousarrêtons dans une rue où le soleil ne doit jamais entrer, car unviaduc passe au-dessus. La traductrice indique un bar de deuxièmecatégorie au deuxième étage d’un immeuble qui tombe en ruine.

Nous montons les escaliers, nous entrons dans le barcomplètement vide, et là se trouve Hoki Miller.

Pour cacher ma surprise, j’essaie d’exagérer mon enthousiasmepour son ex-mari. Elle m’emmène dans une salle du fond, où elle acréé un petit musée – quelques photos, deux ou trois aquarellessignées, un livre dédicacé, et rien d’autre. Elle me racontequ’elle l’a connu quand elle faisait sa maîtrise à Los Angeles et,pour gagner sa vie, jouait du piano dans un restaurant et chantaitdes chansons françaises (en japonais). Miller est venu dîner ici,il a adoré les chansons (il avait passé à Paris une grande partiede sa vie), ils sont sortis quelquefois, il l’a demandée enmariage.

Je vois que dans le bar où je me trouve il y a un piano – commesi elle retournait au passé, au jour où ils se sont rencontrés.Elle me raconte des choses délicieuses sur leur vie commune, lesproblèmes dus à leur différence d’âge (Miller avait plus de 50 ans,Hoki en avait à peine 20), le temps qu’ils ont passé ensemble. Elleexplique que les héritiers des autres mariages ont tout gardé, ycompris les droits d’auteur des livres – mais cela n’a pasd’importance, ce qu’elle a vécu est au-delà de la compensationfinancière.

Je lui demande de jouer la musique qui a attiré l’attention deMiller, des années auparavant. Les larmes aux yeux, elle joue etchante « Les Feuilles mortes ».

La traductrice et moi, nous sommes aussi émus. Le bar, le piano,la voix de la Japonaise résonnant contre les murs vides, sansqu’elle se préoccupe de la gloire des ex-femmes, des flots d’argentque les livres de Miller doivent engendrer, de la renommée mondialedont elle pourrait jouir maintenant.

« Cela ne valait pas la peine de me battre pour l’héritage :l’amour m’a suffi », dit-elle à la fin, comprenant ce que nousressentions. Oui, à son absence totale d’amertume ou de rancœur, jecomprends que l’amour lui a suffi.

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