Guerrier De Lumière – Volume 2

Chapitre 20Des bâtons et des règles

À l’automne 2003, me promenant la nuit dans le centre deStockholm, j’ai vu une femme qui marchait avec des bâtons de ski.Ma première réaction a été d’attribuer cela à une lésion qu’elleaurait subie, mais j’ai noté qu’elle marchait vite, avec desmouvements rythmés, comme si elle se trouvait en pleine neige –seulement il n’y avait autour de nous que l’asphalte des rues. Laconclusion était évidente : « Cette femme est folle, commentpeut-elle faire semblant d’être en train de skier dans uneville?»

De retour à l’hôtel, j’ai raconté l’histoire à mon éditeur. Ilm’a dit que le fou, c’était moi : ce que j’avais vu était une sorted’exercice connu sous le nom de « marche nordique » (nordicwalking). D’après lui, outre les mouvements des jambes, on utiliseles bras, les épaules, les muscles du dos, ce qui permet unexercice beaucoup plus complet.

Mon intention lorsque je marche (ce qui est, avec le tir àl’arc, mon passe-temps favori), c’est de pouvoir réfléchir, penser,regarder les merveilles qui m’entourent, parler avec ma femmependant nos promenades. J’ai trouvé intéressant le commentaire demon éditeur, mais je n’ai pas prêté plus d’attention àl’affaire.

Un jour, me trouvant dans un magasin de sport pour acheter dumatériel pour les flèches, j’ai remarqué de nouveaux bâtonsutilisés par les amateurs de montagne – légers, en aluminium, ilss’ouvrent ou se ferment, à l’aide d’un système télescopiquesemblable au trépied d’un appareil photographique. Je me suisrappelé cette « marche nordique » : pourquoi ne pas essayer ?J’en ai acheté deux paires, pour moi et pour ma femme. Nous avonsréglé les bâtons à une hauteur confortable, et le lendemain nousavons décidé de nous en servir.

Ce fut une découverte fantastique ! Nous gravissions unemontagne et nous descendions, sentant que tout notre corps était enmouvement, mieux équilibré et se fatiguant moins. Nous avonsparcouru le double de la distance que nous couvrions d’habitude enune heure. Je me suis souvenu qu’un jour j’avais essayé d’explorerun ruisseau à sec, mais les pierres de son lit entraînaient detelles difficultés que j’avais renoncé. J’ai pensé qu’avec lesbâtons, cela aurait été beaucoup plus facile ; et c’étaitvrai.

Ma femme est allée voir sur Internet et elle a découvert quecela brûlait 46 % de calories de plus qu’une marche normale. Elle aété enthousiasmée, et la « marche nordique » a désormais faitpartie de notre quotidien.

Un après-midi, pour me distraire, j’ai décidé moi aussi d’allervoir sur Internet ce qu’il y avait sur le sujet. J’ai été effrayé :c’étaient des pages et encore des pages, des fédérations, desgroupes, des discussions, des modèles, et… des règles.

Je ne sais pas ce qui m’a poussé à ouvrir une page sur lesrègles. À mesure que je lisais, j’étais horrifié : je faisais toutde travers ! Mes bâtons devaient être réglés plus haut, ilsdevaient obéir à un rythme déterminé, à un angle d’appui déterminé,le mouvement de l’épaule était compliqué, il existait une manièredifférente d’utiliser le coude, tout suivait des principes rigides,techniques, précis.

J’ai imprimé toutes les pages. Le lendemain – et les jourssuivants – j’ai tenté de faire exactement ce que les spécialistesordonnaient. La marche a commencé à perdre son intérêt, je nevoyais plus les merveilles autour de moi, je parlais peu avec mafemme, je ne parvenais à penser à rien d’autre qu’aux règles. Aubout d’une semaine, je me suis posé une question : pourquoi est-ceque j’apprends tout cela ?

Mon objectif n’est pas de faire de la gymnastique. Je ne croispas que les personnes qui faisaient leur « marche nordique » audébut aient pensé à autre chose qu’au plaisir de marcher,d’améliorer leur équilibre et de bouger tout leur corps.Intuitivement nous savions quelle était la hauteur idéale desbâtons, de même qu’intuitivement nous pouvions déduire que plus ilsétaient près du corps, meilleur et plus facile était le mouvement.Mais maintenant, à cause des règles, j’avais cessé de me concentrersur les choses que j’aime, et j’étais plus préoccupé de perdre descalories, de bouger les muscles, d’utiliser une certaine partie dela colonne.

J’ai décidé d’oublier tout ce que j’avais appris. À présent nousmarchons avec nos deux bâtons, profitant du monde qui nous entoure,sentant la joie de voir notre corps sollicité, déplacé, équilibré.Et si je veux faire de la gymnastique plutôt qu’une « méditation enmouvement », je chercherai une académie. Pour le moment, je suissatisfait de ma « marche nordique » détendue, instinctive, même sije ne perds peut-être pas 46 % de calories en plus.

Je ne sais pas pourquoi l’être humain a cette manie de mettredes règles en tout.

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