Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

Chapitre 14

 

En rentrant chez nous, je dis aux parents quele père et moi nous étions invités à dîner le lendemain chez maîtreJean, avec les notables des Baraques. Ils comprirent quel honneuron nous faisait, et le père en fut tout attendri. Longtemps ilparla de son tirage à la milice, en l’an cinquante-sept, lorsqueJean Leroux et lui s’en allaient bras dessus, bras dessous par laville, des rubans à leurs tricornes ; et puis de mon baptême,où son vieux camarade avait accepté d’être parrain. Il rappelaitces souvenirs dans les moindres détails, et s’écriait :

– Ah ! le bon temps ! Ah !le bon temps !…

La mère aussi était contente ; mais commeelle m’en voulait, au lieu de montrer sa joie, elle continuait defiler sans rien dire. Malgré cela, le lendemain les chemisesblanches et les habits de fêtes étaient prêts sur la table ;elle avait tout lavé, tout séché, tout mis en ordre de bonne heure.Et quand, vers midi, le père et moi nous descendîmes la grand-rueen nous tenant par le bras, elle nous regardait de la porte etcriait aux voisins :

– Ils vont au grand dîner des notables,chez maître Jean Leroux !

Le pauvre vieux père, appuyé sur mon bras, medisait en souriant :

– Nous sommes aussi beaux que le jour desélections. Depuis, il ne nous est pas arrivé de mal ; pourvuque cela continue, Michel. Surveillons bien notre langue, on parletoujours trop dans un grand dîner. Prenons garde à nous ; tum’entends ?

– Oui, mon père, soyez tranquille, je nedirai rien.

Il tremblait toujours comme un pauvre lièvrepoursuivi depuis des années de bruyère en bruyère ; et combiend’autres lui ressemblaient alors ! presque tous les vieuxpaysans élevés sous les seigneurs et les couvents, et sachant tropbien que pour eux il n’y avait pas de justice.

Pour entreprendre quelque chose, il faut quela jeunesse commence, avec de vieux entêtés comme Chauvel, qui nechangent et ne reculent jamais. Si les paysans avaient dû faire laRévolution de 89 tout seuls, et si les bourgeois n’avaient pascommencé, nous serions encore en 88 ! Que voulez-vous ? Àforce de souffrir, on perd courage ; la confiance vient dubonheur, et puis l’instruction manquait.

Mais on devait voir en ce jour ce que fait lebon vin. Nous étions encore à cent pas de l’auberge, que nousentendions déjà les éclats de rire et les joyeux propos desnotables arrivés avant nous. Le grand Létumier, Cochart, ClaudeHuré, le charron, Gauthier Courtois, l’ancien canonnier, et maîtreJean causaient debout, au coin de la grande table couverte de sanappe blanche ; et quand nous entrâmes, nous fûmes en quelquesorte éblouis par les carafes, les bouteilles, les assiettes devieille faïence peinte, les fourchettes et les cuillèresfraîchement étamées, qui reluisaient d’un bout à l’autre de lasalle.

– Hé ! voici mon vieux camaradeJean-Pierre ! s’écria maître Jean, en venant à notrerencontre.

Il avait sa veste de forgeron à boutons dehussard, la perruque tortillée et liée par un gros flot sur lanuque, la chemise ouverte, le ventre bien arrondi dans sa largeculotte, les bas de laine et les souliers à boucles d’argent. Sesgrosses joues rouges tremblotaient de contentement, et, posant sesdeux mains sur les épaules du père :

– Ah ! mon pauvre Jean-Pierre, queje suis content de te voir ! s’écria-t-il. Comme tout merevient quand je te regarde !

– Oui, faisait mon père, les larmes auxyeux, le bon temps de la milice, n’est-ce pas, Jean ? J’ypense aussi quelquefois, il ne reviendra plus.

Mais Létumier, son tricorne sur l’oreille etson grand habit couleur cannelle pendant sur ses cuisses maigres,avec son gilet rouge à boutons d’acier, qui sonnaient comme descymbales, se mit à crier :

– Il est déjà revenu, Jean-Pierre ;nous avons tous gagné à la milice avant-hier, le pays agagné ! vive la joie !

Il levait son tricorne jusqu’au plafond ;et les autres riaient de voir les bouteilles rangées à la file,leur cœur en sautait de joie ; chacun dans le cercle seretournait de temps en temps comme pour se moucher, et comptait lesbouteilles du coin de l’œil.

Au fond de la salle, la porte de la cuisineétait ouverte ; on voyait le feu rouge monter sur l’âtre, lesdeux gigots tourner lentement à la broche, la graisse tomber ensifflant dans la lèchefrite ; la mère Catherine en grandbonnet blanc, les manches de chemise retroussées, aller et venir,un plat ou bien une tarte sur son tablier ; et Nicole, avec sagrande fourchette de fer, retourner les viandes dans les marmites,ou secouer dans un coin le panier à salade. – La bonne odeurentrait partout ; jamais on n’aurait cru que maître Jeantraiterait aussi bien de simples notables ; mais cet hommeéconome et laborieux, dans les grandes occasions ne regardait pas àla dépense ; et quelle plus grande occasion pouvait-il avoirde s’attirer l’estime du pays, que de bien traiter ceux quil’avaient fait nommer au bailliage avec son ami Chauvel. Tous lesbons bourgeois de mon temps ont fait de même ; c’était lemeilleur moyen de conserver l’ordre. Ils avaient le bon sens de semettre à la tête du peuple ; et quand leurs fils, par orgueil,par avarice et par bêtise, ont voulu s’en séparer, pour devenir desespèces de faux nobles, ils ont travaillé pour d’autres plus malinsqu’eux. C’est notre histoire en quatre mots !

Cependant les vieux, réunis près de lafenêtre, s’étaient remis à causer des affaires du bailliage, etchaque fois qu’un notable entrait, on recommençait àcrier :

– Hé ! Pletche !… hé !Rigaud !… par ici… par ici !… Comment çava-t-il ?

Valentin, derrière, riait en me regardant.Mais son enthousiasme pour le roi, la reine et les autorités d’enhaut ne l’empêchait pas d’aimer le bon vin, les saucisses et lejambon. L’idée d’une fête pareille lui paraissait tout de mêmeagréable, et son long nez se tournait avec complaisance du côté dela cuisine.

Finalement, sur le coup de midi, Nicole vintme dire d’appeler Chauvel, et je sortais, lorsqu’il arrivatranquillement avec Marguerite. Tous les autres criaient :

– Le voilà !… le voilà !

Lui, dans sa carmagnole et sa culotte degrisette, riait en allant leur serrer la main. Ce n’était pourtantplus le même homme ; M. le lieutenant du prévôt ne seraitplus venu le prendre au collet ; il était choisi parmi lesquinze de Metz, et cela se voyait bien à sa mine ; ses petitsyeux noirs brillaient encore plus qu’avant, et le col de sachemise, bien blanc, se dressait contre ses oreilles.

Comme le grand Létumier, qui aimait lescérémonies, voulait lui faire une espèce de discours, il dit enriant :

– Maître Létumier, voici la soupe quivient, elle sent bien bon !

Et c’était vrai, dame Catherine arrivait avecla grande soupière, qu’elle posa majestueusement sur la table.

Maître Jean s’écria :

– Asseyons-nous, mes amis, asseyons-nous.Létumier, vous ferez votre discours au dessert… Ventre affamé n’apas d’oreilles. Ici, Cochart ; Chauvel, là-bas, au haut de latable ; Valentin !… Huré !… Jean-Pierre !…

Enfin il nous montrait à chacun notre place,et l’on ne pensait plus qu’à se réjouir. Mon père, Valentin et moi,nous étions en face de maître Jean, qui servait : il découvritla grande soupière ; la bonne odeur d’une croûte au pot, à lamoelle, s’éleva jusqu’au plafond, en forme de nuage, et l’on se mità se passer les assiettes.

Je n’avais jamais vu d’aussi granddîner ; j’étais dans l’admiration, et mon père encoreplus.

– Chacun a sa bouteille près de lui, ditmaître Jean ; qu’on se verse.

Et, naturellement, après cette bonne soupe, ontira les bouchons et on emplit les verres. Quelques-uns voulaientdéjà boire à la santé des députés du bailliage, mais c’était dupetit vin d’Alsace, et maître Jean s’écria :

– Attendez !… Il faut boire à nossantés avec du bon vin, et non pas avec de l’ordinaire.

On trouva qu’il avait raison. Et le bouilligarni de persil étant arrivé, chacun en mangea sa bonnetranche.

Létumier disait que tout homme qui travailleaux champs ou de son métier devrait avoir une demi-livre de bœufpareil, avec son setier de vin à chaque repas ; le bûcheronCochart l’approuvait ; et l’on commençait à parler depolitique, quand la choucroute aux petites saucisses grilléesarriva ; cela changea les idées d’un grand nombre.

Marguerite et Nicole couraient autour de latable remplacer les bouteilles vides, dame Catherine apportait desplats ; et vers une heure, quand arrivèrent les gigots etqu’on apporta du vieux vin de Ribeaupierre, la joie venait etgrandissait. On se regardait l’un l’autre d’un air de contentement.Cochart disait :

– Nous sommes des hommes !… Nousavons nos droits d’hommes !… Celui qui voudrait me soutenir lecontraire au bois, je lui répondrais.

Et l’ancien canonnier Gauthier Courtoiscriait :

– Si nous ne sommes pas des hommes, c’estque les autres ont toujours eu pour eux le bon vin et la bonnenourriture. Avant de livrer bataille, ils étaient pourtant contentsde nous flatter et de nous promettre tout ce que nous voulions.Mais après, on ne parlait plus que de discipline, et les coups deplat de sabre pleuvaient. Je dis que c’est une honte de battre lessoldats, et d’empêcher ceux qui montrent du courage de devenirofficiers, parce qu’ils ne sont pas nobles.

Létumier voyait tout en beau :

– La misère est passée,s’écriait-il ; nos cahiers sont en ordre ; on verra ceque nous voulons, et le bon roi sera bien forcé de dire :« Ces gens ont raison, mille fois raison, ils veulentl’égalité des impôts, et l’égalité devant la loi, c’estjuste ! » Est-ce que nous ne sommes pas tousFrançais ? Est-ce que nous ne devons pas tous avoir les mêmesdroits et supporter les mêmes impôts ? Ça tombe sous le bonsens, que diable !

Il parlait très bien, ouvrant sa grande bouchejusqu’aux oreilles, fermant les yeux à demi d’un air malin, la têteun peu en arrière, et levant ses grands bras comme ceux qui parlentd’abondance. Tout le monde écoutait ; et le père lui-même,avec deux ou trois signes de tête, murmurait :

– Il parle bien… C’est juste !… Maisne disons rien, Michel, c’est trop dangereux.

Il regardait à chaque instant du côté de laporte, comme si les sergents de la maréchaussée avaient dûvenir.

Maître Jean alors, ayant rempli les verres devieux vin, s’écria :

– Mes amis, à la santé de Chauvel, celuiqui nous a le mieux soutenus au bailliage ; qu’il vivelongtemps pour défendre les droits du tiers, et qu’il parletoujours aussi bien qu’il a parlé ; c’est ce que jesouhaite ! À sa santé !

Et tout le monde se penchant autour de latable, on se mit à trinquer comme des bienheureux. On riait, etchacun répétait :

– À la santé des députés dubailliage : maître Jean et Chauvel !

Les vitres de la grande salle enfrissonnaient. Dans la rue, les gens s’arrêtaient, le nez contreles vitres, pensant :

– Ceux qui crient là-dedans se portentbien.

Les notables s’étant rassis, on remplit encoreune fois les verres, tandis que Catherine et Nicole apportaient lesgrandes tartes à la crème, et que Marguerite enlevait le restantdes gigots, des jambons et de la salade.

Tous les yeux se tournaient du côté deChauvel, pour voir ce qu’il allait répondre. Lui, tranquillementassis au haut de la table, le bonnet de coton au bâton de sachaise, les joues pâles et les lèvres serrées, avait l’air deloucher, et tenait son verre tout pensif. Le vin de Ribeaupierrel’avait un peu agacé sans doute, car au lieu de répondre à la santédes autres, il dit d’une voix claire :

– Oui, le premier pas est fait !Mais ne chantons pas encore victoire ; il nous reste beaucoupà faire avant de ravoir nos droits. L’abolition des privilèges, dela taille, des aides, de la gabelle, des péages, des corvées, c’estdéjà beaucoup demander ; les autres ne lâcheront pasfacilement ce qu’ils tiennent, non ! ils batailleront, ils sedéfendront contre la justice ; il faudra les forcer ! Ilsappelleront à leur aide tous les employés, tous ceux qui vivent deleurs places et qui pensent s’anoblir. Et, mes amis, ce n’estencore là que le premier point, ce n’est encore là que la moindredes choses ; je crois que le tiers état gagnera cette premièrebataille ; le peuple le veut ; le peuple, qui supporteces charges iniques, soutiendra ses députés.

– Oui, oui, jusqu’à la mort !crièrent le grand Létumier, Cochart, Huré, maître Jean, en serrantles poings ; nous gagnerons, nous voulons gagner !…

Chauvel ne bougeait pas ; quand ilseurent fini de crier, il continua comme si personne n’avait riendit :

– Nous pouvons l’emporter pour toutes lesinjustices que le peuple ressent, et qui sont trop criantes, tropclaires ; mais à quoi cela nous servira-t-il, si, plus tard,les états généraux une fois dissous et les fonds de la dette votés,les nobles rétablissent leurs droits et privilèges ? Ce neserait pas la première fois, car nous en avons eu d’autres, d’étatsgénéraux, et tout ce qu’ils avaient décidé en faveur du peuplen’existe plus depuis longtemps. Ce qu’il nous faut aprèsl’abolition des privilèges, c’est la force d’empêcher qu’on lesrétablisse. Cette force est dans le peuple, elle est dans nosarmées. Il ne faut pas vouloir un jour, un mois, une année, il fautvouloir toujours, il faut empêcher que les gueux, les filous nerétablissent lentement, tout doucement et d’une manière détournée,ce que le tiers, appuyé sur la nation, aura renversé ! Il fautque l’armée soit avec nous ; et, pour que l’armée soit avecnous, il faut que le dernier soldat, par son courage et son esprit,puisse monter de grade en grade, jusqu’à devenir maréchal etconnétable, aussi bien que les nobles, m’entendez-vous ?

– À la santé de Chauvel ! s’écriaGauthier Courtois.

Mais lui, étendant la main pour empêcher lesautres de répondre, continua :

– Les soldats alors ne seront plus assezbêtes pour soutenir la noblesse contre le peuple ; ils serontet resteront avec nous ! – Et puis, écoutez bien ceci, carc’est le principal : pour que l’armée et le peuple ne puissentplus être trompés ; pour qu’on ne puisse plus les aveuglerjusqu’à détruire eux-mêmes leur propre avancement et défendre ceuxqui remplissent les places qu’ils devraient avoir, il faut laliberté de parler et d’écrire pour tout le monde. Si on vous faitune injustice, à qui réclamez-vous ? Au supérieur. Lesupérieur vous donne toujours tort ; c’est tout simple :l’employé exécute ses ordres ! Mais si vous pouviez réclamerdevant le peuple ; si le peuple nommait lui-même lessupérieurs, alors on n’oserait pas vous faire d’injustice ; etmême il ne pourrait pas en exister, puisque vous mettriez vosemployés à la raison, en leur retirant votre voix. Mais il faut queles gens s’instruisent pour comprendre ces choses, et voilàpourquoi l’instruction paraît si dangereuse aux nobles ; voilàpourquoi dans les églises on vous prêche : « Heureux lespauvres d’esprit ! » Voilà pourquoi nous voyons tant delois contre les livres et les gazettes ; voilà pourquoi ceuxqui veulent nous éclairer sont forcés de se sauver en Suisse, enHollande, en Angleterre. Plusieurs sont morts à la peine !mais non, de pareils hommes ne meurent jamais ; ils sonttoujours au milieu du peuple pour le soutenir ; seulement ilfaut les lire, il faut les comprendre. C’est à leur santé que jebois !

Alors Chauvel nous tendit son verre, et tousensemble nous criâmes :

– À la santé des braves gens !

Beaucoup ne savaient pas de qui Chauvel avaitvoulu parler, mais, c’est égal, ils criaient tout de même ; ettellement qu’à la fin la mère Catherine arriva nous prévenir de neplus tant crier, que la moitié du village était sous nos fenêtres,et que nous avions l’air de nous rebeller contre le roi.

Valentin sortit aussitôt, et mon père se mit àme regarder, comme pour savoir s’il était temps de nous sauver.

– Allons, c’est bon, Catherine, réponditmaître Jean ; nous avons dit ce que nous avions à nous dire,maintenant c’est assez.

Tout le monde se taisait. On se passait lescorbeilles de noix et de pommes. Dehors, dans la rue, on entendaitnasiller une vielle.

– Eh ! dit Létumier, voiciMathusalem !

Et maître Jean cria :

– C’est bon !… qu’on le fasseentrer… Il arrive bien !…

Marguerite sortit aussitôt, et nous amena levieux Mathusalem, que tout le monde connaissait au pays. Son vrainom était Dominique Saint-Fauvert, et tous les anciens vous dirontqu’on n’a jamais vu d’homme aussi vieux sur ses jambes. Il devaitavoir près de cent ans. Sa figure était si jaune et si ridée, qu’onaurait dit un pain d’épice, et qu’on reconnaissait à peine la formede son nez, de son menton et la place de ses petits yeux, couvertsde gros sourcils blancs comme un caniche. Il avait un grand feutregris, plié devant et le bord relevé tout droit en visière, avec uneplume de coq. Les manches de sa souquenille et le revers de saculotte étaient fendus et liés par des cordons tout du long, enforme de maillot, et les airs qu’il jouait devaient venir au moinsdu temps des Suédois ; rien que de les entendre, on avaitenvie de pleurer.

– Hé ! c’est vous, Mathusalem, luicria maître Jean, avancez ! avancez !…

Il lui tendait un grand verre de vin, que levieux Dominique prit en saluant de trois côtés par un signe detête. Ensuite il but tout doucement, ses petits yeux fermés. Lamère Catherine, Marguerite et Nicole se tenaient derrière ;nous le regardions tout attendris.

Maître Jean, – lorsqu’il rendit le verre, –lui demanda de chanter quelque chose. Mais le vieux Mathusalem luirépondit qu’il ne chantait plus depuis des années. Et comme nousétions dans l’attendrissement, il se mit à jouer un air tellementvieux et doux, que personne ne le connaissait ; on seregardait l’un l’autre. Tout à coup, mon père dit :

– Ah ! c’est l’air desPaysans !…

Et toute la table s’écria :

– Oui !… oui !… c’est l’air desPaysans ! Jean-Pierre, tu vas le chanter !

Je ne savais pas que mon père chantait bien,je ne l’avais jamais entendu. Lui disait :

– J’ai tout oublié !… Je ne saisplus le premier mot !…

Mais, comme Chauvel l’engageait, et que maîtreJean soutenait qu’on n’avait jamais entendu mieux chanter autrefoisque son ami Jean-Pierre, à la fin, les joues rouges et les yeuxbaissés, il toussa doucement et dit :

– Puisque vous le voulez absolument… ehbien ! je vais essayer de me le rappeler.

Et tout de suite il chanta l’air desPaysans en suivant la vielle, mais d’une voix si douce etsi triste, qu’on croyait voir nos pauvres vieux, dans les ancienstemps, gratter la terre en attelant leurs femmes à lacharrue ; et puis les soldats pillards venir leur prendre larécolte ; et puis le feu monter sur leurs villages de paille,les moissons s’envoler en étincelles, les femmes et les fillesentraînées dans les chemins détournés ; et la famine, lamaladie, la grande pendaison… toutes les misères !… celatraînait, traînait, et ne finissait plus !

Moi, malgré le bon vin, au troisième coupletj’étais déjà la figure sur la table, à sangloter, pendant queLétumier, Huré, Cochart, maître Jean et deux ou trois autreschantaient le refrain, comme on chante à l’enterrement de ses pèreet mère.

Marguerite aussi chantait. Sa voix montaitcomme une plainte de femme qu’on attèle et qu’on entraîne ;c’était terrible, les cheveux vous en dressaient sur la tête.

Et regardant autour de moi, je vis que nousétions tous plus pâles que des morts. Chauvel, au bout de la table,les lèvres serrées, regardait comme un loup.

Enfin, le père se tut ; la viellegrinçait encore ; Chauvel dit :

– Jean-Pierre, vous avez bienchanté !… Vous avez chanté comme un de nos anciens, parce quevous avez senti les mêmes choses ; et nos pères à nous tous,nos grands-pères, et tous ceux, hommes et femmes, dont nousdescendons depuis mille ans, les ont senties !

Et comme on se taisait, il cria :

– Mais la vieille chanson est finie… Ilfaut qu’une autre commence !

Et d’un coup, tous ceux qui se trouvaient là,moi le premier, nous étions debout et nous criions :

– Oui, il faut qu’une autre chansoncommence… nous avons trop souffert !

– C’est ce qu’on verra bientôt ! ditChauvel. À cette heure, dame Catherine nous a prévenus de ne pascrier ; elle a raison ; ici cela ne sert àrien !

Maître Jean alors entonna seul la chanson duforgeron, avec sa grosse voix. Valentin venait de rentrer ;nous l’accompagnions ensemble ; et cette chanson nous renditun peu la joie ; elle était aussi triste, mais elle étaitforte ; le refrain disait que le forgeron forge le fer !…Cela laissait entendre bien des choses, et l’on souriait.

En ce jour, bien d’autres chansons furentchantées, et des bonnes ! Mais celle du père, je nel’oublierai jamais, et quand j’y pense je m’écrie encore :

– Oh ! grande, oh ! sainterévolution ! Que celui des paysans de France qui seraitcapable de te renier apprenne la chanson de ses anciens ; etsi cette chanson ne le convertit pas, que lui, ses enfants etdescendants la chantent encore une fois à la glèbe. Ils lacomprendront peut-être alors, et leur ingratitude aura sarécompense.

Ce jour-là, bien tard, le père et moi nousrentrâmes à la baraque. Le lendemain, 10 avril 1789, Chauvel partitpour Metz. Les états généraux n’étaient pas loin.

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