Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

Chapitre 6

 

Au milieu de toutes ces histoires de Necker,de la reine et du comte d’Artois, ce qui me revient encore de plustriste, c’est la grande misère de mes parents, travaillant toujourset retombant toujours dans la disette, en hiver. Étienne avaitgrandi ; le pauvre enfant travaillait avec le père, mais,faible et souffrant, il gagnait à peine pour sa nourriture. Claudeétait hardier au couvent des Tiercelins, de Lixheim. Nicolastravaillait dans la forêt comme bûcheron, c’était un ouvrier ;malheureusement il aimait à riboter et à batailler le dimanche dansles auberges et ne donnait presque rien à la mère. Lisbeth et notrepetite sœur Mathurine servaient les officiers et les dames de laville, au Tivoli ; mais cela n’arrivait qu’une fois parsemaine, les dimanches ; et le reste du temps elles mendiaientsur les routes, car il n’existait pas alors de fabriques ; onne faisait pas tricoter de capuches, de pèlerines, de bouffantes debelle laine dans nos villages ; on ne tressait pas cesmilliers de chapeaux de paille, qui vont à Paris, en Allemagne, enItalie, en Amérique ; souvent les enfants arrivaient àdix-huit et vingt ans, sans avoir gagné deux liards.

Mais le pire, c’est que notre dette augmentaittoujours, qu’elle dépassait neuf gros écus de six livres, et queM. Robin venait frapper régulièrement à notre vitre tous lestrois mois, pour dire au père qu’il avait telle et telle corvée àremplir. Voilà notre épouvante. Le reste ne nous paraissait rienauprès de ce malheur. Nous ne savions pas qu’au moyen des fermesgénérales, des taxes et des barrières, on nous faisait payer toutesles choses de la vie dix fois plus qu’elles ne valaient ; quepour un morceau de pain nous en payions une miche ; pour unelivre de sel, dix livres, ainsi de suite ! et que cela nousruinait.

Nous ne savions pas qu’à vingt-cinq lieues dechez nous, en Suisse, avec le même travail nous aurions pu vivrebeaucoup mieux et mettre encore des sommes de côté. Non, lespauvres paysans n’ont jamais compris les contributionsindirectes ; ce qu’on leur demande en argent, à la fin del’année, quand ce ne serait que vingt sous, les indigne ; maiss’ils savaient ce qu’on leur fait payer au jour le jour sur leurnécessaire, ils jetteraient d’autres cris !

Encore ce n’est plus rien aujourd’hui, lesbarrières sont supprimées et les employés diminués des troisquarts ; mais dans ce temps-là, quel pillage et quellemisère !

Ah ! comme j’aurais voulu pouvoirsoulager mes parents, comme je m’attendrissais enpensant :

« L’année prochaine, maître Jean medonnera trois livres par mois, et nous pourrons éteindre toutdoucement notre dette. »

Oui, cette idée doublait mes forces ; j’yrêvais jour et nuit.

Enfin, après tant de souffrances, il nousarriva pourtant quelque chose d’heureux : Nicolas, en tirant àla milice, prit un billet blanc. Alors, au lieu de numéros, ontirait des billets, blancs ou noirs ; les billets noirsétaient seuls pris.

Quel bonheur !

Aussitôt l’idée de vendre Nicolas vint à lamère ; il avait cinq pieds six pouces, il pouvait entrer dansles grenadiers : cela devait faire plus de neufécus !

Toute ma vie je verrai la joie de notrefamille ; la mère tenait Nicolas par le bras et luidisait :

– Nous allons te vendre ! Beaucoupd’hommes mariés sont tombés à la milice ; tu pourrasremplacer.

On ne pouvait remplacer que les hommes mariés,mais il fallait faire le double de service : douze ans au lieude six ! Nicolas le savait aussi bien que la mère, etrépondait tout de même :

– Comme vous voudrez ! Moi je suistoujours content.

Le père aurait mieux aimé le garder ; ildisait qu’en travaillant au bois comme bûcheron, et remplissant descorvées en hiver, on gagne aussi de l’argent, et qu’on paye sesdettes ; mais la mère le tirait à part et lui soufflait àl’oreille :

– Écoute, Jean-Pierre, si Nicolas reste,il va se marier ; je sais qu’il court après la petiteJeannette Lorisse. Ils se marieront, ils auront des enfants, et cesera pire pour nous que tout.

Le père alors, ses yeux pleins de larmes,demandait :

– Tu veux donc remplacer, Nicolas ?Tu veux partir ?

Et lui, un ruban rouge à son vieux tricorne,criait :

– Oui, je pars ! Je dois payer ladette !… Je suis l’aîné, c’est moi qui paye la dette.

C’était un bon garçon. La mère l’embrassaitles deux bras autour du cou, et lui disait qu’elle savait bienqu’il aimait ses parents, qu’elle le savait depuis longtemps ;et puis qu’il serait grenadier, et qu’il viendrait au village avecl’habit blanc et le collet bleu de ciel, un plumet au chapeau.

– C’est bon !… c’est bon !…répondait Nicolas.

Il voyait bien les finesses de la mère, qui nepensait qu’à la couvée, mais il faisait semblant de ne rienvoir ; et puis il aimait aussi la guerre.

Le père, près de l’âtre, la tête entre sesdeux mains, pleurait. Il aurait voulu garder tout le monde autourde lui ; mais la mère se penchait sur son épaule, et, pendantque les frères et sœurs criaient sur la porte pour appeler lesvoisins, elle lui murmurait dans l’oreille :

– Écoute, nous aurons plus de neuf grosécus. Nicolas a six pouces, les pouces se payent à part ; çafera douze louis ! Nous achèterons une vache ; nousaurons du lait, du beurre, du fromage ; nous pourrons aussiengraisser un cochon !

Lui ne répondait rien, et tout ce jour il futtriste.

Le lendemain, ils allèrent pourtant ensembleen ville ; et malgré son chagrin, en revenant, le père dit queNicolas remplacerait le fils du boulanger Josse, qu’il serviraitdouze ans, et que nous aurions douze louis, – un louis pour chaqueannée de service ! – qu’on payerait d’abord Robin, etqu’ensuite on verrait.

Il voulait laisser un ou deux louis àNicolas ; mais la mère criait qu’il n’avait besoin de rien,qu’il allait avoir son bon repas par jour ; qu’il serait bienhabillé ; qu’il aurait même des bas dans ses souliers, commetous les miliciens ; et que, si on lui donnait de l’argent, ille dépenserait à l’auberge et se ferait punir.

Nicolas riait et répondait :

– Bon !… bon !… Je veuxbien.

Le père seul se désolait ; mais il nefaut pas croire que la mère était contente de voir partir Nicolas,non ! elle l’aimait beaucoup ; seulement, la grandemisère vous endurcit le cœur : elle songeait aux plus petits,à Mathurine, à Étienne, et douze louis en ce temps faisaient unefortune.

Les choses étaient donc entendues de lasorte ; le papier devait être signé à la mairie dans lahuitaine. Tous les matins, Nicolas partait pour la ville, etnaturellement, comme il devait remplacer le fils de la maison, lepère Josse, qui tenait l’auberge du Grand-Cerf, en face dela porte d’Allemagne, lui donnait à manger des saucisses et de lachoucroute ; il ne lui refusait pas non plus de boire un boncoup de vin ; Nicolas passait tout son temps à rire et àchanter avec des camarades, qui remplaçaient d’autresbourgeois.

Moi, je travaillais avec un nouveau courage,maintenant, au moins, les neuf gros écus de Robin allaient êtrepayés ; nous allions être débarrassés du gueux pour toujours.Je ne faisais que me réjouir en tapant sur l’enclume, et maîtreJean, Valentin, tous ceux de la maison comprenaient ma joie.

Un matin que les marteaux galopaient et queles étincelles volaient à droite et à gauche, voilà que tout à coupsur la porte se dresse un gaillard de six pieds, un brigadier deRoyal-Allemand, – le grand bonnet à poil sur l’oreille, l’habitbleu boutonné sur la veste en drap chamois, la culotte de peaujaune, les grandes bottes montant jusqu’aux genoux, le sabre à laceinture, – et qu’il se met à crier :

– Hé ! bonjour, cousin Jean,bonjour !

Il était fier comme un colonel. Maître Jeanregarda, d’abord étonné, mais ensuite il répondit :

– Ah ! c’est toi, mauvaisgueux !… Tu n’es pas encore pendu ?

L’autre, alors, se mit à rire encriant :

– Vous êtes toujours le même, cousinJean, toujours farceur ! Vous ne payez pas une bouteille deRikewir ?

– Quand je travaille, ce n’est pas pourarroser le gosier d’un gaillard de ton espèce, dit maître Jean enlui tournant le dos. Allons, à l’ouvrage, garçons !

Et comme nous recommencions à forger, lebrigadier s’en allait en riant et traînant le sabre.

C’était bien le cousin de maître Jean, soncousin Jérôme des Quatre-Vents, mais il avait fait tant de mauvaistours au pays avant de s’engager, que la famille ne le regardaitplus.

Ce gueux avait un congé de semestre, et si jevous raconte cela, c’est que le lendemain, en allant acheter notresel, j’entends crier au coin de la halle :

– Michel ! Michel !

Je me retourne et je vois Nicolas avec cegrand pendard, devant la taverne de l’Ours, à l’entrée dela ruelle du Cœur-Rouge. Nicolas me prend par le bras etme dit :

– Tu vas boire un coup.

– Allons plutôt chez Josse, luidis-je.

– J’ai bien assez de choucroute !…fit-il. Arrive !…

Et comme je lui parlais d’argent, l’autre semit à crier :

– Ne parlons pas de ça !… J’aime lespays, moi, ça me regarde.

Il fallut entrer et boire.

La vieille Ursule apportait tout ce qu’onvoulait : du vin, de l’eau-de-vie, du fromage. Mais je n’avaispas de temps à perdre, et cette espèce de trou plein de soldats etde miliciens, qui fumaient, criaient et chantaient ensemble, ne meplaisait pas. Un autre Baraquin, le petit Jean Rat, le joueur declarinette, se trouvait avec nous ; il buvait aussi sur lecompte du Royal-Allemand. Deux ou trois vieux soldats, desvétérans, la tignasse serrée sur la nuque, le grand chapeau detravers, le nez, les joues et toute la figure couverte de plaquesrouges qui tombaient en poussière, se tenaient autour de la table,les coudes écartés, et le bout de pipe noire entre leurs chicots.C’était tout ce qu’on pouvait voir de plus sale, de plus râpé, deplus ivrogne. Ils tutoyaient Nicolas, qui les tutoyait aussi. Deuxou trois fois, je les vis cligner des yeux avec le Royal-Allemand,et quand Nicolas disait quelque chose, tous riaient etcriaient :

– Ha ! ha ! ha !…C’est ça !… Ha ! ha ! ha !

Je ne savais pas ce que cela signifiait,j’étais bien étonné, d’autant plus que l’autre payait toujours.

Dehors, on battait le rappel à la caserned’infanterie, les soldats du régiment suisse de Schœnau passaienten courant ; ils remplaçaient depuis quelques jours lerégiment de Brie. Tous ces Suisses étaient en rouge, comme lessoldats français en blanc, mais les vieux, qu’on appelait vétéranssoldés, n’étaient d’aucun régiment ; ils ne bougeaient pas dela taverne.

Le Royal-Allemand me demanda quel âge j’avais.Je lui répondis : Quatorze ans. Alors il ne me dit plusrien.

Nicolas s’était mis à chanter, moi, voyantqu’il entrait toujours plus de monde et qu’on étouffait, je prismon sac sous le banc, et je me dépêchai de retourner auxBaraques.

Cela se passait la veille du jour où l’ondevait signer les papiers à la mairie. Mais cette nuit-là, Nicolasne vint pas coucher à la maison. Le père était bien inquiet,surtout quand je lui racontai le soir ce que j’avais vu. La mèredisait :

– Hé ! ce n’est rien, il faut bienque les garçons s’amusent. Nicolas ne pourra pourtant plus revenirtous les jours maintenant ; autant qu’il profite encore d’unbon moment, et qu’il s’en donne, puisque les autres payent.

Mais le père était pensif. Les frères et sœursdormaient depuis longtemps. La mère grimpa l’échelle et nous laissaseuls près de l’âtre. Le père ne parlait pas, il songeait. Enfin,bien tard, il dit :

– Couchons-nous, Michel ; tâchons dedormir. Demain, de grand matin, j’irai voir. Il faut bien vitefinir cette affaire, il faut signer, puisque nous l’avonspromis.

Il montait l’échelle, et moi je medéshabillais, quand nous entendîmes quelqu’un arriver du côté denotre baraque, par la petite ruelle des jardins. Le père alorsredescendit, et dit :

– Voici Nicolas !

Il ouvrit, mais au lieu de mon frère, nousvîmes entrer le petit Jean Rat, tout pâle, qui nous dit :

– Écoutez, il ne faut pas vous effrayer,mais un malheur vient d’arriver pour vous.

– Qu’est-ce que c’est ? dit le pèretout tremblant.

– Votre Nicolas est au violon de laville, il a presque tué le grand Jérôme du Royal-Allemand avec unecruche. Je lui disais bien : Prends garde ! fais commemoi, depuis trois ans je bois sur le compte des racoleurs ;ils veulent tous me piper, mais je ne signe pas ; je leslaisse payer, je ne signe jamais !

– Ah ! mon Dieu ! monDieu ! cria le père, faut-il donc que tous les malheurstombent sur nous !

Moi, je ne me tenais plus, j’étais assis aucoin de l’âtre, la mère se levait, tout le monde se réveillait.

– Il a signé quoi ? demanda le père.Dis-nous quoi ? Mais il ne pouvait plus signer, puisque nousavions promis aux Josse, il ne pouvait plus !

– Enfin, que voulez-vous ? dit JeanRat, ce n’est pas sa faute, ni la mienne : nous avions tropbu ! Les racoleurs lui disaient de signer ; moi, je luiclignais des yeux que non, mais il ne voyait plus clair, il necomprenait plus rien. Finalement, il faut que je sorte une minute,et quand je rentre, il avait signé ; le Royal-Allemand mettaitdéjà le papier dans sa poche en riant. Alors je tire votre Nicolasdehors, dans la cuisine et je lui dis : « Tu assigné ? – Oui. – Mais tu n’auras pas douze louis, tu n’aurasque cent livres ; tu t’es laissé piper ! » Aussitôtil rentre comme un furieux, et dit aux autres qu’on doit déchirerle papier. Le Royal-Allemand lui rit au nez. Que voulez-vous que jevous dise, moi ? Votre Nicolas a tout bousculé de fond encomble ; il tenait le Royal-Allemand et un vétéran à lacravate. Tout tremblait dans la baraque, tout tombait à terre. Lavieille criait : « À la garde ! » Moi, j’étaisderrière la table contre le mur, je ne pouvais rien faire, je nepouvais pas me sauver. Le Jérôme avait tiré son sabre ; alorsNicolas a pris une cruche, et lui a donné sur la tête un couptellement fort, que la cruche s’est cassée en mille morceaux, etque ce gueux de Royal-Allemand s’est allongé tout du long, à côtédu fourneau renversé, des bouteilles, des gobelets et des cruchesqui vous roulaient sous les pieds. La garde arrivait justement à laporte, et je n’ai eu que le temps de filer par l’écurie, derrière,sur la rue de la Synagogue. En tournant le coin, j’ai vu Nicolas aumilieu de la garde, près de la voûte. La rue de la Halle étaitpleine de monde, on ne pouvait plus approcher. Les gens disaientque le Royal-Allemand était mort aux trois quarts ! Mais il nedevait pas tirer son sabre ; Nicolas ne pouvait pas non plusse laisser tuer. C’est le Jérôme qui est cause de tout ; jelèverai la main si l’on m’appelle, il est cause de tout !

Pendant que Jean Rat nous racontait cemalheur, nous étions tous là comme accablés ; nous ne disionsrien, nous ne pouvions rien dire ; seulement la mère levaitles deux mains, et d’un seul coup tout le monde se mit à fondre enlarmes. C’est ce que je me rappelle de plus triste, non seulementnous étions ruinés, mais encore Nicolas était en prison.

Si les portes de la ville n’avaient pas étéfermées, le père serait parti de suite ; mais il fallutattendre jusqu’au matin dans la désolation.

Les voisins, déjà couchés, s’étaient levésl’un après l’autre à nos cris ; à mesure qu’ils arrivaient,Jean Rat leur racontait les mêmes choses ; et nous tous, assissur notre vieille caisse de fougère, les mains entre les genoux,nous pleurions. – Ah ! les riches ne connaissent pas lemalheur ! non, tout fond sur les pauvres, tout est contreeux.

La mère, dans les premiers moments, s’étaitmise à crier contre Nicolas ; et puis à la fin elle leplaignait, elle pleurait.

Au petit jour, le père prit son bâton etvoulut partir seul ; mais je lui dis d’attendre, que maîtreJean allait se lever ; qu’il nous donnerait un bon conseil, etque peut-être il viendrait avec nous arranger l’affaire. Nousattendîmes donc, et sur les cinq heures, comme la forge s’allumait,nous descendîmes à l’auberge.

Maître Jean était déjà debout, en bras dechemise, dans la grande salle. Il fut bien étonné de nous voir, etquand je lui racontai le malheur, en le priant de nous aider,d’abord sa colère fut grande.

– Que voulez-vous qu’on fasse àcela ? disait-il. Votre Nicolas est un riboteur, et l’autre,mon grand filou de cousin, est encore pire ! Qu’est-ce qu’onpeut arranger ? Il faut que tout aille son train, que leprévôt s’en mêle. Dans tous les cas, ce qui pourrait encore arriverde mieux, ce serait de voir déjà votre mauvais sujet en route pourson régiment, puisqu’il s’est laissé bêtement racoler.

Il avait bien raison. Mais comme le pèrepleurait à chaudes larmes, il mit tout à coup son grand habit desdimanches et prit son bâton, en lui disant :

– Allons, tu es un si brave homme, qu’ilfaut pourtant voir à t’aider, si c’est possible. Mais je n’ai pasbeaucoup d’espoir.

Il dit à sa femme que nous serions de retourvers neuf heures, et donna quelques ordres à Valentin, devant laforge. Alors nous partîmes, la tête penchée. De temps en temps,maître Jean criait :

– Que faire ? Il a mis sa croixdevant témoins ; c’est un homme de six pieds, solide comme dubuis, est-ce qu’on relâche des imbéciles pareils, quand ils selaissent prendre ? Voilà justement les meilleurssoldats : moins ils ont de cervelle, plus ils sont hardis. Etl’autre, le grand pendard, est-ce qu’il aurait eu son congé desemestre, si ce n’était pas pour racoler les garçons de notrepays ? Est-ce qu’on ne le mettrait pas dedans, s’il n’enamenait pas au moins un ou deux au Royal-Allemand ? Je ne voispas ce qu’on peut faire.

Plus il parlait, plus nous étions tristes.Pourtant, une fois en ville, maître Jean reprit courage etdit :

– Allons d’abord à l’hôpital. Je connaisle vieux contrôleur Jacques Pelletier, nous aurons la permission devoir mon cousin, et s’il veut nous rendre l’engagement, tout seragagné. Laissez-moi faire.

Nous longions déjà les remparts, et nousarrivions devant le vieil hôpital, entre le bastion de la porte deFrance et celui de la Poudrière. Maître Jean tira la clochette dela porte où se promène une sentinelle jour et nuit. Un infirmiervint ouvrir, et le parrain entra, en nous disant d’attendre.

La sentinelle allait et venait. Mon père etmoi, contre le mur du jardin, nous regardions les vieilles fenêtresavec une tristesse qu’on ne peut se figurer.

Au bout d’un quart d’heure, maître Jean revintsur la porte, et nous fit signe de venir. La sentinelle nous laissapasser, et nous entrâmes dans le grand corridor, ensuite dans lesescaliers, qui montent jusque sous le toit. Un infirmier montaitdevant nous. Il ouvrit en haut une chambre à part, où se trouvaitJérôme dans un petit lit, la tête tellement emmaillotée, que sil’on n’avait pas vu son nez et ses moustaches, on aurait eu de lapeine à le reconnaître.

Il s’était levé sur le coude, et regardaitsous son bonnet de coton, en renversant la tête.

– Hé ! bonjour, Jérôme ! luidit maître Jean ; ce matin, j’ai appris ton accident, et çam’a fait beaucoup de peine.

Jérôme ne répondait pas ; il n’avait pasl’air aussi fier, aussi gai que deux jours avant.

– Oui, c’est bien malheureux, dit leparrain ; tu risquais d’avoir la tête fendue. Maisheureusement, ce ne sera rien ; le major m’a dit que ce nesera rien. Seulement il ne faudra pas boire de vin ni d’eau-de-viependant une quinzaine, et tout se remettra dans l’ordre.

Jérôme ne répondait toujours pas. À la fin, ildit en nous regardant :

– Vous avez quelque chose à me demander…qu’est-ce que c’est ?

– Voilà, cousin. Je vois avec plaisir quetu n’es pas aussi malade qu’on disait, répondit maître Jean. Cespauvres malheureux viennent des Baraques ; c’est le père et lefrère de Nicolas…

– Ah ! ah ! cria le gueux en serecouchant, je comprends : ils viennent me demanderl’engagement de l’autre ! mais je me laisserais plutôt couperle cou. Ah ! bandit !… ah ! tu tapes !… tu veuxétrangler les gens !… Ah ! canaille !… Pourvu que jet’aie dans ma compagnie, je t’en ferai voir de dures !

Il grinçait les dents, et se retourna, le drapsur l’épaule, pour ne pas nous voir.

– Écoute donc un peu, Jérôme, dit maîtreJean.

– Allez au diable ! cria legueux.

Alors maître Jean se fâcha et dit :

– Tu ne veux pas rendrel’engagement ?

– Allez vous faire pendre ! criaitce vaurien.

L’infirmier lui-même nous disait de partir,que la colère pourrait l’étouffer. Mais avant de sortir, maîtreJean lui cria :

– Je te croyais bien mauvais,cousin ; je te regardais comme le dernier des derniers, depuisque tu as vendu la voiture et les bœufs de ton père, avant det’engager ; mais à cette heure, je voudrais te voir debout, enbon état, pour t’allonger une paire de soufflets sur les oreilles,car tu n’en vaux pas davantage !

Il en aurait encore dit plus, mais l’infirmierl’entraîna et referma la porte. Nous descendîmes toutdésolés ; il ne nous restait plus d’espérance.

Une fois en bas, devant l’hôpital, maître Jeannous dit :

– Eh bien ! vous voyez, c’est de lapeine et du temps perdus. Votre Nicolas restera sans doute auviolon jusqu’au moment de partir. Il payera tous les frais et lespots cassés sur sa prime, vous n’aurez rien.

Et tout à coup, malgré notre tristesse, il semit à rire en s’essuyant les yeux, et dit :

– C’est égal, il a joliment arrangé lecousin ; quelle poigne ! Il l’a marqué comme avec le grostimbre sec du syndic des drapiers.

Il riait tellement, qu’à la fin nous riionsavec lui. Le père disait :

– Oui, c’est un solide gaillard, notreNicolas ! Celui-ci est peut-être plus gros, il a de plus grosos ; mais Nicolas a des nerfs !

Nous riions bien, mais ensuite notre tristessedevint encore plus grande, lorsque maître Jean sortit de laville.

Ce même jour, nous allâmes voir Nicolas auviolon. Il était sur une botte de paille ; et comme le pèrepleurait, il lui dit :

– Que voulez-vous, c’est unmalheur ! Vous n’aurez rien, je le sais bien ; mais quandon ne peut rien changer, il faut crier : « À la grâce deDieu ! »

Nous voyions que cela lui faisait beaucoup depeine. Au moment de partir, nous nous embrassâmes ; il étaitpâle et demandait à voir les frères et sœurs, mais la mère nevoulut pas.

Trois jours après, Nicolas partit pour sonrégiment de Royal-Allemand. Il était assis sur une voiture, aveccinq ou six autres camarades, qui venaient aussi de se battre, enribotant et dépensant l’argent de leur prime. Des dragons de lamaréchaussée à cheval marchaient sur les côtés. Je courais derrièreen criant :

– Adieu, Nicolas, adieu !

Lui levait son chapeau ; il avait leslarmes aux yeux de quitter le pays, et de ne voir ni la mère, ni lepère, ni personne autre que moi. Voilà le monde ! Le pèretravaillait comme tous les jours, pour vivre, et la mère lui tenaitrancune. Plus tard, elle disait bien :

– Notre pauvre Nicolas ! j’aurais dûlui pardonner tout de suite ; c’était un si bongarçon !

Oui, sans doute, mais cela ne servait àrien ; il était au régiment de Royal-Allemand, en garnison àValenciennes, dans les Flandres, et longtemps nous devions restersans avoir de ses nouvelles.

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