Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

Chapitre 16

 

J’avais donc décidé que Marguerite serait mafemme ; tout était arrangé dans ma tête ; je medisais :

« Elle est encore trop jeune, mais dansquinze mois, quand elle aura dix-huit ans et qu’elle comprendra quec’est son bonheur d’être mariée, comme toutes les filles, et que jelui dirai que je l’aime, nous serons bientôt d’accord et nouslivrerons la grande bataille. La mère va terriblement crier ;elle ne voudra pas d’une calviniste ; et le curé, tous lesgens du village seront avec elle ; mais c’est égal, le pèresera toujours avec moi, car je lui montrerai que c’est le bonheurde toute ma vie, et que je ne puis exister sans Marguerite. Alorsil aura du courage et, malgré tout, il faudra que l’affaire marche.Après cela nous louerons une petite forge, soit sur la route desQuatre-Vents, à la Roulette, soit sur la route de Mittelbronn, auxMaisons-Rouges, et nous travaillerons pour notre compte. Lesrouliers, les voituriers ne manqueront pas. Nous pourrons mêmetenir une petite auberge comme maître Jean. Nous serons les plusheureux du monde ; et si nous avons le bonheur d’avoir unenfant, au bout de quinze jours ou trois semaines je le prendraisur mon bras, j’irai tranquillement aux Baraques et je dirai à lamère : « Tenez, le voilà !…maudissez-le !… » Et elle pleurera, elle criera, elles’apaisera, et finalement elle viendra chez nous ; tout seraraccommodé ! »

Voilà ce que je me figurais, les larmes auxyeux ; et je pensais aussi que le père Chauvel serait contentde m’avoir pour gendre. Qu’est-ce qu’il pouvait espérer de mieuxqu’un bon ouvrier, laborieux, économe, et capable par son travaild’amasser du bien, un homme simple et naturel comme moi ?J’étais pour ainsi dire sûr qu’il consentirait ; rien ne metroublait, tout me paraissait dans le bon sens, et j’étais attendride mes bonnes idées.

Malheureusement il arrive des choses en cemonde auxquelles on ne s’attend pas.

Un matin, cinq ou six jours après la visitedes fiscaux, nous étions à ferrer le roussin du vieux juif Schmoûledevant la forge, lorsque arriva la femme Stéphen, des Baraques d’enhaut. Elle revenait de vendre ses œufs et ses légumes au marché dela ville, et dit à maître Jean :

– Voici quelque chose pourvous !

C’était une lettre de Metz, et maître Jeans’écria tout joyeux :

– Je parie qu’elle vient deChauvel ! Lis-nous ça, Michel ; je n’ai pas le temps dechercher mes besicles.

J’ouvris donc la lettre, mais j’en lisais àpeine les premières lignes, que mes genoux tremblaient et que je mesentais froid par tout le corps : Chauvel annonçait à maîtreJean qu’il venait d’être nommé député du tiers aux états généraux,et lui disait d’envoyer tout de suite Marguerite à l’auberge duPlat-d’Étain, rue des Vieilles-Boucheries, à Metz, parcequ’ils allaient partir ensemble pour Versailles.

C’est tout ce que je me rappelle de cettelettre assez longue. Après cela, je lisais sans comprendre, et,finalement, je m’assis sur l’enclume comme un être accablé. MaîtreJean traversait la rue en criant :

– Catherine, Chauvel est nommé député dutiers aux états généraux !

Valentin, les mains jointes,bégayait :

– Chauvel à la cour, parmi les seigneurset les évêques !… Ô mon Dieu !…

Et le vieux juif Schmoûle luirépondait :

– Pourquoi pas ? C’est un homme debon sens, un véritable homme de commerce ; il mérite cetteplace autant qu’un autre !

Mais, moi, j’avais les yeux troubles, et jem’écriais en moi-même :

« Maintenant, tout est fini, tout estperdu !… Marguerite part et je reste seul !… »

J’avais envie de sangloter ; la honteseule m’en empêchait. Je pensais :

« Si l’on savait que tu l’aimes, tout lepays se moquerait de toi !… Qu’est-ce qu’un garçon forgeronauprès de la fille d’un député du tiers état ? Rien dutout !… Marguerite est au ciel, et toi sur laterre ! »

Et mon cœur se déchirait.

La rue se remplissait déjà de monde :dame Catherine, Nicole, maître Jean, les voisins et les voisines,criant :

– Chauvel est député du tiers aux étatsgénéraux !

C’était un grand mouvement. Maître Jean,rentrant dans la forge, s’écria :

– Nous sommes tous comme fous à cause dela gloire du pays ; nous ne pensons plus à rien ; Michel,cours donc prévenir Marguerite !

Alors je me levai. Je m’épouvantais de voirMarguerite ; j’avais peur de pleurer devant elle, de montrermalgré moi que je l’aimais, et de lui faire honte. Et même dansleur allée, je m’arrêtai pour raffermir mon cœur, et puisj’entrai.

Marguerite était dans la petite salle, àrepasser du linge.

– Hé ! c’est Michel, dit-elle, toutétonnée de me voir en bras de chemise, car je n’avais pas même eul’idée de mettre ma veste et de me laver les mains.

Je lui répondis :

– Oui… c’est moi… Je t’apporte une bonnenouvelle…

– Qu’est-ce que c’est ?

– Ton père est nommé député du tiers auxétats généraux.

Comme je parlais, elle devint toute pâle, etje m’écriai :

– Marguerite, qu’est-ce que tuas ?

Mais elle ne pouvait me répondre ;c’était la joie, la fierté, qui faisait cela ; et tout à coup,fondant en larmes, elle se jeta dans mes bras en criant :

– Oh ! Michel, quel honneur pour monpère !

Je la tenais serrée, elle ses bras autour demon cou ; je sentais les sanglots par tout son petitcorps ; ses larmes me coulaient sur les joues ! Ah !que je l’aimais, et comme j’aurais voulu la garder ! Comme jem’écriais dans mon âme : « Qu’on vienne me laprendre ! » Et pourtant il fallait la laisserpartir ; son père était le maître !

Longtemps Marguerite pleura ; puis melâchant et courant s’essuyer la figure à la serviette, elle se mità rire et me dit :

– Que je suis folle ! n’est-ce pas,Michel ? Peut-on pleurer pour de pareilles choses ?

Moi, je ne disais rien ; je la regardaisavec un amour qu’on ne peut se figurer ; elle n’y faisait pasattention !

– Allons, dit-elle en me prenant le bras,arrive !

Et nous sortîmes.

La grande salle des Trois-Pigeonsétait pleine de monde. Mais je n’ai pas envie de vous peindre lesembrassades de maître Jean, de dame Catherine, de Nicole, ni lescompliments des notables, du grand Létumier, du vieux Rigaud, deHuré. Ce jour-là l’auberge ne désemplit plus de Baraquins jusqu’àneuf heures du soir ; hommes, femmes, enfants, entraient etsortaient, levant leurs chapeaux, leurs bonnets, trébuchant etcriant à se faire entendre jusqu’au petit Saint-Jean. Les verres,les bouteilles, les canettes tintaient ; la grosse voix demaître Jean s’élevait au-dessus du tumulte, avec des éclats de rirequi ne finissaient pas. C’était une fête incroyable.

Moi, voyant cela, je me disais :

« Tu n’es pourtant qu’un gueux !Tout le village se réjouit du bonheur de Marguerite et de Chauvel,tout le monde est content, et toi, te voilà triste jusqu’à la mort…C’est abominable ! »

Valentin seul était avec moi,disant :

– C’est le bouleversement de tout ;la racaille va maintenant à la cour… les seigneurs sont confondusparmi les va-nu-pieds, … on ne respecte plus rien, … on nomme descalvinistes au lieu de chrétiens… La fin du monde approche.

Et, dans ma grande tristesse, je lui donnaisraison. Mon courage s’en allait. Je ne pouvais rester là, danscette foule ; Marguerite elle-même était forcée de reculerjusque dans la cuisine, où les notables entraient lui faire leurssalutations. Je pris mon bonnet et je sortis. J’allai, Dieu saitoù ! devant moi, du côté de la grande route je pense, àtravers champs.

Il faisait beau comme depuis quinzejours ; les avoines commençaient à verdir, les bléspoussaient. Le long des haies les fauvettes gazouillaient, et dansl’air, les alouettes se balançaient avec leur joie et leur musiqueéternelles. Le soleil et la lune ne s’arrêtaient pas à cause demoi. Ma désolation était terrible.

Je m’assis trois ou quatre fois au bord duchemin, à l’ombre d’une haie, la tête entre mes mains et jerêvais ! mais plus je rêvais, plus ma tristesse devenaitgrande ; je ne voyais plus rien, ni devant, ni derrière, commeon raconte des malheureux perdus sur la mer, qui ne voient que leciel et l’eau, et qui crient.

« C’est fini !… Maintenant, il fautmourir !… »

Voilà ce que je pensais. Le reste ne m’étaitplus rien.

Enfin à la nuit, sans savoir comment, jeretournai au village et j’arrivai derrière notre baraque. Au loin,à l’autre bout de la rue, les cris et les chansons continuaient.J’écoutais en me disant :

« Criez… chantez… vous avez bienraison !… la vie est une misère !… »

Et j’entrai. Le père et la mère, sur leurspetites escabelles, filaient et tressaient. Je leur dis bonsoir. Lepère, me regardant, s’écria :

– Comme tu es pâle, Michel, tu es malade,mon enfant.

Je ne savais quoi répondre, lorsque la mèredit en souriant :

– Hé ! tu vois bien qu’il a ribotéavec les autres !… Il en a pris son compte, en l’honneur deChauvel.

Je répondis, dans l’amertume de monâme :

– Oui, vous avez raison, ma mère, je suismalade… J’ai trop bu… Vous avez raison !… Il faut bien un peuprofiter des bonnes occasions.

Et le père, avec douceur, dit alors :

– Eh bien, mon enfant, va dormir, cela sepassera. Bonne nuit, Michel !

Je montai l’escalier avec la petite lampe defer-blanc, je montai tout accablé, la main sur le genou pourm’aider. Et là-haut, posant la lampe sur le plancher, je regardaiquelques instants mon petit frère Étienne, qui dormait si bien, satête blonde renversée sur l’oreiller en grosse toile, sa petitebouche ouverte, et ses grands cheveux autour de son cou ; jele regardai, pensant :

« Comme il ressemble au père !…Comme il lui ressemble, mon Dieu ! »

Et je l’embrassai, pleurant tout bas et medisant :

« Eh bien, c’est pour toi maintenant queje travaillerai ! Puisque tout s’en va, puisqu’il ne me resterien, c’est pour toi que je me donnerai de la peine ; etpeut-être, toi, tu seras plus heureux : celle que tu aimerasne s’en ira pas, et nous vivrons tous ensemble ! »

Alors je me déshabillai, je me couchai près delui, et toute la nuit je ne fis que rêver à mon malheur, en merépétant qu’il fallait du courage ; que personne ne devaitrien savoir de mon amour pour Marguerite ; que ce serait unehonte ; qu’un homme devait être un homme ; ainsi desuite ! Et le lendemain de bonne heure je retournaitranquillement à la forge, résolu à rester ferme. Cela me faisaitdu bien.

Or, en ce jour les compliments continuèrent,et ce n’étaient plus seulement les Baraquins, c’étaient tous lesnotables de la ville : MM. les officiers de mairie,MM. les échevins, assesseurs et syndics, MM. lessecrétaires, greffiers, trésoriers, receveurs et contrôleurs,MM. les notaires et gardes-marteaux de la maîtrise des eaux etforêts… Qu’est-ce que je sais encore, moi ?

Toute cette masse de gens, qu’on neconnaissait ni d’Ève ni d’Adam, arrivaient à la file, avec leurstricornes, leurs grosses perruques poudrées, leurs hautes cannes àpomme d’ivoire, leurs habits de ratine, leurs bas de soie, leursjabots et leurs dentelles ; ils arrivaient comme leshirondelles autour du clocher, en automne ; ils venaientsaluer Mlle Marguerite Chauvel, la demoiselle de notre députédu bailliage aux états généraux. Ils avaient l’air joyeux, comme sinos élections les avaient regardés. Quelle abomination ! Toutel’auberge et les environs étaient pleins de leurs bonnes odeurs demusc et de vanille. J’ai pensé souvent depuis que c’étaient là lesvrais coucous, qui viennent se mettre dans un nid quand il estfait, mais qui n’apportent jamais un brin de paille pour le bâtir.Leur grande affaire, c’est de profiter de tout sans peine et degagner les bonnes places à coups de chapeaux. Avant les élections,ils ne nous auraient dit ni bonjour ni bonsoir ; mais à cetteheure ils venaient nous offrir leurs services, pensant bien queChauvel, à Versailles, serait capable de leur rendre le double etle triple. Ah ! les gueux ! rien que de les voir, monsang tournait.

Valentin et moi, de la forge en face, pendantque maître Jean, Marguerite et la mère Catherine recevaient ce beaumonde, nous voyions toutes leurs simagrées par les fenêtresouvertes ; et Valentin, jaune d’indignation, medisait :

– Regarde, voici M. le syndic untel, ou bien M. le garde-marteau un tel qui salue… Regarde safigure ; ça, c’est la belle manière de saluer. Et maintenantil prend sa petite prise de macouba sur le pouce ; il faittomber le tabac du jabot avec le bout des ongles ; c’est chezMgr le cardinal qu’il a appris ça ; mais ça sert aussi chez uncabaretier ; ça flatte la demoiselle de M. le députéChauvel. À cette heure, il tourne sur le talon et va saluer lereste de la compagnie.

Valentin riait, mais moi je tapais surl’enclume sans regarder ; j’étouffais de colère. C’est alorsque je voyais encore mieux la distance entre Marguerite etmoi : les Baraquins avaient bien pu se tromper sur la grandeurd’un député du tiers aux états généraux ; mais ceux-làdevaient s’y connaître, ils ne devaient pas faire leurs salutationset leurs compliments pour rien. Marguerite n’avait qu’àchoisir ! Je trouvais même, en y pensant, qu’elle aurait tortde prendre un garçon forgeron, au lieu d’un fils de conseiller oude syndic ; oui, ça me paraissait naturel et me désolaitd’autant plus.

Enfin, il fallut voir ce spectacle jusqu’àcinq heures du soir.

Marguerite devait partir dans la nuit, avec lecourrier de Paris. Maître Jean lui prêtait sa malle ; c’étaitune grande malle couverte en peau de vache, qu’il avait héritée deson beau-père Didier Ramel ; elle roulait sur le grenierdepuis trente ans, et c’était moi qu’il avait chargé d’y mettre descoins en tôle, pour la renforcer. Pendant toute cette journée,l’idée m’était venue vingt fois de l’enfoncer d’un coup demarteau ; mais songeant que je travaillais pour Marguerite, etque c’était sans doute le dernier service que je pourrais luirendre, de grosses larmes me remplissaient les yeux, et jecontinuais l’ouvrage avec un amour qu’on n’a plus après vingtans ; ce n’était jamais fini, j’avais toujours un coup de limeà donner, une charnière à mieux ajuster. Pourtant, quelques minutesavant cinq heures, je n’y voyais plus rien à faire : laserrure jouait bien, la patte du cadenas se fermait toute seule,tout était solide.

Marguerite venait de sortir, je l’avais vueentrer dans leur maison. Je dis à Valentin que j’étais fatigué, etqu’il me ferait plaisir de porter la malle chez Chauvel. Il la pritsur son épaule et partit aussitôt. Moi, tout affaissé, je n’auraispas eu le courage d’aller là, de me trouver encore une fois seulavec Marguerite ; je sentais que ma désolation éclaterait. Jeremis donc ma veste, et j’entrai dans l’auberge. Tous les autresétaient partis grâce à Dieu. Maître Jean, les joues rouges et lesyeux brillants, célébrait la gloire desTrois-Pigeons ; il disait, en soufflant dans sesjoues, que jamais aucune autre auberge n’avait reçu d’honneurpareil, et la mère Catherine pensait comme lui.

Nicole dressait la table.

Maître Jean, me voyant, dit alors queMarguerite avait déjà soupé, et qu’elle se dépêchait maintenant depréparer ses effets, et de choisir les livres de son père qu’ilfallait emporter. Il me demanda des nouvelles de la malle ; jelui dis qu’elle était finie et que Valentin l’avait portée dans lamaison de Chauvel.

Au même instant Valentin entrait ; ons’assit et l’on soupa.

J’avais l’idée de m’en aller avant huitheures, sans rien dire à personne. À quoi servait-il de faire tantde compliments, puisque tout était fini, puisqu’il ne restait plusaucune ressource ? Je pensais :

« Eh bien, quand elle sera partie, maîtreJean écrira que j’étais malade au père Chauvel, s’il s’inquiète decela ; et s’il ne s’en inquiète pas, tantmieux ! »

Voilà donc mon idée ; aussitôt le souperfini, je me levai tranquillement et je sortis. Il faisaitnuit ; dans la chambre en haut de la maison de Chauvelbrillait une lampe. Je m’arrêtai deux minutes à la regarder ;et puis tout d’un coup, voyant Marguerite s’approcher de lafenêtre, je partis en courant ; mais dans le moment où jetournais au coin de leur verger, j’entendis sa voix mecrier :

– Michel ! Michel !

Et je m’arrêtai, comme si la cheminée m’étaittombée sur la tête.

– Qu’est-ce que tu veux,Marguerite ? lui dis-je, sentant mon cœur battre à défoncer mapoitrine.

– Hé ! monte donc, répondit-elle,j’allais te chercher ; il faut que je te parle !

Alors, je montai tout pâle, et je la trouvaidans la chambre en haut, l’armoire ouverte ; elle venait deremplir la malle, et me dit en souriant :

– Eh bien, tu vois que je me suisdépêchée ; les livres sont au fond, le linge dessus, et touten haut mes deux robes. Il ne me reste rien à mettre… Jecherche…

Et comme je ne répondais pas, étant touttroublé :

– Écoute, dit-elle, maintenant, il fautque je te montre la maison, car c’est toi qui vas la garder ;arrive !

Elle me prit la main, et nous entrâmes dans lapetite chambre du fond, au-dessus de la cuisine ; c’était leurfruitier, mais il n’y avait plus de fruits, et seulement des rayonspour en mettre.

– Voilà, me dit-elle ; ici tumettras les pommes et les poires du verger. Nous n’en avons pasbeaucoup ; raison de plus pour les conserver. Tum’entends ?

– Oui, Marguerite, lui répondis-je, en laregardant attendri.

Ensuite nous descendîmes l’escalier. Elle memontra la chambre en bas, où couchait son père, leur petite cave etla cuisine ouvrant sur le verger ; et puis elle me recommandases rosiers, disant que c’était le principal article, et qu’ellem’en voudrait beaucoup si je ne les soignais pas bien. Jepensais : « Ils seront bien soignés, mais à quoi celaservira-t-il, puisque tu pars ? » Et pourtant je sentaisdans mon cœur comme une bonne espérance qui revientdoucement ; mes yeux étaient troubles, et de me voir là, seul,à causer avec elle, je m’écriais en moi-même :

« Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible quetout soit fini ? »

Comme nous rentrions dans la chambre en bas,Marguerite me montra les livres de son père, rangés en bon ordresur leurs rayons, entre les deux petites fenêtres, et medit :

– Pendant que nous serons là-bas, tuviendras ici souvent chercher des livres, Michel, et tut’instruiras ; sans instruction on n’est rien.

Elle me parlait, et je ne répondais pas, étanttouché de voir qu’elle pensait à mon instruction, une des chosesque je regardais aussi comme parmi les premières. Je medisais :

« Elle m’aime : pourtant ?…Oui, elle m’aime !… Oh ! que nous aurions étéheureux ! »

Après avoir posé la lampe sur la table, elleme donna la clef de leur maison, en me recommandant d’ouvrir detemps en temps, à cause de l’humidité.

– Quand nous reviendrons, j’espère,Michel, que tout sera bien en ordre, me dit-elle au moment desortir.

Et moi, l’entendant dire qu’ils reviendraient,je m’écriai :

– Vous reviendrez donc, Marguerite ;vous ne partez pas pour toujours ?

Ma voix tremblait, j’étais bouleversé.

– Comment, si nous reviendrons ?dit-elle en me regardant tout étonnée ; mais que veux-tu doncque nous fassions, grosse bête ? Est-ce que tu crois que nousallons faire fortune là-bas ?

Elle riait :

– Mais oui, nous reviendrons, et pluspauvres que nous ne partons, va ! Nous reviendrons faire notrecommerce, quand les droits du peuple seront votés. Nous reviendronspeut-être cette année, ou l’année prochaine au plus tard.

– Ah ! lui dis-je, je croyais que tune reviendrais pas !

Et, sans pouvoir me retenir, je me mis àsangloter, mais à sangloter comme un enfant. Je m’étais assis surla malle, la tête penchée entre les genoux, remerciant Dieu etpourtant honteux d’avoir parlé. Marguerite ne disait rien. Celadura plusieurs minutes, car je ne pouvais m’arrêter. Tout à coup jesentis sa main me toucher l’épaule. Je me levai. Elle était pâle,et ses beaux yeux noirs brillaient.

– Travaille bien, Michel, me dit-elleavec douceur, en me montrant de nouveau la petite bibliothèque, monpère t’aimera !

Puis elle prit la lampe et sortit. Je chargeaila malle sur mon épaule comme une plume, et je la suivis dansl’allée. J’aurais bien voulu parler, mais je ne savais quoidire.

Une fois dehors, je refermai la porte et jemis la clef dans ma poche. La lune brillait au milieu des étoiles.Alors je criai, relevant la tête :

– Ah ! la belle nuit,Marguerite ! Je remercie Dieu de te donner une si belle nuitpour partir. Il va faire bon voyager.

J’étais redevenu content ; elleparaissait plus grave, et me dit en entrant :

– N’oublie rien de ce que tu m’aspromis !

Le courrier devait passer vers dix heures, ilrestait juste le temps de se mettre en route. Toute la maisonembrassa Marguerite, excepté maître Jean et moi, qui devions lareconduire en ville ; et, quelques instants après, nouspartîmes par ce beau clair de lune. La mère Catherine et Nicole,sur la porte, criaient :

– Bon voyage, Marguerite !… Revenezbientôt…

Elle répondait :

– Oui !… Et que nous vousretrouvions tous en bonne santé !

J’avais repris la malle, et nous suivions legrand chemin bordé de peupliers, qui mène aux glacis. Margueritemarchait près de moi. Deux ou trois fois elle me dit :

– La malle est lourde, n’est-ce pas,Michel ?

Et je lui répondais :

– Non… Ce n’est rien,Marguerite !

Il fallait se dépêcher ; nous pressionsle pas. Arrivés au pied du glacis, maître Jean s’écria :

– Nous y serons bientôt !

La demie sonnait pour dix heures ;quelques minutes après, nous passions la porte de France. Au boutde la rue où demeure aujourd’hui Lutz, s’arrêtait la patache. Nouscourions presque ; et, au quart de la rue, nous entendionsdéjà le roulement de la voiture, qui traversait la placed’Armes.

– Nous arrivons juste à temps, dit maîtreJean. Comme nous débouchions au coin de Fouquet, la lanterne ducourrier arrivait sur nous, par la rue de l’Église. Alors nousentrâmes sous la voûte, où, par le plus grand hasard, se trouvaitle vieux juif Schmoûle, qui partait pour Metz.

Presque aussitôt la voiture faisait halte.Plusieurs places étaient vides. Maître Jean embrassaMarguerite ; moi, j’avais déposé la malle, et je n’osaisavancer.

– Viens donc ici, me dit-elle en metendant la joue.

Et je l’embrassai, pendant qu’elle mesoufflait à l’oreille :

– Travaille bien, Michel,travaille !

Schmoûle avait déjà pris sa place dans uncoin ; maître Jean, levant Marguerite dans la voiture, luidit :

– Vous aurez soin d’elle, Schmoûle ;je vous la recommande.

– Soyez tranquille, répondit le vieuxjuif, la fille de notre député sera bien soignée ; fiez-vous àmoi.

J’étais content de voir que Marguerite seraitavec une vieille connaissance. Elle était penchée par la fenêtre etme donnait la main. Le conducteur venait d’entrer voir au bureau siles places étaient payées ; il remonta sur son siège endisant :

– Allez !

Et les chevaux partirent, comme nous criionstous ensemble.

– Adieu… adieu… Marguerite !…

– Adieu, Michel !…

– Adieu, maître Jean !

La voiture courait devant nous ; ellepassa sous la porte de France ; nous la suivions tout pensifs.Une fois dehors, dans l’avancée, nous n’entendions déjà plus queles grelots des chevaux galopant au loin sur la route deSarrebourg.

Maître Jean dit :

– Demain, à huit heures, ils arriveront àMetz ; Chauvel sera là pour recevoir Marguerite, et dans cinqou six jours ils seront à Versailles.

Moi, je ne disais rien.

Nous rentrâmes au village, et j’allai tout desuite à notre baraque, où tout le monde dormait dans la paix duSeigneur. Je grimpai l’échelle, et cette nuit-là je ne fis plus demauvais rêves, comme la veille.

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