Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

Chapitre 9

 

Plus la famine grandissait, plus les pauvresgens montraient de courage, ceux des Baraques, de Hultenhausen, desQuatre-Vents, n’avaient plus que la peau et les os ; ilsdéterraient des racines sous la neige, ils faisaient bouillir lesvieilles orties qui poussent derrière les masures ; ilscherchaient tous les moyens de se soutenir. La misère étaitaffreuse, mais le printemps arrivait tout doucement.

Les capucins de Phalsbourg n’osaient plusmendier ; on les aurait assommés sur la route, car le régimentde La Fère, qui venait de remplacer celui de Castella, ne voulaitpas les soutenir : c’étaient de vieux soldats, las de la jeunenoblesse et des coups de plat de sabre.

Et puis, quelque chose courait dansl’air ; les baillis, les sénéchaux avaient bien été forcés depublier l’édit du roi, pour la convocation des états généraux. Onsavait que les baillis et sénéchaux d’épée recevraient lesdernières lettres de convocation pour tel jour, et qu’aussitôt ilsles annonceraient à leurs audiences ; qu’ils les feraientafficher à la porte des églises et des mairies ; que les curésles liraient à leurs prônes ; et que, dans la huitaine au plustard, après ces publications, nous tous, ouvriers, bourgeois,paysans, nous irions nous assembler à l’hôtel de ville, pourdresser un cahier de nos plaintes et doléances, et nommer desdéputés qui porteraient ce cahier à l’endroit qu’on nous diraitplus tard.

C’est tout ce que nous savions en gros. Dieumerci, nous avions des plaintes à mettre dans les cahiers de chaqueparoisse.

On savait aussi qu’une seconde assemblée denotables était réunie à Versailles, pour arrêter les dernièresmesures à prendre avant les états généraux. – Et dans ce temps defamine : en décembre 1788, janvier 1789, on ne parlait plusque du tiers état ; chacun apprit que le tiers état, c’étaientles bourgeois, les marchands, les paysans, les ouvriers et lesmalheureux ; – qu’on avait déjà consulté nos pauvres pèresautrefois, dans des états généraux pareils, mais qu’ils avaient dûse présenter à genoux, la corde au cou, devant le roi, les nobleset les évêques, pour déposer leurs cahiers de plaintes. Ce fut unegrande indignation, quand on sut que les parlements voulaient voirnos représentants dans le même état, ce qu’ils appelaient lesformes de 1614.

Alors chacun traita les parlements decanailles, et l’on vit bien que s’ils avaient demandé les premiersdes états généraux, ce n’était pas pour soulager le peuple et luifaire justice, mais pour ne pas mettre sur leurs propres terres lesimpositions que les terres des pauvres gens supportaient depuis silongtemps.

Les gazettes disaient qu’il arrivait des blésd’Amérique et de Russie ; mais aux Baraques et dans toute lamontagne, bien loin de nous en donner, les inspecteurs fouillaienttoutes les maisons jusque sous le chaume, pour enlever le peu qu’ilnous en restait encore. Ceux des grandes villes se révoltaient, ilfallait les ménager ; on dépouillait donc les gens paisibles,à cause de leur patience.

Je me souviens que vers la fin de février, aumoment de la plus grande famine, le maire, les échevins et lessyndics de la ville, qui visitaient les granges et les hangars desenvirons, vinrent un jour dîner à l’auberge de maître Jean.

Chauvel, qui nous apportait toujours enpassant les dernières nouvelles d’Alsace et de Lorraine, lorsqu’ilrentrait de ses tournées, se trouvait justement dans la grandesalle ; il avait déposé son panier sur un banc, et ne sedoutait de rien. En voyant entrer ce monde en perruques poudrées,tricornes, habits carrés, bas de laine, manchons et gants fourrésjusqu’aux coudes ; et derrière, M. le lieutenant duprévôt, Desjardins, grand, sec, jaune, le chapeau à cornes galonnéet l’épée sur la hanche, il fut d’abord un peu troublé. Lelieutenant du prévôt le regardait de travers, par-dessus l’épaule.C’était lui qui, dans le temps, faisait mettre à la question. Ilavait l’air mauvais ! Pendant que les autres se débarrassaientde leurs affiquets, et couraient voir à la cuisine, il dégrafa sonépée et la posa dans un coin ; ensuite il alla tranquillementdécouvrir le panier, et regarda les livres.

Chauvel se tenait derrière, les mains dans lespoches de sa culotte, sous le sarrau, comme si de rien n’était.

– Hé ! criaient les échevins, lessyndics, en allant et venant, encore une corvée de faite !

Ils riaient.

On avait ouvert la porte de la cuisine, le feubrillait sur l’âtre, et la clarté se répandait jusque dans lasalle. Le petit syndic des boulangers, Merle, levait le couvercledes marmites, et se faisait tout expliquer par la mèreCatherine ; Nicole déployait une belle nappe blanche sur latable ; et le lieutenant de police ne bougeait pas de saplace. Il tirait les livres l’un après l’autre du panier, et lesposait en piles sur le banc.

– C’est toi qui vends ceslivres-là ? dit-il à la fin, sans même se retourner.

– Oui, Monsieur, répondit tranquillementChauvel ; à votre service.

– Sais-tu bien, fit l’autre en traînantet parlant du nez, que ça mène à la potence ?

– Oh ! à la potence !… ditChauvel, de si bons petits livres !… Tenez !…voyez : Délibérations à prendre pour les assemblées desbailliages, par Monseigneur le duc d’Orléans ; Réflexions d’unpatriote sur la prochaine tenue des états généraux ;Doléances, souhaits et propositions des loueurs de carosses, avecprière au public de les insérer dans ses cahiers. Ça n’est pasbien dangereux…

– Et le privilège du roi ? fit lelieutenant d’un ton sec.

– Le privilège ? Vous savez bien,Monsieur, que depuis Monseigneur Loménie de Brienne, les brochurespassent sans privilège.

Le lieutenant cherchait toujours, et lesautres alors faisaient cercle autour d’eux.

Maître Jean et moi, plus loin contrel’armoire, nous n’étions pas à notre aise. Chauvel nous regardaitde côté, comme pour raffermir notre courage ; il avait biensûr quelque chose de caché dans son panier, et le lieutenant avecson nez pointu le sentait.

Heureusement, comme les livres étaient presquetous sur le banc, la mère Catherine arriva toute glorieuse, avec lagrande soupière fumante ; et le petit syndic Merle, laperruque ébouriffée, se mit à crier, en entrant derrièreelle :

– À table… à table… voici la soupe à lacrème !… Bon Dieu, que regardez-vous là ?… Hé ! j’enétais sûr, encore une visite !… N’avons-nous pas assez devisites comme cela ?… Voyons, à table, à table, ou je commencetout seul !

Il s’était déjà mis à table, la serviette aumenton, et découvrait la soupière, dont la bonne odeur se répandaitdans la chambre ; en même temps Nicole apportait un aloyaumariné, de sorte que tous les échevins et les syndics sedépêchèrent de s’asseoir. Le lieutenant, voyant que sa compagniecommençait sans lui, dit à Chauvel d’un air de mauvaisehumeur :

– Tu sais ! partie remise n’est pasperdue !

Puis il jeta le livre qu’il tenait sur lesautres, et alla s’asseoir à côté de Merle.

Aussitôt Chauvel remballa ses brochures etsortit, son panier sur l’épaule, en nous regardant tout joyeux.Nous respirions ! car d’entendre un lieutenant du prévôtparler de corde, malgré toutes les promesses qu’on nous faisait,cela vous coupait la respiration.

Enfin, Chauvel sortit sain et sauf, et cesmessieurs dînèrent comme les nobles et les gens riches dînaientavant la Révolution. Ils avaient fait apporter leurs propres vinsde la ville, de la viande fraîche et du pain blanc.

À la porte, des douzaines de mendiantspriaient ensemble et regardaient aux fenêtres, demandant lacharité, – quelques-uns avec des plaintes qui vous faisaientfrémir, surtout les femmes, leurs enfants décharnés sur les bras. –Mais ces messieurs de la ville n’écoutaient pas ; ils riaienten débouchant les bouteilles et se versaient à boire en seracontant des choses de rien. Ils repartirent à trois heures, lesuns pour la ville, en voiture, les autres à cheval, pour continuerleurs visites dans la montagne.

Le même soir, Chauvel vint nous voir avecMarguerite. Il était à peine sur la porte que maître Jean luicriait :

– Ah ! quelle peur vous nous avezfaite !… Quelle existence terrible vous menez, Chauvel !Mais ce n’est pas vivre, cela, c’est être toujours sous la potence,au bord de l’échelle ! Je ne durerais pas quinze jours avecces craintes.

– Ni moi non plus, disait la mèreCatherine.

Et nous pensions tous de même ; mais luisouriait :

– Bah ! tout cela n’est rien, dit-ilen s’asseyant, tout cela n’est plus que de la plaisanterie. Il y adix ans, quinze ans, à la bonne heure ! C’est alors quej’étais poursuivi, c’est alors qu’il ne fallait pas se laisserprendre avec des éditions de Kehl ou d’Amsterdam : je n’auraisfait qu’un saut des Baraques aux galères ; et quelques annéesavant, j’aurais été pendu haut et court. Oui, c’était dangereux,mais qu’on m’arrête aujourd’hui, ce ne sera pas pourlongtemps ; on ne me cassera pas bras et jambes, pour me fairedénoncer mes complices.

– C’est égal, dit maître Jean, vousn’étiez pas à votre aise, Chauvel ; vous aviez quelque chosedans votre panier ?

– Sans doute !… voici ce quej’avais, dit-il en jetant un paquet de gazettes sur la table. Voyezoù nous en sommes.

Alors, la porte et les volets fermés, nouslûmes jusque près de minuit ; et je crois vous faire plaisiren copiant quelques-uns de ces vieux papiers. Rien qu’à voircomment les gens de cœur se soutenaient, on est attendri.

Partout la noblesse et les parlements deprovince étaient d’accord pour s’opposer aux états généraux. EnFranche-Comté, le peuple de Besançon avait chassé son parlement,parce qu’il s’opposait à l’édit du roi, et qu’il déclarait que lesterres nobles étaient naturellement exemptes d’impôts ; quecela durait depuis mille ans, et devait durer toujours.

En Provence, la majorité de la noblesse et leparlement avaient protesté contre l’édit du roi, pour laconvocation des mêmes états généraux. Alors, pour la première fois,en entendit le nom de Mirabeau, un noble dont les autres nevoulaient pas, et qui se mit avec le tiers état. Il disait que cesprotestations de la noblesse et des parlements « n’étaient niutiles, ni convenables, ni légitimes ». On n’a jamais vud’homme parler avec autant de force, de justesse et de grandeur.Les autres ne le trouvaient pas assez noble ; ils luifermaient l’entrée de leurs délibérations ; cela montre leurbon sens !

Partout on se battait : à Rennes, enBretagne, la noblesse tuait les bourgeois qui soutenaient l’édit,et principalement les jeunes gens connus pour avoir du courage. Cesbourgeois n’étaient pas en force ; ils appelaient à leursecours ceux des autres villes de leur province ; et voicicomme la jeunesse de Nantes et d’Angers leur répondait, en arrivantà marches forcées : « Frémissant d’horreur, à la nouvelledes assassinats commis à Rennes ; convoqués par le cri généralde la vengeance et de l’indignation ; reconnaissant que lesdispositions bienfaisantes de notre auguste roi, pour affranchirses fidèles sujets du tiers état de l’esclavage, ne trouventd’obstacles que chez ces nobles égoïstes, qui ne voient dans lamisère et les larmes des malheureux qu’un tribut odieux qu’ilsvoudraient étendre sur les races futures ; d’après lesentiment de notre propre force, et voulant rompre le dernieranneau de la chaîne qui nous lie, avons arrêté de partir en nombresuffisant pour en imposer aux vils exécuteurs des aristocrates.Protestons d’avance contre tous arrêts qui pourraient nous déclarerséditieux, lorsque nous n’avons que des intentions pures ;jurons tous, au nom de l’honneur et de la patrie, qu’au cas qu’untribunal injuste parvînt à s’emparer de nous… jurons de faire ceque la nature, le courage et le désespoir inspirent à l’homme poursa propre conservation. – Arrêté à Nantes, dans la salle de l’hôtelde la Bourse, le 28 janvier 1789. »

C’étaient des jeunes gens du commerce quidisaient cela.

D’autres, d’Angers, des étudiants, marchaientaussi ; et voici ce que les femmes de ce brave paysécrivaient : « Arrêté des mères, sœurs, épouses etamantes des jeunes citoyens de la ville d’Angers, assembléesextraordinairement ; lecture faite des arrêtés de tousmessieurs de la jeunesse, déclarons que si les troublesrecommençaient – et en cas de départ, tous les ordres de citoyensse réunissant pour la cause commune – nous nous joindrons à lanation, dont les intérêts sont les nôtres ; nous réservant, laforce n’étant pas notre partage, de prendre pour nos fonctions etnotre genre d’utilité le soin des bagages, provisions de bouche,préparatifs de départs, et tous les soins, consolations et servicesqui dépendront de nous. Protestons que notre intention à toutesn’est point de nous écarter du respect et de l’obéissance que nousdevons au roi, mais que nous périrons plutôt que d’abandonner nosfils, nos époux, nos frères et nos amants ; préférant lagloire de partager leurs dangers à la sécurité d’une honteuseinaction. »

En lisant cela, nous pleurions et nousdisions :

– Voilà de braves femmes, d’honnêtesgens ; nous ferions aussi comme eux !

Nous nous sentions forts. – Et Chauvel, levantle doigt, s’écria :

– Que les nobles, les évêques et lesparlements tâchent de comprendre cela ! C’est un grand signe,quand les femmes elles-mêmes se mêlent de vouloir des droits, etquand elles soutiennent leurs frères, leurs maris et leurs amants,au lieu de vouloir les détourner de la bataille. Cela n’est pasarrivé souvent, mais quand c’est arrivé, les autres étaient perdusd’avance !

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