Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

Chapitre 4

 

Or, à la fin d’un de ces longs hivers, quinzejours ou trois semaines après Pâques, il arriva quelque chosed’extraordinaire aux Baraques. Ce jour-là, j’avais dormi tard,comme il arrive aux enfants, et je me dépêchais de courir àl’auberge des Trois-Pigeons, dans la crainte d’être grondépar Nicole. Nous devions récurer le plancher de la grande salleavec de l’eau de lessive, ce qui se faisait toujours au printemps,et puis trois ou quatre fois dans l’année.

On ne pouvait pas encore conduire les bêtes àla pâture, la neige commençait seulement à fondre derrière leshaies ; mais il faisait déjà chaud, et tout le long de la rueon ouvrait les portes et les lucarnes des maisons, pour renouvelerl’air ; on poussait les vaches et les chèvres hors desécuries, pour sortir le fumier et laver les étables. Claude Huréremettait une cheville à sa charrue, sous le hangar ; PierreVincent repiquait la selle de son bidet ; le temps des laboursapprochait, chacun s’apprêtait d’avance, et les vieux, leur petitBenjamin sur le bras, respiraient aussi, devant la hutte, le bonair qui venait des montagnes.

C’était un beau jour, un des premiers del’année.

Comme j’approchais de l’auberge, dont toutesles fenêtres en bas étaient ouvertes, je vis la bourrique du pèreBénédic attachée à l’anneau de la porte, sa grande cruche defer-blanc sur le dos, et ses deux paniers d’osier sur leshanches.

L’idée me vint que le père Bénédic prêchaitchez nous, selon son habitude lorsque des étrangers remplissaientl’auberge, et qu’il espérait leur tirer quelques liards. – C’étaitle frère quêteur du couvent de Phalsbourg, un vieux capucin, labarbe jaune et dure comme du chiendent, le nez en forme de figue,avec de petites veines bleues, les oreilles plates, le front enarrière, les yeux tout petits, sa robe de bure si râpée, qu’onpouvait en compter tous les fils, le capuchon en pointe, jusqu’aubas du dos, et les orteils crasseux hors de ses savates. Avantd’entendre sa clochette, on sentait déjà l’odeur de la soupe et duvin.

Maître Jean ne pouvait pas le souffrir, maisla mère Catherine lui conservait toujours un bon morceau de lard,et quand le parrain se fâchait, elle lui répondait :

– Je veux avoir mon banc dans le ciel,comme à l’église ; tu seras bien content de t’asseoir à côtéde moi, dans le royaume des cieux.

Alors il riait et ne disait plus rien.

J’entrai donc. Et voilà que dans la grandesalle, autour de la table, se trouvait une quantité de monde :des Baraquins, des rouliers d’Alsace, Nicole, la mère Catherine etle père Bénédic. Maître Jean, au milieu d’eux, leur montrait un sacrempli de grosses pelures grises, disant que ces pelures venaientdu Hanovre ; qu’elles produisaient des racines excellentes ensi grand nombre, que les gens du pays en avaient de quoi mangertoute l’année. Il les engageait à en planter, leur prédisant qu’onne reverrait plus la famine aux Baraques, et que ce serait unevéritable bénédiction pour nous tous.

Maître Jean disait ces choses simplement, lafigure joyeuse ; Chauvel, derrière, avec sa petite Marguerite,écoutait.

Les autres prenaient de ces pelures dans leurmain, ils les regardaient, ils les sentaient, et puis ils lesremettaient dans le sac, riant en dessous comme pourdire :

« A-t-on jamais vu planter despelures ? C’est contraire au bon sens. »

Quelques-uns même se donnaient de petits coupsde coude par derrière, pour se moquer du parrain. Tout à coup lepère Bénédic, son gros nez penché et ses petits yeux de hérissonfermés d’un air moqueur, se mit à rire en se retournant, et toutela bande éclata de rire.

Maître Jean, indigné, leur dit :

– Vous riez comme de véritables bêtes,sans savoir pourquoi. N’êtes-vous pas honteux de rire et de faireles malins, quand je parle sérieusement ?…

Mais ils riaient plus fort, et le capucin,voyant alors Chauvel, s’écria :

– Ah ! ah ! c’est de la semencede contrebande ; je m’en doutais !…

C’était vrai, Chauvel nous avait apporté cespelures du Palatinat, où beaucoup de gens en plantaient déjà depuisquelques années ; il nous en avait dit le plus grand bien.

– Cela vient d’un hérétique ! criaitle père Bénédic, comment voulez-vous que des chrétiens en sèment etque le Seigneur y répande ses bénédictions ?

– Vous serez bien content de vous mettrede temps en temps une de mes racines sous le nez, quand ellesseront venues, lui cria maître Jean en colère.

– Quand elles seront venues ! dit lecapucin, les mains jointes d’un air de pitié, quand elles serontvenues !… Hélas ! croyez-moi, vous n’avez pas trop deterres pour vos choux, vos navets et vos raves… Laissez cespelures, elles ne donneront rien… rien !… C’est moi,pater Bénédic, qui vous le dis.

– Vous dites bien d’autres chosesauxquelles je ne crois pas, lui répondit maître Jean, en remettantle sac dans son armoire.

Mais ensuite il se reprit, et fit signe à safemme de donner une bonne tranche de pain au capucin ; desgueux pareils entraient partout, ils pouvaient vous décrier et vousfaire le plus grand tort.

Le capucin et les Baraquins sortirentalors ; moi, je restai là, tout désolé des moqueries qu’onavait faites contre le parrain. Le père Bénédic criait dansl’allée :

– J’espère bien, dame Catherine, que voussèmerez autre chose que des pelures du Hanovre ; c’est àsouhaiter ! car autrement, je risquerais de passer ici centfois sans charger ma bourrique. Dieu du ciel ! je vais bienprier le Seigneur pour qu’il vous éclaire.

Il nasillait et traînait exprès la voix. Lesautres, dehors, riaient en remontant la rue, et maître Jean, à safenêtre, disait :

– Essayez donc de faire du bien auximbéciles, voilà votre récompense !

Chauvel répondit :

– Ce sont de pauvres êtres qu’onentretient dans l’ignorance, pour les faire travailler au profitdes seigneurs et des moines, ce n’est pas leur faute, maîtreLeroux, il ne faut pas leur en vouloir. Si j’avais un bout dechamp, j’y planterais ces pelures ; ils verraient ma récolte,et se dépêcheraient de suivre mon exemple ; car, je vous lerépète, cette plante rapporte cinq et six fois plus que n’importequel froment ou légume. Ses racines sont grosses comme le poing,excellentes à manger, très saines et très nourrissantes. J’en aigoûté moi-même : c’est blanc, farineux, dans le goût deschâtaignes. On peut les cuire au beurre, à l’eau, n’importecomment, et c’est toujours bon.

– Soyez tranquille, Chauvel, s’écriamaître Jean, ils n’en veulent pas, tant mieux, j’en auraiseul ! Au lieu d’ensemencer le quart de mon enclos,j’ensemencerai le clos tout entier.

– Et vous ferez bien. Toute terre estbonne pour ces racines, dit Chauvel, mais principalement la terresablonneuse.

Ils sortirent, causant encore de ceschoses ; puis Chauvel retourna dans sa baraque, maître Jeanentra travailler à la forge, et Nicole et moi nous commençâmes àrenverser nos bancs et nos tables les uns sur les autres, pourlaver le plancher.

Jamais cette dispute de maître Jean et ducapucin ne m’est sortie de l’esprit, et vous le comprendrezfacilement, quand je vous aurai dit que les grosses pelures grisesapportées par Chauvel, étaient la première semence de pommes deterre qu’on ait vue chez nous ; de ces pommes de terre quinous ont préservés de la disette depuis quatre-vingts ans.

Tous les étés, lorsque je vois de ma fenêtrel’immense plaine de Diemeringen se couvrir à perte de vue, jusqu’àla lisière des bois, de grosses troches vertes qui s’enflent, quifleurissent, et changent en quelque sorte la poussière elle-même ennourriture pour les hommes ; quand je vois, en automne, cesmilliers de sacs, debout dans les champs, les hommes, les femmes,les enfants qui chantent et se réjouissent en les chargeant surleurs charrettes, quand je me représente le bonheur des paysansjusqu’au fond des plus misérables chaumières, en comparaison denotre épouvante à nous autres d’avant 89, longtemps avant le moisde décembre, parce qu’on prévoyait déjà la famine, quand je songe àla différence, ces moqueries, ces éclats de rire des imbéciles mereviennent, et je m’écrie en moi-même :

« Oh ! maître Jean, oh !Chauvel, pourquoi ne pouvez-vous pas revivre une heure pendant larécolte et vous asseoir à la tête d’un champ, pour reconnaître lebien que vous avez fait en ce monde ; cela vaudrait la peinede revivre ! Et le père Bénédic devrait revenir aussi, pourentendre les coups de sifflet et les éclats de rire des paysans,lorsqu’ils le verraient avec sa bourrique, gueusant par leschemins. »

Et songeant à ces choses, je me figure quel’Être suprême, dans sa justice, les laisse revenir, qu’ils sont aumilieu de nous et que chacun jouit de son bon sens ou de sa bêtise,dans les siècles des siècles.

Dieu veuille que ce soit vrai : ce seraitla véritable vie éternelle.

Enfin, voilà comment la semence des pommes deterre fut reçue chez nous.

Maître Jean paraissait rempli de confiance,mais il n’était pas au bout de ses peines. C’est dans ce temps quela bêtise du monde parut dans tout son jour, car le bruit serépandit que Jean Leroux perdait la tête et qu’il semait desépluchures de navets, pour avoir des carottes. Les marchands degrains et tous ceux qui passaient à l’auberge le regardaient d’unair moqueur, en lui demandant des nouvelles de sa santé.Naturellement ces abominations l’indignaient ; il en parlaitle soir avec amertume, et sa femme en était chagrine. Mais cela nel’empêcha pas de retourner son enclos derrière l’auberge, de lebien fumer et d’y planter les pelures du Hanovre. Nicole l’aidait,moi je portais le sac.

Les Baraquins et les passants se penchaientsur le petit mur du verger, qui longe le chemin, et nousregardaient en clignant des yeux.

Personne ne disait rien, parce qu’on pensaitbien que maître Jean, à bout de patience, sortirait avec sa triquepour répondre aux malins.

Si je vous racontais tout ce qu’il nous fallutsupporter de moqueries avant la récolte, vous auriez de la peine àle croire ; plus les gens sont bornés, plus ils aiment à rirede ceux qui montrent du bon sens, lorsque l’occasion s’en présente,et l’occasion paraissait très bonne aux Baraquins. Quand on parlaitdes racines du Hanovre, aussitôt tous les imbéciles éclataient derire.

J’étais même forcé de me battre tous les joursà la pâture avec les garçons du village, car ils me voyaient àpeine descendre au vallon, que tous se mettaient à crier :

– Hé ! voici le Hanovrien, celui quiporte le sac de maître Jean.

Alors je tombais dessus avec mon fouet, etsouvent ils se mettaient à dix contre moi, sans honte, et mecinglaient de coups en criant :

– À bas les racines du Hanovre !… àbas les racines du Hanovre !…

Nicolas ni Claude n’étaient plus làmalheureusement. Nicolas travaillait dans les coupes à ébrancherles arbres, et Claude tressait des paniers et faisait des balaisavec le père, ou bien il allait chercher des brindilles de bouleauet des genêts du côté des Trois-Fontaines, avec la permission deGeorges, le garde forestier du Schwirzerhof– pour Mgr lecardinal-évêque – près de Saint-Witt.

Je recevais donc seul la giboulée, mais je nepleurais pas ; ma fureur était trop grande.

On pense d’après cela si j’aurais voulu voirpousser les racines et nos ennemis confondus ! Tous lesmatins, au petit jour, j’étais penché sur le mur de l’enclos, àregarder si rien ne venait, et quand je n’avais rien vu, je m’enallais tout triste, reprochant dans mon âme au père Bénédic d’avoirjeté sur notre champ un mauvais sort.

Avant la Révolution tous les paysans croyaientaux mauvais sorts, et cette croyance avait même fait brûlerautrefois des milliers de malheureux. Si j’avais pu faire brûler lecapucin, il n’aurait pas attendu longtemps, car mon indignationcontre lui était terrible.

À force de batailler contre ceux deLutzelbourg, des Baraques d’en haut et des Quatre-Vents, une sortede fierté m’était venue ; je me faisais gloire de défendre nosracines, et pourtant jamais je n’eus l’idée de m’englorifier ; ni maître Jean, ni Valentin, ni la mère Catherinene savaient rien de ces choses ; mais le père, en voyant lesoir les longues raies rouges qui me cinglaient les jambes,s’étonnait :

– Comment, Michel, disait le pauvrehomme, toi que je croyais si paisible, tu fais aussi commeNicolas : tu donnes et tu reçois des coups ! Prendsgarde, mon enfant, un seul coup de fouet peut vous crever les yeux.Alors, que deviendrions-nous, que deviendrions-nous.

Il hochait la tête tout pensif, et continuaità travailler.

Les jours de pleine lune en été, toute lafamille travaillait devant notre porte, pour ménager l’huile defaîne. Lorsqu’on entendait au loin, bien loin, l’horloge de laville tinter dix heures, le père se levait ; il serrait lesgenêts et les saules, et puis regardant un instant le ciel toutblanc d’étoiles, il s’écriait :

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, que vousêtes grand !… Que votre bonté repose sur vosenfants !

Jamais on n’a dit ces paroles avec autantd’admiration et de tendresse que mon pauvre père ; on voyaitqu’il comprenait ces choses bien mieux que nos moines, quirécitaient le Pater noster ou le Crois en Dieu,comme je prends ma prise de tabac, sans y faire attention.

Ensuite nous rentrions, la journée étaitfinie.

Cela se passait en mai et juin. Les orges, lesseigles et les avoines grandissaient à vue d’œil ; dansl’enclos de maître Jean, rien ne poussait encore.

Mon père m’avait déjà parlé plusieurs fois desracines du Hanovre, et je lui racontais tout le bien que cetteplante pourrait nous faire.

– Dieu le veuille, mon enfant, medisait-il, nous en avons grand besoin ; la misère augmente dejour en jour, les charges sont trop fortes, les corvées nousprennent aussi trop de journées !

Et la mère criait :

– Oui, surtout quand on est encore forcéde faire celles des autres ! Nous avons bien besoin d’uneplante qui nous sauve, qu’elle vienne du Hanovre ou d’ailleurs.Cela ne peut pas durer.

Elle avait raison ! Malheureusement, onne voyait encore rien pousser dans l’enclos de maître Jean. Leparrain commençait à croire que le père Bénédic n’avait pas eu tortde rire ; il songeait à retourner sa terre pour y semer de laluzerne. C’était dur, car on pouvait bien se figurer que tous lesgens du pays allaient se moquer de lui pendant des années. Il fautabsolument réussir pour que les gueux se taisent et voilà pourquoisi peu de gens osent entreprendre quelque chose de nouveau, voilàpourquoi nous restons dans l’ornière : c’est la crainte desimbéciles, de leurs moqueries et de leurs éclats de rire, quiretient les hommes entreprenants et courageux. Si nous sommesencore arriérés dans nos cultures, c’est à cela qu’il fautl’attribuer.

Nous étions donc désolés.

Si Chauvel n’avait pas fait alors sa grandetournée en Lorraine, la mère Catherine l’aurait accablé dereproches, car elle lui mettait tout sur le dos.

Un matin, entre quatre et cinq heures, aucommencement de juin, je descendais la rue comme à l’ordinaire pouréveiller Nicole, fourrager les bêtes et les conduire à la pâture.Il était tombé beaucoup de rosée pendant la nuit ; le jour selevait rouge et chaud du côté des Quatre-Vents. En passant près del’enclos, avant de frapper à la porte, je regarde par-dessus lemur, et qu’est-ce que je vois ? À droite, à gauche, destouffes de feuilles verdâtres qui s’élèvent partout : la roséeavait amolli la terre, les germes de nos racines sortaient parmilliers.

Aussitôt je saute dans le champ, je reconnaisque c’est bien vrai, que ces feuilles ne ressemblent à rien dupays, et je cours derrière la maison ; je frappe aux volets dela chambre où dormaient maître Jean et sa femme ; je frappecomme un malheureux.

Maître Jean crie :

– Qui est là ?

– Ouvrez, parrain !

Il ouvre en chemise.

– Parrain, les racinespoussent !

Maître Jean était bien en colère d’êtreréveillé, mais en entendant cela, sa grosse figure fut touteréjouie.

– Elles poussent ?

– Oui, parrain, de tous côtés, en haut,en bas du champ. Dans une seule nuit elles sont venues.

– C’est bon, Michel, fit-il en sedépêchant de s’habiller, j’arrive ! – Hé ! Catherine, lesracines poussent !…

Sa femme se leva bien vite. Ils s’habillèrent,et nous descendîmes ensemble dans l’enclos. Ils virent que je nem’étais pas trompé ; les feuilles sortaient à foison, c’étaitmême extraordinaire. Maître Jean dit d’un aird’admiration :

– Tout ce que Chauvel nous avait racontéarrive… Le capucin et les autres vont avoir le nez long !…Ha ! ha ! ha ! quelle chance !… Mais à cetteheure, il faut butter les pieds, et je le ferai moi-même. Noussuivrons de point en point ce que nous a recommandé Chauvel. Cethomme est rempli de bon sens, il a plus de connaissances que nous,il faut suivre ses conseils.

Dame Catherine l’approuvait.

Nous rentrâmes ensuite à l’auberge. On ouvritles fenêtres, j’allai fourrager le bétail et je partis sans riendire à personne, étant moi-même trop étonné. Mais une fois auvallon, comme les autres garçons criaient :

– Voici le Hanovrien !

Au lieu de me fâcher, je leur répondisglorieusement :

– Oui, oui, je suis celui qui portait lesac de maître Jean, je suis Michel.

Et voyant qu’ils s’étonnaient :

– Allez voir là-haut, leur dis-je enmontrant l’enclos avec mon fouet, elles poussent, nos racines, etplus d’un gueux sera content d’en avoir dans sa cave !

J’étais tout fier. Les autres se regardaientsurpris ; ils pensaient :

« C’est peut-être vrai ! »

Mais ensuite ils se mirent à siffler, à crier,et je ne leur répondis plus ; l’envie de me battre étaitpassée ; j’avais eu raison, c’était bien assez pour moi.

Lorsque je rentrai, vers six heures, on nedisait encore rien au village ; seulement, le lendemain, lesurlendemain et les jours suivants, le bruit se répandit que lesracines de Jean Leroux poussaient, et que ce n’étaient ni desraves, ni des navets, mais une plante nouvelle. Du matin au soir,des gens se penchaient sur notre mur et regardaient en silence, ilsne se moquaient plus de nous ! Le parrain nous avait aussirecommandé de ne rien leur dire, parce qu’il vaut mieux que lesgens reconnaissent eux-mêmes leurs torts, sans qu’on leur fasse dereproches.

Malgré cela, maître Jean lui-même, un soir quele capucin passait avec sa bourrique, ne put s’empêcher de luicrier :

– Hé ! père Bénédic, voyezdonc ! le Seigneur a béni la plante des hérétiques ;voyez comme elle vient !

– Oui, répondit le capucin en riant, j’aivu ça, j’ai vu ça !… Que voulez-vous ? Je croyais qu’ellevenait du diable, elle vient de Notre-Seigneur. Tant mieux… tantmieux ! nous en mangerons tout de même, si elle est bonne,bien entendu.

Ainsi les capucins avaient toujoursraison ; quand une chose réussissait, le Seigneur l’avaitfaite ; quand elle tournait mal, c’était le diable, et lesautres devaient seuls supporter la perte.

Que les hommes sont bêtes, ô mon Dieu,d’écouter des êtres pareils ! Autant les enfants, les infirmeset les vieillards méritent d’être secourus, autant les fainéantsméritent d’être chassés. C’est une grande consolation pour moi dene leur avoir jamais rien donné. Tous les gueux, capucins ou non,qui se présentent à la ferme, sont reçus par mon ordre, dans lacuisine, à midi. Ils voient les domestiques et les servantes, fraiset joufflus, autour de la table, en train de manger et de boire unbon coup, comme cela doit être lorsque l’on travaille ferme etlongtemps. Cette vue leur ouvre l’appétit. Mon garçon de labour, levieux Pierre, entre deux grosses bouchées, leur demande :

– Que voulez-vous ?

S’ils commencent à faire leurs grimaces, onleur présente le manche d’une pioche ou d’une pelle, on leur offrede l’ouvrage ; presque toujours, ils s’en vont la tête basse,en pensant :

« Il paraît que ces gens-là ne veulentpas travailler pour nous… Quelle mauvaise race !… »

Et moi, sur ma porte, je ris en leursouhaitant bon voyage.

Si l’on avait fait la même chose aux capucinset à tous les paresseux de cette espèce, ils n’auraient pas réduitles paysans à la misère, et dévoré pendant des siècles le fruit deleur travail.

Mais il faut que je vous raconte maintenant lafloraison et la récolte de nos pommes de terre, et ce qui mit JeanLeroux en plus grande estime et considération encore qu’il n’étaitavant dans le pays.

En juillet, l’enclos de maître Jean se voyaitde la côte de Mittelbronn, comme un grand bouquet vert etblanc ; les tiges montaient presque au niveau du mur.

Durant ces grands jours de chaleur, quand toutsemble dessécher dans les champs, c’était une joie de regarder nosbelles plantes s’étendre de plus en plus ; il ne fallait qu’unpeu de rosée le matin pour les entretenir dans leurfraîcheur ; et l’on se figurait au-dessous les grosses racinesen train de s’allonger et de prendre du corps.

Nous y rêvions pour ainsi dire toujours, et,le soir, nous ne parlions plus que de cela, les gazetteselles-mêmes étaient oubliées, parce que les affaires du Grand-Turcet de l’Amérique nous intéressaient moins que les nôtres.

Nous voyions bien, au commencement deseptembre, que toutes les fleurs étaient tombées et que les piedsse desséchaient de jour en jour ; nous pensions :

« Il est temps de sortir lesracines ! »

Mais le parrain disait :

– Chauvel nous a prévenus qu’on les sorten octobre. Au 1er octobre, nous essayerons par un pied,et s’il faut encore attendre, on attendra.

C’est ce qu’il fit le 1er octobreau matin, par un temps de brouillard. Vers dix heures, maître Jeansortit de la forge ; il entra dans la cuisine, prit une piochederrière la porte et descendit dans l’enclos.

Nous le suivions.

À la première touffe, il fit halte et donnason coup de pioche. Et quand il eut enlevé la motte et que nousvîmes ces grosses pommes de terre roses tomber autour ; quandnous vîmes qu’au second, qu’au troisième coup, il en sortaitautant, et que cinq ou six pieds remplissaient la moitié d’unpanier, alors nous nous regardâmes bien étonnés ! Nous nepouvions en croire nos yeux.

Maître Jean ne disait rien. Il fit quelquespas, prit un autre pied au milieu du champ, et donna un nouveaucoup de pioche. Ce pied avait autant de pommes de terre que lesautres et de plus belles ; c’est pourquoi le parrains’écria :

– Je vois maintenant ce que nousavons ; il faut que l’année prochaine mes deux arpents sur lacôte soient plantés de ces racines, et le reste, nous le vendronsun bon prix ; ce qu’on donne pour rien aux gens, ils leregardent aussi comme rien.

Sa femme avait ramassé les pommes de terredans un panier ; il le prit, et nous rentrâmes à lamaison.

Dans la cuisine, maître Jean me dit d’allerchercher Chauvel, rentré depuis la veille au soir, d’une longuetournée en Lorraine. Il demeurait avec sa petite Marguerite, àl’autre bout des Baraques. Je courus le prévenir, et tout de suiteil arriva, pensant bien que maître Jean venait de déterrer sesracines, et souriant d’avance.

Comme il entrait dans la cuisine, le parrain,les yeux brillants de joie, lui montra le panier au bord de l’âtre,en s’écriant :

– Voilà ce qui vient de six pieds, etj’en ai déjà mis autant dans la marmite.

– Oui, c’est ça, répondit Chauvel sansparaître étonné, c’est bien ça, je vous avais prévenu.

– Vous dînez avec nous, Chauvel, ditmaître Jean, nous allons les goûter ; et si c’est bon, ce serala richesse des Baraques.

– C’est très bon, vous pouvez me croire,fit le colporteur, c’est surtout une très bonne affaire pourvous ; rien que sur la semence, vous gagnerez quelquescentaines de livres.

– Il faut voir, s’écria maître Jean, quine se tenait plus de joie, il faut voir !

Dame Catherine venait de casser des œufs pourfaire une omelette au lard ; elle avait déjà dressé la grandesoupière, où fumait une bonne soupe à la crème. Nicole descendit àla cave remplir la cruche de petit vin blanc d’Alsace, et puis elleremonta mettre la table.

Le parrain et Chauvel entrèrent dans la salle.Ils comprenaient bien que ces racines allaient être une bonneaffaire ; mais de croire qu’elles changeraient l’état dupeuple, qu’elles aboliraient la famine et qu’elles feraient pluspour le genre humain que le roi, les seigneurs et tous ceux qu’onélevait jusqu’aux nues, une idée pareille ne pouvait leurvenir ; surtout à maître Jean, qui voyait principalement sonprofit dans la chose, sans pourtant oublier tout à fait lereste.

– Pourvu qu’elles aient seulement le goûtdes navets, disait-il, je n’en demande pas plus.

– Elles sont bien meilleures. On peut lesmanger de mille façons, répondit Chauvel. Vous devez bien penserque si je n’avais pas été sûr que la plante était bonne, utile pourvous et pour tout le monde, je n’aurais pas mis ces pelures dansmon panier, – il est assez lourd sans cela ! – et je ne vousaurais pas conseillé d’en planter dans votre enclos.

– Sans doute ! Mais on peut pourtantdire son mot. Moi, je suis comme saint Thomas, il faut que je voie,que je tâte, dit maître Jean.

Et le petit calviniste, riant en dessous, luirépondit :

– Vous avez raison !… Mais voustâterez… voici que Nicole dresse la table… ce ne sera pas long.

Tout était prêt.

En ce temps les domestiques et le maîtremangeaient ensemble, mais la servante et la femme du maîtreservaient ; elles ne s’asseyaient à table qu’après lerepas.

Nous venions donc de nous asseoir, maître Jeanet Chauvel contre le mur, d’un côté ; la petite Marguerite etmoi de l’autre ; on allait manger, quand le parrains’écria :

– Hé ! voici Christophe !

C’était M. Christophe Materne, curé deLutzelbourg, un homme grand, roux et crépu, comme tous les Maternede la montagne. Le parrain l’avait vu passer devant nosfenêtres ; nous l’entendions déjà trépigner sur les marchesdehors, pour détacher la glèbe de ses gros souliers ferrés, etpresque aussitôt il entra, ses larges épaules en voûte sous lapetite porte, le bréviaire sous le bras, son grand bâton de houx àla main, et le tricorne râpé sur sa grosse cheveluregrisonnante.

– Ah ! ah ! s’écria-t-il d’unevoix terriblement forte, je vous retrouve encore ensemble,parpaillots !… Vous complotez bien sûr de rétablir l’Édit deNantes ?

– Hé ! Christophe, tu arrives bien,lui répondit maître Jean tout joyeux, assieds-toi… Regarde… jelevais le couvercle de la soupière.

– C’est bon, répondit le curé d’un air debonne humeur, en accrochant son tricorne au mur et déposant sonbâton près de l’horloge, c’est bon… je te vois venir… tu veuxm’apaiser ; mais cela ne va pas, Jean ! ce Chauvel tegâte ? il faut que je le signale au prévôt.

– Et qui fournira des Jean-Jacques àMM. les curés de la montagne ? fit Chauvel avecmalice.

– Taisez-vous, mauvaise langue, réponditle curé, tous vos philosophes ne valent pas un verset del’Évangile.

– Hé ! l’Évangile… s’écria le petitcalviniste, nous n’avons jamais demandé que cela, nousautres !

– Oui… oui…, fit M. Materne, vousêtes de braves gens… nous le savons, Chauvel ; mais nousconnaissons aussi le dessous des cartes.

Puis, s’adressant à Marguerite et à moi, etpassant sa grande jambe entre nous deux :

– Allons, mes enfants, dit-il avecdouceur, faites-moi place.

Nous nous serrions, repoussant nos assiettes,à droite et à gauche. Enfin, M. le curé s’assit, et pendantqu’il mangeait sa soupe, moi sur le bout du banc, je le regardaisdu coin de l’œil, sans oser lever le nez de mon assiette, tellementje lui trouvais l’air terrible, avec ses grands yeux gris, sa têtecrépue et ses mains de géant !

C’était pourtant le meilleur des hommes que cebrave curé Christophe. Au lieu de vivre tranquillement du produitde la dîme et de mettre quelque chose de côté pour ses vieux jours,comme beaucoup de ses confrères, il ne pensait qu’à travailler et àse dévouer pour les autres. En hiver, il tenait lui-même l’école deson village ; et, pendant les beaux jours, quand les enfantsconduisaient les bêtes à la pâture, il taillait du matin au soir,dans la pierre ou le vieux chêne, des images de saints et desaintes pour les paroisses qui n’avaient pas le moyen d’en acheter.On lui amenait le morceau de bois ou le bloc de pierre, et il vousrenvoyait le saint Jean, la sainte Vierge ou le Père éternel.

Maître Jean et M. Materne étaient du mêmevillage ; c’étaient deux vieux amis, ils s’aimaient bien.

– Hé ! dis donc, Christophe, s’écriatout à coup le parrain, qui venait d’achever sa soupe, est-ce quetu recommenceras bientôt ton école ?

– Oui, Jean, la semaine prochaine,répondit M. le curé. C’est même pour cela que je suis enroute ; je vais à Phalsbourg chercher du papier et des livres.Je pensais commencer le 20 septembre, mais il a fallu finir unsaint Pierre pour la paroisse d’Abreschwiller, qui rebâtit sonéglise. J’avais promis, j’ai voulu tenir ma promesse.

– Ah ! bon !… Alors c’est pourla semaine prochaine.

– Oui, lundi prochain nouscommencerons.

– Tu devrais bien prendre ce garçon-là,dit le parrain en me montrant ; c’est mon filleul, le fils deJean-Pierre Bastien. Je suis sûr qu’il apprendrait de bon cœur.

En entendant cela, je devins tout rouge deplaisir, car je désirais depuis longtemps d’aller à l’école.M. Christophe s’était retourné de mon côté.

– Voyons, fit-il en posant sa grosse mainsur ma tête, regarde-moi.

Je le regardai les yeux troubles.

– Comment t’appelles-tu ?

– Michel, monsieur le curé.

– Eh bien ! Michel, tu seras lebienvenu. La porte de mon école est ouverte pour tout lemonde ; plus il vient d’écoliers, plus je suiscontent !…

– À la bonne heure, s’écria Chauvel,voilà ce qui s’appelle parler !

Et maître Jean, levant son verre, porta lasanté de son ami Christophe.

Ceux qui vont aujourd’hui tranquillement àl’école de leur village, et qui reçoivent en quelque sorte pourrien les leçons d’un homme instruit, honnête et très souventcapable de remplir une meilleure place, ceux-là ne se figurent pascombien d’autres, avant la Révolution, auraient envié leur sort.Ils ne se figurent pas non plus la joie d’un pauvre garçon commemoi, lorsque M. le curé voulut bien me recevoir, et que je medis :

« Tu sauras lire, écrire ; tu nevivras pas dans l’ignorance, comme tes pauvresparents !… »

Non, ces choses il faut les avoirsenties ; il faut avoir vécu dans un temps pareil. Aussi lesmalheureux qui ne profitent pas d’un si grand bienfait sont bien àplaindre ; ils sauront un jour ce que c’est de traverser lavie au dur service des autres ; ils auront le temps de serepentir. Moi, j’étais en quelque sorte ébloui de monbonheur ; j’aurais voulu courir à la maison, prévenir mon pèreet ma mère de ce qui m’arrivait ; je ne tenais plus enplace !

Tout ce qui me revient encore de ce jour,c’est qu’après l’omelette, la mère Catherine apporta les pommes deterre dans une corbeille. Elles étaient cuites à l’eau, blanches,les pelures crevées ; la farine en tombait, etM. Christophe demandait en se penchant :

– Qu’est-ce que c’est, Jean ? D’oùcela vient-il ?

Le parrain nous ayant dit d’en goûter, ontrouva ces racines tellement bonnes, que toute la tabledisait :

– Nous n’avons jamais rien mangé d’aussibon !

M. le curé apprenant que c’étaient làjustement ces racines dont tout le pays s’était moqué, et qu’unquart d’arpent allait en donner au moins quinze sacs, ne voulaitpas le croire :

– Ce serait trop beau, disait-il ;ce n’est pas possible ! Et comme, à force de manger et de nousextasier, cela ne glissait plus, la mère Catherine vida un grandpot de lait dans une écuelle, pour nous aider. Alors les bras nefaisaient plus qu’aller et venir ; tellement qu’à la finM. Christophe dit, en posant sa cuillère sur latable :

– C’est assez, Jean, c’est assez !On serait capable de se faire du mal : c’est tropbon !…

Nous pensions tous comme lui.

Avant de partir, M. le curé voulut voirnotre enclos. Il se fit expliquer la manière de cultiver lesracines du Hanovre ; et quand Chauvel lui dit qu’ellesvenaient encore mieux dans les terrains sablonneux des montagnesque dans les terres fortes de la plaine, il s’écria :

– Écoutez, Chauvel, en apportant cespelures dans votre panier, et toi, Jean, en les plantant dans laterre, malgré les moqueries des capucins et des autres imbéciles,vous avez plus fait pour notre pays, que tous les moines desTrois-Évêchés depuis des siècles. Ces racines seront le pain despauvres !

Il recommanda ensuite au parrain de luiconserver de la semence, disant qu’il voulait la mettre dans sonjardin, pour donner l’exemple ; et qu’il fallait que dans deuxou trois ans, la moitié du finage de sa paroisse fût plantée de cesbonnes racines. Après quoi il partit pour Phalsbourg.

C’est ainsi que les pommes de terre sontvenues dans notre pays. J’ai pensé que cela ferait plaisir auxpaysans de l’apprendre.

L’année suivante, le parrain en mit dans sonchamp carré, sur la côte, et il en récolta plus de soixantesacs ; mais le bruit s’étant répandu qu’elles donnaient lalèpre, personne ne voulut en acheter, sauf Létumier, des Baraques,et deux laboureurs de la montagne. Heureusement, l’automne d’après,la nouvelle arriva dans les gazettes qu’un brave homme, nomméParmentier, avait planté de ces racines aux environs de Paris,qu’il les avait présentées au roi, et que Sa Majesté en avaitmangé !… Alors tout le monde voulut en avoir, et maîtreLeroux, que la grande bêtise des gens avait fâché, leur vendit sasemence très cher.

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