Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

Chapitre 8

 

La déclaration du parlement de Paris s’étenditcomme un coup de vent jusqu’au fond des provinces. On ne parlaitplus que des états généraux dans les villages, sur les foires etles marchés. À peine cinq ou six paysans suivaient-ils le mêmechemin depuis un quart d’heure, causant de leurs affaires, que l’unou l’autre s’écriait tout à coup :

– Et les états généraux !… quandaurons-nous nos états généraux ?

Alors chacun disait son mot sur l’abolitiondes barrières, des octrois, des vingtièmes, sur la noblesse et letiers état. On se disputait, on entrait dans la première aubergepour s’entendre ; les femmes aussi s’en mêlaient. Au lieu devivre comme des imbéciles qui payent toujours, sans savoir où passeleur argent, chacun voulait avoir des comptes et voter lui-même sesimpôts. Le bon sens nous venait !

Malheureusement cette année-là fut bienmauvaise, à cause de la grande sécheresse. Depuis le milieu de juinjusqu’à la fin d’août, il ne tomba pas une goutte d’eau, de sorteque les blés, les avoines et toutes les récoltes manquèrent.L’herbe ne valait pas la fauchée. On voyait déjà venir la famine,car les pommes de terre elles-mêmes n’avaient pas donné. C’étaitune véritable désolation. Et puis l’hiver de 1788 arriva, le plusterrible hiver que les hommes de mon âge se rappellent.

Le bruit courait que des gueux avaient achetétout le blé de la France pour nous affamer, et même on appelaitcela le pacte de famine. Ces brigands accaparaient lesgrains à la récolte, ils en envoyaient par vaisseaux enAngleterre ; et quand la famine était venue, ils les faisaientrentrer et les vendaient ce qu’ils voulaient. Chauvel nous disaitque cette société de bandits existait depuis longtemps, et que leroi Louis XV lui-même en avait fait partie. Nous ne voulions pas lecroire, cela nous paraissait trop horrible ; mais j’ai reconnupar la suite que c’était vrai.

Le pauvre peuple de France n’a jamais tantpâti que dans cet hiver de 1788 à 1789, pas même au temps dumaximum, et plus tard en 1817, à la chère année. Il arrivaitpartout des inspecteurs dans les granges, qui vous forçaient debattre le grain et de le charger tout de suite pour les marchés dela ville.

Si je n’avais pas eu le bonheur de gagner mesdouze livres par mois, et si Claude n’avait pas envoyé tout cequ’il pouvait, pour soutenir les pauvres vieux et les deux enfantsqui restaient à leur charge, Dieu sait ce qu’ils seraient devenus.Des milliers de gens moururent de faim !… Qu’on se représented’après cela la misère de Paris, une ville où l’on reçoit tout dudehors et qui périrait de fond en comble si l’on n’avait pas degros bénéfices à porter les grains, les légumes et les viandes surses marchés !

Eh bien, malgré tout, les gens n’oubliaientpas les états généraux ; au contraire, la misère augmentaitl’indignation du monde ; on pensait : « Si vousn’aviez pas dépensé notre argent, nous ne serions pas simisérables. Mais gare, gare, cela ne peut plus durer. Nous nevoulons pas plus de Brienne que de Calonne : ce sont vosministres, à vous ; nous voulons des ministres pour le peuple,comme Necker et Turgot. »

Et pendant ce froid épouvantable, où le vin etl’eau-de-vie elle-même gelaient dans les caves, Chauvel et sa fillene cessèrent pas un instant de courir dans le pays, avec leurspaniers. Ils avaient des peaux de mouton autour des jambes ;nous frémissions de les voir partir, avec leurs grands bâtonsferrés, à travers le givre et la glace. Ils vendaient alors despetits livres sans nombre qui venaient de Paris ; etquelquefois, en rentrant de leurs tournées, ils nous en apportaientqu’on lisait autour du grand poêle, rouge comme une braise. J’en aimême gardé de ces petits livres, et si je pouvais vous les prêter,vous seriez étonnés de l’esprit et du bon sens qu’on avait avant laRévolution. Tout le monde voyait clair, tout le monde était las desgueuseries, excepté les nobles et les soldats qu’ils avaientachetés. Un soir nous lisions : Diogène aux étatsgénéraux – un autre soir : Plaintes, doléances,remontrances, et vœux de nos bourgeois de Paris ; oubien : Causes de la disette dévoilées, ou :Considérations sur les intérêts du tiers état, adressées aupeuple des provinces, et d’autres petits livres pareils, quinous montraient que les trois quarts et demi de la France pensaientcomme nous sur la cour, sur les ministres et sur les évêques.

Mais en ce temps, il arriva quelque chose quime fit de la peine, et qui montre que dans les mêmes familles ontrouve des êtres de toute espèce.

Vers le milieu de décembre, pendant lesgrandes neiges, la vieille Hoccard, qui remplissait les commissionsde la ville et des villages, moyennant quelques liards, vint nousdire que M. le maître de poste avait crié sur la place duMarché les lettres en retard, et qu’il s’en trouvait une dans lenombre pour Jean-Pierre Bastien, des Baraques du Bois-de-Chênes. Lefacteur Brainstein ne courait pas alors porter les lettres devillage en village, sur les quatre chemins. Le maître de poste, quis’appelait M. Pernet, arrivait lui-même sur la place, pendantle marché, ses lettres dans un panier ; il se promenait entreles bancs et demandait aux gens :

– Est-ce que vous n’êtes pas deLutzelbourg ? Est-ce que vous n’êtes pas de Hultenhausen ou duHarberg ?

– Oui.

– Eh bien, vous donnerez cette lettre àJean-Pierre ou Jean-Claude un tel. Je l’ai depuis cinq ou sixsemaines ; personne ne vient la réclamer. Il est temps qu’ellearrive.

On prenait la lettre et le maître de poste nes’en inquiétait plus ; il avait fait son service.

La vieille Hoccard aurait bien pris la nôtre,mais elle coûtait vingt-quatre sous, et la brave femme ne les avaitpas ; et puis elle n’était pas sûre que nous voudrions lesdonner.

C’était dur de donner vingt-quatre sous pourune lettre, dans un temps pareil. J’avais bien envie de la laisserau compte de la poste ; mais les père et mère, pensant quecette lettre venait de Nicolas, furent dans un grand trouble. Lespauvres vieux me dirent qu’ils aimeraient mieux jeûner quinzejours, que de ne pas avoir de nouvelles du garçon.

J’allai donc prendre cette lettre en ville.Elle était bien de mon frère Nicolas ; et je revins la liredans notre baraque, au milieu de l’attendrissement des parents etde notre étonnement à tous. C’était écrit du 1erdécembre 1788 : Brienne avait été renvoyé avec une pension dehuit cent mille livres ; les états généraux étaient convoquéspour le 1er mai 1789 ; Necker avait repris saplace, mais Nicolas ne s’inquiétait pas de ces choses ! et jecopie cette vieille écriture jaune et déchirée, pour vous fairevoir ce que pensaient les soldats, quand tout le reste de la Francedemandait justice.

Ce pauvre Nicolas n’était ni meilleur ni pireque ses camarades ; il n’avait aucune instruction, ilraisonnait comme un véritable imbécile, faute d’avoir appris àlire ; mais on ne pouvait lui faire aucun reproche ; etpeut-être l’autre, celui qu’il avait chargé d’écrire à sa place,ajoutait-il aussi de temps en temps quelque chose de son proprecru, pour faire le joli cœur.

Enfin, voici cette lettre :

« Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit.

» À Jean-Pierre Bastien et Catherine,son épouse, Nicolas Bastien, brigadier au 3e escadron durégiment de Royal-Allemand, en garnison à Paris.

» Chers père et mère, frères etsœurs,

» Vous devez encore être vivants, car cene serait pas naturel de mourir tous en quatre ans et six mois,quand je me porte toujours bien. Je ne suis pas encore aussi grosque le syndic des bouchers, Kountz, de Phalsbourg ; mais, sansvouloir me flatter, je suis aussi solide que lui, l’appétit ne memanque pas ni le reste non plus ; c’est le principal.

» Chers père et mère, si vous me voyiezmaintenant à cheval, avec mon chapeau sur l’oreille, les pieds dansles étriers et le sabre au port d’armes, soit pour faire le salutmilitaire, soit autrement, ou quand je me promène agréablement enville avec une jeune connaissance au bras, vous seriez étonnés,vous ne croiriez jamais que je suis votre fils ! Et si jevoulais me faire passer pour de la noblesse, comme plusieurs se lepermettent au régiment, ça ne tiendrait qu’à moi, mais vous pensezbien que je n’en suis pas capable, en considération de vos cheveuxblancs et du respect que je vous porte.

» Vous saurez aussi que la premièreannée, le maréchal des logis Jérôme Leroux m’a fait beaucoup demisères, à cause des marques de la cruche, qui lui balafrent lafigure. Mais aujourd’hui, je suis brigadier au troisième escadron,et je ne lui dois plus rien que le salut, hors du service. Jepasserai aussi maréchal des logis un jour, et nous retrouveronsça ! car je ne dois pas vous cacher que je suis maître d’armesau régiment, et que la première année j’avais déjà blessé deuxprévôts de Noailles. Et maintenant, excepté Lafougère, de Lauzun,et Bouquet, le Mestre-de-camp-général, pas un autre n’oserait meregarder de travers. Ça vient de l’œil et du poignet, on en a ou onn’en a pas, c’est un don du Seigneur ! – et même ceux desautres régiments viennent me défier par jalousie. Le 1erjuillet dernier, avant de quitter Valenciennes, l’état-major durégiment a parié pour moi, contre ceux du régiment de Conti(infanterie). Le maître d’armes Bayard, un petit brun du Midi,disait toujours : « L’Alsacien ! » Çam’ennuyait ? J’envoyai deux prévôts lui demander raison.C’était entendu d’avance, et le lendemain nous nous sommes alignésdans le parc. Il sautait comme un chat, mais à la troisième repriseje l’ai pincé tout de même sous le teton droit, un peu proprement.Il n’a pas seulement dit : pipe ! et c’était fini. Toutle régiment s’est réjoui. On m’a donné quarante-huit heures desalle de police, parce que j’ai la main malheureuse ; mais lemajor, chevalier de Mendell, a fait passer un panier de sa tablepour Nicolas Bastien, un panier de vins fins et de viandes :c’était ça ! Nicolas avait fait gagner Royal-Allemand, onpouvait bien le régaler. Depuis, j’ai l’estime de mes supérieurs.Et si vous savez ce qui se passe ici, comme cette canaille debourgeois se remue, principalement les robins, si vous savez ça,vous devez comprendre que l’occasion de se distinguer ne manquepas. Pas plus tard que le 27 août dernier, le commandant du guet,Dubois, nous a fait charger la canaille, sur le Pont-Neuf ; ettout ce jour, jusqu’à minuit, nous n’avons fait que lui passer surle ventre, à la place Dauphine, à la place de Grève et partout. Sivous aviez vu le lendemain quel massacre nous avons fait dans larue Saint-Dominique et la rue Meslée, vous auriez dit : Ça vabien ! – J’étais le premier sur la droite de l’escadron, au2e rang ; tout ce qui passait à la hauteur étaitrasé. Le lieutenant-colonel de Reinach, après la charge, disait queles robins n’auraient plus envie de piper. Je crois bien, ils enont vu de dures ! Voilà ce qui montre la beauté de ladiscipline : quand l’ordre arrive, il faut que toutmarche ; vous auriez père et mère, frère et sœur devant vous,on passe dessus comme sur du fumier. Je serais déjà maréchal deslogis, s’il ne fallait pas savoir écrire pour faire son rapport.Mais soyez tranquilles, j’ai mon petit compte à régler avec JérômeLeroux ! Un jeune homme de bonne famille, Gilbert Gard, et dutroisième escadron, me montre les lettres, et je lui donne desleçons de contre-pointe ; ça marchera, je vous en réponds. Àla première vous recevrez de mon écriture, et sur celle-ci, en vousembrassant et vous souhaitant tout ce que vous pouvez désirer danscette vie et dans l’autre, je fais ma croix,

+

« Nicolas Bastien

» Maître de pointe et decontre-pointe au régiment de Royal-Allemand

» Ce 1er décembre1788. »

Le pauvre Nicolas ne voyait rien de plus beauque de se battre ; ses officiers nobles le regardaient commeune espèce de bouledogue qu’on lance sur un autre chien, et quinous fait gagner des paris ; et lui trouvait celamagnifique ! Je lui pardonnais de bien bon cœur, mais j’étaishonteux de montrer sa lettre à maître Jean et à Chauvel. Le père etla mère, eux, pendant tout le temps que je l’avais lue, levaientles mains d’admiration ; la mère surtout, elle riait etcriait :

– Ah ! je savais bien que Nicolasferait son chemin ! Ah ! voyez-vous comme onavance ! C’est parce que nous restons toujours aux Baraques,que nous sommes si pauvres. Mais Nicolas deviendra noble, je vousle prédis, il deviendra noble.

Le père était content aussi, mais il voyait dudanger à se battre, et disait en regardant à terre :

– Oui…, Oui…, oui…, c’est bien !…mais pourvu qu’un autre ne lui pique pas aussi sous le tetondroit ; ça nous crèverait le cœur ! C’est pourtantterrible… l’autre avait peut-être aussi ses père et mère !

– Ah ! bah ! Ah !bah ! criait la mère.

Et tout de suite elle prit la lettre et allala montrer aux voisins en disant :

– Une lettre de Nicolas !… il estbrigadier… maître de pointe et de contre-pointe… Il a déjà tuébeaucoup de monde… il ne faut pas le regarder detravers !…

Ainsi de suite. – Seulement, deux ou troisjours après, elle me rendit la lettre ; et comme maître Jeanme l’avait demandée, il fallut bien l’apporter et la lire le soir.Chauvel et Marguerite étaient là ; je n’osais plus lever lesyeux. Maître Jean dit :

– Quel malheur d’avoir dans sa familledes gueux pareils, des gens qui ne pensent qu’à hacher père etmère, frères et sœurs, et qui trouvent encore que c’est beau, parceque cela s’appelle discipline !

Chauvel répondit :

– Bah ! c’est bon à savoir ce queNicolas raconte là : ces grandes charges dans les rues, cesmassacres, nous n’en savions rien ; les gazettes n’enparlaient pas, quoiqu’il me soit déjà revenu dans mes tournées, quedu côté de Grenoble, de Bordeaux, de Toulouse, on a fait marcherdes masses de troupes. Tout ça c’est bon signe, ça prouve que lecourant entraîne tout, que rien ne peut l’arrêter. Ces bataillesnous ont déjà valu le renvoi de Loménie de Brienne, la convocationdes états généraux. Ce qu’il faut craindre, ce ne sont pas lesbatailles, qu’est-ce que cinquante ou cent régiments, quand lamasse est contre ? Pourvu que le peuple veuille bien ce qu’ilveut, pourvu que le tiers état soit bien d’accord, le reste estcomme l’écume qui s’envole, quand souffle un grand vent. Mais jesuis content d’apprendre tout ça. Préparons-nous pour lesélections, soyons prêts, et que le bon sens, la justice de tous semontrent.

Chauvel alors ne serrait plus leslèvres ; il paraissait plein de confiance. Et malgré lafamine, qui se prolongea jusqu’à la fin de mars, malgré tout, lespaysans, les ouvriers, et les bourgeois tenaient ensemble. Chauvelavait eu raison de dire, à la déclaration du parlement, que letemps des grandes choses approchait ; chacun se sentait plusfort, plus ferme ; c’était comme une nouvelle vie ; et ledernier misérable, sans habits et sans pain, au lieu de se courbercomme autrefois, avait l’air de relever la tête et de regarder leciel.

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