Histoire d’un paysan – 1789 – Les États généraux

Chapitre 17

&|160;

Après le départ de Marguerite, tout redevintcalme durant quelques jours. Le temps s’était mis à la pluie. Noustravaillions beaucoup, et le soir, je profitais des dernièresheures pour m’instruire dans la bibliothèque de Chauvel. Elle étaitpleine de bons livres&|160;: Montesquieu, Voltaire, Buffon,Jean-Jacques Rousseau&|160;; tous ces grands écrivains dontj’entendais parler depuis dix ans avaient là leurs ouvrages&|160;:les gros en ligne sur le plancher, et les autres au-dessus, dansles rayons. Ah&|160;! comme j’ouvrais les yeux lorsqu’il m’arrivaitde tomber sur une page dans mes idées&|160;! et quel bonheur j’eusen ouvrant pour la première fois un des grands volumes d’enbas&|160;: le Dictionnaire encyclopédique deMM.&|160;d’Alembert et Diderot, et de comprendre ce bel ordrealphabétique, où chacun trouve ce qu’il lui plaît de chercher,selon ses besoins ou son état&|160;!

Voilà ce qui me parut admirable&|160;; et toutde suite je cherchai l’article de la forge, où se trouve racontéel’histoire des forgerons, depuis le Tubalcain de la Bible jusqu’ànos jours, et la manière de tirer le fer des mines, de le fondre,de le tremper, de le battre, de le travailler, dans les moindresdétails. Je n’en revenais pas&|160;; et quand j’en dis quelquesmots le lendemain à maître Jean, lui-même fut dans l’étonnement etl’admiration. Il s’écriait que nous autres jeunes gens nous avionsbien des facilités pour apprendre, mais que de son temps iln’existait pas de livres pareils, ou qu’ils étaient tropchers&|160;; et Valentin aussi paraissait me prendre en plus hauteconsidération.

Au commencement du mois de mai, le 9 ou le 10,je pense, nous reçûmes une lettre de Chauvel, qui nous annonçaitleur arrivée à Versailles, disant qu’ils logeaient chez un maîtrebottier rue Saint-François, à quinze livres par mois. Les étatsgénéraux venaient de s’ouvrir, il n’avait pas le temps de nous enécrire plus long, et mettait seulement à la fin&|160;:«&|160;J’espère que Michel ne se gênera pas d’emporter mes livres àleur maison. Qu’il s’en serve et qu’il en ait soin, car il fauttoujours respecter ses amis, et ceux-là sont les meilleurs.&|160;»Je voudrais bien ravoir cette lettre, la première de toutes, maisDieu sait ce qu’elle est devenue&|160;! Maître Jean avait lamauvaise habitude de montrer ses lettres et de les prêter à tout lemonde, de sorte que les trois quarts se perdaient.

Ce que disait Chauvel m’apprit que Margueriteavait parlé de notre entretien à son père, et qu’il l’approuvait.J’en fus dans une joie remplie de tendresse et de courage&|160;; etdepuis ce jour j’emportais chaque soir chez nous un volume del’Encyclopédie, que je lisais article par article, jusqu’àune et deux heures du matin. La mère me reprochait aigrement une sigrande dépense d’huile, je la laissais crier&|160;; et, quand nousétions seuls, le père me disait&|160;:

–&|160;Instruis-toi, mon enfant, tâche dedevenir un homme, car celui qui ne sait rien est tropmisérable&|160;; il travaille toujours pour les autres. C’estbien&|160;!… N’écoute pas ta mère.

Et je ne l’écoutais pas non plus, sachantqu’elle serait la première à profiter de ce que j’auraisappris.

Dans ce même temps M.&|160;le curé Christopheet quantité de gens à Lutzelbourg étaient malades. Le dessèchementdes marais de la Steinbach avait répandu des fièvres dans toute lavallée&|160;; on ne voyait que des malheureux traîner la jambe etclaquer des dents.

Maître Jean et moi, nous allions voir le curétous les dimanches. Cet homme si fort n’avait plus que la peau etles os, et nous ne pensions jamais qu’il pourrait en revenir.

Heureusement on appela le vieux Freydinger, deDiemeringen, qui connaissait le vrai remède contre les fièvres demarais&|160;: – la semence de persil bouillie dans de l’eau&|160;;– par ce moyen, il sauva la moitié du village, et M.&|160;le curéChristophe finit aussi par se remettre tout doucement.

Durant le mois de mai, je me souviens qu’on neparlait au pays que de bandes de brigands qui ravageaient Paris.Tous les Baraquins et ceux de la montagne voulaient déjà prendreleurs fourches et leurs faux pour courir au-devant de ces gueux,qui devaient soi-disant se répandre dans les champs et brûler lesmoissons. Mais on apprit bientôt que les brigands avaient étémassacrés au faubourg Saint-Antoine, chez un marchand de papierspeints qui s’appelait Réveillon, et l’épouvante se calma pour untemps. Plus tard, la peur des brigands revint beaucoup plus forte,et chacun tâcha de trouver de la poudre et des fusils, pour sedéfendre contre eux lorsqu’ils viendraient. Naturellement cesbruits m’inquiétaient d’autant plus que, pendant près de deux mois,nous n’eûmes plus d’autres nouvelles que celles des gazettes. À lafin pourtant, grâce à Dieu, nous reçûmes une deuxième lettre deChauvel, et celle-là je l’ai gardée, ayant eu soin de la copiermoi-même, parce que l’autre courait le pays et qu’on ne pouvaitplus la ravoir. Un paquet de gazettes, anciennes et nouvelles,arrivait avec la lettre.

Ce même jour, M.&|160;le curé Christophe etson frère, le grand Materne, – celui qui s’est battu en 1814 contreles alliés, avec Hullin, – vinrent nous voir.

Le curé n’avait plus les fièvres&|160;; il sesentait à peu près remis et dîna chez nous, ainsi que son frère.C’est devant eux que je lus la lettre&|160;; dame Catherine, Nicoleet deux ou trois notables se trouvaient là aussi, bien étonnés dece que Chauvel, connu pour son bon sens et sa prudence se permîtd’écrire aussi vertement.

Enfin, voici sa lettre&|160;; chacun y verrace qui se passait à Paris, et ce que nous devions espérer desnobles et des évêques, s’ils étaient restés nos maîtres&|160;:

«&|160;À Jean Leroux, maître forgeron auxBaraques-du-Bois-de-Chênes, près de Phalsbourg.

»&|160;Ce 1er juillet 1789.

»&|160;Vous avez dû recevoir une lettre du 6mai dernier, où je vous annonçais notre arrivée à Versailles. Jevous disais que nous avions trouvé, moyennant quinze livres parmois, un logement convenable chez Antoine Pichot, maître bottier,rue Saint-François, dans le quartier Saint-Louis, vieille ville.Nous demeurons toujours au même endroit, et si vous avez quelquechose à nous écrire, le principal est de bien mettre l’adresse.

»&|160;Je voudrais savoir ce que vous espérezdes récoltes cette année. Que maître Jean et Michel m’écrivent à cesujet. Ici, nous avons toujours eu des temps d’orages, de grandesaverses&|160;; par-ci par-là, quelques rayons de soleil. On craintune mauvaise année&|160;; qu’en pensez-vous&|160;? – Margueritedésire avoir des nouvelles de notre petit verger et surtout de sesfleurs&|160;; notez cela.

»&|160;Nous vivons dans cette ville comme desétrangers. Deux de mes confrères, le curé Jacques, de Maisoncelle,près de Nemours, et Pierre Gérard, syndic de Vic, bailliage deToul, sont dans la même maison que nous&|160;; eux au-dessous etnous tout en haut, avec un petit balcon sur la ruelle. Margueritefait le marché pour nous et la cuisine aussi. Tout va bien. Lesoir, dans la chambre de M.&|160;le curé Jacques, nous réglons nosidées&|160;; je prends ma prise, Gérard fume sa pipe et nousfinissons toujours par nous entendre plus ou moins.

»&|160;Voilà pour nos affaires. Passons à lanation.

»&|160;C’est mon devoir de vous tenir aucourant de ce qui se passe&|160;; mais depuis notre arrivée nousavons eu tant de contrariétés, tant d’ennuis, tant detraverses&|160;; les deux premiers ordres, et principalement celuide la noblesse, nous ont montré tant de mauvaise volonté, que je nesavais pas moi-même où nous pourrions aboutir. Du jour au lendemainles idées changeaient&|160;; on avait confiance, et puis ondésespérait. Il nous a fallu bien de la patience et du calme, pourforcer ces gens à se montrer raisonnables&|160;; ils ont eu troisfois le marché en main&|160;; et c’est en voyant que nous allionsnous passer d’eux et faire la constitution tout seuls qu’ils sesont enfin décidés à venir prendre part à l’assemblée et délibéreravec nous.

»&|160;Je ne pouvais donc rien vous donner decertain, mais aujourd’hui la partie est gagnée, et nous allons toutreprendre en détail depuis le commencement.

»&|160;Vous lirez cette lettre aux notables,car ce n’est pas pour moi seul que je suis ici, c’est pour tout lemonde&|160;; et je serais un gueux de ne pas rendre compte de leurspropres affaires à ceux qui m’ont envoyé. Comme j’ai pris mes notesjour par jour, je n’oublierai rien.

»&|160;En arrivant à Versailles, le 30 avril,avec trois autres députés de notre bailliage, nous sommes descendusà l’hôtel des Souverains, encombré de monde. Je ne vous raconteraipas ce que l’on paye un bouillon, une tasse de café, cela faitfrémir. Tous ces gens-là, les domestiques et les hôteliers, sontvalets de père en fils&|160;; cela vit de la noblesse, qui vit dupeuple, sans s’inquiéter de ses misères. Un bouillon de deux liardschez nous coûte ici la journée de travail d’un ouvrier auxBaraques&|160;; et c’est tellement reçu, que celui qui fait lamoindre réclamation passe pour un va-nu-pieds&|160;; les autres leregardent d’un œil de mépris&|160;: c’est la mode de se laisservoler et dépouiller par cette espèce de gens.

»&|160;Vous pensez bien que cela ne pouvaitpas me convenir&|160;; quand on a gagné son pain honnêtement etlaborieusement depuis trente-cinq ans, on sait le prix des choses,et je ne me suis pas gêné pour faire venir le gros maître d’hôtelen habit noir, et lui dire ma façon de penser sur son compte.C’était la première fois qu’il recevait de pareils compliments. Ledrôle voulait avoir l’air de me mépriser, mais je lui ai rendu sonmépris avec usure. Si je n’avais pas été député du tiers état, onm’aurait mis à la porte&|160;; heureusement cette qualité faitrespecter son homme. Je me suis laissé dire le lendemain par monconfrère Gérard, que j’avais scandalisé toute la valetaille del’hôtel, j’en ai ri de bon cœur. Il faut que le salut et la grimaced’un laquais ne soient pas au même taux que le travail d’un honnêtehomme.

»&|160;Je tenais à vous raconter cela d’abord,pour vous montrer à quelle race nous avons affaire.

»&|160;Enfin, le lendemain de notre arrivée,après avoir couru la ville, je retins mon logement, et j’y fistransporter mes effets. C’était une bonne trouvaille&|160;; lesdeux confrères que je vous ai nommés me suivirent aussitôt. Noussommes là entre nous, et nous vivons au meilleur marchépossible.

»&|160;C’est le 3 mai jour de présentation auroi, qu’il aurait fallu voir Versailles&|160;; la moitié de Parisencombrait les rues&|160;; et le lendemain, à la messe duSaint-Esprit, ce fut encore plus extraordinaire&|160;: on voyait dumonde jusque sur les toits.

»&|160;Mais, avant tout, il faut que je vousparle de la présentation.

»&|160;Le roi et la cour demeurent dans lechâteau de Versailles, sur une sorte de coteau, comme celui deMittelbronn, entre la ville et les jardins. En avant du châteaus’étend une cour en pente douce&|160;; des deux côtés de la cour, àdroite et à gauche s’élèvent de grands bâtiments, où logent lesministres&|160;; dans le fond est le palais. Ces choses se voientd’une lieue, en arrivant par l’avenue de Paris, large quatre à cinqfois comme nos grand-routes et bordée de beaux arbres. La cour estfermée devant par une grille d’au moins soixante toises. Derrièrele château s’étendent les jardins, remplis de jets d’eau, destatues et d’autres agréments pareils. Combien de milliers d’hommesont dû mourir à la peine dans nos champs, et payer les tailles, lesgabelles, les vingtièmes, etc., pour élever ce palais&|160;! Aprèscela, les nobles et les laquais y vivent bien. Il faut du luxe, àce que l’on dit, pour que le commerce roule&|160;; et pour avoir duluxe à Versailles, les trois quarts de la France tirent la languedepuis cent ans&|160;!…

»&|160;Nous étions avertis de la présentationpar des affiches et des petits livres qui se vendent en quantitédans ce pays, les gens vous arrêtent au collet pour vous en faireprendre.

»&|160;Plusieurs députés du tiers trouvaientmauvais qu’on nous eût avertis par des affiches, tandis que lesmembres des deux premiers ordres avaient reçu des avis directs.Moi, je n’y regardais pas de si près, et je me mis en route versmidi, avec mes deux confrères, pour la salle des Menus. C’est danscette salle des Menus que se tiennent les états généraux&|160;;elle est construite en dehors du château, dans la grande avenue deParis, sur la place d’anciens ateliers dépendant du magasin desMenus-Plaisirs de S. M.&|160;le roi. Ce que sont les grands etmenus plaisirs du roi, je n’en sais rien&|160;; mais la salle esttrès belle. Deux autres l’avoisinent et sont disposées, l’une pourles délibérations du clergé, l’autre pour celles de lanoblesse.

»&|160;Nous partîmes de la salle des Menus encortège, entourés du peuple qui criait&|160;: «&|160;Vive le tiersétat&|160;!&|160;» On voyait que ces braves gens comprenaient quenous les représentions, surtout la masse des Parisiens arrivés dela veille.

»&|160;La grille, en avant du palais, étaitgardée par des Suisses, ils éloignèrent la foule et nous laissèrentpasser. Nous arrivâmes donc dans la cour et puis dans le palais, oùnous montâmes un escalier, les marches couvertes de tapis, et lesvoûtes semées de fleurs de lis d’or. Le long des deux rampes setenaient de superbes laquais, tout chamarrés de broderies. J’estimequ’ils étaient bien dix de chaque côté jusqu’en haut.

»&|160;Une fois au premier, nous entrâmes dansune salle plus belle, plus grande et plus riche que tout ce qu’onpeut dire, je prenais cela pour la salle du trône&|160;: c’étaitl’antichambre.

»&|160;Enfin, au bout d’environ un quartd’heure, s’ouvrit une porte en face, et celle-là, maître Jean, nousconduisit dans la vraie salle de réception, voûtée magnifiquementavec de grosses moulures, et peinte comme on ne peut pas sereprésenter de peintures. Nous étions en quelque sorte perduslà-dedans&|160;; mais autour se tenaient debout des gardes du roi,l’épée nue&|160;; et tout à coup sur la gauche, dans le silence,nous entendîmes crier&|160;:

«&|160;–&|160;Le roi&|160;!… Leroi&|160;!…&|160;»

Cela se rapprochait toujours&|160;; et lemaître des cérémonies, arrivant le premier, répétalui-même&|160;:

«&|160;–&|160;Messieurs, leroi&|160;!&|160;»

»&|160;Vous me direz, maître Jean, que toutcela n’est que de la comédie&|160;; sans doute&|160;! Mais il fautreconnaître qu’elle est très bien entendue, pour exalter l’orgueilde ceux qu’on appelle grands, et pour frapper de respect ceux qu’onregarde comme petits. Le grand maître des cérémonies, M.&|160;lemarquis de Brézé, en costume de cour, auprès de nous, pauvresdéputés du tiers, en habits et culottes de drap noir, semblaitd’une espèce supérieure&|160;; et son air faisait assez voir qu’ille pensait lui-même. Il s’approcha de notre doyen en saluant, etpresque aussitôt le roi s’avança seul, à travers le salon. On avaitmis un fauteuil pour lui, dans le milieu, mais il resta debout, lechapeau sous le bras&|160;; et M.&|160;le marquis ayant fait signeà notre doyen de s’avancer, il le présenta, puis un autre&|160;;ainsi de suite, par bailliage. On lui disait le nom du bailliage,il le répétait, et le roi ne disait rien.

»&|160;À la fin pourtant, il nous dit quec’était son bonheur de voir les députés du tiers état. Il parlelentement et bien. – C’est un très gros homme, la figure ronde, lenez, les lèvres et le menton gros, le front en arrière. – Ensuiteil sortit, et nous repartîmes par une autre porte. Voilà ce qu’onappelle une présentation.

»&|160;En rentrant chez nous, j’ôtai mon habitnoir et ma culotte, mes souliers à boucles, et mon chapeau. Le pèreGérard monta, puis le curé. Notre journée était perdue&|160;; maisMarguerite avait préparé pour nous un gigot à l’ail, dont nousmangeâmes la moitié de bon appétit, en vidant un cruchon de cidreet causant de nos affaires. Gérard et bon nombre d’autres députésdu tiers se plaignaient de cette présentation, disant qu’elleaurait dû se faire les trois ordres réunis. Ils pensaient que,d’après cela, nous pouvions juger à l’avance que la cour voulait laséparation des ordres. Quelques-uns rejetaient cette présentationsur le maître des cérémonies. Moi je pensais&|160;: nousverrons&|160;! si la cour est contre le vote par tête, onavisera&|160;; nous sommes avertis&|160;!

»&|160;Le lendemain, de grand matin, toutesles cloches sonnaient, et dans la rue s’élevaient des cris de joie,des rumeurs sans fin&|160;: c’était le jour de la messe duSaint-Esprit, pour appeler sur les états généraux les bénédictionsdu Seigneur.

»&|160;Les trois ordres se réunirent dansl’église Notre-Dame, où l’on chanta le Veni Creator. Aprèscette cérémonie, très agréable à cause des belles voix et de labonne musique, on se rendit en procession à l’église Saint-Louis.Nous étions en tête, la noblesse venait ensuite&|160;; puis, leclergé, précédant le saint sacrement. Les rues étaient tendues detapisseries de la couronne et la foule criait&|160;:

«&|160;–&|160;Vive le tiersétat&|160;!&|160;»

»&|160;C’est la première fois que le peuple nese soit pas déclaré pour les beaux habits, car nous étions commedes corbeaux, à côté de ces paons, le petit chapeau à plumesretroussé, les habits dorés sur toutes les coutures, les molletsronds, le coude en l’air et l’épée au côté. Le roi, la reine, aumilieu de leur cour, fermaient la marche. Quelques cris de&|160;:«&|160;Vive le roi&|160;! vive le duc d’Orléans&|160;!&|160;»s’élevèrent ensemble. Les cloches sonnaient à pleine volée.

»&|160;Ce peuple a du bon sens&|160;; pas unimbécile, dans tant de mille âmes, ne criait&|160;: – «&|160;Vivele comte d’Artois, la reine ou lesévêques&|160;!&|160;»&|160;–&|160;Ils étaient pourtant bienbeaux&|160;!

»&|160;À l’église Saint-Louis, la messecommença&|160;: puis l’évêque de Nancy, M.&|160;de&|160;la Fare,fit un long sermon contre le luxe de la cour, le même que tous lesévêques font depuis des siècles, sans retrancher un seul galon deleurs mitres, de leurs chasubles ou de leurs dais.

»&|160;Cette cérémonie dura jusqu’à quatreheures après-midi. Chacun pensait que c’était bien assez, et quenous allions avoir la satisfaction de causer ensemble de nosaffaires&|160;; mais nous n’en étions pas encore là, car, lelendemain 5 mai, l’ouverture des états généraux fut encore unecérémonie. Ces gens ne vivent que de cérémonies, ou, pour parlernet, de comédies.

»&|160;Le lendemain donc, tous les étatsgénéraux se réunirent dans notre salle, qu’on appelle salle desTrois-Ordres. Elle est éclairée en haut, par une ouverture rondegarnie de satin blanc, et elle a des colonnes sur les deux côtés.Au fond s’élevait un trône, sous un dais magnifique parsemé defleurs de lis d’or.

»&|160;Le marquis de Brézé et ses maîtres decérémonies placèrent les députés. Leur ouvrage commença vers neufheures et finit à midi et demi&|160;: on vous appelait, on vousconduisait, on vous faisait asseoir. Dans ce même temps, lesconseillers d’État, les ministres et secrétaires d’État, lesgouverneurs et lieutenants généraux de provinces se plaçaientaussi. Une longue table, à tapis vert, au bas de l’estrade, étaitdestinée aux secrétaires d’État&|160;; à l’un des bouts se trouvaitNecker, à l’autre M.&|160;de&|160;Saint-Priest. S’il fallait vousraconter tout en détail, je n’en finirais jamais.

»&|160;Le clergé s’assit à droite du trône, lanoblesse à gauche et nous en face. Les représentants du clergéétaient 291, ceux de la noblesse 270 et nous 578. Il en manquaitencore quelques-uns des nôtres, parce que les élections de Paris nese terminèrent que le 19&|160;; mais cela ne se voyait pas.

»&|160;Enfin, vers une heure, on alla prévenirle roi et la reine&|160;; presque aussitôt ils parurent, précédéset suivis des princes et princesses de la famille royale et de leurcortège de cour. Le roi se plaça sur le trône&|160;; la reine àcôté de lui, sur un grand fauteuil hors du dais&|160;; la familleroyale autour du trône&|160;; les princes, les ministres, les pairsdu royaume un peu plus bas&|160;; et le surplus de l’escorte surles degrés de l’estrade. Les dames de la cour en grande parure,occupèrent les galeries de la salle, du côté de l’estrade&|160;;quant aux simples spectateurs, ils se mirent dans les autresgaleries, entre les colonnes.

»&|160;Le roi portait un chapeau rond, laganse enrichie de perles, et surmonté d’un gros diamant connu sousle nom de Pitt. Chacun était assis sur un fauteuil, une chaise, unbanc, un tabouret, selon son rang ou sa dignité&|160;; car ceschoses sont de très grande importance&|160;; c’est de cela quedépend la grandeur d’une nation&|160;! Je ne l’aurais jamais cru,si je ne l’avais pas vu&|160;: tout est réglé pour ces cérémonies.Plût à Dieu que nos affaires, à nous, fussent en aussi bonordre&|160;! Mais les questions d’étiquette passent d’abord, et cen’est qu’à la suite des siècles qu’on a le temps de s’inquiéter desmisères du peuple.

»&|160;Je voudrais bien que Valentin eût ététrois ou quatre heures à ma place, il vous expliquerait ladifférence d’un bonnet avec un autre bonnet, d’une robe avec uneautre robe&|160;! Moi, ce qui m’intéressa le plus, ce fut le momentoù M.&|160;le grand maître des cérémonies nous fit signe d’êtreattentifs, et que le roi se mit à lire son discours. Tout ce quim’en est resté, c’est qu’il était content de nous voir&|160;; qu’ilnous engageait à bien nous entendre, pour empêcher les innovationset payer le déficit, que, dans cette confiance, il nous avaitassemblés&|160;; qu’on allait nous mettre sous les yeux la dette,et qu’il était assuré d’avance que nous trouverions un bon moyen del’éteindre, et d’affermir ainsi le crédit&|160;; que c’était leplus ardent de ses vœux et qu’il aimait beaucoup ses peuples.

Alors il s’assit, en nous disant que son gardedes sceaux allait encore mieux nous faire comprendre sesintentions. Toute la salle criait&|160;:

«&|160;–&|160;Vive le roi&|160;!&|160;»

»&|160;Le garde des sceaux,M.&|160;de&|160;Barentin, s’étant donc levé, nous dit que lepremier besoin de Sa Majesté était de répandre des bienfaits, etque les vertus des souverains sont la première ressource desnations, dans les temps difficiles&|160;; que notre souverain avaitdonc résolu de consommer la félicité publique&|160;; qu’il nousavait convoqués pour l’aider, et que la troisième race de nos roisavait surtout des droits à la reconnaissance de tout bonFrançais&|160;: qu’elle avait affermi l’ordre de la succession à lacouronne, et qu’elle avait aboli toute distinction humiliante,«&|160;entre les fiers successeurs des conquérants et l’humblepostérité des vaincus&|160;!&|160;» mais que malgré cela elletenait à la noblesse, car l’amour de l’ordre a mis des rangs entreles uns et les autres, et qu’il fallait les maintenir dans unemonarchie&|160;; enfin, que la volonté du roi était de nous voirassemblés le lendemain, pour vérifier promptement nos pouvoirs etnous occuper des objets importants qu’il nous avait indiqués, àsavoir l’argent&|160;!

»&|160;Après cela, M.&|160;le garde des sceauxs’assit, et M.&|160;Necker nous lut un très long discours touchantla dette, qui s’élève à seize cents millions, et qui produit undéficit annuel de 56&|160;150&|160;000 livres. Il nous engageait àpayer ce déficit&|160;; mais il ne nous dit pas un mot de laconstitution, que nos électeurs nous ont chargés d’établir.

»&|160;Le même soir, en nous en allant bienétonnés, nous apprîmes que deux régiments nouveaux, Royal-Cravateet Bourgogne-Cavalerie, avec un bataillon suisse, venaientd’arriver à Paris, et que plusieurs autres régiments étaient enmarche. Cette nouvelle nous donnait terriblement à réfléchir,d’autant plus que la reine, Mgr le comte d’Artois, M.&|160;leprince de Condé, M.&|160;le duc de Polignac, M.&|160;le ducd’Enghien et M.&|160;le prince de Conti n’avaient pas approuvé laconvocation des états généraux, et qu’ils doutaient de nous voirpayer la dette, si l’on ne nous aidait pas un peu. Pour tous autresque pour des princes, cela se serait appelé un guet-apens&|160;!Mais les noms des actions changent avec les dignités de ceux quiles commettent&|160;: pour des princes, c’était donc toutsimplement un coup d’État qu’ils préparaient. Heureusement j’avaisdéjà vu les Parisiens, et je pensais que ces braves gens ne nouslaisseraient pas tout seuls.

»&|160;Enfin, ce soir-là, mes deux confrèreset moi nous tombâmes d’accord, après souper, qu’il fallait comptersur nous plutôt que sur les autres, et que l’arrivée de tous cesrégiments n’annonçait rien de bon pour le tiers.

»&|160;C’est le 6 mai que les affairescommencèrent à prendre une tournure&|160;; avant cette séance,toutes les cérémonies dont je vous ai parlé, et les discours qu’onnous avait faits, n’aboutissaient à rien&|160;; mais à cette heure,vous allez voir réellement du nouveau.

»&|160;Le lendemain à neuf heures, Gérard,M.&|160;le curé Jacques et moi, nous arrivâmes dans la salle desétats généraux. On avait enlevé les tentures des baldaquins et lestapis du trône. La salle était presque vide&|160;; mais les députésdu tiers arrivaient, les bancs se garnissaient&|160;; on causait àdroite et à gauche, on faisait connaissance avec ses voisins, commedes gens qui doivent s’entendre sur des affaires sérieuses. Vingtminutes après, presque tous les députés du tiers état se trouvaientréunis. On attendait ceux de la noblesse et du clergé&|160;; pas unseul ne se montrait.

»&|160;Tout à coup, un des nôtres, arrivant,dit que les deux autres ordres se trouvaient réunis chacun dans sasalle et qu’ils délibéraient. Naturellement, cela produisit autantde surprise que d’indignation. On décida de nommer tout de suiteprésident du tiers état notre doyen d’âge, un vieillard toutchauve, et qui s’appelle Leroux comme vous, maître Jean. Il acceptaet choisit six autres membres de l’assemblée pour l’aider.

»&|160;Il fallut du temps pour rétablir lesilence, car des milliers d’idées vous venaient en ce moment.Chacun avait à dire ce qu’il prévoyait, ce qu’il craignait, et lesmoyens qu’il croyait utile d’employer dans un cas si grave. Enfinle calme se rétablit, et M.&|160;Malouet, un ancien employé del’administration de la marine, à ce qu’on m’a dit, proposad’envoyer aux ordres privilégiés une députation, pour les inviter àse réunir avec nous, dans le lieu des assemblées générales. Unjeune député, M.&|160;Mounier, lui répondit que cette démarchecompromettrait la dignité des communes&|160;; que rien ne pressait,qu’on serait bientôt instruit de ce que les privilégiés auraientdécidé&|160;; et qu’alors on prendrait ses mesures en conséquence.Je pensais comme lui. Notre doyen ajouta que nous ne pouvionsencore nous regarder comme membres des états généraux, puisque cesétats n’étaient pas formés ni nos pouvoirs vérifiés&|160;; et pourcette raison, il refusa d’ouvrir les lettres adressées àl’assemblée&|160;: c’était agir avec bon sens.

»&|160;On prononça ce même jour bien d’autresparoles, qui revenaient toutes au même.

»&|160;Vers deux heures et demie, un député duDauphiné nous apporta la nouvelle que les deux autres ordresvenaient de décider qu’ils vérifieraient leurs pouvoirs séparément.Alors la séance fut levée dans le tumulte, et l’on s’ajourna aulendemain, à neuf heures.

»&|160;Tout devenait clair&|160;: on voyaitque le roi, la reine, les princes, les nobles et les évêques noustrouvaient très bons pour payer leurs dettes, mais qu’ils ne sesouciaient pas de faire une constitution, où le peuple aurait voixau chapitre. Ils aimaient mieux faire les dettes tout seuls, sansopposition ni contrôle, et nous réunir tous les deux cents ans unefois, pour les accepter au nom du peuple et consentir des impôts àperpétuité.

»&|160;Vous concevez nos réflexions, aprèscette découverte, et notre colère&|160;!

»&|160;Nous restâmes jusqu’à minuit à crier età nous indigner contre l’égoïsme et l’abominable injustice de lacour. Mais, après cela, je dis à mes confrères que le meilleur pournous était de rester calmes en public, de mettre le bon droit denotre côté, d’agir par la persuasion s’il était possible, et delaisser le peuple faire ses réflexions. C’est ce que nousrésolûmes&|160;; et le lendemain, en arrivant dans notre salle,nous vîmes que les autres députés des communes avaient sans doutepris les mêmes résolutions que nous&|160;; car, au lieu du grandtumulte de la veille, tout était grave. Le doyen à sa place et sesaides à l’estrade écrivaient, recevaient les lettres et lesdéposaient sur le bureau.

»&|160;On nous remit, en forme de cahiers, lesdiscussions de la noblesse et du clergé&|160;; je les ajoute icipour vous montrer ce que ces gens pensaient et voulaient. Le clergéavait décidé la vérification de ses pouvoirs dans l’ordre, à lamajorité de 133 voix contre 114, et la noblesse aussi, par 188 voixcontre 47, malgré les gens de cœur et de bon sens de leurparti&|160;: le vicomte de Castellane, le duc de Liancourt, lemarquis de Lafayette, les députés du Dauphiné et ceux de lasénéchaussée d’Aix-en-Provence, qui combattaient leur injustice.Ils avaient déjà nommé douze commissions pour vérifier leurspouvoirs entre eux.

»&|160;Ce jour-là, Malouet renouvela saproposition d’envoyer une députation aux deux ordres privilégiés,pour les engager à se réunir aux députés des communes, etlà-dessus, le comte de Mirabeau se leva. J’aurai souvent à vousparler de cet homme. Quoique noble, il est député du tiers, parceque la noblesse de son pays refusa de l’admettre, sous prétextequ’il n’était propriétaire d’aucun fief. Il se fit aussitôtmarchand, et la ville d’Aix nous l’envoya. C’est un Provençal,large, trapu, le front osseux, les yeux gros, la figure jaune,laide et grêlée. Il a la voix criarde et commence toujours parbredouiller&|160;; mais une fois lancé, tout change, tout devientclair, on croit voir ce qu’il dit&|160;; on croit avoir toujourspensé comme lui&|160;; et de temps en temps, sa voix criardedescend, lorsqu’il va dire quelque chose de grand ou de fort&|160;;cela gronde d’avance et part comme un coup de tonnerre. Je ne puisvous donner une idée du changement de figure d’un hommepareil&|160;: tout marche ensemble, la voix, les yeux, le geste,les idées. On s’oublie soi-même en l’écoutant&|160;; il vous tientet l’on ne peut plus se lâcher. En regardant ses voisins, on lesvoit tout pâles. Tant qu’il sera pour nous, tout ira très bien,mais il faut être sur ses gardes. Moi je ne m’y fie point. D’abordc’est un noble&|160;! et puis c’est un homme sans argent, avec desappétits terribles et des dettes. Rien qu’à voir son gros nezcharnu, ses mâchoires énormes et son large ventre, couvert dedentelles fripées et pourtant magnifiques, on pense&|160;: – Il tefaudrait à toi l’Alsace et la Lorraine à manger, avec laFranche-Comté et quelques petits environs encore&|160;! – Je bénispourtant la noblesse de n’avoir pas voulu l’inscrire sur sesregistres&|160;; nous avions besoin de son secours dans lespremiers temps&|160;; vous verrez cela plus loin.

»&|160;Ce jour-là, 7 mai, Mirabeau ne dit pasgrand-chose&|160;; il nous représenta seulement que pour envoyerune députation, il fallait être constitués en ordre&|160;; or, nousn’étions pas encore constitués, et même nous ne voulions pas nousconstituer sans les autres. Le meilleur était donc d’attendre.

»&|160;L’avocat Mounier dit alors qu’ilfallait au moins permettre à ceux des députés du tiers quivoudraient s’en charger, d’aller individuellement et sans mission,engager les nobles et les évêques à se réunir avec nous, selon levœu du roi. Comme cela ne compromettait rien, on adopta cet avis.Douze membres du tiers allèrent aux informations&|160;; ils nousannoncèrent bientôt qu’ils n’avaient trouvé dans la salle de lanoblesse que des commissions en train de vérifier les pouvoirs deces messieurs&|160;; et que dans celle du clergé l’ordre étantassemblé, le président leur avait répondu qu’on allait délibérersur notre proposition. Une heure après, MM.&|160;les évêques deMontpellier et d’Orange, avec quatre autres ecclésiastiques,entrèrent dans notre salle, et nous dirent que leur ordre avaitdécidé de nommer des commissaires, qui se réuniraient avec lesnôtres et ceux de la noblesse, pour examiner si les pouvoirsdevaient être vérifiés en commun.

»&|160;Cette réponse nous fit ajourner notreréunion du 7 au 12 mai, et je profitai de ces quatre jours devacances pour aller voir Paris avec mes deux confrères etMarguerite. Nous n’avions pas eu le temps de nous arrêter enpassant, le 30 avril, deux jours après le pillage de la maisonRéveillon, au faubourg Saint-Antoine. L’agitation alors étaitgrande, les gardes de la prévôté faisaient des visites&|160;; onparlait de l’arrivée d’une foule de bandits. J’étais curieux desavoir ce qui se passait là-bas, si le calme revenait et ce qu’onpensait de nos premières séances. Les Parisiens, qui ne fontqu’aller et venir, m’en avaient bien donné quelque idée, mais ilvaut mieux voir les choses par soi-même.

»&|160;Nous partîmes donc de bon matin, etnotre patache, au bout de trois heures, entrait dans cette immenseville qu’on ne peut se représenter, non seulement à cause de lahauteur des maisons, de la quantité des rues et des ruelles quis’enlacent, de la vieillerie des bâtisses, du nombre descarrefours, des impasses, des cafés, des boutiques et étalages detoute sorte, qui se touchent et se suivent à perte de vue, et desenseignes qui grimpent d’étage en étage jusque sur les toits, maisencore à cause des cris innombrables des marchands de fritures, defruitiers, de fripiers et de mille autres espèces de gens traînantdes charrettes, portant de l’eau, des légumes, et d’autres denrées.On croirait entrer dans une ménagerie, où des oiseaux d’Amériquepoussent chacun leur cri, qu’on n’a jamais entendu. Et puis, leroulement des voitures, la mauvaise odeur des tas d’ordures, l’airminable des gens, qui veulent tous être habillés à la dernièremode, avec de la friperie, qui dansent, qui chantent, qui rient etse montrent pleins de complaisance pour les étrangers, pleins debon sens et de gaieté dans leur misère, et qui voient tout en beau,pourvu qu’ils puissent se promener, dire leur façon de voir dansles cafés et lire le journal&|160;!… Tout cela, maître Jean, faitde cette ville quelque chose d’unique dans le monde&|160;; cela neressemble à rien de chez nous&|160;: Nancy est un palais à côté deParis, mais un palais vide et mort&|160;; ici tout est vivant.

»&|160;Les malheureux Parisiens se sententencore de la disette du dernier hiver&|160;; un grand nombre n’ontréellement que la peau et les os&|160;; eh bien&|160;! malgré tout,ils plaisantent&|160;: à toutes les vitres, on voit des farcesaffichées.

»&|160;Moi, voyant cela, j’étais dans leravissement&|160;; je me trouvai dans mon véritable pays. Au lieude porter ma balle de village en village durant des heures,j’aurais trouvé des acheteurs ici, pour ainsi dire à chaquepas&|160;; et puis, c’est aussi le pays des vrais patriotes. Cesgens-là, tout pauvres, tout minables qu’ils sont, tiennent à leursdroits avant tout&|160;; le reste vient après.

»&|160;Notre confrère Jacques a une de sessœurs fruitière, rue du Bouloi, près du Palais-Royal&|160;; c’estlà que nous descendîmes. Tout le long de la route, depuis notreentrée dans le faubourg, nous n’entendions chanter qu’unechanson&|160;:

Vive le tiers état deFrance&|160;!

Il aura la prépondérance

Sur le prince, sur le prélat.

Ahi&|160;! povera nobilita&|160;!

Le plébéien, puits de science,

En lumières, en expérience,

Surpasse et prêtre et magistrat.

Ahi&|160;! povera nobilita&|160;!

»&|160;Si l’on avait su que nous étions dutiers, on aurait été capable de nous porter en triomphe. Aussi,pour abandonner un peuple pareil, il faudrait être bienlâche&|160;! Et je vous réponds que si nous n’avions pas étédécidés, rien que de voir ce courage, cette gaieté, toutes cesvertus, dans la plus grande misère, nous aurions pris du cœurnous-mêmes, et juré de remplir notre mandat, et de réclamer nosdroits jusqu’à la mort.

»&|160;Nous avons passé quatre jours chez laveuve Lefranc. Marguerite, avec mon confrère le curé Jacques, a vutout Paris&|160;: le Jardin des Plantes, Notre-Dame, lePalais-Royal, et même les théâtres. Moi, je n’avais de plaisir qu’àme promener dans les rues, à courir ici, là, sur les places, lelong de la Seine, où l’on vend des bouquins, sur les ponts garnisde friperies, de marchands de fritures&|160;; à causer devant lesboutiques avec le premier venu&|160;; à m’arrêter pour entendrechanter un aveugle, ou voir jouer la comédie en plein air. Leschiens savants ne manquent pas, ni les arracheurs de dents, avec lagrosse caisse et le fifre&|160;; mais la comédie au bout duPont-Neuf est le plus beau&|160;; c’est toujours des princes et desnobles qu’on rit&|160;; ce sont toujours eux qui disent desbêtises. Deux ou trois fois j’en avais les larmes aux yeux, à forcede me faire du bon sang.

»&|160;J’ai visité la commune de Paris, oùl’on discutait encore les cahiers. Cette commune vient de prendreune résolution très sage&|160;: elle a laissé une commission enpermanence, pour observer ses députés, pour leur donner des avis etmême des avertissements, s’ils ne remplissaient pas bien leurmandat. Voilà une fameuse idée, maître Jean&|160;! et qu’on amalheureusement négligée dans d’autres endroits. Qu’est-ce qu’undéputé qui n’est surveillé par personne, et qui peut vendre sa voiximpunément, en se moquant encore de ceux qui l’ont envoyé&|160;?car il est devenu riche et les autres sont restés pauvres&|160;; ilest défendu par le pouvoir qui l’achète, et ses commettants restentavec leur bon droit, sans appui ni recours&|160;! Le parti quevient de prendre la commune de Paris devra nous profiter&|160;;c’est un des articles à mettre en tête de la constitution&|160;: ilfaut que les électeurs puissent casser, poursuivre et fairecondamner tout député qui trahit son mandat, comme on condamnecelui qui abuse d’une procuration&|160;! Jusque-là, tout est aupetit bonheur.

»&|160;Enfin, cette décision m’a faitplaisir&|160;; et maintenant, je continue.

»&|160;Outre ma joie de voir ce grandmouvement, j’avais encore la satisfaction de reconnaître que lesgens ici savent très bien ce qu’ils veulent et ce qu’ils font.J’allais, le soir, après souper, au Palais-Royal, que le ducd’Orléans laisse ouvert à tout le monde. Ce duc est undébauché&|160;; mais au moins, ce n’est pas un hypocrite&|160;;après avoir passé la nuit au cabaret ou bien ailleurs, il ne va pasentendre la messe et se faire donner l’absolution, pour recommencerle lendemain. On le dit ami de Sieyès et de Mirabeau. Quelques-unslui reprochent d’avoir attiré dans Paris des quantités de gueux,chargés de piller et de saccager la ville&|160;; c’est difficile àcroire, parce que les gueux arrivent tout seuls, après un hiveraussi terrible&|160;; qu’ils cherchent leur nourriture&|160;; etqu’on n’a pas besoin de faire signe aux sauterelles de tomber surles moissons.

»&|160;Enfin, la reine et la cour détestent ceduc, et cela lui fait beaucoup d’amis. Son Palais-Royal esttoujours ouvert, et dans l’intérieur se trouvent des lignesd’arbres où chacun peut se promener. Quatre rangées d’arcadesentourent le jardin, et là-dessous sont les plus belles boutiqueset les plus élégants cabarets de Paris. C’est la réunion de lajeunesse et des gazetiers, qui parlent haut pour ou contre, sans segêner de personne. Quant à ce qu’ils disent, ce n’est pas toujoursfameux, et la plupart du temps, cela vous passe par la tête commedans un crible, le bon grain qui reste n’est pas lourd&|160;; ilsvendent plus de paille que de froment. Deux ou trois fois, j’aibien écouté, et puis, en sortant, je me demandais, toutembarrassé&|160;: – Qu’est-ce qu’ils ont dit&|160;? – Mais, c’estégal, le fond est toujours bon, et quelques-uns ont tout de mêmebeaucoup d’esprit.

»&|160;Nous avons pris là, sous les arbres,une bouteille de mauvaise piquette très chère. Les loyers sontchers aussi&|160;; je me suis laissé dire que la moindre de cesboutiques se loue deux et trois mille livres par an&|160;: il fautbien se rattraper sur la pratique. Ce Palais-Royal est réellementune grande foire, et la nuit, quand les lanternes s’allument, on nepeut rien voir de plus beau.

»&|160;Le 11, vers deux heures del’après-midi, nous sommes repartis bien contents de notre voyage,et bien sûrs que la masse des Parisiens était pour le tiers état.Voilà le principal.

»&|160;Le 12, à neuf heures, nous étions ànotre poste&|160;; et comme nos commissaires n’avaient pus’entendre avec ceux de la noblesse et du clergé, nous vîmes qu’onvoulait seulement nous faire perdre du temps. C’est pourquoi, danscette séance, on prit des mesures pour aller en avant. Le doyen etles anciens furent chargés de dresser la liste des députés, et l’ondécida que tous les huit jours une commission, composée d’un députéde chaque province, serait nommée pour maintenir l’ordre dans lesconférences, recueillir et compter les voix, connaître la majoritédes opinions sur chaque question, etc.

»&|160;Nous reçûmes le lendemain unedéputation de la noblesse, pour nous signifier que leur ordre étaitconstitué, qu’ils avaient nommé leur président, leurs secrétaires,ouvert des registres, et pris divers arrêtés, entre autres celui deprocéder seuls à la vérification de leurs pouvoirs. Ils étaientbien décidés à se passer de nous.

»&|160;Le même jour, le clergé nous fit direqu’il avait nommé des commissaires, pour conférer avec ceux de lanoblesse et du tiers état, sur la vérification des pouvoirs encommun et la réunion des trois ordres.

»&|160;Une grande discussion s’éleva&|160;;les uns voulaient nommer des commissaires, d’autres proposaient dedéclarer que nous ne reconnaîtrions pour représentants légaux, queceux dont les pouvoirs auraient été examinés dans l’assembléegénérale, et que nous invitions les députés de l’église et de lanoblesse à se réunir dans la salle des états, où nous lesattendions depuis huit jours.

»&|160;Comme la discussion s’échauffait, etque plusieurs membres voulaient encore parler, les débats furentcontinués le lendemain. Rabaud de Saint-Étienne, un ministreprotestant&|160;; Viguier, député de Toulouse&|160;; Thouret,avocat au parlement de Rouen&|160;; Barnave, député duDauphiné&|160;; Boissy-d’Anglas, député du Languedoc, tous deshommes de grand talent et des orateurs admirables, surtout Barnave,soutinrent, les uns qu’il fallait marcher, les autres qu’il fallaitencore attendre, et donner le temps à la noblesse et au clergé deréfléchir&|160;; comme si toutes leurs réflexions n’avaient pas étéfaites. Enfin, Rabaud de Saint-Étienne l’emporta, et l’on choisitseize membres qui devaient conférer avec les commissaires desnobles et des évêques.

»&|160;Dans notre séance du 23, on proposa denommer un comité de rédaction, chargé de rédiger tout ce quis’était passé depuis l’ouverture des états généraux. Cetteproposition fut rejetée, parce que ce simple exposé pouvaitaugmenter l’agitation du pays, en démontrant les intrigues de lanoblesse et du clergé, pour paralyser le tiers état.

»&|160;Le 22 et le 23, le bruit courait déjàque Sa Majesté voulait nous présenter le projet d’un emprunt. Aumoyen de cet emprunt, on aurait pu se passer de nous, puisque ledéficit aurait été comblé&|160;; seulement, nos enfants etdescendants auraient payé les rentes à perpétuité. – Les troupesarrivaient en même temps par masses autour de Paris et deVersailles.

»&|160;Le 26, on compléta le règlement dediscipline et de bon ordre&|160;; et nos commissaires vinrent nousannoncer qu’ils n’avaient pu s’entendre avec ceux de lanoblesse.

»&|160;Le lendemain 27, Mirabeau résuma toutce qui s’était passé jusqu’alors, en disant&|160;: «&|160;Lanoblesse ne veut pas se réunir à nous, pour juger des pouvoirs encommun. Nous voulons vérifier les pouvoirs en commun. Le clergépersévère à vouloir nous concilier. Je propose de décréter unedéputation vers le clergé, très solennelle et très nombreuse, pourl’adjurer au nom du Dieu de paix, de se ranger du côté de laraison, de la justice et de la vérité, et de se réunir à sescodéputés, dans la salle commune.&|160;»

»&|160;Tout cela se passait au milieu dupeuple. La foule nous entourait et ne se gênait pas pour applaudirceux qui lui plaisaient.

»&|160;Le lendemain, 28, on ordonna d’établirune barrière pour séparer l’assemblée du public, et l’on fit unedéputation au clergé, dans le sens indiqué par Mirabeau.

»&|160;Ce même jour, nous reçûmes une lettredu roi&|160;: «&|160;Sa Majesté avait été informée que lesdifficultés entre les trois ordres, relativement à la vérificationdes pouvoirs, subsistaient encore. Elle voyait avec peine, et mêmeavec inquiétude, l’assemblée qu’elle avait convoquée pour s’occuperde la régénération du royaume, livrée à une inaction funeste. Dansces circonstances, elle invitait les commissaires nommés par lestrois ordres à reprendre leurs conférences, en présence du gardedes sceaux et des commissaires que Sa Majesté nommerait elle-même,afin d’être informée particulièrement des ouvertures deconciliation qui seraient faites, et de pouvoir contribuerdirectement à une harmonie si désirable.&|160;»

»&|160;Il paraît que c’était nous, – lesdéputés des communes, – qui étions cause de l’inaction des étatsgénéraux depuis trois semaines&|160;; c’était nous qui voulionsfaire bande à part, et qui défendions de vieux privilègescontraires aux droits de la nation&|160;!

»&|160;Sa Majesté nous prenait pour desenfants.

»&|160;Plusieurs députés parlèrent contrecette lettre, entre autres Camus. Ils dirent que de nouvellesconférences étaient inutiles, que la noblesse ne voudrait pasentendre raison&|160;; que d’ailleurs les communes ne devaient pasaccepter la surveillance du garde des sceaux, – lequel tiendraitnaturellement avec les nobles, – que nos commissaires seraient là,devant ceux du roi, comme des plaideurs devant des juges décidésd’avance à les condamner&|160;; et qu’il arriverait ce qui étaitdéjà arrivé en 1589&|160;: à cette époque, le roi avait aussiproposé de pacifier les esprits, et il les avait effectivementpacifiés par un arrêt du conseil.

»&|160;Beaucoup de députés pensaient les mêmeschoses&|160;; ils regardaient cette lettre comme un véritablepiège.

»&|160;Malgré cela, le lendemain 29,«&|160;afin d’épuiser tous les moyens de conciliation, » on fit auroi une très humble adresse, pour le remercier de ses bontés, etpour lui dire que les commissaires du tiers étaient prêts àreprendre leurs séances avec ceux du clergé et de la noblesse. Maisle lundi suivant, 1er juin, Rabaud de Saint-Étienne, unde nos commissaires, étant venu nous dire que le ministre Neckerleur proposait d’accepter la vérification des pouvoirs par ordre,et de s’en remettre, pour tous les cas douteux, à la décision duconseil, il fallut bien reconnaître que Camus avait raison&|160;: –le roi lui-même était contre la vérification des pouvoirs encommun&|160;; il voulait trois chambres séparées, au lieu d’uneseule&|160;; il tenait avec le clergé et la noblesse, contre letiers état&|160;! – Nous ne pouvions plus compter que surnous-mêmes.

»&|160;Tout ce que je vous ai racontéjusqu’ici, maître Jean, est exact, et cela vous montre que cesgrands mots, ces grandes phrases, ces fleurs, comme on dit, sontinutiles. Le dernier Baraquin, pourvu qu’il ait du bon sens, voitclairement les choses, et toutes ces inventions de style sontinutiles et même nuisibles à la clarté. Tout peut être expliquésimplement&|160;: – Vous voulez ceci&|160;? – Moi, je veuxça&|160;! – Vous nous entourez de soldats&|160;! – Les Parisienssont avec nous&|160;! – Vous avez de la poudre, des fusils, descanons, des mercenaires suisses, etc. – Nous n’avons rien que nosmandats&|160;! Mais nous sommes las d’être dépouillés, grugés etvolés. – Vous croyez être les plus forts&|160;? – Nousverrons&|160;!

»&|160;C’est le fond de l’histoire&|160;;toutes les inventions de mots et de discours, quand le droit et lajustice sont évidents, ne servent plus à rien&|160;: – On nous abernés… Arrivons au fond des choses… Nous payons, nous voulonssavoir ce que notre argent devient. Et d’abord nous voulons payerle moins possible. Nos enfants sont soldats, nous voulons savoirqui les commande, pourquoi ces gens les commandent et ce qui nousen revient. Vous avez des ordres de la noblesse et du tiers&|160;;pourquoi ces distinctions&|160;? Comment les enfants de l’unsont-ils supérieurs aux enfants de l’autre&|160;? Est-ce qu’ilssont d’une autre espèce&|160;? Est-ce qu’ils viennent des dieux etles nôtres des animaux&|160;? – Voilà&|160;! c’est cela qu’il fautrendre clair.

»&|160;Maintenant, continuons.

»&|160;La noblesse comptait sur les troupes,elle voulait tout emporter par la force et rejeta nos propositions.Nous étant donc réunis, le 10 juin, après la lecture desconférences de nos commissaires avec ceux de la noblesse, Mirabeaudit que les députés des communes ne pouvaient attendredavantage&|160;; que nous avions des devoirs à remplir, et qu’ilétait temps de commencer&|160;; qu’un membre de la députation deParis avait à proposer une motion de la plus haute importance, etqu’il invitait l’assemblée à vouloir bien l’entendre.

»&|160;Ce membre était l’abbé Sieyès, un hommedu Midi, de quarante à quarante-cinq ans environ. Il parle mal etd’une voix faible, mais ses idées sont très bonnes. J’ai vendubeaucoup de ses brochures, vous le savez&|160;; elles ont produitle plus grand bien.

«&|160;Voici ce qu’il dit au milieu dusilence&|160;:

–&|160;Depuis l’ouverture des états généraux,les députés des communes ont tenu une conduite franche etcalme&|160;; ils ont eu tous les égards compatibles avec leurcaractère, pour la noblesse et le clergé&|160;; tandis que ces deuxordres privilégiés ne les ont payés que d’hypocrisie et desubterfuges. L’assemblée ne peut rester plus longtemps dansl’inaction, sans trahir ses devoirs et les intérêts de sescommettants&|160;; il faut donc vérifier les pouvoirs. La noblesses’y refuse&|160;; de ce qu’un ordre refuse de marcher, peut-ilcondamner les autres à l’immobilité&|160;? Non&|160;! Doncl’assemblée n’a plus autre chose à faire, que d’inviter unedernière fois les membres des deux chambres privilégiées à serendre dans la salle des états généraux, pour assister, concouriret se soumettre à la vérification commune des pouvoirs. Et puis, encas de refus, de passer outre.

»&|160;Mirabeau dit ensuite qu’il fallaitprendre défaut contre la noblesse et le clergé.

»&|160;Une seconde séance eut lieu le mêmejour, de cinq à huit heures&|160;; la motion de l’abbé Sieyès futadoptée, et l’on décida en même temps d’envoyer une adresse au roi,pour lui expliquer les motifs de l’arrêté du tiers.

»&|160;Le vendredi, 12 juin, il fallutsignifier aux deux autres ordres ce que nous avions décidé, etrédiger l’adresse au roi. M.&|160;Malouet proposa un projet écritd’un style mâle et vigoureux mais rempli de compliments. Volney,qu’on raconte avoir couru l’Égypte et la terre sainte luirépondit&|160;: «&|160;Méfions-nous de tous ces éloges, dictés parla bassesse et la flatterie, et enfantés par l’intérêt. Nous sommesici dans le séjour des menées et de l’intrigue&|160;; l’air qu’on yrespire porte la corruption dans les cœurs&|160;! Des représentantsde la nation, hélas&|160;! semblent déjà en être vivementatteints…&|160;» Il continua de cette manière, et Malouet ne ditplus rien.

»&|160;Finalement, après de grandes batailles,on décida de porter en députation au roi, l’adresse rédigée parM.&|160;Barnave, renfermant l’exposition de tout ce qui s’étaitpassé depuis l’ouverture des états généraux, et ce que le tiersavait décidé. Notre députation rentrait sans avoir vu le roi,attendu qu’il était à la chasse, lorsqu’une autre députation de lanoblesse arriva nous annoncer que son ordre délibérait sur nospropositions. M.&|160;Bailly, député du tiers parisien,répondit&|160;: «&|160;Messieurs, les communes attendent depuislongtemps messieurs de la noblesse&|160;!&|160;» Et sans se laisserarrêter par cette nouvelle cérémonie, qui n’avait comme toutes lesautres, que le but de nous traîner de jour en jour et de semaine ensemaine, on commença l’appel des bailliages, après avoir nomméM.&|160;Bailly, président provisoire et l’avoir chargé de nommerdeux membres, en qualité de secrétaires, pour dresser procès-verbalde l’appel qu’on allait faire et des autres opérations del’assemblée.

»&|160;L’appel commença vers sept heures etfinit à dix. Alors nous fûmes constitués, non pas en tiers état,comme l’auraient voulu les autres, mais en états généraux&|160;;les deux ordres privilégiés n’étaient que des assembléesparticulières&|160;; nous étions l’assemblée de la nation.

»&|160;Nous avions perdu cinq semaines par lamauvaise volonté des nobles et des évêques, et vous allez voir cequ’ils firent encore pour nous empêcher d’avancer.

»&|160;Je ne vous parlerai pas des questionsde mots qui s’élevèrent ensuite et qui nous prirent trois grandesséances, pour savoir s’il fallait s’appeler&|160;: – représentantsdu peuple français, comme le voulait Mirabeau&|160;; – assembléelégitime des représentants de la majeure partie de la nation,agissant en l’absence de la mineure partie – comme le voulaitMounier, – ou&|160;: représentants connus et vérifiés de la nationfrançaise – comme le demandait Sieyès. Moi, j’aurais pristranquillement le vieux nom d’états généraux. Les nobles et lesévêques refusaient d’y paraître, cela les regardait&|160;; maisnous n’en étions pas moins les états généraux de 1789&|160;; nousn’en représentions pas moins les quatre-vingt-seizecentièmes de la France.

»&|160;Enfin, sur une nouvelle proposition deSieyès, on adopta le titre d’Assemblée nationale.

»&|160;Mais le meilleur, c’est qu’à partir denotre déclaration du 12, chaque jour quelques bons curés sedétachaient de l’assemblée des évêques et venaient faire vérifierleurs pouvoirs chez nous. Le 13, il en vint trois du Poitou, le 14,six autres&|160;; le 15, deux&|160;; le 16, six&|160;; et ainsi desuite&|160;! Figurez-vous notre joie, nos cris d’enthousiasme, nosembrassades. Notre président passait la moitié des séances àcomplimenter ces braves curés, les larmes aux yeux. Dans le nombredes premiers se trouvait M.&|160;l’abbé Grégoire, d’Emberménil,auquel j’ai vendu plus d’un de mes petits livres. En le voyantarriver, je courus à sa rencontre pour l’embrasser, et je lui dis àl’oreille&|160;:

«&|160;–&|160;À la bonne heure&|160;! voussuivez l’exemple du Christ, qui n’allait pas chez les princes, nichez le grand prêtre, mais chez le peuple.

»&|160;Il riait. Et moi je me figurais la minedes évêques, dans leur salle à côté&|160;; quelle débâcle&|160;!Dans le fond les curés auraient été bien simples de tenir avec ceuxqui les humilient depuis tant de siècles&|160;! Est-ce que le cœurdu peuple n’est pas le même sous la soutane du prêtre, ou sous lesarrau du paysan&|160;?

»&|160;Le 17, en présence de quatre à cinqmille spectateurs qui nous entouraient, l’Assemblée se déclaraconstituée, et chacun des membres prêta ce serment&|160;:«&|160;Nous jurons et promettons de remplir avec zèle et fidélitéles fonctions dont nous sommes chargés.&|160;» On confirma Baillycomme président de l’Assemblée nationale, et l’on déclara tout desuite à l’unanimité des suffrages, «&|160;que l’Assembléeconsentait provisoirement, pour la nation, à la perception desimpôts existants, – quoique illégalement établis et perçus, – maisseulement jusqu’à la première séparation de l’Assemblée, dequelque cause qu’elle pût provenir&|160;! Passé lequel jourtoute levée d’impôts cesserait dans toutes les provinces duroyaume, par le seul fait de la dissolution.&|160;»

»&|160;Réfléchissez à cela, maître Jean, etfaites-le bien comprendre aux notables du pays. Notre misèrependant tant de siècles est venue de ce que nous étions assezbornés, assez timides pour payer des impôts qui n’avaient pas étévotés par nos représentants. L’argent est le nerf de la guerre, etnous avons toujours donné notre argent à ceux qui nous mettaient lacorde au cou. Enfin, celui qui payerait les impôts après ladissolution de l’Assemblée nationale, serait le dernier desmisérables, il trahirait père, mère, femme, enfants, et lui-même,la patrie&|160;; et ceux qui voudraient les percevoir ne devraientpas être considérés comme des Français, mais comme desbrigands&|160;! C’est le premier principe proclamé par l’Assembléenationale de 1789.

»&|160;La séance fut levée à cinq heures etremise au même soir de ce 17 juin.

»&|160;Vous pensez comme le roi, la reine, lesprinces, la cour et les évêques ouvrirent l’œil en apprenant cettedéclaration du tiers état. Durant la séance, M.&|160;Bailly avaitété prié de se rendre à la chancellerie, pour y recevoir une lettredu roi&|160;; l’Assemblée ne lui avait pas permis de s’absenter. –À la séance du soir, M.&|160;Bailly nous lut cette lettre du roi,qui désapprouvait le mot d’ordres privilégiés, queplusieurs députés du tiers avaient employé pour désigner lanoblesse et le clergé. Le mot ne lui plaisait pas. C’étaitcontraire, disait-il, à la concorde qui devait exister entrenous&|160;; mais la chose ne lui paraissait pas contraire à laconcorde&|160;: la chose doit rester&|160;!

»&|160;Voilà, maître Jean, ce que je vousdisais plus haut&|160;: l’injustice n’existe pas à la cour, quandon l’appelle justice, ni la bassesse quand on l’appelle grandeur.Que répondre à cela&|160;? Tout le monde se tut.

»&|160;Le lendemain, nous assistâmes en corpsà la procession du saint sacrement dans les rues de Versailles. Levendredi 19, on organisa les comités, on en forma quatre&|160;: lepremier, pour veiller aux subsistances&|160;; le deuxième, pour lesvérifications&|160;; le troisième, pour la correspondance et lesimpressions&|160;; le quatrième, pour le règlement. Tout était enbonne voie, nous allions marcher vite&|160;; mais cela ne faisaitpas le compte de la cour&|160;; d’autant plus que le même soir,vers six heures, on apprit que cent quarante-neuf députés du clergés’étaient déclarés pour la vérification des pouvoirs en commun.

»&|160;Nous avions tout supporté pour remplirnotre mandat&|160;; nous avions été calmes, nous avions résisté àl’indignation, à la colère que vous inspirent l’insolence etl’hypocrisie&|160;! En voyant que tous les moyens détournés pournous exaspérer et nous faire commettre des fautes ne suffisaientpas, on résolut d’en employer d’autres, de plus grossiers, de plushumiliants.

»&|160;C’est le 20 juin que cela commença.

»&|160;Ce jour, de grand matin, on entenditpublier dans les rues, par des hérauts d’armes&|160;: «&|160;que leroi ayant arrêté de tenir une séance royale aux états généraux,lundi 22 juin, les préparatifs à faire dans les trois sallesexigeaient la suspension des assemblées jusqu’à ladite séance, etque Sa Majesté ferait connaître, par une nouvelle proclamation,l’heure à laquelle elle se rendrait lundi à l’Assemblée desétats&|160;».

»&|160;On apprit en même temps qu’undétachement de gardes-françaises s’était emparé de la salle desMenus.

»&|160;Tout le monde comprit aussitôt que lemoment dangereux était venu. Je vis avec plaisir mes deuxconfrères, Gérard et le curé Jacques, monter chez nous, à septheures. La séance du jour était indiquée pour huit heures. Endéjeunant, nous prîmes la résolution de nous tenir fermes autour duprésident, qui représentait notre union et par conséquent notreforce. À vous dire vrai, nous regardions ceux qui voulaient arrêterla marche du pays, comme de véritables polissons, des gens quin’avaient jamais vécu que du travail des autres, des êtres sansexpérience, sans capacités, sans délicatesse, sans génie, et donttoute la force venait de l’ignorance et de l’abrutissement dupeuple, qui se laisse toujours prendre à la magnificence deslaquais, sans penser que tous ces galons d’or, ces habits brodés etces chapeaux à plumes, tous ces carrosses et ces chevaux viennentde son propre travail et de l’impudence des drôles qui luisoutirent son argent.

»&|160;Quant à la mesure de nous fermer lesportes de l’assemblée, c’était tellement plat, que nous enhaussions les épaules de pitié.

»&|160;Naturellement notre bon roi ne sedoutait pas de ces choses&|160;; son esprit calme et doux nedescendait pas à ces misères, nous le bénissions de sa bonté, de sasimplicité, sans le charger de la bêtise et de l’insolence de lacour.

»&|160;À sept heures trois quarts nouspartîmes de notre maison. En approchant de la salle des Menus, nousvîmes une centaine de députés du tiers réunis sur l’esplanade,Bailly, notre président, au milieu d’eux. Il faut que je vouspeigne ce brave homme. Jusqu’alors, au milieu d’une foule d’autres,il ne s’était pas encore montré&|160;; nous l’avions choisi parcequ’il avait la réputation d’être très savant et très honnête. C’estun homme de cinquante à cinquante-cinq ans, la figure longue, l’airdigne et ferme. Il ne précipite rien&|160;; il écoute et regardelongtemps avant de prendre un parti&|160;; mais une fois résolu, ilne recule pas.

»&|160;D’autres députés du tiers arrivaientaussi par différentes allées. À neuf heures sonnant, on s’approchade la salle des états, M.&|160;Bailly et les deux secrétaires entête. Quelques gardes-françaises se promenaient à la porte.Aussitôt qu’ils nous virent approcher, un officier commandant parutet s’avança&|160;; M.&|160;Bailly eut une vive discussion avec lui.Je n’étais pas assez proche pour l’entendre, mais aussitôt on sedit que la porte nous était fermée. L’officier [6], unhomme très poli, s’excusait sur ses ordres. L’indignation nouspossédait. Au bout de vingt minutes, l’assemblée était à peu prèscomplète&|160;; et comme l’officier de garde, malgré sa politesse,ne voulait pas nous laisser le passage libre, plusieurs députésprotestèrent avec force, et puis on remonta l’avenue jusque près dela grille, au milieu du plus grand tumulte. Les uns criaient qu’ilfallait se rendre à Marly, pour tenir l’assemblée sous les fenêtresdu château&|160;; les autres que le roi voulait plonger la nationdans les horreurs de la guerre civile, affamer le pays et qu’onn’avait jamais rien vu de semblable sous les plus grands despotes,Louis XI, Richelieu et Mazarin.

»&|160;La moitié de Versailles prenait part ànotre indignation&|160;; le peuple, hommes et femmes, nousentourait et nous écoutait.

»&|160;M.&|160;Bailly s’était éloigné vers dixheures&|160;; on ne savait ce qu’il était devenu, lorsque troisdéputés vinrent nous avertir qu’après avoir enlevé nos papiers del’hôtel des états, avec l’aide des commissaires quil’accompagnaient, il s’était transporté dans une grande salle oùl’on jouait ordinairement au jeu de paume, rue Saint-François, –presque en face de mon logement, – et que cette salle pourraitcontenir l’assemblée.

»&|160;Nous partîmes donc, escortés par lepeuple, pour nous rendre au jeu de paume, en descendant la rue quilonge, par derrière, la partie du château qu’on appelle les grandscommuns, et nous entrâmes dans la vieille bâtisse vers midi.L’affront que nous venions de recevoir montrait assez que lanoblesse et les évêques étaient las d’avoir des ménagements pournous, qu’il fallait nous attendre à d’autres indignités, et quenous devions prendre des mesures, non seulement en vue d’assurerl’exécution de notre mandat, mais encore de sauvegarder notreexistence. Ces malheureux, habitués à n’employer que la force, neconnaissent pas d’autre loi&|160;; heureusement, nous étions prèsde Paris, cela contrariait leurs projets.

»&|160;Enfin, poursuivons.

»&|160;La salle du jeu de paume est uneconstruction carrée, haute d’environ trente-cinq pieds, pavée degrandes dalles, sans piliers, sans poutres de traverse, et leplafond en larges madriers&|160;; le jour vient de quelquesfenêtres bien au-dessus du sol, ce qui donne à l’intérieur unaspect sombre. Tout autour sont d’étroites galeries enplanches&|160;; il faut les traverser pour arriver dans cetteespèce de halle aux blés ou de marché couvert, qui doit existerdepuis longtemps. Dans tous les cas, on ne bâtit pas en pierres detaille pour un jeu d’enfants. Tout y manquait, les chaises et lestables&|160;; il fallut en chercher dans les maisons du voisinage.Le maître de l’établissement, un petit homme chauve, paraissaitcontent de l’honneur qu’on lui faisait. On établit une table aumilieu de la halle et quelques chaises autour. L’assemblée étaitdebout. La foule remplissait les galeries.

»&|160;Alors Bailly, montant sur une chaise,commença par nous rappeler ce qui venait de se passer&|160;; puisil nous lut les deux lettres de M.&|160;le marquis de Brézé, maîtredes cérémonies, dans lesquelles ce seigneur lui communiquaitl’ordre de suspendre nos réunions jusqu’à la séance royale. Cesdeux lettres avaient le même objet, la seconde ajoutait seulementque l’ordre était positif. – Ensuite, M.&|160;Bailly nous proposade mettre en délibération le parti qu’il fallait prendre.

»&|160;Il est inutile, je crois, maître Jean,de vous faire comprendre notre émotion&|160;: quand on représenteun grand peuple, et qu’on voit ce peuple outragé dans sa proprepersonne&|160;; quand on se rappelle ce que nos pères ont souffertde la part d’une classe d’étrangers qui, depuis des centainesd’années, vivent à nos dépens, et s’efforcent de nous retenir dansla servitude&|160;; quand on vient encore de vous rappeler avecinsolence, quelques jours avant, que c’est par grâce qu’on oublieun instant la supériorité «&|160;des descendants de nos fiersconquérants, sur l’humble postérité des vaincus&|160;!&|160;» etqu’on s’aperçoit enfin qu’au moyen de la ruse et de l’insolence, onveut continuer sur nous et nos descendants le même système, alors,à moins de mériter ce traitement abominable, on est prêt à toutsacrifier pour maintenir ses droits, et rabattre l’orgueil de ceuxqui nous humilient.

»&|160;Mounier, plein de calme au milieu deson indignation, eut alors une idée véritablement grande. Aprèsnous avoir représenté combien il était étrange de voir la salle desétats généraux occupée par des hommes armés, et nous,l’Assemblée nationale, à la porte, exposés au rireinsultant de la noblesse et de ses laquais&|160;; forcés de nousréfugier au jeu de paume pour ne pas interrompre nos travaux&|160;;il s’écria que l’intention de nous blesser dans notre dignité semontrait ouvertement, qu’elle nous avertissait de toute la vivacitéde l’intrigue et de l’acharnement avec lequel on cherchait àpousser notre bon roi à des mesures désastreuses&|160;; et que,dans cette situation, les représentants de la nation n’avaientqu’une chose à faire&|160;: c’était de se lier au salut public etaux intérêts de la patrie par un serment solennel.

»&|160;Cette proposition, vous le pensez bien,excita un enthousiasme extraordinaire&|160;; chacun comprenait quel’union des braves gens fait la terreur des gueux, et l’on pritaussitôt l’arrêté suivant&|160;:

«&|160;L’Assemblée nationale, considérantqu’appelée à fixer la constitution du royaume, opérer larégénération de l’ordre public, et maintenir les vrais principes dela monarchie, rien ne peut empêcher qu’elle ne continue sesdélibérations dans quelque lieu qu’elle soit forcée de s’établir,et qu’enfin partout où ses membres sont réunis, là est l’Assembléenationale&|160;:

»&|160;Arrête que tous les membres de cetteassemblée prêteront à l’instant serment solennel de ne jamais seséparer, et de se rassembler partout où les circonstancesl’exigeront, jusqu’à ce que la constitution du royaume soit établieet affermie sur des fondements solides&|160;; et que, ledit sermentétant prêté, tous les membres, et chacun d’eux en particulier,confirmeront par leur signature cette résolutioninébranlable.&|160;»

»&|160;Quel bonheur vous auriez eu, maîtreJean, de voir alors cette grande salle sombre, nous au milieu, lepeuple autour&|160;; d’entendre ce grand bourdonnement del’étonnement, du contentement, de l’enthousiasme&|160;; puis leprésident Bailly, debout sur une chaise, nous lire la formule duserment, au milieu d’un silence religieux&|160;; et tout à coup noscentaines de voix éclater comme un coup de tonnerre dans la vieillebâtisse&|160;:

«&|160;–&|160;Nous le jurons&|160;!… nous lejurons&|160;!…

»&|160;Ah&|160;! nos anciens qu’on a tant faitsouffrir, devaient se remuer sous terre&|160;! Je ne suis pas unhomme tendre, mais je n’avais plus une goutte de sang dans lesveines. Jamais de la vie je n’aurais cru qu’un bonheur pareilpouvait m’arriver. Près de moi, le curé Jacques pleurait&|160;;Gérard, de Vic, était tout pâle&|160;; finalement nous tombâmesdans les bras les uns des autres.

»&|160;Dehors, des acclamations immensess’étendaient sur la vieille ville&|160;; et c’est là que je me suisrappelé ce verset de l’Évangile, lorsque l’âme du Christ estremontée aux cieux&|160;: «&|160;La terre en trembla, le voile dutemple fut déchiré.&|160;»

»&|160;Quand le calme se rétablit, chacun àson tour s’approchant de la table répéta le même serment, que lessecrétaires inscrivaient et lui faisaient signer. Je n’ai jamaisécrit mon nom avec tant de plaisir&|160;; je riais en signant, eten même temps j’aurais voulu pleurer. Ah&|160;! le beaujour&|160;!…

»&|160;Un seul député, Martin d’Auch, deCastelnaudary, signa&|160;: «&|160;Opposant.&|160;» Valentin seracontent d’apprendre qu’il n’est pas seul de son espèce en France,et qu’un autre enfant du peuple aime plus les nobles que sa proprerace&|160;: ils sont deux&|160;!

»&|160;On écrivit l’opposition de Martind’Auch sur le registre. Et, comme quelques-uns proposaientd’envoyer une députation à Sa Majesté, pour lui représenter notredouleur profonde, etc., l’assemblée s’ajourna purement etsimplement au lundi 22, heure ordinaire&|160;; arrêtant, en outre,que si la séance royale avait lieu dans la salle des Menus, tousles membres du tiers état y demeureraient après la séance, pours’occuper de leurs propres affaires, qui sont celles de lanation.

»&|160;On se sépara sur les six heures.

»&|160;En apprenant ce qui venait de sepasser, M.&|160;le comte d’Artois, surpris de voir qu’on pouvaitaussi délibérer au jeu de paume, se dépêcha de le faire retenir,pour s’y amuser le 22. Cette fois il était bien sûr, le pauvreprince, que nous ne saurions plus où donner de la tête.

»&|160;Le lendemain, le roi nous envoyaprévenir que la séance n’aurait pas lieu le 22, mais le 23&|160;;c’était prolonger nos angoisses. Mais, hélas&|160;! ces profondsgénies n’avaient pas songé qu’il existe encore à Versaillesd’autres endroits que le jeu de paume et la salle des Menus. Desorte que le 22, trouvant ces deux salles fermées, l’assemblée serendit d’abord à la chapelle des Récollets, qui n’était pas assezgrande, puis à l’église Saint-Louis, où chacun fut à son aise.

»&|160;Le plan magnifique de M.&|160;le comted’Artois, des princes de Condé et de Conti, fut ainsi déjoué. On nepeut songer à tout, mon Dieu&|160;! Qui jamais aurait cru qu’onirait à l’église Saint-Louis, et que le clergé lui-même viendraitnous y rejoindre&|160;? – Ce sont pourtant ces grands hommes-là,maître Jean, qui nous ont tenus dans l’abaissement pendant dessiècles&|160;! Il est facile maintenant de voir que notre ignoranceseule en était cause, et qu’on ne peut pas leur en faire dereproches. L’innocente Jeannette Paramel, des Baraques, avec sagrosse gorge, a plus de malice qu’eux.

»&|160;Vers midi, M.&|160;Bailly nous annonçaqu’il était prévenu que la majorité du clergé devait se rendre àl’assemblée, pour vérifier les pouvoirs en commun. La cour lesavait depuis le 19&|160;; c’était pour empêcher à tout prix cetteréunion, qu’on nous avait fermé la salle des Menus, et qu’onpréparait une séance royale.

»&|160;Le clergé se rassembla d’abord dans lechœur de l’église&|160;; puis il s’unit à nous dans la nef, et cefut encore une scène attendrissante&|160;; les curés avaiententraîné leurs évêques, et les évêques eux-mêmes étaient presquetous revenus au bon sens.

»&|160;Un seul ecclésiastique, l’abbé Maury,le fils d’un cordonnier du Comtat-Venaissin, se sentait blessé danssa dignité, d’être confondu parmi les députés du tiers. On voitpourtant des choses singulières en ce monde&|160;!

»&|160;Malgré cet abbé, le plus opposé de sonordre à la réunion, on se communiqua les pièces, on prononçaquelques discours pour se féliciter les uns et les autres&|160;;après quoi la séance fut levée, pour être continuée le lendemainmardi, à neuf heures, au lieu ordinaire des assemblées,c’est-à-dire dans la salle des Menus.

»&|160;Nous arrivons donc au 23, jour de laséance royale.

»&|160;Le matin, en me levant et poussant lesvolets, je vis qu’il allait faire un temps abominable&|160;; il nepleuvait pas encore, mais tout était gris au ciel. Cela n’empêchaitpas la rue de fourmiller de monde. Quelques instants après, le pèreGérard monta pour déjeuner, puis M.&|160;le curé Jacques. Nousétions en costume de cérémonie, comme le jour de notre premièreréunion. Qu’est-ce que cette séance royale signifiait&|160;?Qu’est-ce qu’on avait à nous dire&|160;? Depuis la veille, onsavait déjà que les Suisses et les gardes-françaises étaient sousles armes. Le bruit avait aussi couru que six régimentss’avançaient sur Versailles. En déjeunant, nous entendions lespatrouilles monter et descendre la rue Saint-François. Gérardpensait qu’on allait faire un mauvais coup, un coup d’État, commeon dit, pour nous forcer de voter l’argent, et puis nous renvoyerchez nous.

»&|160;Le curé Jacques disait que ce serait,en quelque sorte, nous demander la bourse ou la vie, et que le roin’était pas capable, malgré sa complaisance pour la reine et lecomte d’Artois, de faire un trait pareil&|160;; qu’il n’yconsentirait jamais. Je pensais comme lui. Mais quand à savoir dansquel but allait avoir lieu la séance royale, je n’étais pas plusavancé que les autres. L’idée me venait seulement qu’on voulaitnous faire peur. Enfin, nous allions bientôt savoir à quoi nous entenir.

»&|160;À neuf heures, nous partîmes. Toutesles rues aboutissant à l’hôtel des états s’encombraient déjà depeuple&|160;; les patrouilles allaient et venaient&|160;; les gensde toute sorte, bourgeois, ouvriers et soldats, avaient l’airinquiet&|160;; chacun se méfiait de quelque chose.

»&|160;Dans le moment où nous approchions dela salle, il commençait à pleuvoir&|160;; l’averse ne pouvait pastarder à venir. J’étais en avant et je me dépêchais. Une centainede députés du tiers stationnaient devant la porte, sur la grandeavenue&|160;; on les empêchait d’entrer, tandis que la noblesse etle clergé passaient sans observations&|160;; et, comme j’arrivais,une espèce de laquais vint prévenir messieurs du tiers étatd’entrer par la rue du Chantier, pour éviter tout encombrement etconfusion.

»&|160;M.&|160;le marquis de Brézé, ayant eude la peine à placer tout le monde avec ordre, le jour de lapremière réunion des états généraux, avait pris cette mesure de sonpropre chef, je suppose.

»&|160;La colère nous gagnait&|160;; malgrécela, comme la pluie commençait à tomber ferme, on se dépêchad’arriver à la porte du Chantier, pensant qu’elle était ouverte.Mais M.&|160;le marquis n’avait pas encore placé selon ses idéesles deux premiers ordres, la porte de derrière était donc aussifermée. Il fallut courir sous une espèce de hangar, à gauche,pendant que les nobles et les évêques entraient carrément etmajestueusement par la grande avenue de Paris. M.&|160;le grandmaître des cérémonies n’avait pas à se gêner avec nous&|160;; iltrouvait tout naturel de nous faire attendre&|160;; nous n’étionslà que pour la forme, en définitive. Qu’est-ce que lesreprésentants du peuple&|160;? Qu’est-ce que le tiers état&|160;?De la canaille&|160;! Ainsi pensait sans doute M.&|160;lemarquis&|160;; et si des paysans, des bourgeois comme moidigéraient avec peine ces affronts, renouvelés chaque jour par uneespèce de premier domestique, qu’on se figure la fureur d’un noblecomme Mirabeau&|160;; les cheveux lui en dressaient sur la tête,ses joues charnues tremblaient de colère. La pluie était battante.Deux fois, notre président avait été renvoyé, M.&|160;le marquisayant encore de grands personnages à placer. Mirabeau voyant cela,dit à Bailly d’une voix terrible, en montrant les députés dutiers&|160;:

«&|160;–&|160;Monsieur le président, conduisezla nation au-devant du roi&|160;!

»&|160;Enfin, pour la troisième fois, Baillys’approcha de la porte en y frappant, et M.&|160;le marquis daignaparaître, après avoir sans doute fini sa noble besogne. Celui-là,maître Jean, peut se vanter d’avoir bien servi la cour&|160;! Notreprésident lui déclara que si la porte ne s’ouvrait pas, le tiersétat allait se retirer. Alors elle s’ouvrit toute grande&|160;;nous vîmes la salle décorée comme le premier jour, les bancs de lanoblesse et du clergé garnis des magnifiques députés de ces deuxordres, et nous entrâmes trempés de pluie. Messieurs de la noblesseet quelques évêques riaient en nous voyant prendre place&|160;; ilsparaissaient tout à fait réjouis de notre humiliation.

»&|160;Ces choses-là coûtent cher&|160;!

»&|160;On s’assit donc, et presque aussitôt leroi entrait par l’autre bout de la salle, environné des princes dusang, des ducs et pairs, des capitaines de ses gardes et dequelques gardes du corps. Pas un seul cri de&|160;: «&|160;Vive leroi&|160;!&|160;» ne s’éleva de notre côté. Le silence s’établit àl’instant, et le roi dit «&|160;qu’il croyait avoir tout fait pourle bien de ses peuples, et qu’il semblait que nous n’avions plusqu’à finir son ouvrage&|160;; mais que depuis deux mois nousn’avions pu nous entendre sur les préliminaires de nos opérations,et qu’il se devait à lui-même de faire cesser ces funestesdivisions. En conséquence, il allait nous déclarer ce qu’ilvoulait.&|160;»

»&|160;Après ce discours, le roi s’assit et unsecrétaire d’État nous lut ses volontés.

«&|160;Art. 1er. – Le roi veut quel’ancienne distinction des trois ordres de l’État soit conservée enentier, et qu’ils forment trois chambres séparées. Il déclarenulles les délibérations prises par les députés du tiers état, le17 de ce mois.

»&|160;Art. 2. – Sa Majesté déclare lespouvoirs valables, vérifiés ou non vérifiés, dans chaque chambre,et ordonne qu’il en soit donné communication aux autres ordres,sans plus d’embarras.

»&|160;Art. 3. – Le roi casse et annule lesrestrictions qu’on a mises aux pouvoirs des députés.&|160;»

»&|160;De sorte que chacun de nous pouvaitfaire ce qui lui plaisait&|160;: accorder des subsides, voter desimpôts, aliéner les droits de la nation, etc., etc., sanss’inquiéter des vœux de ceux qui l’avaient envoyé.

»&|160;Art. 4 et 5. – Si des députés avaientfait le serment téméraire de rester fidèles à leur mandat, le roileur permettait d’écrire à leurs bailliages, pour s’en fairerelever&|160;; mais ils allaient rester en attendant à leur poste,pour donner du poids aux décisions des états généraux.

»&|160;Art. 6. – Sa Majesté déclare que dansles tenues des états généraux à l’avenir, elle ne permettra plusles mandats impératifs.&|160;»

»&|160;Sans doute parce que les filous quitrafiquent de leurs voix se reconnaîtraient trop bien au milieu deshonnêtes gens qui remplissent leur mandat&|160;!

»&|160;Ensuite Sa Majesté nous signifia dequelle manière elle entendait que nous procédions. D’abord ellenous défendait de traiter à l’avenir des affaires qui regardent lesdroits antiques des trois ordres&|160;; de la forme d’uneconstitution à donner aux prochains états généraux&|160;; despropriétés seigneuriales et féodales&|160;; des droits etprérogatives honorifiques des deux premiers ordres. Elle déclaraitque le consentement particulier du clergé serait nécessaire pourtout ce qui intéresse la religion, la discipline ecclésiastique, lerégime des ordres réguliers et séculiers.

»&|160;Enfin, maître Jean, nous n’étionsappelés là que pour payer le déficit et voter que le peupledonnerait l’argent&|160;; le reste ne nous regardait pas&|160;;tout était bien, très bien&|160;; tout devait rester debout, quandnous aurions financé&|160;!

»&|160;Après cette lecture, le roi se relevapour nous dire que jamais monarque n’en avait fait autant que lui,dans l’intérêt de ses peuples, et que ceux qui retarderaient encoreses intentions paternelles seraient indignes d’être regardés commeFrançais.

»&|160;Puis il se rassit, et on nous lut sesintentions sur les impôts, sur les emprunts et les autres affairesdes finances.

»&|160;Le roi voulait changer le nom desimpôts&|160;; vous entendez bien, maître Jean, le nom&|160;! Ainsi,la taille réunie au vingtième, ou remplacée de quelque autremanière, allait devenir plus coulante&|160;: au lieu de payer unelivre, on donnera vingt sous&|160;; au lieu de payer au collecteur,on payera au percepteur, et le peuple sera soulagé&|160;!

»&|160;Jamais aucun roi n’en a tant fait pourses peuples&|160;!

»&|160;Il voulait abolir les lettres decachet, mais en les conservant pour ménager l’honneur desfamilles&|160;; c’est clair&|160;!

»&|160;Il voulait aussi la liberté de lapresse, mais en ayant bien soin d’empêcher les mauvaisesgazettes et les mauvais livres de se publier.

»&|160;Il voulait le consentement des étatsgénéraux pour faire des emprunts&|160;; seulement, en cas deguerre, il déclarait pouvoir emprunter jusqu’à concurrence de centmillions pour commencer. «&|160;Car l’intention formelle du roi estde ne mettre jamais le salut de son empire dans la dépendance depersonne.&|160;»

»&|160;Il voulait aussi nous consulter sur lesemplois et charges, qui conserveraient à l’avenir le privilège dedonner ou de transmettre la noblesse.

»&|160;Enfin on nous lut un grand pot-pourrisur toutes sortes de choses, où l’on voulait nous consulter. Maisle roi se réservait toujours de faire ce qu’il voudrait&|160;;notre affaire, à nous, c’était de payer&|160;; pour cela, nousavions toujours la préférence.

»&|160;Sa Majesté se remit encore une fois àparler et nous dit&|160;:

«&|160;–&|160;Réfléchissez, messieurs,qu’aucun de vos projets, aucune de vos dispositions ne peuventavoir force de loi, sans mon approbation spéciale&|160;; je suis legarant naturel de vos droits. C’est moi qui fais tout le bonheur demes peuples&|160;; et il est rare peut-être que l’ambition d’unsouverain soit d’obtenir de ses sujets, qu’ils s’entendent pouraccepter ses bienfaits.

»&|160;Je vous ordonne, messieurs, de vousséparer tout de suite, et de vous rendre demain matin chacun dansla chambre affectée à votre ordre, pour y reprendre vosséances.

»&|160;Enfin nous étions remis à notreplace&|160;! On nous avait fait venir pour voter les fonds, voilàtout. Sans la déclaration du parlement, que tous les impôts avaientété perçus illégalement jusqu’alors, jamais l’idée de convoquer lesétats généraux ne serait venue à notre bon roi. Mais, à cetteheure, les états généraux étaient plus embarrassants que leparlement, et l’on nous donnait des ordres comme à de lavaletaille&|160;: «&|160;Je vous ordonne de vous séparer tout desuite&|160;!&|160;»

»&|160;Les évêques, les marquis, les comtes etles barons jouissaient de notre confusion et nous regardaient deleur hauteur&|160;; mais croyez-moi, maître Jean, nous ne baissionspas les yeux, nous sentions en nous un frémissement terrible.

»&|160;Le roi, sans rien ajouter, se leva etsortit comme il était venu. Presque tous les évêques, quelquescurés et la plus grande partie des députés de la noblesse seretirèrent par la grande porte de l’avenue.

»&|160;Nous autres, nous devions sortir par lapetite porte du Chantier, mais nous restâmes provisoirement à notreplace. Chacun réfléchissait, chacun amassait de la force et de lacolère.

»&|160;Cela durait depuis un quart d’heure,quand Mirabeau se leva, sa grosse tête en arrière et les yeuxétincelants. Le silence était terrible. On le regardait. Tout àcoup de sa voix claire, il dit&|160;:

«&|160;–&|160;Messieurs, j’avoue que ce quevous venez d’entendre pourrait être le salut de la patrie, si lesprésents du despotisme n’étaient toujours dangereux. Quelle estcette insultante dictature&|160;? L’appareil des armes, laviolation du temple national, pour vous commander d’êtreheureux&|160;!

»&|160;Tout le monde frissonnait&|160;; oncomprenait que Mirabeau jouait sa tête&|160;! Il le savait aussibien que nous, mais l’indignation l’emportait&|160;; et la figuretoute changée, – belle, maître Jean, car celui qui risque sa viepour attaquer l’injustice est beau, c’est même ce qu’il y a de plusbeau dans le monde&|160;! – il continua&|160;:

«&|160;–&|160;Qui vous fait cecommandement&|160;? Votre mandataire&|160;! Qui vous donne des loisimpérieuses&|160;? Votre mandataire&|160;! Lui qui doit lesrecevoir de nous, messieurs, qui sommes revêtus d’un sacerdocepolitique et inviolable&|160;; de nous enfin, de qui seulsvingt-cinq millions d’hommes attendent un bonheur certain, parcequ’il doit être consenti, donné et reçu par tous.

»&|160;Chaque mot entrait comme un boulet dansle vieux trône de l’absolutisme.

«&|160;–&|160;Mais la liberté de vosdélibérations est enchaînée, reprit-il avec un geste qui nous fitfrémir&|160;; une force militaire environne les états&|160;! Oùsont les ennemis de la patrie&|160;? Catilina est-il à nosportes&|160;? Je demande qu’en vous couvrant de votre dignité, devotre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religionde votre serment&|160;; il ne vous permet de vous séparer qu’aprèsavoir fait la constitution.

»&|160;Pendant ce discours, le maître descérémonies, qui avait suivi le roi, était rentré dans la salle, etil s’avançait, son chapeau à plumes à la main, du côté des bancsvides de la noblesse. À peine Mirabeau finissait-il de parler,qu’il prononça quelques mots&|160;; mais comme on ne l’entendaitpas, plusieurs se mirent à crier d’un ton de mauvaisehumeur&|160;:

«&|160;–&|160;Plus haut&|160;!… plushaut&|160;!…

»&|160;Et lui, alors, élevant la voix, dit aumilieu du silence&|160;:

«&|160;–&|160;Messieurs, vous avez entendu lesordres du roi&|160;!

»&|160;Mirabeau était resté debout, je voyaisla colère et le mépris serrer ses grosses mâchoires.

«&|160;–&|160;Oui, Monsieur, dit-il lentement,– d’un ton de grand seigneur qui parle de haut, – nous avonsentendu les intentions qu’on a suggérées au roi&|160;; et vous, quine sauriez être son organe auprès des états généraux, vous quin’avez ici ni place ni droit de parler, vous n’êtes pas fait pournous rappeler son discours&|160;!

»&|160;Puis, se redressant et toisant lemaître des cérémonies&|160;:

«&|160;–&|160;Cependant, reprit-il, pouréviter toute équivoque et tout délai, je déclare que, si l’on vousa chargé de nous faire sortir d’ici, vous devez demander des ordrespour employer la force, car nous ne quitterons nos places que parla puissance des baïonnettes&|160;!

»&|160;Toute l’assemblée se leva comme un seulhomme, criant «&|160;Oui&|160;! oui&|160;!&|160;»

»&|160;C’était un tumulte extraordinaire.

»&|160;Au bout de deux ou trois minutes, lecalme s’étant un peu rétabli, notre président dit au maître descérémonies&|160;:

«&|160;–&|160;L’assemblée a décidé hierqu’elle resterait séance tenante, après la séance royale. Je nepuis séparer l’assemblée avant qu’elle en ait délibéré elle-même,et délibéré librement.

«&|160;–&|160;Puis-je, Monsieur, porter cetteréponse au roi&|160;? demanda le marquis.

«&|160;–&|160;Oui, Monsieur, répondit leprésident.

»&|160;Alors le maître des cérémonies sortit,et la séance continua.

»&|160;Pour vous dire la vérité, maître Jean,nous nous attendions à un grand coup&|160;! Mais sur les deuxheures, au lieu de baïonnettes, nous vîmes arriver une quantité decharpentiers, qu’on envoyait pour démolir l’estrade de la séanceroyale, et qui se mirent tout de suite à l’ouvrage. C’était encoreune invention de la reine et du comte d’Artois&|160;: n’osant pasemployer la force, ils employaient le bruit&|160;! On n’a jamaisrien vu de plus misérable.

»&|160;Vous pensez bien que cette nouvelleavance ne nous empêcha pas de faire notre devoir&|160;; ladiscussion continua au milieu du roulement des marteaux&|160;; etles ouvriers eux-mêmes, étonnés de notre calme, finirent parabandonner leurs outils, et par descendre sur les marches del’estrade, pour écouter ce qui se disait. Si M.&|160;le comted’Artois avait pu les voir, jusqu’à la fin de la séance, plusattentifs que dans une église, et couvrant de leursapplaudissements les orateurs qui disaient des choses fortes etjustes, il aurait compris que le peuple n’est pas aussi bête qu’onveut bien le croire.

»&|160;Camus, Barnave, Sieyès parlèrent.Sieyès dit, en descendant de la tribune&|160;:

«&|160;–&|160;Vous êtes aujourd’hui ce quevous étiez hier&|160;!

»&|160;On prit les voix par assis et levé, etl’Assemblée nationale déclara unanimement persister dans sesprécédents arrêtés. Et finalement Mirabeau, dont la colèreavait eu le temps de se refroidir, et qui voyait clairement que satête était en jeu, dit&|160;:

«&|160;–&|160;C’est aujourd’hui que je bénisla liberté, de ce qu’elle mûrit de si beaux fruits dans l’Assembléenationale. Assurons notre ouvrage, en déclarant inviolable lapersonne des députés aux états généraux. Ce n’est pas manifesterune crainte, c’est agir avec prudence&|160;; c’est un frein contreles conseils violents qui assiègent le trône.

»&|160;Chacun vit bien la finesse, et lamotion fut adoptée à la majorité de 493 voix contre 34.

»&|160;L’assemblée se sépara vers six heures,après avoir pris l’arrêté suivant&|160;:

«&|160;L’Assemblée nationale déclare que lapersonne de chaque député est inviolable&|160;; que tousparticuliers, toutes corporations, tribunal, cour ou commission quioseraient, pendant ou après la présente session, poursuivre,rechercher, arrêter ou faire arrêter, détenir ou faire détenir undéputé, pour raison d’aucune proposition, avis, opinion, oudiscours aux états généraux, de même que toutes personnes quiprêteraient leur ministère à aucun desdits attentats, de quelquepart qu’ils fussent ordonnés, sont infâmes et traîtres envers lanation, et coupables de crimes capitaux. L’Assemblée nationalearrête que, dans les cas susdits, elle prendra toutes les mesurespour rechercher, poursuivre et punir ceux qui en seront lesauteurs, instigateurs et exécuteurs.&|160;»

»&|160;Mirabeau n’avait plus rien à craindre,ni nous non plus. Si les rois sont sacrés, c’est qu’ils ont eu soinde l’écrire comme nous dans les lois. Ça fait toujours du biend’être sacré&|160;! Si l’on touchait seulement à l’un de noscheveux maintenant, toute la France crierait et s’indigneraitterriblement. Nous aurions même dû commencer par là, mais lesbonnes idées ne viennent pas toutes ensemble.

»&|160;Je crois, du reste, que la cour a bienfait de ne pas pousser les choses plus loin, car, pendant toutecette séance du 23, le peuple remplissait les avenues deVersailles, et les entrants et sortants ne faisaient que lui porterdes nouvelles&|160;; il savait tout ce qui se passait dansl’assemblée, de quart d’heure en quart d’heure&|160;; si l’on nousavait attaqués, nous aurions eu toute la nation pour nous.

»&|160;En même temps, le bruit courait durenvoi de Necker, remplacé par le comte d’Artois&|160;; de sortequ’aussitôt notre séance levée, le peuple se précipita vers lepalais. Les gardes-françaises avaient reçu l’ordre de tirer, pas unne bougea. La foule entra jusque dans les appartements de Necker,et c’est en apprenant de la bouche du ministre lui-même qu’ilrestait, qu’elle consentit à se retirer.

»&|160;À Paris, l’exaspération était encoreplus grande. Je me suis laissé dire que là, quand la nouvelle serépandit que le roi avait tout cassé, on sentait le feu couver sousles pavés, et qu’il ne fallait qu’un signe pour allumer la guerrecivile.

»&|160;Il faut bien que ce soit vrai, car,malgré les conseils des princes&|160;; malgré les régiments demercenaires allemands et suisses qu’on avait fait venir des quatrecoins de la France&|160;; malgré les canons qu’on avait logés dansles écuries de la reine, vis-à-vis la salle des états, et dont onvoyait les gueules de nos fenêtres&|160;; malgré ce qu’il nousavait signifié lui-même, le roi écrivit aux députés de la noblesse,d’aller rejoindre les députés du tiers dans la salle commune&|160;;et le 30 juin, qui était donc hier, nous avons vu les«&|160;fiers descendants des conquérants&|160;» venirs’asseoir à côté de «&|160;l’humble postérité desvaincus&|160;». Ils ne riaient pas comme le matin du 23, ennous voyant entrer dans la salle, trempés de pluie&|160;!

»&|160;Voilà, maître Jean, où nous ensommes&|160;: la première partie est gagnée&|160;! Et maintenantnous allons faire la constitution. C’est un travail difficile, maisnous y mettrons le temps&|160;; d’ailleurs, nos cahiers sont làpour nous guider, nous n’aurons, pour ainsi dire, qu’à lessuivre.

»&|160;Toutes les plaintes, tous les vœux dupeuple doivent entrer dans cette constitution&|160;:«&|160;Abolition des droits féodaux, des corvées, de la gabelle etdes douanes intérieures. Égalité devant l’impôt et devant la loi.Sûreté personnelle. Admission de tous les citoyens aux emploiscivils et militaires. Inviolabilité du secret des lettres. Pouvoirlégislatif réservé aux représentants de la nation. Responsabilitédes agents du pouvoir. Unité de législation, d’administration, depoids et de mesures. Instruction et justice gratuites. Partage égaldes biens entre les enfants. Liberté du commerce, de l’industrie etdu travail.&|160;»&|160;–&|160;Enfin, tout&|160;! Il faut que touty soit, très clair, et rangé dans un bel ordre par chapitres, afinque chacun comprenne, et que le dernier paysan puisse connaître sesdroits et ses devoirs.

»&|160;Soyez tranquilles, mes amis, les hommesparleront longtemps de 1789.

»&|160;C’est tout ce que j’avais à vous direaujourd’hui. Tâchez de me donner de vos nouvelles le plus tôtpossible. Nous désirons savoir ce qui se passe en province&|160;;mes confrères sont mieux informés que moi. Dites à Michel de meconsacrer une heure par jour, après le travail, qu’il me raconte cequi se passe aux Baraques et dans les environs, et qu’il m’envoiele paquet à la fin de chaque mois. De cette façon, nous seronstoujours les uns avec les autres comme autrefois, et nous auronsl’air de causer ensemble, au coin de notre feu.

»&|160;Je finis en vous embrassant tous.Marguerite me charge de vous dire de ne pas l’oublier, et qu’ellene vous oublie pas non plus. Allons, encore une fois, nous vousembrassons.

»&|160;Votre ami,

»&|160;Chauvel.&|160;»

Pendant que je lisais cette lettre, maîtreJean, le grand Materne et M.&|160;le curé Christophe se regardaienten silence. Quelques mois avant, celui qui se serait permis deparler ainsi du roi, de la reine, de la cour et des évêques,n’aurait pas manqué d’aller aux galères jusqu’à la fin de sesjours. Mais les choses changent vite en ce monde, quand les tempssont venus, et ce qu’on trouvait abominable devient naturel.

Lorsque j’eus fini, ceux qui se trouvaient làcontinuaient de se taire, et seulement au bout d’une ou deuxminutes maître Jean s’écria&|160;:

–&|160;Eh bien, que penses-tu de cela,Christophe&|160;? qu’en dis-tu&|160;? Il ne se gêne pas&|160;!

–&|160;Non, dit le curé, rien ne le gêneplus&|160;! et pour qu’un homme aussi prudent, aussi fin queChauvel écrive de cette encre, il faut que le tiers ait déjà laforce en main. – Ce qu’il dit du bas clergé, comme nous appellentnosseigneurs les évêques, est vrai&|160;: nous sommes du peuple, etnous tenons avec le peuple. Jésus-Christ, notre divin maître, avoulu naître dans une étable&|160;; il a vécu pour les pauvres, aumilieu des pauvres, et il est mort pour eux.

»&|160;Voilà notre modèle&|160;! – Nos cahiersdemandent, comme ceux du tiers, une constitution monarchique, où lepouvoir législatif appartienne aux états&|160;; où l’égalité detous devant la loi et la liberté soit établie&|160;; où les abus depouvoir, même dans l’Église, soient sévèrement réprimés&|160;; oùl’instruction primaire soit rendue universelle et gratuite&|160;;et l’unité de législation établie dans tout le royaume. – Lanoblesse, elle, demande pour les femmes nobles le droit de porterdes rubans qui les distinguent des femmes du commun&|160;! Elle nes’occupe que de questions d’étiquette&|160;; elle ne dit pas un motdu peuple, elle ne lui reconnaît aucun droit et ne lui fait aucuneconcession, si ce n’est pour quelques inégalités dans les impôts,chose assez misérable. Nos évêques, presque tous nobles, tiennentavec la noblesse&|160;; et nous, enfants du peuple, nous sommesavec le peuple&|160;; il n’existe donc aujourd’hui que deuxpartis&|160;: les privilégiés et les non-privilégiés,l’aristocratie et le peuple.

»&|160;Pour tout cela, Chauvel a raison. Maisil parle trop librement du roi, des princes et de la cour. Laroyauté est un principe. On reconnaît le vieux calviniste, qui sefigure déjà tenir au pied du mur les descendants de ceux qui ontmartyrisé ses ancêtres. Ne crois pas, Jean, que Charles IX, LouisXIV et même Louis XV se soient acharnés contre les réformés à causede leur religion&|160;; ils l’ont fait croire au peuple, car lepeuple ne s’intéresse qu’à la religion, à la patrie, aux choses ducœur&|160;; il ne se moque pas mal des dynasties, et de se fairecasser les os pour les intérêts de Pierre, Paul ou Jacques&|160;!Les rois ont donc fait croire qu’ils défendaient la religion, parceque ces calvinistes, sous prétexte de religion, voulaient fonderune république comme en Suisse&|160;; et que de la Rochelle, leurnid, ils répandaient des idées d’égalité et de liberté dans le midide la France. Le peuple croyait se battre pour la religion&|160;;il se battait contre l’égalité, pour le despotisme. Comprends-tumaintenant&|160;? Il a fallu dénicher ces calvinistes et lesdétruire&|160;; sans cela ils auraient établi la république.Chauvel le sait bien&|160;! Je suis sûr qu’au fond c’est aussi sonidée, et voilà justement où nous ne sommes plus d’accord.

–&|160;Mais, s’écria maître Jean, c’estpourtant abominable de traiter les députés du tiers comme font lesprinces et les nobles&|160;!

–&|160;Hé&|160;! que veux-tu, répondit lecuré, l’orgueil a déjà précipité Satan dans les abîmes&|160;!L’orgueil commence par aveugler ceux qu’il possède&|160;; il lespousse à toutes les choses injustes et insensées. Pour le bon sens,on peut dire maintenant que les premiers sont les derniers, et lesderniers les premiers. Dieu sait comment tout cela finira&|160;!Quant à nous, mes amis, remplissons toujours nos devoirs dechrétiens&|160;: c’est le meilleur.

Les autres écoutaient.

Le curé Christophe et son frère repartirenttout pensifs.

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